Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 5 

Simon Bréan  : 

Considérations sur l’imaginaire scientifique : le cas de Rudyard Kipling

p. 139-149

Index

Thématique : A.B.C. , artefact, Asimov (Isaac), astrologie, Avec le courrier de nuit, chemin de fer, cyberpunk, Dans le même bateau, démocratie, Dimbula, discours rationnel, En marge de la profession, expérience (humaine), expérimentation scientifique, fantastique, fantasy, fiction spéculative, Gernsback (Hugo), illusion, induction, ingénieur, Keats (John), L'Enfance de l'air, Le Navire qui trouva sa voix, Les Bâtisseurs de ponts, liberté, lois physiques, magie, médium, merveilleux scientifique, métonymie, objet technique, Occident, paradigme, plaisir, Poe (Edgar A.), prototype, Renard (Maurice), robot, Sans fil, savant, science arabe, théories scientifiques, Verne (Jules), Villiers de L'Isle-Adam (Auguste), Wells (Herbert G.), Zola (Emile)

Texte intégral

1Lorsqu’il s’agit de parler de la science dans la littérature, les mots manquent, ou sont parfois trompeurs. Pour déterminer ce que peut recouvrir une expression comme “imaginaire scientifique”, et quel pourrait en être l’usage le plus approprié, il est intéressant de revenir préalablement sur un autre terme employé pour désigner des fictions qui, d’une manière ou d’une autre, représentent cette invention récente qu’est “la science”, celui de “science-fiction”.

2Bien avant d’être désignés par un vocable déterminé, il s’est trouvé des textes mettant en scène des objets techniques, des ingénieurs, des savants et parfois même des théories scientifiques, reflets plus ou moins fidèles de leurs homologues du monde réel. Ces textes se sont multipliés à partir du XIXe siècle, manifestant le souci croissant pour les écrivains de rendre compte de la réalité.

3Si les textes “fantastiques” soulignaient les incertitudes qui pouvaient se nicher dans un environnement familier, si les textes “réalistes” s’astreignaient à dépeindre au plus juste notre monde de référence, il était alors une manière de parler du changement dans la continuité, de dessiner les prolongements possibles permis par la science et l’industrie, qui ne reçut réellement de nom que près d’un siècle après avoir fourni ses premiers grands exemples. “Merveilleux scientifique”1 en France, “Science Fiction”2 aux États-Unis, le texte littéraire faisant intervenir la science, à des degrés divers, se voit désigné d’un nom paradoxal et potentiellement contradictoire.

4Néanmoins, la contradiction ne se situe pas au sein même de la fiction, qui peut sans difficulté tout représenter, mais provient de la nature de ce que nous nommons “science”. Si la littérature est libre de mimer une démarche scientifique et d’incorporer sous forme de mots et de réseaux de signification interne des objets techniques, la science, dans toutes ses dimensions, ne peut se soustraire à un impératif de vérification. Le terme de “science” sert ici à désigner par métonymie un continuum de pratiques et de connaissances allant de théories et de modélisations scientifiques jusqu’à toutes les applications techniques envisageables, en passant par les différents stades technologiques de production industrielle. Il n’est pas un atome de ce continuum qui puisse être soustrait aux sentences du réel. Toute erreur doit être rectifiée, car elle risquerait d’invalider l’ensemble. La recherche scientifique, les réflexions technologiques, les objets techniques doivent être constamment améliorés, en fonction de leur confrontation à la réalité.

