Alliage | n°69 - Octobre 2011 Amateurs ? 

Jean-Michel Frodon  : 

L’amour au bout des doigts

Le cinéma amateur et l’amateur de cinéma à l’épreuve de la révolution technologique

Plan

Texte intégral

Dans le contexte d’un dossier abordant la question de l’amateur principalement dans le champ scientifique, un éclairage venu du cinéma fait sens à double titre. D’une part, la notion d’amateur dans les domaines artistiques, malgré ses spécificités, peut contribuer à une meilleure intelligence des autres pratiques amateurs. D’autre part, la technicité de l’activité cinématographique, son recours considérable aux machines et en particulier à des appareils et à des procédures en phase avec les évolutions technologiques contemporaines, construit des relations plus directes avec les pratiques scientifiques que ne le font peinture, danse, théâtre ou littérature.

Encore est-il besoin de préciser de quoi l’on parle : pour le cinéma comme dans tous les autres domaines, la référence aux nouvelles technologies liées au numérique induit un grand nombre de confusions, ce qui est logique puisque le numérique permet la convergence de pratiques jusqu’alors distinctes. Mais pour tenter de prendre la mesure de la nature de processus toujours en cours, et dont nul ne connaît l’issue, il est nécessaire d’adopter une approche fondée sur un effort permanent de distinction, approche qui donnera sa forme au présent texte.

Amateurs de cinéma et cinéma amateur

La relation entre « cinéma » et « amateur » se décline, comme pour les autres arts, selon la double figure de l’amateur au sens de personne ayant une forte inclination pour les films et de l’amateur au sens de la pratique amateur, qui est toute différente : beaucoup de cinéastes amateurs ne sont pas pour autant de grands amateurs de cinéma. À dessein je n’utilise pas pour ces derniers le terme « cinéphiles », la cinéphilie désignant une forme elle-même particulière d’amour du cinéma, qui apparaît de manière significative dès les années 20,1a connu son âge d’or en France au cours de l’après-guerre et qui se manifeste par un certain nombre de pratiques fétichistes et d’érudition.2 Il existe aujourd’hui bien d’autres manières de vivre une relation intense de spectateur de cinéma, en relation souvent avec un genre cinématographique (films d’horreur, manga, films d’arts martiaux en particulier), pas nécessairement en salles mais grâce aux dvd et à l’internet.

Il sera principalement question ici de la seconde acception du mot amateur, celle concernant une pratique de « production » donnant naissance à des réalisations. Mais on peut relever au passage l’un des effets de l’essor du numérique pour le spectateur, dans le domaine de la vision des films. Il s’agit du « home cinéma », phénomène minoritaire mais pas marginal, lequel transgresse l’ancienne opposition grand écran collectif/petit écran individuel, et propose — bien davantage que cet autre effet du numérique que sont les écrans plasma grand format — une relation à l’image cinématographique (et au son) qui s’approche de ce que les professionnels de la monstration des films sont capables d’offrir dans leurs salles obscures.

Survol express

Contrairement aux autres arts, le cinéma est lié de manière décisive à un appareillage technique, qui a longtemps tenu les praticiens amateurs à distance des professionnels. Bien sûr, on peut considérer qu’au tout début, en 1894-1897, tout le monde est amateur. Par définition, il n’y a pas de professionnels du cinéma, il n’existe, par exemple, aucun mot désignant ce que nous appelons un réalisateur et il faudra beaucoup de temps pour que ce terme, comme celui de cinéaste, acquière droit de cité — on employa plusieurs autres termes, dont celui, qui connut une certaine fortune, d’« écraniste ».

