Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 3 

L'épopée, moteur de l'imaginaire scientifique collectif ?

p. 88-95

Index

Thématique : A Diversity of Creatures , A Separate Star, Anderson (Poul), Avec le courrier de nuit, Bacon (Francis), Brunner (John), Capitaines courageux, Citoyen de la galaxie, Clarke (Arthur C.), Conrad (Joseph), conte, Dick (Philip K.), Dickson (Gordon R.), émerveillement, Empire (britannique), enchantement, épique, épopée, expérimentation scientifique, fiction spéculative, génie, Gernsback (Hugo), Haldeman (Joe), Heinlein (Robert A.), héros, Hugo (Victor), imaginaire scientifique et technique, informatique, ingénieur, Kim, L'Enfance de l'air, L'Homme qui voulut être roi, La Nouvelle Atlantide, Le Navire qui trouva sa voix, Levy-Leblond (Jean-Marc), merveilleux, métaphore, mondes perdus, Nobel (prix), objet technique, Poe (Edgar A.), point de vue, proto-science-fiction, savant, Twain (Mark), utopie, Verne (Jules), Wells (Herbert G.), Wolfe (Gene), Zola (Emile)

Plan

Texte intégral

1Ugo Bellagamba ouvre la session en proposant quelques définitions. Le Petit Robert définit l’épopée comme :

Un long poème, en vers ou en prose, où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l’histoire, et dont le but est de célébrer un héros ou un grand fait (Iliade, Odyssée, Chanson de Roland, Légende arthurienne).

2Un autre sens est également présenté, selon lequel l’épopée est « une suite d’événements héroïques ou sublimes ». À partir de ces définitions, Ugo Bellagamba pose deux questions, forcément connexes :

  • 1. l’épopée peut-elle célébrer un fait scientifique ?

  • 2. l’œuvre de Kipling relève-t-elle de l’épopée ?

3Si l’on se penche sur Kim ou sur Capitaines courageux, l’épopée semble très présente chez Kipling. Elle s’y pare, en général, des couleurs du voyage initiatique : les personnages-clefs y deviennent des héros grâce aux événements qu’ils doivent affronter. La première question pose toutefois problème, car l’épopée kiplingienne ne semble pas directement liée à la “célébration” de la science. Ce qui est célébré, chez Kipling, c’est plutôt la construction de l’Empire britannique. Et, dès lors, la science contribue à cette célébration politique : sous couvert d’un récit exaltant les qualités de ses héros, et leurs prouesses, Rudyard Kipling fait l’apologie de la technique comme moteur de l’épopée impériale, plutôt que l’inverse. Considérant que ce dernier point fera l’objet d’une session, Ugo Bellagamba propose à la salle de se concentrer sur la notion même d’imaginaire scientifique, et ses ambivalences.

Imaginaire scientifique ou imaginaire technique ?

4Estelle Blanquet précise que, dans Kim, ce n’est pas tant la science qui est le sujet de l’épopée, mais bel et bien la seule technique. Toutefois, au XIXe siècle, la distinction entre la science et les techniques est moins nette qu’aujourd’hui. Selon Daniel Tron, la confusion existe toujours : la plupart des “littéraires” considèrent l’informatique comme une science, et l’informaticien comme “un scientifique”. Cette confusion est probablement l’un des traits majeurs de l’imaginaire scientifique collectif, bien différent, évidemment, de l’imaginaire de la communauté scientifique elle-même.

5Jean-Luc Gautero considère toutefois que cette confusion n’est pas forcément illégitime, puique la révolution scientifique n’est possible qu’à partir du moment où s’opère, précisément, l’alliance entre la science et les techniques. C’est La Nouvelle Atlantide (1627) de Francis Bacon qui rend compte de ce basculement de la connaissance pure vers l’application et préfigure l’importante place réservée à l’apprentissage technique dans la formation de l’esprit scientifique anglais. La modernité s’enclenche quand la science trouve des ressources dans la technique et qu’en retour la technique se nourrit des avancées scientifiques : il n’est plus possible de faire de la science sans le recours à un matériel idoine. Cette convergence aboutit aux “technosciences” contemporaines, qui ne sont pas non plus exemptes de failles : Jean-Marc Lévy-Leblond postule même que le poids de la technique est devenu si lourd, aujourd’hui, qu’il en vient à freiner, a contrario, les progrès de la science.

