Chronique du savant flou

« La noble simplicité des œuvres de la Nature résulte bien souvent de la noble myopie de celui qui l’observe. » Hans-Georg Lichtenberg

D’ailleurs, c’est fou le nombre de questions scientifiques compliquées et intéressantes que découvrent soudain les physiciens dans la vie quotidienne — maintenant que la science lourde, par exemple les recherches en physique des particules ou du cosmos, atteint des coûts prohibitifs et exige une compétitivité de moins en moins supportable. Au rang de cette science légère, le problème du patinage : il s’agit de comprendre pourquoi on glisse sur la glace ! Pas moins de trois théories s’affrontent : 1) la glace fondrait en surface sous la pression des patins et la couche liquide servirait de lubrifiant,

2) ce serait le frottement des patins sur la glace qui, par la chaleur dégagée, conduirait au même résultat,

3) indépendamment des patins, les interactions des molécules d’eau donneraient à la glace une structure telle que les chaînes moléculaires ne se fermeraient pas à la surface, y laissant en permanence un film liquide (voir R. M. Rosenberg, Physics Today, décembre 2005).

Mais les chercheurs sauront-ils suivre le conseil : « Glissez, mortels, n’appuyez pas. » ? [Par pure pédanterie, indiquons que l’auteur du quatrain dont est tiré ce vers bien plus célèbre que son auteur, est le librettiste Pierre-Charles Roy, 1683-1764.]

La campagne des élections régionales de 2003, sur laquelle il n’est pas sans intérêt de revenir à la veille de prochaines échéances politiques, a connu d’intéressantes formulations scientifiques :

— une innovation numéroterminologique : « Au deuxième tour, la Corse a connu une élection heptagulaire. » (France-Inter, 28 mars au soir),

— une innovation géométricomécanique : « Il faut faire reculer Raffarin à coups de pied dans le derrière. » (toujours sur France-Inter, un auditeur de l’émission de Daniel Mermet, Là-bas si j’y suis).

Dans Nature (n° 438, 24 novembre 2005, p. 402), un intéressant article sur les thérapies géniques indique : « Les thérapies géniques ont donné à lieu à de sonores fanfares, mais ont peu apporté en termes de résultats positifs. Doter les patients de nouveaux gènes pour remédier aux défauts de leurs anciens est une affaire difficile. Mais des progrès sérieux, bien que peu remarqués, sont faits dans une direction qui renverse le concept : plutôt que de soigner certaines maladies, les chercheurs trouvent le moyen de les étudier en insérant des  gènes défectueux dans des animaux initialement sains. »

Autrement dit, la médecine de pointe, faute de guérir, peut au moins rendre malade. C’est toujours une façon de démontrer son efficacité… Après tout, c’est ce qu’a compris depuis longtemps la physique nucléaire qui a su rapidement fabriquer des bombes h, mais, cinquante ans plus tard, ne sait toujours pas maîtriser l’énergie de fusion à des fins pacifiques. Cette approche devrait inspirer les spécialistes de la cognition informatique : faute de produire de l’intelligence artificielle, ils pourraient se rabattre sur un programme de bêtise artificielle.

Le Monde du 21 septembre 2005 publiait un articulet intitulé « Des chimistes s’attaquent à San Gennaro ». Il s’agit, bien sûr, de la fameuse et miraculeuse liquéfaction du sang de saint Janvier, toujours attendue avec ferveur à Naples. Le cicap (Comité italien pour le contrôle des phénomènes paranormaux), à l’occasion du mille sept centième anniversaire de la décapitation du saint, publiait sur internet la recette du « sang de saint Janvier », permettant de reproduire le prodige à volonté.

Cette contre-offensive hyper-rationaliste n’est pas la première et n’aura évidemment pas plus de succès que les précédentes (voir, par exemple, Henri Broch, Le paranormal, Seuil, 2001, pp. 103-112, ou http://www.unice.fr/zetetique/banque_images.html#sang).

On appréciera, en revanche, la réaction du porte-parole de l’évêché de Naples, qui réfute l’explication du cicap au motif que l’expérience proposée marche trop bien : « Comment expliquer alors que le sang de saint Janvier se liquéfie parfois instantanément, parfois après des jours et des jours de prières, voire pas du tout, comme en 1976 ? Il est imprévisible ! » Il y a là l’ébauche d’une belle et originale épistémologie du miracle. À la différence de la science, selon Valéry « ensemble des recettes qui réussissent toujours », c’est l’insuccès qui serait le critère des prodiges divins.

Dans la vaste catégorie des ouvrages consacrés à prouver la détermination génétique des conduites humaines, celui de Tim Spector (professeur d’épidémiologie génétique à l’université de Londres), où l’on apprend, par exemple, que « l’infidélité est un trait génétique plus ancien que l’histoire de l’humanité », mérite le pompon pour son titre : Your Genes Unzipped, et son illustration de couverture : gros plan sur une main (de femme) ouvrant la fermeture-éclair de son jean.