Une part importante des premiers films Lumière peuvent être rapprochés d’une pratique amateur, ce sont en effet des home movies où les inventeurs du cinématographe filment leur famille et leurs invités dans leurs demeures de Lyon et de La Ciotat. Mais très tôt, le tournage en est confié à des opérateurs qui se professionnalisent, alors que presque immédiatement, sont commercialisés  des appareils spécifiquement destinés au grand public : en 1898, l’américain Birt Acres met ainsi sur le marché le procédé Birtac, avec un film de 17,5 mm. Dès lors le développement de la pratique amateur sera scandé par la commercialisation de supports plus sûrs (l’abandon du très inflammable nitrate pour l’acétate au cours des années 20) et de formats de plus en plus accessibles ; le Pathé Baby de 1922, projecteur à domicile suivi l’année suivante d’une caméra grand public impose un temps le 9,5 mm, tandis que Kodak choisit le 16 mm à partir de 1923, le 8 mm en 1932, puis le Super 8 en 1965, qui régnera jusqu’à l’arrivée de la vidéo grand public au milieu des années 70.

Si, du point de vue des pratiques amateur, l’enjeu concerne essentiellement les caméras (et plus généralement, les outils de productions d’images et plus tard de son), le rôle des projecteurs de salon, dont le Pathé Baby demeure l’archétype, ne doit pas être sous-estimé : il a rendu le cinéma proche, accessible, et d’Ingmar Bergman à Alain Resnais, nombreux sont les grands cinéastes qui ont affirmé son rôle fondateur dans leur future passion pour le cinéma quand, enfants, ils intervenaient sur le déroulement de la projection en famille.

Il reste que durant la quasi totalité du xxe siècle, on peut parler d’un écart significatif entre pratiques professionnelles et pratiques amateur. Pas les mêmes outils, pas les mêmes visées, pas le même contexte psychologique. Les grands mouvements de modernité qui remettent en cause la lourdeur industrielle du cinéma de studio au sortir de la Seconde guerre mondiale (néo-réalisme italien) et à la fin des années 50 (la nouvelle vague française et ses épigones) ne se voient nullement comme un rapprochement entre pratiques professionnelles et amateurs mais comme une tentative de transformation des pratiques professionnelles elles-mêmes. Les cinéastes de la modernité qui ont marqué le début des années 60 voulaient rompre avec l’essentiel des pratiques professionnelles d’alors, mais au sein de la profession : Godard, Fassbinder, Oshima, Bertolucci, Glauber Rocha, Lindsay Anderson, Milos Forman ou Miklos Jancso et leurs pairs du monde entier se concevaient comme des révolutionnaires de la profession, certainement pas comme des amateurs.

En revanche, ces modernes et notamment ceux de la Nouvelle Vague se réfèrent volontiers à des pratiques particulières issues notamment du cinéma tel que mis en œuvre par le milieu scientifique, qu’il s’agisse de l’enregistrement des espèces animales mené par Jean Painlevé ou de l’utilisation de la caméra au service de son travail ethnographique par Jean Rouch, pour autant que ce recours au film traduise une conception de la forme cinématographique, une recherche portant également sur la manière de filmer et de représenter.  

Il y aura pourtant, durant les années 1920 à 1980 l’apparition de zones intermédiaires entre pratiques professionnelles et amateurs, principalement dans deux registres, esthétiques et militants. Dès les années 20, des artistes (exemplairement Marcel Duchamp avec Anemic Cinéma, 1925)s’emparent des appareils amateurs pour produire des réalisations « expérimentales », dont la faible qualité technique ouvre accès à des formes inédites, transgressives et critiques vis-à-vis des normes dominantes. D’autre part, des groupes activistes utilisent du matériel amateur pour réaliser des films en rupture avec le système politique, par exemple lorsque René Vautier s’engage aux côtés des combattants du fln armé de sa caméra 16 mm. Le geste exemplaire de ce « transfert de compétence » sous le signe d’une technologie partageable sera accompli par Chris Marker et ses compagnons, cinéastes engagés partis à Besançon filmer une grève à l’usine Rhodiaceta en 1967 : lorsqu’ils montrent le résultat (À bientôt, j’espère) aux ouvriers, ceux-ci critiquent la manière dont les cinéastes les ont regardés et représentés. Marker leur propose alors de réaliser leurs propres films et leur confie le matériel de tournage, ce qui donne lieu à la création du premier groupe Medvedkine — du nom du cinéaste soviétique qui, dans les années 20, avait mis en place un dispositif de fabrication de films en commun avec les habitants des villes que traversaient ses ciné-trains, mais avec du matériel professionnel. Quatorze films seront réalisés entre 1967 et 1974 par plusieurs groupes Medvedkine répartis dans toute la France.3 Des passerelles s’établissent également entre artistes et contestataires, avec en particulier l’utilisation dans les années qui suivent Mai 68 des outils cinématographiques, par exemple, par la mouvance du groupe Zanzibar, groupe très créatif de cinéastes amateurs essentiellement composé de plasticiens.4

