Chronique du Savant flou

Entendu sur France Inter un journaliste déplorant la météo changeante de l’été : « C’est quand même incroyable, passer de températures de l’ordre de 40°) à des températures de 20° en quelques jours… une chute de moitié ! ». Rassurons-le : eût-il abandonné l’échelle Celsius pour l’échelle Fahrenheit, que les températures seraient passées de 130° à 94°, soit une chute d’environ un tiers ; et sur l’échelle Kelvin (absolue), tombant de 313° à 293°, n’auraient perdu que 7%… Rien de plus difficile à accepter que l’impossibilité de donner sens à certaines opérations arithmétiques sur des grandeurs physiques pourtant bien définies. Les températures se soustraient mais ne se divisent pas. Pour elles, comme pour le sexe selon Lacan, il n’y a pas de rapport…

Une petite piqûre de rappel d’esprit critique. D’abord, Plutarque : comme on lui demandait pourquoi les poulains qui ont été poursuivis par le loup sont plus rapides, il répondit : « Peut-être parce que ce n’est pas vrai. » Plus tard, Fontenelle : « S’assurer du fait avant d’en chercher la cause. » Enfin Jorge Luis Borges : « Le mot problème peut être une insidieuse pétition de principe. » (Citations rapportées par Gérard Genette)

Ne vous laissez pas impressionner par la difficulté de certains textes scientifiques, c’est un expert qui vous le dit ! Kurt Gödel, le génial logicien, dans une lettre de 1951 à sa mère : « Ce livre [sur Einstein] est-il vraiment si difficile à comprendre ? Les préjugés contre et l’anxiété devant tout ce qui est abstrait jouent aussi, je crois, un rôle. [Il faut d’abord] essayer de le lire comme un roman, sans vouloir tout comprendre à la première lecture… » (In Pierre Cassou-Noguès, Les démons de Gödel, Seuil, 2007)

D’ailleurs, les spécialistes eux-mêmes dérapent parfois. Un expert témoignant devant le tribunal administratif pour une affaire de pollution, à propos de mesures litigieuses : « Les anomalies que nous avons relevées peuvent être liées à des erreurs de mesure. Nous travaillons sur l’infini décimal [sic]. » (Nice-Matin, 3 mars 2007)

Le vocable logiciel semble avoir été introduit dans le discours politique par D. Strauss-Kahn en 2002. Mais pendant la campagne électorale des présidentielles, il est devenu un véritable poncif :

« Le logiciel de la gauche actuelle n’est plus majoritaire dans le pays. » (J. Ch. Cambadélis, Libération, 8 mai 2007)

« Le logiciel Ségolène Royal est-il ps-compatible ? » (titre du Monde, 30 mai)

« L’impératif écologique est désormais parfaitement intégré dans le logiciel de la gauche. » (L’économie politique n° 34, 2ème trimestre 2007)

« Nicolas Sarkozy peut-il changer le logiciel mental des Français ? » (titre du Figaro, 14 mai 2007)

« Quel logiciel pour le modem? » (titre de Libération, 22 mai)

« Les membres de l’ump affichent une grande sérénité. Le logiciel que leur a offert Nicolas Sarkozy ne tombe pas en panne. » (Boomerang, NouvelObs.com, 23 mai 2007)

« Ségolène Royal appelle la gauche à revisiter la totalité de son logiciel. » (Nouvel Observateur, 29 mai)

« Nicolas Sarkozy a réintégré le discours d’extrême-droite dans le logiciel de la droite française. » (blog Résistances 95, mai)

Parlera-t-on bientôt de politiciels, sur le modèle des logiciels dédiés — didacticiels, etc. ?

Lucas Hemleb, qui a mis en scène le Misanthrope à la Comédie-Française, déclare à propos de Célimène : « Elle est faite pour donner corps à un théorème de la physique moderne : la relation d’indétermination de Heisenberg. » La coquetterie serait-elle un effet quantique ?