5Il ne s’agit pas de dénier aux savants, aux techniciens et aux ingénieurs la possibilité de recourir à leur imagination. Celle-ci est une indispensable source d’inspiration et une nourriture spirituelle inestimable pour soutenir les hommes de science dans leurs travaux. Pourtant, la démarche scientifique consiste à anéantir ce qui a été imaginé, soit en en montrant l’impossibilité dans la réalité, soit en le réalisant. La science n’est qu’une suite de compromis avec la réalité et ses créations sont les débris fonctionnels de rêves plus grandioses. Elle n’est pas sans imagination, bien au contraire, mais elle ne peut être science si elle ne se prive pas de cette partie de l’imagination qui est l’apanage de la fiction, à savoir la performativité autoréférentielle. En d’autres termes, la science ne peut se permettre de prendre ses rêves pour des réalités, tandis que la littérature est l’art de transformer des rêves en réalités3.

6À l’instar du nom de “science-fiction”, l’expression d’“imaginaire scientifique” accole de ce fait deux termes qui ne sont pas immédiatement compatibles, puisque les produits directs de la science ne bénéficient jamais de l’impunité face à la réalité dont jouissent les produits de l’imagination. S’il existe un imaginaire de la science, ce ne peut être qu’en dehors de tout processus scientifique effectif. Effets secondaires de la recherche et des applications scientifiques, des éléments de cet imaginaire peuvent n’avoir que des liens très ténus avec les réalités de la science contemporaine. De plus, même lorsqu’il est issu de la science, l’imaginaire se déploie dans un autre espace, celui de la fiction, et il est susceptible de s’y développer de manière autonome. La littérature de science-fiction fournit de multiples exemples d’une telle évolution: les robots de la SF du début du XXIe siècle sont avant tout les descendants littéraires des automates du XIXe, des robots tueurs des pulps, des robots intelligents d’Isaac Asimov, des cyborgs, créatures mi-organiques, mi-mécaniques à l’honneur dans le courant cyberpunk, et plus récemment des Intelligences Artificielles; les avancées de la robotique dans le monde réel peuvent déterminer quelques caractéristiques nouvelles de ces personnages, mais le robot de science-fiction actuel doit peu à la science, et beaucoup à l’imaginaire scientifique développé par la science-fiction. L’autonomie de cet imaginaire scientifique excède d’ailleurs le cadre de la littérature, ou même des arts, dans la mesure où aucun domaine culturel n’englobe l’intégralité du champ de la fiction : des lignées de robots ont prospéré sous forme de jouets ou d’illustrations publicitaires, par exemple.

7Par ailleurs, la notion, ici encore à construire, d’“imaginaire scientifique” ne se limite nullement aux images et idées mises en scène spécifiquement dans des récits de science-fiction. Dans La Bête humaine, Zola donne à voir, à travers les images de la locomotive et du chemin de fer, les transformations imposées à la société de son temps par une évolution technique radicale. Villiers de l’Isle-Adam, dans son Ève future, peint le portrait du magicien moderne qu’est Edison, qui fait s’incarner dans un automate une âme errante, faisant alors d’images associées à la science le point de départ d’une réflexion sur la nature de l’âme et la survie après la mort. Fantastique, réalisme et science-fiction sont trois manières de représenter la science, source de fascination, de réflexion et d’espoirs de nouveaux horizons.

8L’œuvre de Rudyard Kipling, même si ce dernier n’a écrit en matière d’imaginaire scientifique que quelques nouvelles dispersées dans le temps et dans différents recueils, permet d’aborder ces trois aspects. Kipling a publié ces textes entre 1895 et 1930: il écrit donc après Poe, Verne et Wells, mais ne prend pas leur suite de manière évidente. La source principale de son inspiration reste son monde de référence et non un matériau pour partie déjà fictionnel. Parmi les découvertes de son temps et les applications techniques qui en découlent, Kipling ne retient que celles qui, par un biais ou un autre, touchent aux voies de communication: il est question dans ces nouvelles de ponts («Les Bâtisseurs de ponts»), de bateaux («LeNavire qui trouva sa voix») et de transmissions radio («Sans fil»). Des maladies mentales sont guéries par des voyages en chemin de fer dans «Dans le même bateau»; un traitement contre le cancer est mis au point quand des chercheurs découvrent que les tissus vivants sont soumis à un ressac d’énergie venue de l’espace, dans «En marge de la profession». Les deux histoires de Kipling décrivant un monde futur le placent sous le signe d’une liberté absolue de déplacement: «Avec le courrier de nuit» raconte le trajet d’un dirigeable postal de l’an 2000, tandis que le point de départ de «L’Enfance de l’air», récit se déroulant soixante-cinq plus tard, est un acte de rébellion apparent contre l’Aerial Board of Control, chargé de garantir la fluidité des communications planétaires.