Mais dans l’atmosphère militante et volontiers artistiquement transgressive des années 70, c’est l’apparition de la vidéo qui marque un tournant décisif — on ne parle pas ici de « l’art vidéo », pratique singulière apparue dans les années 60 avec Georges Brecht, Nam Jun-paik et le groupe Fluxus, et qui connaîtra un important développement. Si le support vidéo a été inventé au milieu des années 50, sa diffusion grand public commence avec la mise sur le marché de l’Umatic de Sony (1969) puis du vcr de Philips (1972) et enfin de la vhs de jvc (1975). Pour filmer, pour montrer immédiatement ce qu’on filme, pour diffuser aisément sur des moniteurs (postes de télé), pour stocker et dupliquer, c’est un support infiniment plus pratique que la pellicule, et qui s’impose rapidement dans la plupart des usages amateurs (par rapport aux professionnels du cinéma) : usages domestique, journalistique, artistique ou militant. En 1982, le caméscope (appareil qui intègre à la caméra le magnétoscope où sont enregistrées et lues les cassettes) marque une nouvelle importante avancée. Hormis la mouvance militante, rares sont les cinéastes qui s’y intéressent, à l’exception majeure de Jean-Luc Godard, qui en fera au contraire des usages très inventifs au cours des années 70.

C’est une mutation plus profonde encore qui va se jouer avec l’apparition de la vidéo numérique au milieu des années 90, même si les principaux traits de ce changement s’étaient dessinés avec la vidéo analogique. Sa première caractéristique est l’ampleur et la rapidité avec laquelle se répand l’utilisation de ces nouveaux outils — et progressivement dans le monde entier, pas seulement dans les pays développés, il suffit de songer aux centaines de vidéos amateurs postées sur l’internet par des vidéastes amateurs notamment au cours des révoltes du monde arabe du début 2011.  Autre caractéristique : alors qu’existent une multitude de formats très différents (ou peut-être à cause de cette multiplicité), la prise de vue numérique institue l’impression d’un continuum entre images amateurs, images de cinéma et images pour d’autres médias et modes d’expression (télévision, art vidéo, jeux vidéo, infographie en 2D et en 3D…). En réalité, la multiplicité des formats et des supports, mais surtout la différence des projets déterminent toujours de manière significative des distinctions entre les pratiques et entre les résultats. Le numérique a réinterrogé et reformulé les anciennes distinctions, il est loin de les avoir abolies.

Mais ces évolutions ont donné lieu à de nouvelles pratiques (sans parler des nouveaux métiers dans le champ professionnel) : un vidéaste amateur qui enregistre en passant sur son iPhone n’est pas un cinéaste amateur au sens où celui-ci, même pour un usage strictement familial, adopte une posture particulière, celle du filmeur, suivant le mot d’Alain Cavalier, l’un des grands explorateurs des utilisations — tout à fait professionnels et à haute teneur artistique dans son cas — des moyens offerts par le numérique léger.

La vidéo stimule et rend possible au moins chez quelques-uns, le passage à l’acte de réalisation. En témoigne de manière mémorable un film hilarant et très émouvant, vhs Kalhoucha (Nejib Blekadhi, 2006), consacré à un maçon tunisien qui réalise et interprète (et scénarise, produit, sonorise, monte) des grands films d’aventure dont il campe les invincibles superhéros. Sur le même modèle, mais version fiction cette fois, Michel Gondry mettra en scène l’idée que chacun refait les grands films de sa cinémathèque imaginaire et les partage avec les voisins, dans Soyez sympas, rembobinez (2008).