Il faut savoir gré à Jean-Pierre Haigneré d’avoir relevé le défi insolent que lançait Serge Brunier dans son livre Impasse de l’espace — À quoi servent les astronautes ? (Seuil, 2006). Bien au-delà des motivations trop souvent avancées de la course à l’espace, industrielles, militaires et politiques, l’ancien astronaute français « milite pour un accès du public à l’espace, afin que chacun puisse voir la beauté mais aussi la fragilité de notre planète » (Ciel et Espace, novembre 2006). Et si l’avion suborbital européen dont il propose la construction ne peut emporter qu’une demi-douzaine de passagers pendant quelques minutes à cent kilomètres d’altitude, tant pis. Ou plutôt tant mieux, car ne faut-il justement pas d’abord convaincre de la « fragilité de notre planète » ceux qui peuvent se payer une telle escapade, à un tarif d’environ cent soixante mille euros, et qui sont directement responsables des menaces qui pèsent sur cette fragilité ? Et qu’importe si la consommation de carburant et les émissions de co2 subséquentes d’un tel avion spatial, sont, par heure et par passager, environ mille fois supérieures à celle d’un Airbus a 380. Grâce à Jean-Pierre Haigneré, la conscience écologique prend de la hauteur.

Dans une lettre de 1751 à M*** qui l’interrogeait sur Ninon de Lenclos, Voltaire (« bien aise qu’un ministre du saint Évangile veuille savoir des nouvelles d’une prêtresse de Vénus ») écrivait que « Huygens, ce philosophe hollandais qui découvrit en France une lune de Saturne, s’attacha aussi à observer Mlle Ninon de Lenclos. Elle métamorphosa un moment le mathématicien en galant et en poète. Il fit pour elle ces vers, qui sont un peu géométriques :

Elle a cinq instruments dont je suis amoureux : 
Les deux premiers, ses mains ; les deux autres, ses yeux ; 
Pour le plus beau de tous, le cinquième qui reste, 
Il faut être fringant et leste. »

Mais c’était là pure médisance à l’égard du savant, puisque le piètre poète était en réalité son frère, Constantin, diplomate

Décidément, la science inspire les politiques : « Il nous faut maintenant penser en quatre dimensions : gauche, droite, moderne, passéiste », déclare Anthony Giddens, élu travailliste à la Chambre des Lords (Le Monde 2, 6 au 12  octobre 2007). Quitte à confondre lois physiques et lois civiques, Lord Giddens devrait donc faire voter le doublement systématique des dimensions de l’espace.

Mais les élus du peuple sont parfois plus vigilants. Une commission du congrès états-unien s’est récemment penchée sur un programme mis en place par l’administration Bush pour impulser les recherches sur « la biosécurité » après les attaques à l’anthrax qui ont suivi le 11 septembre 2001. Le budget des National Institutes of Health pour ces travaux a crû de quarante et un millions de dollars en 2001 à un milliard virgule six en 2006, et le nombre de laboratoires spécialisé est passé de cinq en 2001 à quinze en 2007 pour ceux de niveau sécuritaire maximal, alors que plus de quatre cents laboratoires au total, et quatorze mille chercheurs sont maintenant impliqués dans ces recherches. Conclusion de la commission : la dissémination des agents infectieux due à ce programme a augmenté plutôt que réduit le danger de contaminations graves.

Lu dans la publicité d’une grande marque automobile : « La technologie Servotronic est un système de direction qui permet non seulement de corriger les effets du vent latéral, lorsque l’on double un camion, par exemple, mais aussi d’obtenir une direction qui se durcit plus ou moins en fonction de la vitesse. Il apporte également plus de précision sur route et facilite les manœuvres en ville. De plus le volant revient activement en position centrale après les virages. » Et alors ? Attendez, il faut lire la note en bas de page, en tout petits caractères : «Le Servotronic n’abolit en aucun cas les lois de la physique. » Dommage, se prend-on à rêver…