9Un premier examen de ces nouvelles permet de constater que l’“imaginaire scientifique” de Rudyard Kipling est plutôt un imaginaire d’ingénieur. Ses récits mettent en scène des hommes d’action, qui réalisent des objets techniques ou les emploient à bon escient. Même si l’intérêt dramatique peut expliquer en partie pourquoi les savants chenus se voient préférer techniciens et capitaines de navire quand Kipling bâtit des histoires célébrant la science et la technique, ce choix est également révélateur de la manière dont la “science” est perçue en général: tant qu’elle n’est pas suivie d’effets, une théorie n’a aucun intérêt, ni aucun sens. Quand Dimbula, «Le Navire qui trouva sa voix», sort du port, elle n’est encore un navire qu’en théorie, car elle n’a jamais navigué. Mise à l’épreuve par une terrible tempête, elle cesse progressivement d’être un assemblage hétéroclite de pièces brevetées pour devenir, avec le baptême de l’expérience, un objet technique complet et homogène. Kipling fait parler tour à tour chaque élément du navire, qui se plaint des assauts de la tempête, mais découvre progressivement sa véritable place, comme le déclarent les cylindres: «Si l’on vous avait martelée comme nous l’avons été cette nuit, vous ne seriez pas roide-oide-oide non plus. Théorique-rique-rique-ment, bien sûr, tout est dans la rigidité. Dans la prrra-prrra-pratique, il faut savoir faire des concessions. C’est ce que nous avons découvert en travaillant couchés sur le flanc pour cinq minutes d’affi-ffi-ffi-lée »4. Ainsi, chaque objet technique, produit de calculs savants et de l’industrie humaine, peut être considéré comme un passage de la théorie à la pratique, cette dernière étant la pierre de touche de toute science véritable dans les nouvelles de Kipling.

10Les considérations théoriques ne sont pas pour autant absentes de ces histoires, mais pour précises qu’elles puissent être, comme les explications sur les transmissions radio données par un savant personnage de « Sans fil », elles sont plutôt la source d’un aveuglement qu’un instrument d’élucidation des phénomènes. Dans cette nouvelle, M. Cashell, qui connaît les théories expliquant les secrets de la transmission radio, est incapable, au contraire du narrateur, de s’apercevoir qu’une autre expérience, bien plus mystérieuse que celle qu’il a entreprise, se déroule sous ses yeux. Un malade, atteint de phtisie et endormi par du laudanum, est soudain en état de transe et, comme un médium, retranscrit des vers de Keats. Ce que déduit le narrateur est que, à l’instar d’un poste de radio recevant des ondes depuis un poste émetteur, le malade a subi l’influence d’un courant insensible pour les autres et qu’il est temporairement devenu Keats par induction. Il déclare :

J’avais accepté les faits, quels qu’ils fussent, dont je devrais être le témoin, et j’avais élaboré une théorie, que ma raison trouvait tout à fait sensée et vraisemblable, qui les expliquait tous. Ou plutôt, je devançais même ces faits, marchant d’un pas pressé devant eux, persuadés qu’ils concorderaient avec ma théorie5.