Ces films font écho à des pratiques de masse, dont on peut donner au moins deux exemples significatifs. D’abord, le véritable déluge de fictions à très bas coût tournés en Afrique de l’Ouest, et d’abord au Nigeria, rebaptisé Nollywood, à l’origine là aussi en vhs, désormais en dvd. Regardés à domicile, mais surtout sur un poste de télé trônant dans un café ou une boutique, voire une église, ces « films », dont certains ont des centaines de milliers de spectateurs et dont les dvd s’exportent dans tous les quartiers où vivent des communautés issues de la diaspora nigériane (mais aussi désormais sénégalaise, camerounaise, béninoise, congolaise…), ne sont plus depuis longtemps des films amateurs mais des productions fabriquées par des spécialistes d’un mode de réalisation spécifique. En revanche, ils continuent d’inspirer des amateurs dans les pays voisins, avant que là aussi s’institutionnalise le processus.

L’autre phénomène est celui des films « suédés », c’est-à-dire des remakes à deux sous fabriqués par des fans de leurs grands films préférés — La guerre des étoiles a ainsi inspiré des centaines de réalisations, de quelques minutes à plusieurs heures, toujours réalisées avec les moyens du bord mais parfois de manière extrêmement créative, qu’on peut découvrir sur les sites de partage de vidéos.5

Numérique : tourner, monter, montrer

Marqué par l’apparition sur un rythme accéléré d’appareils nouveaux, notamment de caméras qui démodent tous les ans les modèles l’année précédente, l’avènement massif du numérique ne concerne pas que le seul tournage, et sa gamme de plus en plus étendue d’appareils de prise de vue, depuis les toutes petites caméra et les appareils photos transformés, sans parler des téléphones portables et des tablettes électroniques équipées, jusqu’à des machines ultraélaborées, offrant une très haute définition et des latitudes de luminescence toujours plus étendues. De manière au moins aussi significative, cet avènement rend accessible à tout un chacun ou presque l’ensemble des pratiques de post-production, qui étaient, elles, un domaine réservé aux professionnels. On peut acquérir, et souvent même télécharger gratuitement, des logiciels de montage image, de montage son, de mixage et de color processing — équivalent numérique, infiniment plus souple, de l’étalonnage, à savoir de la correction des couleurs et des intensités lumineuses des copies argentiques. N’importe quel ordinateur portable ou domestique est désormais à même de se transformer en table de montage, en auditorium et en laboratoire.

Ce qui ne signifie évidemment pas qu’on y fait réellement la même chose, et ce n’est pas seulement une question de meilleure qualité des mêmes procédures, de nombreux travaux continuent d’avoir besoin d’outils raffinés, sans parler du savoir-faire de praticiens chevronnés. C’est particulièrement vrai dans le domaine, devenu immense, des effets spéciaux. Mais un quidam peut accomplir chez lui, sur sa réalisation personnelle, l’ensemble des gestes qui font écho à l’ensemble des étapes qui scandent la fabrication d’un film professionnel. Étant bien entendu qu’il n’y a là nul jugement de valeur quant au résultat final : chaque année, des professionnels fabriquent très professionnellement des dizaines de films épouvantablement mauvais, aux couleurs hideuses et au montage navrant de conformisme et de bêtise.  

Le numérique travaille donc en profondeur toute la chaîne de fabrication des films, reconfigurant de mille manières les séparations entre amateurs et professionnels sans les faire disparaître, même si de nouvelles et multiples passerelles, parfois aussi inattendues que l’élan qui porte les adeptes du film suédé. Une génération après le effets massifs d’ingestion intensive de films en vidéo, dont Quentin Tarantino, l’ancien  boulimique employé d’un vidéostore, est l’emblème sinon le prophète, mais dont les effets les plus massifs se sont fait sentir en Asie, une génération plus tard, donc, ce sont plus encore les transformations des modes de diffusion des films par le numérique qui ont bouleversé le rapport au cinéma, et en particulier les lignes de partage entre professionnels et amateurs. La vhs avait permis de mettre en circulation de manière « sauvage », hors des circuits classiques de distribution, une quantité considérable de réalisations, le support dvd, par sa légèreté, sa plus grande résistance aux chocs, aux variations de température et d’humidité, la facilité de sa duplication, aura démultiplié ces potentialités.

