Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Monette Vaquin  : 

Réflexions sur la notion de « risque anthropologique »

p. 100-111

Plan

Texte intégral

1Au seuil de la transgenèse ou du clonage, les « avancées » de la biologie engendrent un vif sentiment de menace et posent, outre d’évidentes questions morales, celle de notre résistance psychique à la réduction de tout le vivant à un statut d’objet expérimental ou consommable ; peut-on parler de risques psychiques, plus encore de risques anthropologiques ? Au moyen de quels critères peut-on les définir et d’ailleurs, est-ce possible ?
Cette interrogation est singulièrement absente du langage comme de la littérature dite « bioéthique », des textes de loi comme des rapports qui les précèdent, lesquels reposent sur le postulat d’une science bonne en soi, d’avancées techniques inéluctables, et d’une résistance supposée illimitée de l’humain à la liquidation de son milieu comme au brouillage de ses repères les plus fondamentaux.
La question, dont l’évitement fait symptôme, des risques anthropologiques, pourrait-elle contribuer à fonder et à argumenter des seuils raisonnables ? Peut-elle aider à discerner les possibilités bienfaisantes et dangereuses, dont l’intrication est le propre des progrès de la biologie ? Il convient d’abord de reconnaître qu’une telle question, impliquant avant toute autre catégorie celle du supportable, ne peut engendrer que des réponses qualitatives, hypothétiques, étrangères à la visualisation comme à la mathématisation, à la méthode expérimentale ou à la preuve qui fondent l’évidence rationnelle pour la science. Elle implique plutôt des interprètes que des experts. Elle suppose de faire émerger du sens, des sens multiples, et non des certitudes. A-t-elle la moindre chance de rencontrer des échos aujourd’hui, dans notre monde épris de démonstration et de vérification ? Je veux faire le pari que oui, et que l’approfondissement de ce concept, encore à forger, pourrait nous aider à distinguer entre les transgressions vivifiantes et salutaires propres à toute avancée du savoir, et le poison mortel que constitue l’instrumentalisation généralisée et légale de l’humain, dans ses effets sur les représentations, comme sur la transmission d’identifications humaines faisant la place à cela même qui nous constitue : le lien et la limite.1  

2Je voudrais maintenant vous faire part des ingrédients qui poussent ma recherche dans cette direction :

3— Bien sûr, mes travaux sur la biologie depuis vingt ans, et notamment l’opiniâtre observation que ce qui nous revient avec l’apparente extériorité de la technique est pourtant bien le fait des hommes. En ce sens, ce que produit la technique, les objets qu’elle investit comme ceux qu’elle engendre, forment aussi un « dire » à déchiffrer, le témoignage d’une activité humaine, saturée d’inconscient et historiquement située, engageant, bien au-delà des laboratoires, l’écho de l’ensemble du mode occidental. Quel est le sens de cette lame de fond expérimentale qui prend la naissance, la transmission ou la mort pour objets, moments essentiels de l’expérience humaine autrefois dévolus à des discours et des représentations aujourd’hui tombés en désuétude ? Que signifie, du point de vue de l’inconscient, la désexualisation de l’origine ou le clonage humain, le vœu de produire l’homme comme un objet scientifique, enfin maîtrisable et reproductible à merci, voire enfin compréhensible ? Sous cet aspect, l’étude de l’imaginaire à l’œuvre dans les formes contemporaines de l’épistémophilie, des désirs inconscients qui les habitent, le questionnement sur les retombées déshumanisantes et les risques anthropologiques qui en découlent constituent un seul et même groupe de préoccupations.
«La fin des grands récits qui marque, tel un trait de civilisation nouvelle, la pensée occidentale contemporaine, s’est accompagnée d’une autre fin, celle de l’éthique comme horizon de sens. Cette double fin représente ce qu’il est convenu d’appeler la crise de la modernité, et entraîne, avec la crise du sens, celles de la rationalité et du sujet. » C’est ainsi que la psychanalyste Isabelle Lasvergnas énonce cette problématique.2

4L’expérience de la clinique psychanalytique, qui enseigne que tout sujet humain vit, en lui-même comme en ses relations, dans la catégorie du supportable… Au-delà, du symptôme ; et au-delà encore des irréversibles clivages.
La question ambiguë de la résistance de l’humain : la plasticité du psychisme, notamment de celui des enfants, dont on sait qu’il est capable de faire face à des situations plus que défavorables, (mais à quel prix), est souvent invoqué pour justifier des expérimentations indécidables. Mais le critère adaptatif ne saurait constituer un argument moral, bien au contraire . Il signale souvent la complicité de ceux qui l’emploient avec les expérimentations les plus hasardeuses, sur le dos d’autrui naturellement ; « Dieu fasse qu’on n’ait jamais à supporter tout ce que l’on est capable de supporter », dit un proverbe yiddish.

