Mots tombés du ciel

Soleil delinquant

Une étrange famille

Le thème majeur de la dernière campagne électorale pour les présidentielles a été (est) celui de la violence, de l’insécurité. Deux mots sont revenus très fréquemment dans les propos de chaque candidat, délinquance et incivilité. À travers leur référence commune à la notion de “manque”, l’un nous rappelle le ciel, l’autre pas.

Incivilité n’a rien à voir avec le ciel. C’est un mot de la terre ou plutôt de l’homme, de la vie en société. Un peu désuet, il a été remis à la mode récemment avec une allure d’euphémisme, un petit air de politiquement correct, comme si l’on n’osait pas parler de vandalisme, de viol ou de racket. Jusqu’à maintenant, le mot signifiait simplement oubli des convenances, manque de savoir-vivre. Dans les silences du colonel Bramble, André Maurois remarque que certains « accusent les Anglais d’incivilité parce qu’ils s’abordent et se quittent sans porter la main à leur chapeau. » On ne peut être plus soft. Le cheminement du sens de ce mot ne manque pas de piquant puisque, fabriqué sur la racine latine civitas, cité ou encore mieux, condition de citoyen dans la cité il avait, il y a plus de cinq siècles, (bas latin, incivilitas), le sens de violence, de brutalité. Intéressant retour aux sources.

Délinquance, lui, a à voir avec le ciel, indirectement. Il est à rapprocher de éclipse. La délinquance est un manquement aux règles sociales, civiques et morales et c’est justement un manquement que nous signale le mot éclipse. Le soleil nous fait défaut.
Pour y comprendre quelque chose il faut reprendre l’histoire des mots dans son déroulement.
Le français emprunte éclipse au latin eclipsis vers 1150 sous la forme eclypse avec tout de suite le sens que nous lui connaissons maintenant, occultation passagère d’un astre. Très vite, au XIIIe siècle, il s’étend à tout phénomène qui disparaît par périodes, tels les phares à éclipses où éclipse nous tire l’oreille vers éclat. Le latin l’avait lui-même repris du grec ekleipsis, de ek, hors de, et de leipen, laisser, abandonner, manquer, disparaître.
Alors, à partir de cette racine grecque leipen, laisser, abandonner, d’autres mots transmis par le latin apparaissent en français au cours des siècles.

Ils viennent du grec par le latin.
Éclipser au XIIe. Écliptique, d’abord comme adjectif au XIIIe, puis comme substantif au XVIIe. Ensuite, non pas avec le préfixe ek mais avec le préfixe en, dans, ellipse au XVIe avec d’abord le sens grammatical, enlever un mot, puis au XVIIème avec le sens géométrique de cercle imparfait. C’est sans doute Kepler qui a créé le mot ellipticus en latin, d’où elliptique XVIIe en géométrie et seulement au XVIIIe retour à la construction grammaticale. Enfin viennent ellipsoïde au XVIIIe et ellipsoïdal au XIXe.
Pendant ce temps là, le latin faisait sa propre cuisine. Il reprenait la racine grecque leipen et la prononçait à sa façon: linquere, tout en lui gardant le même sens, laisser, abandonner. Ce verbe n’a pas eu grand succès mais il a reçu quelques préfixes et ces mots-là sont venus jusqu’à nous. Les voici :
Ils viennent directement du latin.
Avec re-, relique XIe, reliquaire et reliquat au XIVe (reluquer ni relooker n’ont rien à voir). Avec de-, délit, infraction et délinquant au XIVe, délictueux au XIXe et délinquance au XXe. Enfin, un peu plus compliqué, avec de + re déréliction au sens quelque peu méconnu : sentiment d’être privé de tout secours divin, au XVIe. Un mot s’est perdu au cours des siècles, le verbe délinquer XIVe, manquer, commettre une faute. Je le trouve encore en 1926, chez Arnoux : « Les vieux n’ont pas assez d’imprudence, d’audace pour délinquer ». Voilà qui est clair, les vieux ne sont pas des jeunes.

Ce joli balancement sémantique qui va de manquer, faire défau, d’une part à laisser, rester d’autre part donne une homogénéité à cette famille de mots. Mais pour ce qui est des formes, la famille de éclipse réserve quelques surprises. Écliptique on pouvait y penser, ellipse pourquoi pas, mais relique et délinquant, c’était tout à fait imprévisible. Seul le noyau dur li se retrouve partout, c’est un peu mince.

Annexes

Délinquance est devenu très fréquent seulement vers le milieu du XXe siècle. La première trace écrite semble dater de 1946 dans un ouvrage traitant du caractère des jeunes gens. Chaque fois qu’un élément de notre entourage prend de l’importance, devient un objet d’intérêt, de préoccupations, la langue crée un nom pour le nommer, ou remplace un adjectif par un nom.

Nos arrières-grands-parents ont connu, au moment de l’affaire Dreyfus, la création du nom les intellectuel qui s’est adjoint à l’adjectif avec une intention péjorative. Plus proche de nous, dans les années soixante, au moment où les grands adolescents sont devenus une cible commerciale (Salut les copains, les années yéyé), l’adjectif jeune s’est vu adjoindre le nom les jeunes, puis un jeune et plus tard, même, le jeunisme.

On ne qualifie plus on étiquette. Et le nom est d’un emploi plus économique. L’adjectif a besoin d’un nom support pour fonctionner. Le nom n’a besoin que de lui-même.

Notes de l'auteur

Alors, en période d’éclipse, pourquoi pas : soleil délinquant ?

1 A la première ligne, a été ou est suivant la date de parution.

2 L’encadré délinquance doit être légèrement dégagé du texte sinon il risquerait de rompre le fil logique.