Modernité et Post-modernité

6Éric Picholle se demande si l’imaginaire scientifique de Rudyard Kipling n’est pas daté, lié en l’occurrence au contexte impérial et à un monde qui n’est pas encore accoutumé à l’objet technique. En tout cas, il ne peut être le même imaginaire que celui des auteurs d’aujourd’hui, y compris de science-fiction. Notre monde actuel est résolument post-moderne, tandis que celui de Kipling « était rigoureusement moderne ». Sa fascination pour l’objet technique et pour tout ce qu’il va changer ne peut plus être la nôtre. Il faut dès lors considérer que ses textes, notamment ceux traduits et choisis pour servir de base de travail à ces sessions, ont cette qualité essentielle d’« entrer en résonance avec l’imaginaire de la science à son époque ». En cela, quoique irrémédiablement datés, ils relèvent de la science-fiction.

7Claude Ecken se reconnaît pleinement dans cette “résonance” : aujourd’hui encore la science-fiction s’intéresse à ce que la technique est en train de changer sur les plans politique et social. Daniel Tron le confirme d’un point de vue narratologique : l’époque de Kipling est celle où l’imaginaire scientifique entre en résonance avec des formes plus anciennes, telles que les voyages extraordinaires, le conte philosophique, ou encore l’utopie. Louis Butin évoque l’influence évidente de Kipling sur la thématique des “mondes perdus” chère à la science-fiction de la première partie du XXe siècle, notamment à travers L’Homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King, 1888). Kipling parvient toutefois à changer l’objet de l’émerveillement: il ne s’agit plus de s’extasier devant un paysage exotique ou une cité idéale, mais pour la maîtrise d’un élément technique et les futures potentialités qu’il promet.

8Kipling opère un lien entre l’acte littéraire et la représentation scientifique du monde. À ce titre, son œuvre est une illustration parfaite de “l’esprit de la modernité”, et le consensus s’établit sur ce point.

Un auteur de SF tardivement reconnu

9La question de la nature générique des textes de Kipling revient au centre du débat: existe-t-il une filiation entre son œuvre et celle des grands auteurs de science-fiction de la fin du XIXe siècle? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la réponse ne passe pas seulement par l’examen substantiel des textes, déjà entamé dans les précédentes sessions. L’impact subjectif de ces quelques nouvelles qui pourraient constituer un “sous-ensemble” de l’œuvre de Kipling, compte tout autant. Les auteurs de SF eux-mêmes considèrent-ils Kipling comme un des leurs ? Et si oui, pourquoi ?

10Roland Wagner rappelle qu’à l’exception évidente de John Brunner, d’une part, et de Robert A. Heinlein, d’autre part, peu nombreux sont les auteurs de SF à se réclamer véritablement de Kipling. Edgar A. Poe, Jules Verne et Herbert G. Wells sont infiniment plus cités au rang des patriarches du genre. Cette analyse doit être nuancée : l’éditeur Baen Books a publié, en 1989, une anthologie de textes-hommage à Kipling, dirigée par David Drake et Sandra Miesel. À son sommaire, on trouve certains des plus grands auteurs anglo-saxons : Robert A. Heinlein, Gordon R. Dickson, Poul Anderson, Joe Haldeman, Gene Wolfe, L. Sprague de Camp, etc. La plupart de ces auteurs s’accordent à reconnaître le statut particulier de l’œuvre de Kipling, tout en la considérant comme une source d’inspiration, sinon un modèle, pour leur propre science-fiction. Comme le titre de cette anthologie en témoigne avec pertinence, Kipling est une “étoile à part”, bien résolue : A Separate Star. De même, Arthur C. Clarke a récemment rendu hommage au prix Nobel de littérature dans son testament audiovisuel, enregistré lors de son 90e anniversaire et diffusé sur YouTube, en 2007 1.