5— Ma collaboration étroite, ces vingt dernières années, avec les juristes : le sujet humain ne vit pas sur une île déserte, mais naît, grandit, se construit, s’allie, se reproduit et meurt dans « le continent de l’institutionnalité ».3 Le droit, lui, est à la fois limite et discours, structurant de ses représentations de lui-même et des autres. Aujourd’hui, il est appelé à statuer sur notre relation au corps : à en maintenir l’unité ou à en consacrer le morcellement ? Sur la relation à notre descendance : des biens dont on dispose ou des personnes à qui l’on parle ? Sur la relation aux morts : y a t-il trace de leur parole de sujets vivants, ou organise-t-on, sans le dire, la nationalisation des corps ?4 À part de trop rares exceptions, les juristes sont fort mal préparés à penser les conséquences de leurs décisions, et le poids de la forme qu’ils donnent à celles-ci, sur les psychés de tous.

6— Il n’y a pas de « risque en soi » a-t-on pu dire au cours de ce séminaire : pas si sûr, et il y a aussi de graves conséquences à ce relativisme, qui n’en finit  jamais et pour lequel, souvent, tout se vaut ; si le pire n’est pas certain, la happy-end non plus. Il y a des lieux d’où l’on ne revient pas, ou alors à quel prix, ou encore qui exercent une attraction létale ; la clinique psychopathologique nous en fournit un exemple, celui de la psychose. Les mythes religieux, un autre, celui du chaos, le magma indifférencié, impensé, d’où émergera un monde commun grâce à des opérations de nomination qui sont autant de séparations, de différenciations. Le supposé triomphe de la vie, de l’adaptation ne nous dit rien de la possibilité de transmission des espaces symboliques laborieusement conquis par la civilisation.

7La science est-elle encore au service de l’homme ? Le vivant et ses secrets, l’humain et ses mystères ont-ils les moyens d’échapper aux lois du marché ? La biologie, la médecine ne représentent-ils pas aujourd’hui des enjeux industriels et financiers trop lourds pour s’encombrer d’une morale ? s’interrogent Jacques Testart et C. Godin5
Les questions à envisager sont en effets immenses, et inédites : « En quelques décennies, écrit Louise Vandelac,6 on a isolé, modifié et breveté des gènes, transgressé des frontières établies depuis des milliers d’années entre les espèces et les règnes, transformé le vivant en viviers industriels. » Ajoutons que jouissant de la double justification, incontestée, du « désir d’enfant » et des « progrès de la connaissance », la médecine de la reproduction a désexualisé l’origine (ce qui est probablement une affaire d’une autre ampleur que le simple contournement des stérilités tubaires), expérimenté tout ce qui était possible en matière de filiation, franchi tous les indécidables, tous les seuils, dans le sens de la fuite en avant, et nous place face au clonage, cette double émancipation qui nous désaliénerait de toutes les différences, celles des sexes et celle des générations. (Je parle naturellement du point de vue de l’inconscient : nous ne serions plus engendrés ni dans la différence sexuelle, ni dans la différence des générations mais comme latéralement, filsjumeau du père.)7 Je laisse de côté la question, pourtant centrale, de la violence expérimentale des formes de cette épistémophilie, dont le caractère non plus descriptif mais transformateur du vivant a été mis en évidence par Michel Tibon-Cornillot8: lapin fluorescent (au gène de méduse), chèvre produisant de la soie (au gène d’araignée),  embryons congelés et cadavres chauds. C’est une question en soi que de comprendre pourquoi le strict accomplissement de la raison instrumentale produit des objets aussi morbides. La croyance en leur caractère scientifique, ou leur efficacité productive, n’élude pas la question de l’arbitraire sans loi de leurs sources inconscientes.