Dans Science et vie (septembre 2005, p. 21) : « Alex, le perroquet du Dr Pepperberg (université de Brandeis, Massachusetts), est le premier oiseau à appréhender le concept de zéro. Des chimpanzés y étaient bien parvenus, mais on en pensait les oiseaux incapables. Or, malgré un cerveau de la taille d’une noix, Alex sait exprimer la notion de zéro : devant un plateau dont on a retiré tous les cubes, il déclare « aucun ». La méthode pédagogique qui a permis d’obtenir ce résultat pourrait être appliquée aux enfants en difficulté d’apprentissage. »

Ce dernier commentaire, qui fait tout le sel de l’article (les recherches de psychologie cognitive relatées sont par ailleurs tout à fait sérieuses) prend encore plus de relief quand on sait que la méthode en question est celle dite du « rival modèle ». Cette technique met en scène un entraîneur qui donne les instructions, et un assistant qui corrige les mauvaises réponses du sujet et rivalise avec lui pour l’attention de l’instructeur. L’expérience pédagogique courante ne semble pourtant pas prouver que les chouchous du maître, toujours prêts à donner les bonnes réponses, aient un effet si positif sur leurs condisciples moins doués…

Puisqu’on en est à la psychologie comparée des animaux et des humains, cette autre découverte, qu’on s’en voudrait de commenter : « Les différences sexuées, déjà observées entre filles et garçons, existent aussi chez les chimpanzés. Durant quatre ans, des éthologues ont observé comment de jeunes chimpanzés du parc national de Gombé en Tanzanie apprennent à pêcher les termites dans leur nid avec une fine tige végétale. Résultat : les jeunes femelles s’en sortent nettement mieux que leurs frères. Elles attrapent leurs premiers insectes plus tôt, à deux ans et demi au lieu de cinq, et demeurent longtemps plus habiles — en terme du nombre de termites retirés par tentative. Explication : les filles passent beaucoup plus de temps à observer leurs mères, que les fils qui préfèrent jouer. Elles adoptent d’ailleurs une longueur de l’outil proche de celle de leur mère, ce qui n’est pas le cas des mâles. » (La Recherche n°376, juin 2004, d’après un article de E. Lonsdorf & al., Nature n°428, 715, 2004)

Dans Découverte, revue du Palais éponyme (n°337, avril 2006, p. 65) : « Il a fallu une grande sagacité à Galileo Galilei pour repérer les phases de Mars dans le ciel. » Ce lapsus, quand même problématique dans une telle publication, figure dans un article consacré à… l’erreur en science.

Extrait d’une publicité Volkswagen : « La technologie Servotronic est un système de direction qui permet non seulement de corriger les effets du vent latéral, mais aussi d’obtenir une direction qui se durcit plus ou moins en fonction de la vitesse. De plus, le volant revient activement en position centrale après les virages. » On est presque déçu de lire, en note de bas de page et en tous petits caractères : « Le Servotronic n’abolit en aucun cas les lois de la physique. »

Mais pour d’autres, ces lois ne sont pas si contraignantes. Dans un dessin animé, vu à la télévision, la sempiternelle course-poursuite du coyote (Canis latrans) pourchassant l’oiseau-coureur (Geococcyx californianus, plus familièrement dénommé “bip-bip”, voir http://www.desertusa.com/mag98/sep/papr/road.html). Le coyote coince l’oiseau au sommet d’une falaise sur une avancée rocheuse, qui se brise au-dessus du canyon. Le coyote tombe et s’écrase au sol, cependant que l’oiseau reste suspendu en l’air. Dialogue (qui ne fonctionne bien qu’en vo.) :

« Coyote : I wouldn’t object — except that he defies the law of gravity.

Oiseau : Perhaps, but I never studied law. »

Il faut savoir gré à Jean-Pierre Haigneré d’avoir relevé le défi insolent que lançait Serge Brunier dans son livre Impasse de l’espace — À quoi servent les astronautes ? (Seuil, 2006). Bien au-delà les motivations trop souvent avancées de la course à l’espace, industrielles, militaires et politiques, l’ancien astronaute français « milite pour un accès du public à l’espace, afin que chacun puisse voir la beauté mais aussi la fragilité de notre planète » (Ciel et Espace, novembre 2006). Et si l’avion suborbital européen dont il propose la construction ne peut emporter qu’une demi-douzaine de passagers pendant quelques minutes à cent kilomètres d’altitude, tant pis. Ou plutôt tant mieux, car ne faut-il justement pas d’abord convaincre de la « fragilité de notre planète » ceux qui peuvent se payer une telle escapade, à un tarif d’environ cent soixante mille euros, et qui sont directement responsables des menaces qui pèsent sur cette fragilité ? Et qu’importe si la consommation de carburant et les émissions de co2 subséquentes d’un tel avion spatial, sont, par heure et par passager, environ mille fois supérieure à celle d’un Airbus a 380. Grâce à J.-P. Haigneré, la conscience écologique prend de la hauteur.