11Pour Éric Picholle et Ugo Bellagamba, c’est surtout Robert A. Heinlein qui a joué le rôle de “passeur” de cet héritage: l’auteur de Citoyen de la Galaxie, dont le personnage principal, Thorby, renvoie à Kim, est clairement influencé par Kipling. Si Robert Heinlein paraît aujourd’hui être le seul auteur kiplingien de “l’âge d’or”, c’est probablement parce que, dès ses premières nouvelles, il métabolise son héritage, et notamment son approche subtile de la technique, etc. Lorsque l’œuvre de Heinlein devient, après guerre, la référence à partir de laquelle la plupart des auteurs américains va se positionner, il leur transmet, outre ses techniques narratives, ses repères culturels, au rang desquels seul Mark Twain le dispute à Kipling. D’une certaine manière Heinlein a permis l’appropriation des thèmes et des méthodes narratives de Kipling par le genre “science-fiction” en train de croître — au point qu’ils paraissent désormais si naturels qu’on en a oublié l’origine : ses propres héritiers ont un peu oublié le “grand-père” de génie que fut Kipling.

12Il y a aussi des références plus immédiates : lorsque l’éditeur Tor choisit, en 1992, de publier des nouvelles de Kipling réunies et commentées par John Brunner, celles-ci paraissent sous un titre explicite : Kipling’s Science Fiction. Le rattachement de Kipling à la science-fiction, bien que tardif, est limpide. Simon Bréan juge que la question de la nature des nouvelles de Kipling est tranchée, du point de vue d’une communauté au moins : celle de la SF anglo-saxonne. Les auteurs de science-fiction retiennent la manière subtile et efficace avec laquelle Kipling intègre la technique au rang des éléments narratifs de ses récits. Kipling apparaît, de surcroît, moins didactique que Wells, moins simpliste que les auteurs de Hugo Gernsback.

13Roland Wagner et Claude Ecken constatent que l’énorme influence de Kipling sur les auteurs de science-fiction ne se limite pas à son rapport à la science et à la technique. Après tout, les auteurs de science-fiction se nourrissent aussi largement de littérature générale et il n’est pas rare de voir un auteur se réclamer de Hugo, de Zola, de Conrad, etc. Ce que les auteurs de SF admettent puiser dans Kipling, c’est avant tout l’art de raconter une histoire.

La faille spéculative

14Sylvie Denis propose une autre manière d’aborder la question de la filiation entre l’œuvre de Kipling et la science-fiction: celle-ci repose aussi sur l’existence, ou non, d’une spéculation. Or, bien qu’il se distingue par la façon extrêmement moderne dont il amène l’information scientifique, Kipling s’en tient à la description, à la présentation, à la personnalisation d’un unique objet technique. Élodie Raimbault rappelle que le recueil A Diversity of Creatures, d’où sont extraits certains des textes dont il est question, relève d’un jeu narratif tout à fait dénué de cette dimension spéculative visée par les auteurs de science-fiction. Il ne s’agit là que d’exercices de style. Appliquer le terme de science-fiction à des textes de Kipling relève donc simplement de l’anachronisme. À l’exception de «Avec le courrier de nuit» et de «L’Enfance de l’air», il ne s’engage jamais dans la description d’une civilisation future.

15En science-fiction le choix du sujet est déterminant. La modernité des thématiques doit donc faire écho à celle de l’écriture, rappelle Claude Ecken. Les métalepses, les allégories, les personnalisations, les métaphores, ne suffisent pas à rattacher un texte à la science-fiction, dont la dimension spéculative reste la quintessence, même dans son acception post-moderne.