8De son côté, le droit, mis devant le fait accompli, « saisi par la biologie »9, tente d’élaborer des limites, de formuler des interdits. Mais sans compréhension d’ensemble, sans nommer la destructivité communément ressentie, et dans le langage des rationalisations ; ce dernier point est à mon sens le plus grave, le plus lourd de conséquences pour les esprits ; que peut-on en effet attendre, pour la pensée, de cette novlangue bioéthique, dont la candeur met mal à l’aise et dont cependant le succès a envahi toute la presse, les médias, les rapports, préalables aux lois, les grandes institutions, du Conseil d’État au CCNE, de l’Académie de Médecine à l’Assemblée nationale ? catastrophe langagière, Babel parlée d’une seule voix par les mêmes experts dans tous les lieux où s’élaborent les décisions, cette langue, ni scientifique, ni commune, ni juridique, totalement inconnue il y a moins de trente ans, s’impose avec ses effets déréalisants, jusque dans les textes de lois eux-mêmes, le Code civil ou le Code de la Santé publique.

Des exemples ?…

9Le terme de « Projet parental », omniprésent, dont la légitimité inattaquable a ouvert la porte à toutes les expérimentations sur le lien de filiation (celui-ci appartient-il à la médecine ?), démantelant le droit de la filiation. La suavité des représentations concernant les « dons » de gamètes, assortis de l’éloge de la « générosité » des donneurs, la supposée bienveillance des motifs masquant l’apparition du libre échange, assortie du mensonge garanti par la loi, dans la filiation. En quoi le don de la vie sans celui de la relation, de la protection et de la responsabilité peut-il être qualifié de bienveillant ?

10L’usage répété du terme de « dérive », par exemple, « dérive eugénique », « sans identifier le seuil de la dérive tout en légalisant l’accès aux moyens nouveaux qu’offre la technique ».10
L’incantation aux « progrès de la connaissance », alors que le concept de science lui-même devient flou, que « la dimension spéculative de la science ne cesse de s’appauvrir »,11 et que l’on assiste plutôt à un « remodelage généralisé du vivant ».12
Des organes prélevés après la mort sans recueil du consentement explicite des sujets de leur vivant ? De la solidarité sociale. Des gamètes anonymes voyageant à travers le monde ? De l’altruisme. Le clonage thérapeutique des embryons humains ? Hier, cela suscitait la juste horreur associée au clone réservoir d’organes : aujourd’hui, le Premier ministre le nomme « cellules de l’espérance », et lance l’opprobe sur l’emploi du terme de clonage, moins édifiant, à ce sujet…
Le malaise vient de la discordance entre un sentiment d’expérimentation généralisée, incontrôlable, ne souffrant aucun renoncement, et un langage qui tente de le nier, tout en le révélant à son insu : voiler et faire apparaître dans le même mouvement, c’est une ruse coutumière de l’inconscient. Un exemple significatif de ce phénomène se trouve au centre même du dispositif législatif des lois dites de « bioéthique » de 1994, dans l’article L 152-2, relatif « aux dons et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal » : « L’assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à la demande parentale d’un couple. L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer, mariés ou en mesure d’apporter la preuve d’une vie commune d’au moins deux ans, et consentants préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. » Si le droit se trouve devant la nécessité, dans l’apparente banalité de cette phrase, de redéfinir les évidences qui ont depuis toujours structuré pour l’humanité le monde connu, c’est parce que celles-ci sont d’ores et déjà pulvérisées. Transfert d’embryons chez des femmes ménopausées ; prélèvement de gamètes après la mort ou avant la naissance (chez des fœtus non viables) ; projet de mêler le matériel génétique de deux hommes. Si l’offre biomédicale a démantelé la sexuation, le processus de vieillissement, la mortalité, s’agit-il d’un simple franchissement de limites, ou d’une attaque de l’humanité, dans toutes les figures de sa finitude ?
25 décembre 2000 ; le gouvernement jette les bases de la réforme, tant attendue, des lois de bioéthique : une Agence de la procréation, de l’embryologie et de la génétique humaines assurerait une « veille scientifique et éthique »… Dans le Code civil, on trouverait l’article suivant : « Est interdite toute intervention ayant pour but de faire naître un enfant, ou de laisser se développer à compter du stade de la différenciation tissulaire un embryon humain, qui ne serait pas directement issu des gamètes d’un homme et d’une femme »…
— Janvier 2001 : Dans l’« Avis du CCNE » sur l’avant-projet de révision des lois de bioéthique, au paragraphe intitulé « de l’AMP à la recherche sur l’embryon, ouverture contrôlée des possibilités de recherche sur les embryons surnuméraires qui ne font plus l’objet d’un projet parental », on trouve ceci : « L’abandon du projet parental associé à l’absence de don aboutit inéluctablement à ce que ces embryons ne se développent pas, et à terme meurent ou soient détruits. Dans cette situation, leur permettre d’être inclus, selon les modalités prévues par le texte, dans un projet de recherche à finalité thérapeutique, peut constituer la manifestation d’une solidarité virtuelle entre les géniteurs, une vie appelée à ne point advenir, et les personnes qui pourraient bénéficier des recherches ainsi menées…» (Aldous Huxley nous avait pourtant mis en garde contre la séduction doucereuse de la « solidarité » ainsi conçue, effaçant les différences au nom d’un continuum aussi vague que mortifère, lui qui faisait célébrer des messes du « tout en un », assortis de « cantiques de solidarité », dans son Meilleur des Mondes) …