11L’aller-retour entre les faits et la théorie se fait sans intermédiaire, du fait de l’état de lucidité extrême du narrateur. Le cadre de l’action, une pharmacie remplie d’instruments d’apothicaire, et la référence au spiritisme, inscrivent nettement dans le registre fantastique les événements dont ce narrateur exalté est le témoin. Néanmoins, le caractère inexplicable du phénomène est atténué par la comparaison explicite qui peut être établie entre spiritisme et communication radio: cet instant fantastique pourra se transformer en expérience véritable par la suite, mais pour cela, une attitude parfaitement neutre est exigée des hommes de science. Ainsi, les médecins de «En marge de la profession» se jurent, avant d’entamer leurs recherches, de ne pas produire de théorie avant d’avoir effectué suffisamment d’expériences6. Ils cherchent en effet à déterminer si une quelconque influence planétaire, comme le professe l’astrologie, s’exerce sur les tissus humains. Il leur faut faire abstractions du caractère irrationnel de leurs prémisses pour se donner les moyens d’observer le ressac régulier qui affecte des tissus cancéreux et permet d’établir au mieux le moment propice à une intervention chirurgicale. La théorie passe après la pratique, dans les fictions de Kipling.

12S’il est possible de dépeindre l’activitéde recherche de savants et de la décomposer en une multitude d’activités dont chacune produit un résultat tangible, l’esprit du lecteur est plus frappé par un objet qui est source de développements narratifs: plus que par ce qu’il est, un artefact scientifico-technique existe dans un récit par ce qu’il fait, qu’il s’agisse d’effets directs ou indirects. «L’Œil d’Allah» fournit l’exemple parfait pour mettre en valeur cette distinction. Dans un monastère anglais, au XIIIe siècle, des hommes de science, médecins et érudits, à la fois instruits des savoirs antiques et partisans de l’expérimentation plutôt que de la théorisation, sont confrontés à un objet technique, issu de l’art optique développé par les savants arabes: un microscope permettant de distinguer microbes et bactéries, que l’enlumineur qui l’utilise prend pour des créatures démoniaques. Après discussion et réflexion sur les conséquences de l’utilisation d’un tel objet, les savants déduisent qu’il ne peut être correctement employé à leur époque: les superstitions et les dogmes en feraient un instrument du démon; plutôt qu’un progrès de la connaissance et des avantages pratiques, ce microscope engendrerait « la mort, la torture, la division et l’ignorance dans notre siècle déjà ignorant »7. Une fois le microscope disparu, les médecins anglais en sont réduits à des spéculations, sans disposer d’aucun moyen pour établir leurs réflexions sur des faits.

13Ainsi, du constant aller-retour entre abstraction scientifique et applications techniques, la fiction ne retient apparemment que la partie concernant ces dernières. L’imaginaire scientifique se nourrit par nature plutôt d’images que d’idées. Toutefois, ce déséquilibre entre théorie, impossible ou inutile à représenter, et pratique, source d’une myriade d’images et de situations fascinantes, n’est qu’une illusion résultant d’une erreur de perspective en ce qui concerne la fiction et ses contenus.

14En effet, la fiction repose en grande partie sur des réflexes d’association entre une image et la chose qu’elle représente. Nommer et décrire un objet suffisent à “créer” cet objet dans l’espace de la fiction où il trouve son champ d’action et de réaction. Ainsi, les dirigeables de «Avec le courrier de nuit» se trouvent décrits avec un luxe de détails et les événements donnent une idée de leurs moyens d’action. Des détails techniques sont fournis sur ces véhicules volants et les appareils qui en permettent le fonctionnement ; des conditions de vols difficiles fournissent le prétexte à des explications sur la meilleure manière de les manœuvrer. Plus un objet donné intervient dans la fiction et plus il est aisé de lui attribuer des caractéristiques, permettant apparemment de prédire son fonctionnement même en dehors des cadres déterminés par le récit. Le lecteur entretient donc l’illusion qu’il est possible d’extraire l’objet décrit du texte où il apparaît, afin de tenir à son sujet un discours rationnel. Pourtant, au sens strict, le dirigeable dont «Avec le courrier de nuit» fournit les caractéristiques techniques n’existe que dans la nouvelle. Rien ne peut être affirmé à son égard, sinon ce qui est déjà dit dans le texte. Tout le reste est produit par le lecteur et, pour autant qu’une fiction puisse être un appel à la réflexion et à l’imagination, aucune spéculation du lecteur ne modifie l’état initial du texte.