16Cependant, in fine, Sylvie Denis considère que l’esprit de la science-fiction est tout de même là, en filigrane, ne serait-ce qu’à travers l’emploi, fréquent chez Kipling, de la technique du “déplacement du point de vue”. Daniel Tron rappelle, à l’appui de son propos, l’une des toutes premières nouvelles de Philip Dick, «Roug »(«Roog», 1953), dans laquelle un chien interprète l’enlèvement des ordures comme un vol. Cette marque de naissance de la speculative fiction est bien présente chez Kipling. L’association entre la fable et la technique, rappelle Claude Ecken, est aussi au cœur du processus.

17Roger Bozzetto estime, avec Daniel Tron, que « la construction du texte de SF est consubstantielle à celle de l’objet scientifique ». Une manière d’affirmer que, au fond, la science-fiction célèbre l’épopée de la technique, de l’objet beaucoup plus que du scientifique en lui-même. D’ailleurs, comme le rappelle Roland Wagner, la SF a toujours préféré la figure de l’Ingénieur à celle du Savant, fut-il fou. C’est ce qui avait été mis en avant l’année précédente, grâce à l’analyse de l’œuvre de Robert A. Heinlein. Toutefois, Roger Bozzetto admet, dans le même temps, être réticent à reconnaître dans «Le Navire qui trouva sa voix» un texte de science-fiction, même si celui-ci met en scène un objet technique complexe.

Appendice : l’épopée des Cornflakes

18Claude Ecken a fortuitement découvert un exemple de légende scientifique, narrée sur le mode de l’épopée, sur le côté d’une boîte de céréales, et en donne lecture :

Tout débute en 1894 aux Etats-Unis. À l’époque, l’équilibre alimentaire était loin d’être une priorité. Pourtant, les deux frères Kellog,dont l’un est médecin, sont persuadés que l’alimentation est essentielle pour la santé, et notamment le petit-déjeuner. Une intuition visionnaire. Ils travaillent avec de nombreux ingrédients naturels, comme les céréales, pour proposer de nouveaux produits pour un petit-déjeuner sain et différent. Au cours d’une de leurs recherches, les frères Kellogquittent leur cuisine en laissant du blé cuire. À leur retour, le blé a durci. Ils décident de le passer entre deux rouleaux pour l’aplatir. Ils recueillent alors les pétales qu’ils vont dorer au four. Une fois grillés, ces pétales se révèlent délicieusement croustillants et légers. Les deux frères décident de faire un essai avec du maïs. C’est ainsi que naît Kellog’sCornflakes, à l’origine d’un nouveau type de petit-déjeuner qui va être adopté dans le monde entier.

19Tout y est, notamment la célébration de la science, de la technique, de la méthode scientifique, entièrement basée sur l’expérience.

Synthèse

20Au terme de cette session, plusieurs résultats s’affinent, au prix d’un certain nombre de glissements sémantiques :

211) L’œuvre de Kipling est “épique” plutôt qu’elle ne relève de l’épopée, en ce sens que ces héros font face à des difficultés plutôt qu’à des défis.

222) L’œuvre de Kipling célèbre la technique plutôt que la science, notamment en tant qu’élément essentiel de la construction impériale.

233) L’œuvre de Kipling relève d’une “proto-SF” dans laquelle l’enchan­tement de la technique ne s’accompagne pas nécessairement d’une spéculation.

Ugo Bellagamba

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Notes de bas de page numériques

1  http://www.youtube.com/watch?v=eLXQ7rNgWwg

Annexes

Liste des participants

Estelle Blanquet

Daniel Tron

Jean-Luc Gautero

Eric Picholle

Claude Ecken

Roland C. Wagner

Sylvie Denis

Elodie Raimbault

Roger Bozzetto

Pour citer cet article

« L'épopée, moteur de l'imaginaire scientifique collectif ? », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 3, L'épopée, moteur de l'imaginaire scientifique collectif ?, mis en ligne le 21 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=525.


Modérateurs

Ugo Bellagamba

Ecrivain et historien du droit des idées politiques, laboratoire ERMES, Université de Nice-Sophia Antipolis, ugo.bellagamba@unice.fr