11Quand elle s’exprime ainsi, la bioéthique s’adresse à la préservation de la vie organique. Mais elle révèle aussi un état de décomposition symbolique responsable du sentiment subjectif de menace et de morbidité. (On devrait parler de « zooéthique » observe, non sans justesse S. Mussi.13 En effet, de telles déclarations, émanant d’un comité majoritairement composé de scientifiques, semblent concerner des « vivants non-parlants », non affectés par les effets du langage.
Agence de la procréation, usage des embryons surnuméraires selon l’accord passé entre leurs géniteurs et l’État, solidarité virtuelle des embryons congelés, chacun pourra méditer sur les effets psychiques, sur tous, de tels textes. Certaines prouesses invitent davantage à la qualification subjective qu’à l’interminable débat idéologique : un tel paysage convie-t-il  à la joie de vivre ? Est-ce au moyen de ces mots et des représentations qu’ils induisent qu’une adolescente, par exemple, peut construire sa future maternité ? que des jeunes donneront un sens à leur vie ?
Ce sont des inquiétudes de cette nature que l’on trouve au cœur du malaise de nombreux citoyens, soucieux de la formidable extension du pouvoir scientifique et marchand sur le vivant humain, de l’assujetissement croissant du droit à ce phénomène, de l’univers qui se profile. Quelles limites mettre à ces pouvoirs, alors que ceux-ci jouissent à la fois de la légitimité de la science, de la boulimie du marché, du désarroi du politique, de la tragique difficulté à en avoir une compréhension d’ensemble ? Que peut un vague sentiment de malaise, qui peine à s’énoncer, dans une société où tout s’expérimente, s’échange ou s’achète, où normes et limites se trouvent en pleine mutation, et où la science médicale tantôt caresse l’inconscient dans le sens du poil, tantôt se substitue aux religions dans d’hypothétiques promesses de salut, ou bien se meut aux frontières les plus intimes de la vie subjective.
Aucune urgence humaine ne parvient à rendre compte de cet extraordinaire arsenal de maîtrise. L’urgence consisterait plutôt à approfondir notre réflexion sur les fantasmes à l’œuvre dans un tel agir, sur les conséquences possibles de cette privatisation des bases mêmes de la vie.