15Les fictions où se manifeste l’imaginaire scientifique reposent fortement sur cette tendance associative. Les lecteurs sont censés postuler que des lois existent, qui lient et contraignent les objets qui apparaissent dans le texte. Selon l’orientation du texte, ces lois correspondent initialement plus ou moins à celles de notre monde de référence et elles sont plus ou moins appelées à être confortées, violées ou révisées en fonction de précisions apportées au sein de la fiction8. Les vecteurs premiers de ces précisions ontologiques sont justement les objets techniques représentés. Ces objets déterminent en effet les lois auxquelles ils sont censés obéir : si un dirigeable vole, c’est qu’il existe des conditions physiques propres à assurer le vol d’un objet tel que lui et que des procédés techniques ont été développés pour tirer parti de ces conditions physiques. C’est d’ailleurs tout le propos de «Avec le courrier de nuit» que de faire la démonstration de ces conditions et de ces procédés, ainsi que de montrer selon quelles règles un trafic aérien formé de dirigeables pourrait se mettre en place.

16Il apparaît dès lors que l’imaginaire scientifique n’est pas une simple collection d’images d’objets techniques, nommés et décrits. Même si les calculs et les modélisations mathématiques qui ont logiquement dû être nécessaires restent absents du texte, même si les prototypes n’apparaissent pas toujours, ou sont déjà parfaitement fonctionnels9, les objets techniques ne se limitent pas à eux-mêmes. Ils dessinent en creux les lois du monde dont ils font partie, que ce soit du strict point de vue physique ou en ce qui concerne les usages humains qu’ils donnent l’occasion d’observer. Ainsi, dans «L’Enfance de l’air», des systèmes électriques permettent de paralyser des hommes, en les clouant au sol. En plus de suggérer qu’il est effectivement possible, dans l’avenir supposé par Kipling, d’employer ainsi l’électricité, la manière dont ces appareils sont utilisés révèle que les êtres humains y sont particulièrement peu belliqueux: il ne s’agit jamais d’attaquer quelqu’un d’autre, mais toujours de le dissuader, en restreignant sa liberté de déplacement, d’ennuyer ses voisins. Les progrès dans les moyens de transport, selon Kipling, permettent en 2065 un malthusianisme à marche forcée et l’établissement de sociétés très peu denses: toute la planète étant accessible à volonté, personne ne souhaite subir de trop près la compagnie de ses semblables.

17Les lois physiques, souvent implicites même lorsqu’elles varient fortement de celles de notre monde de référence, peuvent être formulées explicitement, mais le statut d’une théorie scientifique énoncée dans un cadre de fiction est plus problématique. En effet, il en va d’une théorie comme de n’importe quel autre objet: dès lors qu’elle est inscrite dans le texte et qu’elle y produit des effets, elle est absolument valable. Néanmoins, si le lecteur a tendance à associer les objets nommés à leurs hypothétiques homologues physiques, il a en revanche tendance à dissocier de la fiction les éléments abstraits qui s’y trouvent, même s’ils sont par nature aussi fictifs que le reste. Pour qu’une théorie fictionnelle produise une illusion similaire à celle de la description d’un véhicule, il faut par conséquent soit qu’elle échappe à toute vérification rapide, afin d’éviter que le lecteur en soit choqué, soit qu’il ne soit pas absolument nécessaire qu’on la prenne au sérieux10, comme lorsqu’un officier de santé déclare que « Le Transport, c’est la Civilisation. La Démocratie, c’est une Maladie. Mes tests sanguins l’ont prouvé chaque fois »11. L’idée selon laquelle la démocratie, du fait des regroupements humains qu’elle favorise, est un facteur de maladie permet de comprendre l’organisation du monde de «L’Enfance de l’air»: le lecteur n’est pas obligé de croire à la véracité de cette affirmation dans l’absolu pour l’admettre dans le cadre de la fiction. Selon une logique circulaire, les principes généraux provoquent les événements et justifient la présence de certains objets techniques, tandis que les objets techniques et les événements dépeints pointent vers les principes généraux du monde fictionnel.

