Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 2 

Roger Bozzetto  : 

Du “merveilleux scientifique” à la “fiction spéculative”

Un historique
p. 81-87

Index

Thématique : Aldiss (Brian) , animaux, Asimov (Isaac), astronomie, autorité, Ballard (James), Barberi (Jacques), Bear (Greg), Berthelot (Francis), Burroughs (William), Cahiers du cinéma, cinéma, Clarke (Arthur C.), Clement (Hal), consommateur, Cronenberg (David), Cyrano de Bergerac (Savinien), Derennes (Charles), dualité corps-âme, Dunyach (Jean-Claude), Egan (Greg), Ellison (Harlan), épopée, esclavage, fiction spéculative, Gernsback (Hugo), guerre, hard science fiction, Heinlein (Robert A.), hypothèse scientifique, imaginaire, imaginaire scientifique et technique, jeu, Kafka (Franz), L'OEil d'Allah, Laputa, merveilleux scientifique, métaphore, Moorcock (Michael), New Wave, Poe (Edgar A.), Renard (Maurice), robot, Rosny Aîné (Joseph-Henri), savant, sophisme, Spinrad (Norman), Swift (Jonathan), Verne (Jules), Wells (Herbert G.)

Plan

Texte intégral

Avant l’aube

1Les relations imaginaires complexes, qui lient le savoir ou la croyance à leurs représentations, ne sont pas une invention moderne. Déjà les images de ce que l’on croyait savoir de la vie dans l’au-delà ont permis d’imaginer selon les cultures, les premières sépultures où les morts sont entourés de leurs armes et ustensiles, les enfers et les champs élyséens entre autres. L’ignorance quant à la mort a engendré des mythes quant à une dualité corps-âme. Ici, l’image d’une âme, à la mort du corps, a emprunté la barque de Charon; ailleurs, elle a été imaginée comme un sommeil en attendant un jugement dernier. La création de l’homme a été imaginée à partir de la métaphore du potier agrémentée de celle du souffle. Le sentiment d’un cours de la vie a été illustré par la métaphore du fleuve chez Héraclite, du chemin chez Dante. On ne compte plus les descriptions d’animaux fabuleux reconstruits à partir d’animaux connus, comme le dragon, ou les nombreuses chimères, comme la licorne1. Et la première réflexion touchant aux rapports de l’homme avec la machine et les conséquences sociales d’une invention mécanique se trouve chez Aristote2. Il imagine la fin possible de l’esclavage le jour où les navettes tourneront toutes seules. C’est aussi la première mention d’une image qui nourrira la science-fiction: on y voit en germe les récits de robots, leur utilisation et leurs révoltes possibles.

2Mais le déploiement de l’invention et du développement des images et/ou des objets de la science en littérature, à quelques exceptions près, date du XIXe siècle. Certes, on peut toujours trouver des antécédents. Cyrano de Bergerac utilise la découverte, récente alors, des propriétés de l’aimant, pour faire s’élever la nacelle de Dyrcona en route vers la Lune. Swift met en scène des savants déjantés, qu’il place sur l’île de Laputa, qui pressure les terres qu’elle survole. Elle s’élève ou descend selon les pôles du “prodigieux aimant” que, comme chez Cyrano, elle utilise. C’est aussi un des premiers textes où l’on s’attarde sur les mécanismes d’une machine extraordinaire, au centre de laquelle se trouve l’aimant, et qui est décrite dans son fonctionnement. Swift décrit aussi l’utilisation qu’en font les astronomes laputiens, qui grâce à cette propriété s’élèvent dans l’atmosphère pour étudier les étoiles et même découvrir, avant l’heure, les deux satellites de Mars.