12C’est parce qu’ils sentent que quelque chose d’irremplaçable est menacé par l’assaut de la technoscience, soumise à l’inconscient archaïque et alliée au marché, que tous ceux pour qui le questionnement éthique n’est pas que décoratif souhaitent prendre en considération d’autres raisons que celles d’une rationalité strictement instrumentale et concurrentielle, si sauvage qu’elle défait le monde connu. Ce n’est ni par obscurantisme, comme on l’a prétendu agressivement pour les discréditer, ni par frilosité, et pas toujours au nom d’attachements religieux, que certains perçoivent ou redoutent un danger anthropologique à ne pas courir, parce que fait d’irréversibilité et de mutation s’il porte atteinte à la capacité de pensée, à la texture même des consciences, des représentations, du jeu des altérités.
Sous peu, en France, si rien ne vient modifier le cours des choses, le transfert post-mortem de l’embryon fécondé in vitro sera admis. On introduira pour cela une exception d’euthanasie.
On peut déjà stériliser les handicapés mentaux. Le diagnostic pré-implantatoire sera généralisé. Les prélèvements d’organes sur des donneurs vivants seront étendus et leur recueil sur des cadavres continuera de se passer du consentement des sujets de leur vivant. Le clonage thérapeutique sera vraisemblablement licite, et la procréation humaine placée sous le contrôle d’une instance purement technique, où les scientifiques, juges et parties, seront les détenteurs des critères applicables à l’espèce. Les lois d’aujourd’hui dessinent notre univers mental de demain. Des générations nouvelles naîtront et grandiront dans ces mots. Qui seront-elles ? Car le droit ne fait pas que régir des rapports d’altérité supposés donnés et inlassablement renaissants ; il est aussi au nombre des (rares) discours, culturellement construits, qui fondent et structurent les sujets humains, dans leurs représentations d’eux-mêmes et des autres, dans l’élaboration de lois d’altérité qui aménagent des espaces de relation et non de confusion. L’habillage humaniste, s’il peut entretenir une apparence de morale, n’est pas à la hauteur de la tâche : rien moins que la sauvegarde de la raison, mais d’une raison humainement habitable (ethos, en grec, signifie demeure). Une raison non coupée de ses racines identificatoires, psychiques et affectives, une raison associée aux montages institutionnels qui disent quelque chose de l’ensemble humain et pérennise le désir de vie.

13Cela ne se fait pas sans limites, et, au premier chef, sans séparation des pouvoirs, des compétences et des domaines d’intervention, séparation sur laquelle se fonde l’idée même de démocratie, dont le maintien n’est pas plus assuré à l’homme que ne l’est sa raison elle même.
Les structures parlementaires d’aujourd’hui ne sont pas adaptées pour répercuter l’inquiétude qu’expriment par de nombreuses associations, et dont les traces n’apparaissent ni dans les rapports, ni dans les décisions officielles. Il manque des espaces de débat où soit pris en compte le sentiment d’implosion de civilisation que crée le traitement indifférencié du vivant, que produit le regard strictement technique sur l’humanité. Un pragmatisme de bon aloi n’est pas à la hauteur des évènements ; et le risque n’est pas celui d’un retour de l’obscurantisme. Il est celui que fait courir l’aveuglement positiviste à l’ensemble des hommes.

14La biologie contemporaine nous a appris que l’ensemble du vivant est fait de matériel moléculaire. Pour les êtres de langage et de relation que nous sommes, ce matériel est pris dans un réseau de significations, aussi fluide que la nature elle-même mais qui ne peut être méconnu. Dans la reconnaissance et le respect de ce petit rien, tient l’immense distance qui sépare la science de la raison paranoÏaque. Lacan le pressentait quand, à la fin du séminaire sur « l’Éthique de la psychanalyse », il écrivait : « Comment les pouvoirs ont-ils pu se laisser faire ? La réponse à ce problème est à chercher du côté d’un certain effondrement de la sagesse. C’est un fait qu’ils se sont laissé faire, que la science a obtenu des crédits, moyennant quoi nous avons cette vengeance sur le dos. Chose fascinante, mais qui, pour ceux qui sont au point le plus avancé de la science, ne va pas sans la vive conscience qu’ils sont au pied du mur de la haine14
Laissons à Lacan son énigmatique intuition et résumons nous : on ne peut ni traiter l’humain comme l’amibe, ni souscrire à l’illusion d’une technoscience toujours bonne, ni parier aveuglément sur une happy end garantie par la capacité d’adaptation de l’homme.  À quel prix et à quoi ? Que masque ce pari sur la « capacité d’adaptation », sinon une douteuse adhésion au triomphe de la « loi du plus fort », qui précisément n’est pas une Loi ?