18Les nouvelles de Rudyard Kipling que nous avons évoquées ici nous ont permis de dessiner un peu mieux ce que peut signifier “imaginaire scientifique”. Avant de parler de l’imaginaire scientifique d’un auteur, d’un pays, d’une époque… il faut se souvenir que cet imaginaire se développe au sein d’un type déterminé de fictions, celles qui établissent un certain rapport avec notre monde de référence. Comme l’indiquent les exemples tirés de l’œuvre de Kipling, l’imaginaire scientifique est constitué dans le cadre d’un paradigme “matérialiste” (c’est-à-dire attentif à la matérialité des objets fictionnels mis en scène, qu’ils soient censés être réels ou pas), si bien que les aspects purement techniques y sont prédominants12. Dans le processus de lecture, ce sont toujours les aspects techniques qui retiennent d’abord l’attention, si bien que ce n’est qu’en se dégageant de l’apparente matérialité des objets décrits que le lecteur peut espérer dégager un sens profond des aventures qu’il découvre. Les dirigeables d’«Avec le courrier de nuit» sont en premier lieu de simples moyens de déplacement, dont la description physique et les actions dans le récit fournissent un grand plaisir de lecture. Le lecteur acquiesce à l’existence de ces objets qui le fascinent et c’est presque sans s’en apercevoir qu’il en tire peu à peu certaines inductions concernant les lois physiques du monde décrit et les usages sociaux des individus qui y vivent. Ce n’est que dans un second temps qu’une analyse globale devient possible, en considérant le dirigeable non plus seulement comme un objet fictionnel, mais comme un reflet de spéculations de l’auteur, et par conséquent comme le symbole de certaines de ses conceptions personnelles. Enfin, la mise en relation des significations symboliques possibles de divers objets techniques tirés de différents récits permet de reconstituer ce qui peut alors être appelé “imaginaire scientifique” d’un auteur.

19Cet imaginaire scientifique individuel peut alors être rapproché de celui d’autres écrivains de la même époque ou du même domaine fictionnel. Ainsi, l’intérêt de Kipling pour les moyens de locomotion peut être rapproché des inventions de Jules Verne pour évoquer un certain optimisme scientifique de la société occidentale jusqu’à la Belle Epoque, ou il peut opposé au pessimisme de Wells, qui fait de ses objets techniques non des moyens pour rapprocher les êtres humains, mais des instruments de destruction ou de malheur. De ce fait, suivant l’exemple des personnages de Kipling, le chercheur étudiant l’imaginaire scientifique d’un auteur ou d’une époque devrait en premier lieu tourner son attention vers ces « faits » que sont les différents objets techniques qui se manifestent dans les textes, en se gardant de produire trop vite une théorie d’ensemble, en procédant comme nous l’avons suggéré, par paliers successifs.

Sylvie Denis, Simon Bréan et Timothée Rey

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Notes de bas de page numériques

1  L’expression est de Maurice Renard, employée dans un article de 1907 ; in M. Renard, Romans et contes fantastiques, Robert Laffont, coll. Bouquins, Paris, 1990, p. 1210.

