Chronique du Savant flou

« Maintenant, pense un peu : les gens autour de toi, de quoi font-ils le commerce ?
— Je ne sais pas. De quoi ?
— De choses totalement immatérielles. De temps d’antenne et d’espace publicitaire dans les journaux et les panneaux d’affichage. Mais, en soi, le temps ne peut pas être d’antenne et l’espace ne peut pas être publicitaire. Einstein est parvenu le premier à unir l’espace et le temps à travers la quatrième dimension. Il a découvert la théorie de la relativité. Tu en as sans doute entendu parler. Le pouvoir soviétique utilisait le même concept, mais de façon paradoxale : on alignait les prisonniers, on leur donnait des pelles et on leur ordonnait de creuser une tranchée depuis l’enceinte jusqu’à l’heure du déjeuner. Maintenant c’est plus simple : une minute de prime time à la télé coûte autant que deux colonnes couleur dans un grand magazine.
— Vous voulez dire que l’argent, c’est la quatrième dimension ?
Khanine opina du bonnet.
— Du point de vue de la phénoménologie monétariste, poursuivit-il, il s’agit de la substance dont le monde est construit. (…) As-tu entendu parler de la grève des cosmonautes ?
— Je crois, répondit Tatarski en se souvenant vaguement d’un article de presse.
— Nos cosmonautes touchent entre vingt et trente mille dollars pour un vol. Les Américains, dix fois plus. Alors les nôtres ont décidé qu’ils ne voulaient plus voler vers trente mille billets verts. Désormais, ils ne partiraient plus qu’en direction de trois cent mille. Qu’est-ce que cela signifie ? Que leur véritable objectif, ce ne sont pas les points scintillants du firmament, mais des sommes concrètes en devises fortes. Telle est la nature de l’espace cosmique. Et le caractère non-linéaire de l’espace et du temps est mis en évidence par le fait que nous et les Américains brûlons la même quantité de combustible et parcourons dans le vide le même nombre de kilomètres pour arriver à des sommes totalement différentes. C’est d’ailleurs l’un des grand mystères de l’Univers. »
C’était un extrait de Homo Zappiens (Seuil, 2001), un roman de Viktor Pelevine, irrévérencieux chroniqueur de la Russie post-soviétique.

Si encore la télévision ne péchait que par insuffisance dans sa programmation d’émissions de culture scientifique… Mais sur France 3 (chaîne de service public !), les mercredis matin, lorsque la télé sert de garderie, on pouvait voir il y a peu un médiocre dessin animé made in USA, mettant aux prises une “Super famille”, style Superman collectif, et un savant, fou évidemment, mais aussi méchant et dangereux, appelé, je vous le donne en mille, “Cultureman” !

Jean Jacques nous a laissé, lui qui nous a donné ses savoureuses Confessions d’un chimiste ordinaire (Seuil 1981) et tant d’autres contributions à la mise en culture de la science (on n’oubliera pas de si tôt ses prestations chantées dans un charmant court-métrage sur la chimie). En relisant son livre autobiographique Un chimiste au passé simple (O. Jacob, 2000), je note cette réflexion :
« Il faudrait que je réfléchisse à cette nostalgie des derniers échos du XIXè siècle dans laquelle, souvent sans en être conscient, je me complais. Cette époque mal définie symbolise-t-elle pour moi, avec plus ou moins de raison, un passé que je peux encore comprendre, un temps d’inventions fondamentales et d’espérances  déçues. Je me regarde dans la glace : mes favoris démodés me trahissent. Ils doivent avoir une signification, mais laquelle ? »
Trop tardivement, j’aimerais lui proposer une réponse. On ne peut avancer vers l’avenir sans assumer le passé, que ce soit pour le prolonger ou pour rompre avec lui. Aussi est-ce une tâche permanente que de reprendre en charge ce passé au fur et à mesure qu’il perd son immédiateté et cesse peu à peu d’être ressenti comme contraignant. Ainsi le XIXè siècle, que le XXè a tant moqué et décrié, redevient-il au XXIè une référence féconde — et ce n’est pas cette année de commémoration hugolienne qui le démentira. Dès lors, cet intérêt pour le XIXè siècle, que Jean Jacques  revendique, est sans doute la marque, non d’un passéisme affecté, mais d’une extrême sensibilité à l’esprit de notre temps.

Petite contribution aux commémorations hugoliennes, justement, cette brève citation :
« La science est obscure, peut-être parce que la vérité est sombre. »
[Profitons-en pour rappeler que lors du centenaire de la mort de Hugo, en 188 ?, Alliage avait été à l’origine de la publication chez Actes-Sud de son très beau texte, L’art et la science, plus que jamais d’actualité.]