15Les travaux de la psychanalyste N. Zaltzman sur « la résistance de l’humain »,15 fondés notamment sur la lecture et l’enseignement de la littérature concentrationnaire, enseignent deux choses, dont la contradiction n’est peut-être qu’apparente : d’une part, l’existence et la résistance d’un reste, qu’elle nomme « identification survivante », « un reste non effaçable de la condition psychique humaine par toute thanato-politique ». Mais aussi qu’il est des dommages qui ne guérissent pas individuellement, des états de désolation psychiques hors toute pathologie mentale. « La Shoah fut une atteinte portée à l’identification constitutive de l’ensemble humain, écrit-elle, (…) une blessure portée au fondement même du narcissisme, là ou l’amour de soi dépend vitalement de la valeur libidinale que l’humain dans son ensemble a pour lui-même, et qu’il peut de ce fait offrir comme valeur investissable à l’individu. » Et plus loin : « Le narcissisme primaire n’est pas d’ordre identitaire auto-référé. Sa racine, sa source pulsionnelle est dans l’identification inconsciente, contenu collectif, « propriété générale des êtres humains », qui se transmet, qui s’enrichit ou souffre par l’histoire générale de l’humanité. Ce narcissisme se nourrit aux mises en sens que cette histoire se donne d’elle-même. »

16L’inflation, si souvent évoquée aujourd’hui, des narcissismes individuels nous masque la profonde dénarcissisation , la meurtrissure, l’atteinte, la dévalorisation portée à la dignité humaine, qui n’est que convoquée dans des effets de manche. Mais aussi dont le maintien et la transmission ont un coût. La « gestion du parc humain » à la Sloterdjïk, si elle n’est pas une provocation, n’est pas vraiment une perspective exaltante.
Jusqu’où peut-on aller sans muter, psychiquement, anthropologiquement, telle est la question. Muter, ce peut être cesser de penser, ou penser sans plus sentir, ou encore sentir sans penser, et décharger des motions non psychisées dans des actes de violence  Ce peut être aussi s’adapter : « On peut imaginer un fonctionnement psychique qui ferait appel à des défenses que nous sommes encore capables de qualifier de pathologiques et qui deviendraient pour ceux qui nous suivront la preuve d’une bonne adaptation du sujet à sa réalité », écrivait P. Aulagnier, spécialiste de la psychose. Et le philosophe P. Fougeyrolles : « L’homme qui nous suivra sera-t-il un autre homme, ou un être Autre que l’homme ? »

17Il est bien difficile de savoir si l’avenir sera à la casse du sujet, à la désubjectivation de masse, comme l’exprime Pierre Legendre, même si bien des symptômes le laissent redouter ; (ruptures de transmission, désarroi des jeunes, désarrimage général et solitude, violences de plus en plus précoces, et plus grave encore, crimes non reconnus comme tels). Mais il est vrai que bien des expérimentations se tentent, que le droit consacre, dont d’autres que nous paieront le prix psychique. Dans l’accroissement obligé des processus de clivage ? Dans l’illusion d’être auto-engendré, libéré de toute dette comme de toute culpabilité, jouissant sans entraves au sein de groupes indifférents s’instrumentalisant en toute légalité et sans sentiment de transgression ? Dans un tel cas, ce serait le lien de civilisation, fait de renoncements aux profits de valeurs collectives, qui se perdrait dans cet avenir narcissique ou pervers du monde occidental.
Tout ne peut pas être expérimenté, ni soumis à vérification scientifique : soit parce que c’est impossible, (que mesure-t-on ? comment ?) ; soit parce que c’est dangereux ou invérifiable ; et surtout, parce que la volonté de tout tenter témoigne d’une dangereuse excroissance de la pulsion d’emprise, d’une perversion de la science. L’expérimentation, l’objectivation, nécessités propres à la science, sont une perversion en matière d’humanité. Le monde, le monde humain n’est pas un laboratoire. La subjectivité, l’alliance, les relations symboliques ne sont pas des objets scientifiques. En matière d’humanité, posséder, c’est détruire ; l’altérité se construit dans cet espace laissé vide par la pulsion d’emprise, qu’il appartient au droit, comme à tout discours collectif et peut-être aujourd’hui plus qu’à tout autre, d’aménager et de défendre. Dans une période aussi fragile, et en l’absence d’adhésion massive à des idéaux collectifs, on ne peut qu’être frappé par l’extension de la fonction anthropologique et symbolique du droit. C’est le droit qui inscrit « ce qui se passe », (le fait, fût-il scientifique), dans la culture, au sens de ce que le psychanalyste J. André nomme si justement « la culture comme être psychique collectif ».
Comment, si ce n’est par la traversée d’un « indécidable », indécidable dans lequel la biologie a tranché ces dernières décennies dans le sens de la fuite en avant ? Le droit a le devoir, plus que jamais, d’être « anthropo-protecteur », même si les fondements de ce qui est à protéger sont indiscernables : ils l’ont toujours été.

