Alliage | n°52 - Octobre 2003 La science et la guerre |  La science et la guerre 

Jules Isaac  : 

Paradoxe sur la science homicide (1922)1

p. 79-87

Texte intégral

Jules Isaac (1877-1963) offre, bien au-delà de sa notoriété comme co-auteur des fameux manuels d’histoire Malet et Isaac, l’une des plus nobles figures intellectuelles de la première moitié du vingtième siècle. Compagnon de Péguy, cet agrégé d’histoire va d’abord s’engager dans la défense de Dreyfus et, hors parti, pour le socialisme.
Blessé pendant la Première guerre mondiale, il en revient avec une conscience de « mort-vivant » mais « libéré des préjugés ». Le niveau jusque-là inconcevable de la violence technicisée pendant ces années renvoie les anticipations antérieures (comme celle de Robida) au niveau d’aimables bluettes. À partir de cette expérience, Jules Isaac écrit en 1922 ce « Paradoxe sur la science homicide », qui rompt avec le scientisme bien-pensant de l’époque et s’avère à bien des égards prémonitoire — évoquant, par exemple, la libération des « réserves d’énergie emprisonnées dans l’atome ».
Désormais pacifiste et internationaliste, pionnier de la coopération franco-allemande (avant la victoire du nazisme), avocat d’une éducation historique résolument anti-nationaliste, Jules Isaac sera évidemment persécuté comme Juif par le régime de Vichy, contre lequel il écrit un violent pamphlet nourri de sa culture classique. Sa femme, arrêtée en 1943, mourra en déportation.
Après la Seconde guerre mondiale, il se consacre à la relecture des textes bibliques, promeut un « enseignement de l’estime » comme antidote à l’antisémitisme. Fondateur en 1948, avec Edmond Fleg, des Amitiés judéo-chrétiennes, il rencontre le pape Jean XXIII et joue un rôle essentiel dans la révision officielle par l’Église catholique de son rapport à la tradition juive.

1Il est sûr que ma hardiesse paraîtra sacrilège. Ce n’est pas sans hésitation que je me suis décidé à écrire ces lignes, au risque de passer pour un contempteur des dieux — que je ne suis point.

2Aucun fanatisme ne m’inspire, aucun zèle iconoclaste ne me pousse. Mais j’aime et je recherche librement la vérité. Ayant été amené — par devoir professionnel — à considérer le tragique imbroglio dans lequel l’humanité civilisée se débat présentement, j’ai voulu en connaître les causes profondes pour mieux en discerner la signification réelle et l’issue probable. C’est ainsi que je me vois contraint d’écrire : « Au commencement, il y a la Science... »

3La valeur de la Science, prise en elle‑même, n’est donc ici nullement en cause. Non seulement je ne la conteste pas, mais je la mets au plus haut prix. Je ne vais pas jusqu’à me prosterner devant la Science comme devant Dieu, mais je reconnais qu’il y a en elle quelque chose de divin et qu’elle rapproche l’homme de Dieu.
Hélas ! Ne le rapproche‑t‑elle pas aussi du Diable ? — Qu’on veuille bien ne pas sursauter — voilà la question. Ainsi Gargantua, écrivant à son fils Pantagruel, parle des « impressions tant élégantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de son âge par inspiration divine comme, à contrefil, l’artillerie par suggestion diabolique... »
En termes plus laïques, plus clairs aussi, ne voulant envisager rien autre que le rôle historique de la science, je pose la question de savoir si la civilisation moderne, étant devenue scientifique et parce qu’elle est devenue scientifique, ne court pas, du fait même du progrès scientifique, un danger mortel.