Robert Fillou, l’un des artistes du courant Fluxus, avait cette belle formule : « L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »
On est tenté de le pasticher : « La science, c’est ce qui rend le monde plus intéressant que la science. »

Après les savants fous, les savants timbrés…
Le service postal des États-Unis, en octobre 2001, a mis en circulation un timbre commémorant le centenaire de la naissance d’Enrico Fermi. La vignette reproduit une photographie du grand physicien au tableau noir, portrait bien connu des gens du métier, car l’une des équations écrite par Fermi y est grossièrement fausse ( au lieu de — aussi choquant pour un physicien que si on montrait Einstein au tableau devant l’équation ). Voilà en tout cas de quoi rassurer tous les apprentis physiciens.
La poste britannique, quant à elle, a édité au même moment une série commémorative du centenaire du prix Nobel, accompagné d’un livret de promotion, dans lequel Brian Josephson, prix Nobel de physique en 1973, défend, comme il le fait d’ailleurs avec constance, l’idée que la théorie quantique peut expliquer les phénomènes paranormaux, soulevant ainsi l’ire de ses collègues. La poste britannique ne semble pas avoir réalisé qu’elle risquait ainsi de scier la branche sur laquelle elle est assise : si vraiment la télépathie existe, plus besoin de lettres ni de timbres…
Quant à La Poste (française), elle a mis en vente, toujours en automne 2000, une série de cinq timbres censés illustrer les progrès de la science au XXè siècle. Les thèmes en ont été recueillis par sondage populaire et sont la pénicilline, l’adn, le laser, l’homme dans l’espace et la carte à puce. Confondre ainsi la science et la technologie, voilà qui est effectivement emblématique du siècle écoulé.

À l’automne 2001, se sont tenues à la Sorbonne les Premières Assises Internationales de la Connaissance Réciproque, organisées par Transcultura dans le même état d’esprit que la publication des numéros transculturels d’Alliage (n° 41-42 et n° 45-46) en collaboration avec la revue chinois Dialogue. Superbe illustration des difficultés du dialogue transculturel : durant l’intervention (en chinois) du philosophe Zhao Tingyang, la traductrice (en français) parle du “paradoxe du barbier de Rustel”. Flottement dans la salle et interrogations des auditeurs, chacun se demandant où est ce lieu, en Chine ou en Europe, et qui est ce barbier apparemment aussi fameux que celui de Séville. Il me faudra un petit moment avant de réaliser qu’il s’agit en fait de Russell (Bertrand), dont le nom, dans un aller-retour anglais —> chinois —> français, a subi cette déformation, minime mais qui suffit à le rendre méconnaissable. Si nous avons tant de mal à connaître les Autres, ne serait-ce pas d’abord parce que nous avons du mal à nous reconnaître dans l’image qu’ils ont de nous et qu’ils nous renvoient ?

À la fin de l’année passée, était fondé le Perimeter Institute for Theoretical Physics, institution privée inédite, dans un domaine jusqu’ici épargné par la loi du marché (Nature 414, 391, 22 novembre 2001). L’idée de son créateur, l’industriel M. Lazaridis, est d’appliquer aux fondements les plus ésotériques de la physique (théorie quantique, cosmologie, etc.) « l’approche capital-risque des entreprises hi-tech » en se fixant un objectif de succès d’environ 10 %. Ainsi, comble du paradoxe, c’est désormais le capital qui tente de réinsuffler à la science fondamentale l’esprit d’aventure qu’il lui a ôté.

En d’autres termes, quand la science expérimentale classique affirmait que le mouvement se prouve en marchant, la technoscience contemporaine prétend que le mouvement se prouve en marchand.

Branle-bas de combat autour d’un article de génétique (A. Arnaiz-Villena & al., Human Immunology 62, pp. 889-900, sept. 2001) : les auteurs y étudient la variabilité génétique du complexe hla sur un échantillon de la population palestinienne et concluent à l’existence d’une étroite parenté génétique entre Palestiniens et Juifs… Suite aux réactions indignées de nombreux lecteurs (de quel groupe ? Devinez !), l’éditeur, Elsevier Science, l’un des grands du secteur, retire l’article de la version électronique en ligne du journal, et va jusqu’à écrire à tous les abonnés de la version imprimée, chercheurs et bibliothèques, d’ignorer l’article incriminé « ou, mieux, de supprimer physiquement les pages correspondantes ». C’est ce qui s’appelle renvoyer la censure.

Pour ne pas perdre le moral, deux historiettes narrées par Henri Bergson dans son classique et très sérieux ouvrage Le rire (Félix Alcan, 1917, p. 45) :
« Le mot d’une dame que l’astronome Cassini avait invitée à venir voir une éclipse de Lune et qui arriva en retard : “M. de Cassini voudra bien recommencer pour moi ?” Ou encore cette exclamation d’un personnage de Gondinet arrivant dans une ville et apprenant qu’il existe un volcan éteint aux environs : “Ils avaient un volcan et ils l’ont laissé s’éteindre !” »