À nouveau, il s’agit de considérer les seuils où les effets quantitatifs dus à la technique transforment  la nature du phénomène : il a existé des « écoles cinématographiques » fondées sur les format alternatifs, a priori dévolus aux amateurs, le plus significatif étant sans doute le mouvement Cinema-Yé-Azad (« Cinéma libre »), apparu en Iran à la fin des années 60 et qui utilisa le super-8 pour explorer des voies interdites par la censure du Shah et les puissances de l’industrie. Mais il est bien évident qu’avec les ressources du numérique, la légèreté de manipulation, la discrétion qu’il autorise (plus besoin de donner des pellicules, même amateurs, à développer, même à l’échoppe du coin de la rue, qui peut très facilement surveiller les contenus), les coûts relativement bas et aussi la quasi-disparition des limites temporelles (une bobine de film dure quelques minutes, un fichier numérique peut accueillir des heures d’enregistrement en continu), les conditions changent radicalement.

Bien entendu, de toutes les nouvelles manières de diffuser les films, celle qui a, et aura les effets les plus importants est l’internet. La piraterie en ligne a donné un accès inédit à des centaines de milliers de film, le net a permis de faire circuler d’innombrables réalisations bloquées par les censures, censure politique dans les pays autoritaires, censure des mœurs étendue aussi à la plupart des autres, en particulier en ce qui concerne les images pornographiques, censure esthétique exercée à peu près partout par les décideurs économiques qui bloquent la circulation de formes alternatives et transgressives au nom des exigences du marché. Grâce à l’internet se sont mis à circuler par milliers des « films », ou en tous cas des réalisations audiovisuelles, qu’il faudrait regarder une par une pour estimer, en toute subjectivité, lesquelles relèvent d’un projet cinématographique.

L’œuvre ouverte

Une des conséquences majeures de l’avènement du numérique est de remettre en cause « l ’enveloppe » qui contenait un film, la membrane symbolique, technique et juridique établissant son existence comme objet singulier. Malgré les systèmes de protection (cryptage et modification du droit d’auteur) qui tendent à limiter ces interventions, tout film devient en principe aujourd’hui accessible, on peut y entrer, « mettre les mains dedans », le transformer, y circuler aléatoirement ou selon un choix personnel, enlever, enrichir ou altérer ses composants. C’est la notion d’œuvre, et la définition classique de l’auteur qui sont ainsi remises en question.

De telles interventions ne sont pas si simples, même s’il est possible de télécharger gratuitement des logiciels de montage et de color processing permettant de remonter Avatar et Citizen Kane, et que des appareils plus complexes permettent  de mettre en 3D Pierrot le fou ou M le maudit. D’une grande portée sur le plan symbolique et juridique, cette accessibilité nouvelle du contenu des œuvres engendre des considérations souvent simplistes sur son sens profond, au nom d’une liberté nouvelle du spectateur pouvant désormais « mettre les mains » dans les films. Ces pratiques, lancées dans le domaine musical et réunies sous l’appellation du Remix, possibilités d’ailleurs passionnantes, traînent avec elles une illusion : celle d’une proportionnalité entre l’intervention active du spectateur et sa liberté. On sait depuis longtemps, et Umberto Eco l’a écrit et explicité noir sur blanc une bonne fois pour toutes,6 que ce qui définit une œuvre d’art est son « ouverture », au sens de sa capacité à faire place à l’imaginaire de celui qui s’y confronte. Être assis dans le noir devant un grand écran n’est pas l’abdication d’une liberté (de se mouvoir, de changer la fin de l’histoire) mais l’occasion, au moins la promesse, d’exercer une liberté autrement plus vaste et profonde : explorer en soi-même des chemins jusque-là ignorés grâce à la stimulation de l’artefact artistique. Alors qu’aussi compliquées soient les arborescences d’un jeu vidéo, les parcourir n’est jamais faire autre chose que suivre des chemins déjà tracés par d’autres.