18Les identifications humaines sont fragiles, et si l’altérité est construite, c’est qu’elle peut être défaite. Ce que Marie Balmary résume en une phrase : « L’humanité n’est pas héréditaire. »16
Nul ne saurait définir ce que serait une « bonne anthropologie », mais le « risque anthropologique » ne peut-il se reconnaître « par défaut », aux souffrances comme aux dangers qu’il engendre et laisse pressentir ?
Les dé-symbolisations sont reconnaissables à leurs symptômes : la destruction du tissu relationnel suit toujours la destruction du tissu symbolique, cette sorte de super-structure chargée de préserver les différenciations et les altérités, de loger et de contenir les pulsions, fussent-elles épistémophiliques, dans le giron de la sublimation.  On peut en déduire que c’est l’évidence de la maladie du tissu relationnel qui renseigne sur la maladie du tissu symbolique.17 Il est des maladies du corps social que ni la médecine ni la science ne peuvent endiguer ou guérir. Seule peut les secourir « l’œuvre individuelle collective qu’accomplit la Kulturarbeit par sa force de transformation de la réalité humaine ».18

19Tout ceci pose plus de questions que cela n’en résout, et n’indique ni où, ni au nom de quels fondements s’imposent des limites. L’essentiel est peut-être aujourd’hui dans le repérage de la dictature, fût-elle de la raison, dans le refus de la fascination comme de l’intimidation, dans les efforts d’interprêtation, dans la réflexion sur les conséquences des choix et des dires. Dans des actes d’autonomie du politique et du droit, de leurs fictions indifférentes au label scientifique, face à la volonté de tout dévorer de la technoscience. Actes restaurateurs, en eux-mêmes, d’un processus de symbolisation d’une dignité en train de se perdre.

20Dire, humainement, « je » est un acte de résistance.

Notes de bas de page numériques

1 1.  Voir François Ost, « Du Sinaï au Champ-de Mars, l’autre et le même au fondement du droit », Lessius.

2 2.    Introduction au colloque « La question de l’éthique contemporaine et la rationalité instrumentale », ACFAS, Scherbrooke, mai 2001.

3 3. La formule est de Pierre Legendre.

4 4. Ainsi que le propose le philosophe François Dagognet, La maîtrise du vivant, Hachette 1988.

5 5. Au bazar du vivant,  Point-virgule, Seuil, 2001.

6 . Futuribles

7 . Sur toutes ces questions, voir mon ouvrage Main basse sur les vivants, Fayard, 1999.

8 . Voir Les corps transfigurés, mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie, Le Seuil, 1992.

9 . Voir Le droit Saisi par la Biologie, des juristes au laboratoire, sous la direction de Catherine Labrusse-Riou, L.G.D.J., 1996.

1 0. Voir Naissance handicapée, responsabilité médicale et eugénisme, C. Labrusse Riou, 2001.

1 1. Voir J.-M. Lévy-Leblond, notamment Impasciences, Seuil, 2001.

1 2. Louise Vandelac, opus cité.

1 3. Colloque de l’A.C.F.A.S., opus cité.

1 4. Jacques Lacan, le Séminaire, Livre VII,  Seuil,1986.

1 5. La résistance de l’humain, sous la direction de Nathalie Zaltzman, PUF, 1999 ;

1 6. La divine origine, Dieu n’a pas crée l’homme, Grasset 1993.

1 7. La formule est de Marie Balmary.

1 8. Nathlie Zaltzman, opus cité.

Pour citer cet article

Monette Vaquin, « Réflexions sur la notion de « risque anthropologique » », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Réflexions sur la notion de « risque anthropologique », mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3789.


Auteurs

Monette Vaquin

Psychanalyste, ancien membre du Collège de psychanalystes, Paris ; enseigne la psychologie générale, la psychologie de l’enfant, la psycho-pathologie