4Que premièrement la Science soit devenue l’âme même ou, si l’on préfère, le moteur de la civilisation moderne, je suppose qu’il est superflu de le démontrer et que nul n’y contredira. Cela saute aux yeux.
Pour banale qu’elle soit, cette constatation préliminaire mérite cependant qu’on s’y arrête un moment. Du point de vue historique, qui est le nôtre, elle est certes moins banale qu’elle ne paraît à l’énoncé. Et même l’histoire lui donne un relief saisissant.
À quand remonte l’événement ? Sans vouloir lui assigner une date précise, on peut lui accorder soixante à quatre‑vingts ans d’âge tout au plus — une vie d’homme. En une vie d’homme, il a été donné d’assister à la plus étonnante transformation qui se soit produite depuis qu’il existe, à la surface de la terre, des sociétés humaines. C’est dire que le milieu du siècle dernier représente dans l’histoire une ligne de démarcation dont l’importance est sans égale. Au-delà, et depuis les temps historiques les plus reculés, depuis les Ménès d’Égypte et les Sargon de Chaldée jusqu’au roi citoyen Louis‑Philippe, la civilisation ne subit que des variations insensibles, toutes de surface ; et il en est ainsi parce que l’homme ne dispose que de forces et de moyens d’actions limités, à peu de chose près toujours les mêmes. Mais en deçà, le spectacle se modifie brusquement. Quelque soixante ans s’écoulent, et la civilisation est devenue méconnaissable : elle a changé d’âme, de visage, de vêtement. Plus fait ce court moment que n’ont fait plusieurs siècles, plusieurs millénaires. Que s’est‑il donc passé ? Rien, si ce n’est que, dans l’intervalle, est entrée en scène la science, suivie de sa fille aînée, la mécanique. Par elles, la force humaine se multiplie. L’homme déjà n’est plus l’homme : il est le Cyclope, il est le Titan.
Sans doute une lente et obscure germination a précédé cette éclosion. Il en est de la Révolution scientifique comme de toutes les révolutions de l’Histoire : elles ressemblent à ces rivières qui, après un long cheminement sous terre, brusquement débouchent à la surface du sol, offrant ainsi dès leur source un flot dont l’abondance surprend. De même, pendant des siècles, le génie scientifique a cherché sa voie dans l’ombre. Il lui a fallu longuement et durement peiner avant de s’imposer au monde, avant de devenir littéralement le maître du monde. Mais ce n’est pas ici le lieu de retracer les étapes de cette conquête : il nous suffit de constater que la conquête est faite, que, vers le milieu du XXe siècle, la science s’est installée en quelque sorte au cœur de la civilisation et qu’elle a pris la direction de l’évolution humaine. On dirait un sortilège et l’on serait tenté d’instruire quelque procès de sorcellerie. Dans le domaine social, rien n’a échappé à cette influence magique : la vie quotidienne des hommes, leur mode de travail, leur commerce, leur politique, jusqu’à leurs institutions et à leur mentalité, tout a été renouvelé ou marqué d’une empreinte nouvelle. En un tournemain l’homme civilisé a pris possession du globe soudainement rétréci. Montagnes, océans, déserts, toutes les barrières qui avaient longtemps contenu son activité ont été aisément franchies. De la terre, l’homme s’est élancé en plein ciel.
Quoi d’étonnant, après cela, que les savants ne puissent retenir le cri d’orgueil qui leur monte aux lèvres : « Quel admirable sujet de méditation pour le philosophe qui arrête un instant sa pensée sur les merveilles réalisées ! Quel sentiment d’orgueil l’anime quand il mesure l’étendue de ce que l’homme sait et de ce qu’il peut ! » Orgueil de maîtres qui disposent de nos destinées et le savent : « C’est la Science qui mène aujourd’hui le monde, affirme un savant illustre. Dans une mesure toujours plus large, c’est elle qui oriente les destinées des individus et des États, lesquels, plus ou moins consciemment, mais fatalement, règlent leur existence sur les changements perpétuels issus des nouvelles acquisitions de la Science. »2
Mais l’orgueil scientifique, comme tout orgueil humain, est hautement condamnable.