Il reste que ces possibilités d’intervention dans les films transforment aussi la séparation que nous avions établie entre amateurs de films et cinéastes amateurs. Certains spectateurs particulièrement mobilisés par le rapport au cinéma ont désormais la possibilité de franchir la « rampe », la barrière symbolique qui les séparait du contenu de leur écran, et comme dans quelques fictions prémonitoires telles La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, d’« entrer » dans la fiction et d’interférer avec elle. Bien qu’il ne concerne pas directement la question de l’amateur, un des effets les remarquables de la technologie numérique, l’essor massif des films en 3D, s’y rattache en traduisant de manière sensorielle ce passage d’une relation d’observation de l’extérieur à une relation d’immersion — même si il s’agit, répétons-le, en grande partie d’une illusion : depuis Aristote, on sait comment un spectateur, tout en restant séparé de la scène, et justement parce qu’il en est séparé, est capable d’intérioriser émotionnellement ce qui lui est montré et d’en élaborer des développements pour lui-même.

Le plus et le possible

Parfois très profondes et parfois illusoires, les transformations de la relation entre pratiques professionnelles et amateur du cinéma sous l’influences du numérique sont donc très nombreuses. Il serait plus précis de dire : les hypothèses de transformation.

L’histoire du cinéma, comme de bien d’autres pratiques reposant massivement sur des technologies, enseigne en effet que toutes les possibilités ne s’accomplissent pas, qu’il ne suffit pas que tel ou tel développement soit techniquement réalisable pour qu’il devienne socialement désiré. Il y intervient bien d’autres paramètres, concernant des besoins humains profonds auxquelles répondent ou pas certaines potentialités, il y interfère aussi des enjeux de cohérence interne à un domaine, et bien entendu les intérêts particuliers de ceux susceptibles de mettre en œuvre ces techniques et de promouvoir ces pratiques. Il ne suffit donc jamais de décrire ce qui est possible pour savoir ce qui va advenir. Placées sous un signe apparemment unique, le signe + (plus de maniabilité et d’accessibilité des outils, plus de possibilités d’action pour créer ou pour modifier, plus de films accessibles, plus d’autonomie face à des propositions formelles et narratives, etc.), ces possibilités recèlent des effets autrement complexes, loin d’être tous des assurances d’une amélioration en termes de liberté, d’égalité et de créativité.  

Notes de bas de page numériques

1 . Cf. Christophe Gauthier, La Passion du cinéma, Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, École des chartes, 1999.

2 . Cf. Antoine de Baecque, La Cinéphilie, invention d’un regard, histoire d’une culture, 1944-1968, Fayard, 2003 et Laurent Jullier, Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et cinéphilie : histoire et devenir de la culture cinématographique, Armand Colin, 2010.

3 . Les films des Groups Medvedkine sont disponibles en dvd aux éditions Montparnasse.

4 . Cf. Sally Schafto, Zanzibar, Paris Expérimental, 2007.

5 . Il ne faut pas croire que la vidéo a complètement enterré les cinéastes amateurs adeptes de la pellicule. Dans son film Cinéastes à tout prix (2005), Frédéric Sojcher va à la rencontre de plusieurs réalisateurs belges, amateurs tournant avec amis et voisins des longs métrages très ambitieux, uniquement sur pellicule. Et face au moment même de la montée en puissance de la vidéo, en 1977, s’est créé à Metz le Festival de création Super-8 qui a connu une vingtaine d’éditions (il en existe d’autres dans le monde).

6  L’œuvre ouverte, Seuil, 1971.

Pour citer cet article

Jean-Michel Frodon, « L’amour au bout des doigts », paru dans Alliage, n°69 - Octobre 2011, L’amour au bout des doigts, mis en ligne le 17 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3256.

Auteurs

Jean-Michel Frodon

Critique et journaliste de cinéma, ancien directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma, il publie désormais sur le site http://www.slate.fr/. Enseignant à Sciences-Po Paris et rédacteur en chef du site collaboratif http://artsciencefactory.fr/ il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages sur le cinéma