2  La paternité du terme est généralement attribuée à Hugo Gernsback (1928).

3  Ces propositions peuvent être contestées, voire annulées, dès lors qu’on étend sans discrimination l’usage du terme d’imagination à toute activité mentale impliquant prévision et combinaison. Un scientifique, quel que soit son domaine, ne procède pas de manière aveugle. Il a à l’esprit une variété d’effets possibles et de méthodes d’expérimentation, qu’il adapte aux résultats intermédiaires. De plus, il se représente, par l’imagination, les conséquences bénéfiques et négatives de ses travaux. Néanmoins, les résultats qu’il obtient proviennent de la rencontre entre ses capacités d’analyse et de conceptualisation avec les données de la réalité. Ce ne sont pas les “produits de son imagination”, au sens où l’on peut dire que des personnages et des mondes de fiction sont essentiellement issus de l’imagination de leur auteur.

4  « Le Navire qui trouva sa voix », trad. Peyresq, in Sans fil et autres récits de science-fiction, éd. du Somnium, 2009.

5  « Sans fil », trad. Peyresq, idem.

6  « Tu nous as fait jurer à tous de ne pas bâtir de théorie avant un an » ; éd. Pléiade,p. 783.

7  « L’Œil d’Allah », éd. Pléiade, p. 588.

8  Dans les fictions “réalistes”, le texte postule des objets qui reconduisent les lois observables dans le monde de référence, dans les fictions “fantastiques”, la majorité des objets reconduisent ces lois, mais des objets significatifs les enfreignent manifestement (si aucune réconciliation n’intervient entre les lois usuelles et les principes supposés par les objets étranges, le texte est alors fantastique ; si une harmonisation intervient entre tous ces principes, c’est-à-dire si la magie est réputée “naturelle”, tout en échappant à une analyse scientifique, il s’agit d’un récit de “fantasy”). Enfin, dans la “science-fiction” au sens large, les lois du monde de référence servent de point d’appui et toute modification introduite par un nouvel objet est considérée comme rationnelle et compatible avec les principes scientifiques que nous connaissons, même si ses applications dans la fiction paraissent si merveilleuses qu’elles en confinent à la magie. Par ailleurs, il convient de préciser que la question de l’“imaginaire scientifique” n’est pas déterminante pour ce qui est de délimiter ces différents rapports au monde de référence. La présence d’images ou d’idées ressortissant à l’imaginaire scientifique n’est pas un facteur déterminant pour distinguer récits réalistes, fantastiques et de science-fiction, même si cette dernière catégorie fournit des exemples en bien plus grand nombre que les deux premières.

9  Un grand nombre de textes datant d’avant la science-fiction, ou des débuts de ce genre, fournissent des exemples de prototypes marchant à la perfection, voire mieux encore que ce que supposaient leurs inventeurs. Le propos est alors de faire saisir un moment de basculement, juste avant la démultiplication industrielle, moment où les effets de la science, à travers un artefact technique, sont sensibles à l’échelle individuelle.

10  Les quelques théories avancées dans des nouvelles de Kipling concernent des événements extraordinaires (« Sans fil ») ou s’appuient sur une batterie d’expériences qui n’ont pas encore eu d’équivalent dans le monde réel (« En marge de la profession »).

11  « L’Enfance de l’air», trad. Peyresq, op.cit.

12  Les réticences de Kipling envers la théorisation dans ses fictions peuvent également s’expliquer par une tendance propre à l’auteur à privilégier l’action et le fait à la théorie et la spéculation, pour produire des récits d’aventure. Néanmoins, il s’entend également très bien à donner une idée de ce que peut être une démarche scientifique, mais dans ces cas-là, l’apport effectif de ces éléments plus abstraits à l’intérêt du récit n’est pas très important, par rapport à tout ce que suggèrent déjà les objets techniques mis en scène.

Pour citer cet article

Simon Bréan, « Considérations sur l’imaginaire scientifique : le cas de Rudyard Kipling », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 5, Considérations sur l’imaginaire scientifique : le cas de Rudyard Kipling, mis en ligne le 27 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=537.


Auteurs

Simon Bréan

Littérature comparée, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, silramil@yahoo.fr