5On peut imaginer ce qu’il adviendrait d’une personne de santé délicate, au cœur tant soit peu fragile, qui échangerait imprudemment le vieux cocher de la famille et l’attelage paisible de sa victoria pour quelque roi du volant et l’une de ces puissantes autos de course qui dévorent l’espace en bolides. Sa santé n’y résisterait pas. Au surplus, si maître de sa direction que soit l’habile chauffeur, il n’en est pas moins à la merci du plus léger obstacle qui provoquera l’embardée mortelle.
Telle est pourtant la situation qui résulte du pacte conclu entre la civilisation moderne et la science. « C’est la Science qui mène le monde », proclame le savant orgueilleusement. Il est vrai. Mais elle le mène à une vitesse à laquelle il n’était nullement habitué, vitesse sans cesse croissante et qui dès maintenant donne le vertige.
À cela évidemment la science ne peut rien. Elle ne fait qu’obéir à la loi de son développement interne. Le progrès scientifique, bénéficiant incessamment des résultats acquis, se meut à une vitesse incessamment accélérée. Vérité de fait, que nul ne songe à contester, puisque, tout au contraire, chacun croit devoir s’en féliciter. Depuis que la science est sortie d’apprentissage et qu’elle a loué ses services au patron d’usine, les découvertes succèdent aux découvertes, les inventions aux inventions chaque jour plus nombreuses, chaque jour plus ingénieuses, chaque jour plus fécondes, et le champ de l’industrie humaine s’élargit d’autant. L’une après l’autre, les forces emprisonnées dans la matière sont libérées et mises au service de l’homme : mais déjà, les savants nous avertissent que les ressources en énergie dont nous sommes maîtres présentement ne sont que « des miettes arrachées aux abondantes provisions qu’il reste à découvrir et à consommer. La machine à vapeur a fait la fortune des pays noirs, transformés en fourmilières humaines ; mais tous les gîtes de houille ne sont pas encore mis en exploitation que, par l’action de la dynamo, les montagnes solitaires s’animent et, châteaux d’eau ruisselant d’énergie électrique, fournissent la houille blanche à de nouvelles ruches industrielles. D’un bout à l’autre des continents, un peuple de cheminots est occupé à poser des rails sur lesquels, méprisant les vieux trains-omnibus, le voyageur pressé ne veut plus circuler qu’en express ou en rapide ; mais le gigantesque travail n’est pas encore achevé que, sur les plus anciennes routes réveillées de leur somnolence, les autos bondissent à plus de cent kilomètres à l’heure. Le télégraphe réduit au minimum la distance : ce n’est pas assez, le téléphone la supprime ; ce n’est pas assez encore, la télégraphie, la téléphonie sans fil suppriment tous les obstacles interposés. Maître de la distance, l’homme procède à l’inventaire de son domaine continental ; ses nefs rapides sillonnent les océans en tous sens mais déjà, les terres et la surface des mers ne lui suffisent plus ; il lui faut le mystère des profondeurs sous‑marines ; il lui faut la liberté des espaces aériens. La merveille se réalise : l’avion est inventé ; de toutes les poitrines humaines, un cri d’admiration jaillit. Aussitôt, les enchères se précipitent, les records ne sont pas plus tôt établis qu’ils sont battus : 100, 200, 300 kilomètres à l’heure ; 1 000, 2 000, 5 000, 10 000 mètres d’altitude. Plus haut, toujours plus haut ! Plus vite, toujours plus vite ! Et la course vertigineuse reprend.
Course au progrès ou course à l’abîme ? Pour le savant, la question ne se pose pas. (…) Mais, pour l’historien, la question se pose : cette rapidité croissante du progrès scientifique, qui est communément un sujet d’admiration, pour lui est un sujet d’inquiétude ; cette puissance illimitée des forces que la science libère et qu’elle déchaîne dans le monde sans en contrôler l’emploi lui paraît grosse de menaces. L’avenir de la science n’est pas en jeu, mais l’avenir que la science prépare à l’humanité. (…)

6Nous voici donc conduits à parler de la guerre elle‑même, sur laquelle le progrès scientifique a mis aussi sa marque. C’est un sujet qu’il est, je le sais de bon ton de ne pas aborder, de ne plus aborder. Les anciens combattants l’évitent, par une sorte de pudeur. Les non‑combattants se montrent empressés à « magnifier l’héroïsme des morts » (termes consacrés), mais ils se gardent de demander leur avis aux survivants.
Pourtant, ayant trouvé la guerre sur mon chemin — sur le chemin de ma vie d’abord, puis sur le chemin de ma pensée —, je ne puis me laisser troubler ni arrêter par sa face de Méduse. Dans son horreur même, elle a quelque chose de lumineux qui nous éclaire.
Il faut le dire bien haut : le mot guerre n’a plus aujourd’hui le même sens qu’il avait il y a seulement huit ans. Quand les bellicistes, s’attachant à légitimer la guerre, veulent nous faire croire qu’elle est d’essence divine et par conséquent éternelle, ils raisonnent sur une certaine idée abstraite qu’ils ont de la guerre, ils ne tiennent pas compte des réalités, que sans doute ils connaissent mal. N’étant pas philosophe, ni homme de parti, nous ne les suivrons pas sur ce terrain. Le nôtre est la réalité historique, la hideuse réalité historique. Or celle‑ci nous enseigne qu’il n’y a aucune commune mesure entre la dernière guerre et toutes celles qui l’ont précédée. Nous venons de faire pour la première fois l’expérience de ce qu’est la guerre scientifique.
Il est une date, déclare le savant illustre que j’ai cité précédemment, il est une date qui a « marqué pour la multitude, l’entrée en scène de la science dans le grand conflit mondial. Le 22 avril 1915, vers 5 heures du soir, un épais nuage de vapeurs lourdes, d’un vert jaunâtre, sortait des tranchées allemandes entre Bixchoote et Langemarck, et poussé par la brise, arrivait sur les lignes alliées, suivi des contingents ennemis… Toute une division française fut atteinte… L’Allemagne venait d’inaugurer la guerre des gaz… » En effet rien de plus saisissant dans sa soudaineté que l’apparition de la chimie sur le champ de bataille où trois ans plus tard elle devait jouer le premier rôle, logée dans des millions d’obus à croix verte, à croix jaune, ou à croix bleue. Combien aujourd’hui meurent lentement, les organes rongés, d’avoir contemplé ce nouveau visage de la guerre. D’ailleurs, il serait injuste que la chimie fût seule mise en cause : toutes les sciences sont intervenues dans la mêlée, à l’exemple des divinités homériques. Derrière leurs champions affrontés, savants et techniciens furent occupés sans relâche à perfectionner les innombrables machines à tuer, à inventer de nouvelles, plus puissantes, plus foudroyantes, à plus grand rayon d’action. Tel fut le premier emploi de l’avion et du sous‑marin, ces trouvailles dont le génie humain s’enorgueillit : est‑ce pour cela qu’il les avait créées ? Sans doute, pour cela aussi. « Qu’est‑ce qu’un avion de bombardement, écrit un théoricien de la guerre (professionnel) ? C’est une machine qui peut porter un projectile à des centaines de kilomètres. Et quels projectiles ! Au moment où l’armistice a été signé, les Français étaient en possession d’une bombe de cinq cents kilogrammes, dont une vingtaine pourraient anéantir tout un quartier d’une grande ville, et dont une seule, explosant dans un rayon de trente mètres d’un cuirassé, le coulerait infailliblement. »3 Admirable en vérité est le pouvoir de la Science.

7Or, de même qu’il n’y a aucune commune mesure entre la dernière guerre et toutes celles qui l’ont précédée — la dernière guerre ayant été la première à mériter le nom de scientifique —, de même et pour la même raison, ses effets ont été incomparables. Je ne prétends pas atténuer la responsabilité du César imbécile qui, d’un coup de pouce, a déclenché la guerre. Mais, si la guerre a tourné en catastrophe, il est évident qu’on ne saurait en accuser Guillaume II (ou Nicolas II)4 : ce serait faire trop d’honneur au pauvre sire. En bonne justice, c’est à la Science qu’il faut s’en prendre, et à elle seule. Par elle, la capacité homicide et destructive de la guerre s’est trouvée décuplée, centuplée : qui fera le compte des deuils, des infirmités visibles et secrètes — celles‑ci étant parfois les pires —, des misères, des ruines accumulées en ces quatre ans ? Par elle, la guerre est devenue le plus nocif des fléaux, dans le même temps que, par elle, la civilisation était devenue le plus fragile des organismes. (…)
J’en connais beaucoup qui en prennent aisément leur parti et qui déjà raisonnent sur la prochaine guerre. Ceux‑là ne sont pas seulement des professionnels, car il est avéré maintenant que « de bons laboratoires valent des divisions, de grands chimistes valent de grands généraux », et que dans toute armée moderne, l’État‑major militaire devra être doublé à l’avenir d’un État‑major scientifique. Les savants sont donc fondés, eux aussi, à étudier le problème de la guerre future. Ne doutons pas qu’à l’heure présente, en deçà et au-delà des frontières (au-delà surtout), les hommes de science ne soient nombreux dans les laboratoires qui cherchent des formules inédites de combinaisons explosives ou asphyxiantes, ou de toute autre manière homicides. On ne saurait les en blâmer : ils obéissent à un devoir patriotique. Dans certains États qui comptent parmi les plus modernes, on les a déjà enrégimentés : telle grande République, à qui le militarisme répugne, possède son service de guerre chimique indépendant, à côté de ses directions de l’infanterie et de l’artillerie. Un spécialiste anglais très qualifié, le major Lefébure, nous rappelle que « tous les pays... doivent envisager sérieusement la question de l’établisse­ment d’un programme de guerre chimique défini, complexe, étudié avec soin. »
Nous l’envisageons sérieusement, major Lefébure, mais, il faut bien le dire, ces perspectives nous effrayent. Nous sommes convaincus que la dernière guerre, pour scientifique et catastrophique qu’elle ait été, paraîtra un jeu presque anodin au regard de celle que nous réserve l’avenir, quelle qu’elle soit, mécanique, chimique, électrique, microbienne, et tout cela sans doute à la fois, et bien autre chose encore. Songez que la science ne va pas s’arrêter en si beau chemin. Prévoyant le jour où elle aura capté les réserves d’énergie emprisonnées dans l’atome, notre savant prophétise que ces forces nouvelles dépasseront toutes celles que nous connaissons aujourd’hui « de l’énorme distance qui les sépare elles‑mêmes des ressources naturelles de l’homme sauvage ». « On ne doit pas tenir pour absurde, dit‑il, que l’homme soulèvera alors les montagnes, subjuguera les mers, asservira les forces atmosphériques… » Là‑dessus, il est aussi permis d’imaginer de quelle façon l’homme accommodera son semblable ; en moins de temps qu’il n’en fallut au volcan réveillé, il anéantira sous quelque « nuée ardente » les cités ennemies. Oui, l’imagination horrifiée peut essayer d’entrevoir ce que sera la guerre future, sa puissance foudroyante de destruction. Mais la raison se refuse à admettre que la civilisation, déjà si profondément ébranlée par la première guerre scientifique, puisse survivre à une rechute.

8Qu’est‑ce à dire, en dernière analyse, sinon que le progrès scientifique, qui est infiniment rapide, n’a pas eu d’effet sur le progrès moral, qui est infiniment lent. La science a pu révolutionner le monde ; un seul domaine lui reste inaccessible : le cœur humain.
Il est vrai que les savants n’hésitent pas à affirmer le contraire, sans doute pour mettre leur conscience en repos et, comme on dit, pour sauver la face : « Plus profonde sera la révolution scientifique, plus complète sera la révolution économique et sociale » (d’accord), « plus nécessaire et plus certain le règne de la moralité » (allons donc !) « et plus grande enfin la somme de bonheur dont jouira l’homme, devenu par son intelligence un tout-puissant roi de la nature. » (voire…) N’anticipons pas, s’il vous plaît, et craignons de nous payer de mots. Il ne sert de rien de faire acte de foi en la bonté et la justice (futures) des hommes. Constatons présentement que la malignité humaine existe et qu’elle aussi s’entend à utiliser le progrès scientifique, car, dans la lutte qui se poursuit indéfiniment sur terre entre le Bien et le Mal — voilà le grand mot lâché —, la Science est neutre.
Cette neutralité, je n’hésite pas à le dire, est un crime. Et je crois avoir démontré qu’elle met la civilisation en péril de mort. La science encourt, de ce chef, une responsabilité capitale. Qu’elle ne paraisse pas s’en douter est pour moi un perpétuel sujet de stupéfaction. Il me souvient l’avoir dit une fois à un membre notoire de l’Institut, confiné dans l’étude des mathématiques. Cet homme éminent, qui est aussi un homme de bien, parut étonné. Mais c’est son étonnement qui m’étonne. Sauf le respect que je lui dois, sa défense ne valait guère mieux que celle du Kaiser, le piteux : « Je n’ai pas voulu cela ! »

9Le parchemin trouvé dans l’habit de Pascal après sa mort, et sur lequel il avait voulu fixer le cri de son âme en extase, le parchemin précieux, portait ces mots :

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,
Non des philosophes et des savants.

10Et je lis dans Les Pensées cette simple note jetée sur un feuillet : « Une lettre de la folie de la science humaine et de la philosophie. » Mais, plus encore que le renoncement chrétien d’un Pascal, je dois évoquer ici la prescience quasi divine d’un Léonard entêté à dérober au public le secret de ses plus surprenantes découvertes : « Comment et pourquoi je n’écris pas ma manière d’aller sous l’eau, aussi longtemps que je puis rester sans manger : si je ne le publie ni ne le divulgue, c’est à cause de la méchanceté des hommes, qui s’en serviraient pour assassiner au fond des mers, en ouvrant les navires et en les submergeant avec leur équipage… » Les savants modernes n’ont pas connu les scrupules du Vinci : vous pouvez en témoigner, morts du Lusitania.
Le tout n’est pas de découvrir des sources nouvelles d’énergie, de déchaîner par le monde des forces « à soulever des montagnes » qui deviendront aux mains de l’homme les armes les plus cruelles, mais de veiller à l’usage qu’il en fera, au moins jusqu’à ce qu’il ait atteint l’âge de raison, dont on voudra bien m’accorder qu’il est encore assez éloigné. Sinon, n’est‑on pas en droit de dire que la science en use à l’égard de l’humanité exactement comme des parents inconscients qui laisseraient à la portée de leur gamin un revolver chargé, sans même songer à le mettre au cran d’arrêt ? Le gamin y touche, naturellement : le coup part ; le voilà gisant mort. Dira‑t‑on que l’enfant seul est responsable, et que les parents ne le sont pas ?

11Le tout n’est pas de dérober aux dieux l’étincelle magique pour la remettre aux hommes. De peur que les hommes n’en fissent le plus détestable usage, il eût fallu auparavant changer les hommes en dieux. Les poètes veulent nous faire croire que Prométhée a été victime d’une erreur judiciaire. Ce n’est pas vrai : les dieux ont bien jugé. (…)
La Science est maîtresse absolue des destinées du monde. Il est donc absurde de vouloir résoudre sans elle le problème de la paix. Il est impossible de concevoir une organisation internationale efficace si elle n’y intervient pas. J’avoue qu’à s’engager dans cette voie, on se heurte à d’incroyables difficultés. Comment concilier le devoir national des savants avec leur devoir international ? Pratiquement, comment réaliser l’entente des savants pour la paix ? Comment organiser un contrôle du travail scientifique, l’idée même de ce contrôle n’est‑elle pas chimérique5 ? On ne peut oublier enfin que la science et l’industrie ont étroitement partie liée ; comment tenir les multiples issues de ce labyrinthe et empêcher que le démon de la guerre s’en échappe ?
À toutes ces questions, je reconnais honnêtement que je ne suis pas en état de répondre. Je ne suis même pas qualifié pour répondre. Mais les questions n’en sont pas moins posées et j’ai le droit de dire que, de la réponse qu’elles recevront, l’avenir humain dépend.

Notes de bas de page numériques

1 . Texte repris dans l’ouvrage de Jules Isaac, Paradoxe sur la science homicide et autres hérésies, Paris, Rieder, 1936.

2 . Charles Moureu, « La Science dans la guerre et dans la paix » (Revue de France, 15 janvier 1922).

3 . Géneral Maîtrot, La Prochaine Guerre, p. 13.

4 . Texte de 1922, interpolation de 1936.

5 . « Aucune inspection n'arriverait à découvrir, par ses seuls moyens, le secret d'une invention nouvelle. Supposez qu'un gaz, d'une importance militaire dix fois plus grande que le gaz moutarde, soit découvert dans les laboratoires de l'I.G. (Interessen Gemeinschaft). Un inspecteur ou un agent secret, assis sur la chaise à côté, peut fort bien ignorer toujours que le but de cette investigation n’était pas la découverte d'un nouveau colorant. En ce moment même, il se peut que l'équilibre du monde soit menacé par les découvertes de quelque savant absorbé et pensif, au fond d'un faubourg ». (Lefébure, L’Énigme du Rhin, p. 233.)

Annexes

Réponses de savants et réponse aux savants

La plupart des savants se sont trouvés d’accord pour nier résolument, absolument, toute responsabilité de la science.
« La science est et n’est pas autre chose que la recherche de la vérité et à celle‑ci, n’est attaché aucun caractère moral particulier ; elle n’est en elle‑même ni bonne ni mauvaise ; elle est profondément indifférente à la manière dont nous pouvons l’utiliser, et ce n’est qu’à propos des applications que l’homme demande à la science que la question peut se poser d’une responsabilité, non pas de la science, mais de ceux qui l’exploitent… » (Discours du doyen de la faculté des Sciences de Paris, le 25 novembre 1923.)
« Nous devons distinguer entre la Science et les Techniques. La science n’a d’autre but que de découvrir les lois qui régissent les phénomènes, sans même se préoccuper de savoir si ces rapports ont quelque réalité objective et ne résultent pas de la forme même de notre esprit... Passons aux techniques : nous y trouvons l’art de vivre, l’art de guérir, l’art de détruire, etc. Telle loi chimique a autant d’application dans l’art de guérir que dans celui de tuer. Allons‑nous interdire la fabrication de la cocaïne, dont les bienfaits anesthésiques sont incomparables, pour éviter les cocaïnomanes ? Le contrôle des applications est impossible… Je crois que la guerre périra par son horreur même. C’est le progrès dans l’art de détruire qui la rendra impossible… » (Lettre d’un mathématicien, professeur à la faculté des Sciences de Paris.)
Qu’on veuille bien m’excuser si je ne trouve pas ces réponses pertinentes.
On peut croire que « la guerre périra par son horreur même ». Mais on peut aussi ne pas le croire, pour de fort bonnes raisons sur lesquelles il me paraît inutile d’insister, car cette discussion sur une croyance ne mènerait à rien.
La distinction entre la Science et la Technique est fondée en théorie. Dans la pratique, dans la réalité, dans la personne même du savant, leur liaison, leur collusion sont permanentes.
Nul plus que moi ne respecte la loi de vérité qu’est par excellence la loi scientifique. Celle-ci n’est pas en question. La question est de savoir si les savants ont le droit de se désintéresser des conséquences qui peuvent se déduire de leurs recherches et de leurs découvertes
Je répondrais : oui, si le travail scientifique se faisait dans quelque Néphélococcygie, bâtie à leur usage entre ciel et terre. Mais la science vit et travaille dans le siècle, où la séparation absolue du spirituel et du temporel n’est qu’une chimère, et un jeu de l’esprit.
Il y a quelque deux mille ans, le Syracusain Archimède, savant d’un merveilleux génie, ne s’est pas borné à résoudre les plus difficiles problèmes de géométrie pure ; ses solutions l’ont conduit aux plus ingénieuses applications pratiques ; et quand les Romains de Marcellus vinrent assiéger Syracuse, ce furent les machines construites par Archimède qui les tinrent pendant trois ans en échec. L’histoire (ou la légende) raconte que, la ville grecque enfin prise, Archimède mourut, transpercé d’un coup d’épée par un soldat romain, alors qu’il était absorbé dans ses calculs. Mort misérable et admirable.
Je vois en raccourci dans cette carrière d’un des savants les plus illustres la carrière même de la Science, si elle n’y veille.

Pour citer cet article

Jules Isaac, « Paradoxe sur la science homicide (1922)1 », paru dans Alliage, n°52 - Octobre 2003, La science et la guerre, Paradoxe sur la science homicide (1922)1, mis en ligne le 28 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3699.


Auteurs

Jules Isaac

Jules Isaac (1877-1963), historien français.