Croisière avec escales

3Cependant, ce ne sont là que des textes marginaux par rapport à l’ensemble de la littérature de l’époque. Cela n’en fait pas un “genre”. Il n’en va pas de même au XIXe siècle, qui met en œuvre la première révolution industrielle. On a tendance à prendre pour support de cette “épopée industrielle” avec les enthousiasmes qu’elle suscite, la figure de Jules Verne. Cependant, comme le signale Maurice Renard — “l’inventeur” de la notion de “merveilleux scientifique” — Jules Verne n’entre pas dans son corpus, mais par contre, il désigne Wells comme l’initiateur du“genre”. Verne aurait«à peine anticipé sur des découvertes en germination». Or « la structure élémentaire de toute œuvre de merveilleux scientifique » doit « lancer la science en plein inconnu», «être le développement scénique d’un paradoxe» ou «la paraphrase en action d’une métaphore». Le texte doit « s’appuyer sur un sophisme » qui joue à faire dévier la proposition scientifique de base vers « un possible latéral »3. Le texte doit sauvegarder la présence de l’hypothèse scientifique, en gardant au récit à la fois le sérieux de la science et le merveilleux qui dérive de la déviation, ainsi que des conséquences qui s’ensuivent. Le corpus de référence de Maurice Renard est restreint, il s’appuie sur Le Peuple du pôle de Charles Derennes (1907) et une partie des textes de Wells — ceux que celui-ci qualifiera plus tard de “scientific romances”. Renard y adjoindra ensuite Rosny aîné4. On pourrait reprendre une des phrases de ce critique pour définir lapidairement ce genrecomme « l’aventure d’une science poussée jusqu’à la merveille, ou d’une merveille envisagée scientifiquement ». À condition de « pousser des incursions latérales sur les flancs de la réalité ».

4Si l’on se réfère aux nouvelles de Kipling touchant à la spéculation sur l’imaginaire lié à la science, seul «L’Œil Allah» semble correspondre à ce que définissait Maurice Renard comme appartenant au merveilleux scientifique. Il s’agit de la mise en scène d’une controverse scientifique à propos d’un objet “merveilleux” qui sera détruit, parce que d’origine musulmane, dans un contexte chrétien.

Le routard galactique

5Les définitions, comme les arguments de Maurice Renard concernant le merveilleux scientifique, pourraient et peuvent s’appliquer telles quelles aux tentatives de définitions postérieures de ce que Gernsback nommera  “science fiction”. Et cette alliance de mots a gardé une forte attractivité, à l’opposé de la notion de “merveilleux scientifique”. L’une des raisons en est que c’est aux USA que s’est développé, sous ce label nettement reconnaissable, ce champ de l’imaginaire moderne, correspondant au développement des marchés par l’industrialisation de la consommation. On notera néanmoins que le corpus de référence de Gernsback comprend Poe, Verne et Wells. Mais les auteurs qu’il publiera dans Amazing Stories entre autres revues n’auront pas tous les mêmes qualités littéraires et/ou conceptuelles. Cependant c’est dans son sillage, et dans celui de nombreux magazines qui vont inonder le marché, que va se développer cette branche de la littérature qui utilise comme un mirage les images et les mots de la science. Par contre les textes de Renard, comme ses définitions du merveilleux scientifique, tomberont dans l’oubli, et n’auront pas d’influence sur le cours de l’histoire de la science-fiction.

6Ensuite la SF s’est banalisée et a fini par oublier, dans l’avalanche de ses productions, la place et de la science et de la littérature, au point qu’il a semblé à certains auteurs nécessaire de se dégager du genre tel qu’il était devenu. C’est le cas de Heinlein qui tente dans un article de 1948, de séparer le bon grain de l’ivraie et propose de garder le sigle SF, mais afin que celui-ci renvoie à “speculative fiction”. Lui non plus ne sera pas suivi à cette époque. Sans doute parce que, pour le développement d’un champ littéraire, ce qui compte ce sont les œuvres plus que les définitions. Ajoutons que l’énoncé “science-fiction” faisait sens et autorité grâce à la mention du mot science, alors que l’adjectif “spéculative” paraissait abstrait, et trop loin des images concrètes véhiculées par le mot science. De plus le couple nominal “science fiction” était devenu un label reconnu, qui était présent depuis plus de vingt ans dans les kiosques et les librairies, et s’appuyait sur d’innombrables auteurs et des milliers de publications.

Rivage des intouchables

7Certaines notions subissent des éclipses, occultées pendant une période par l’emprise d’autres notions qui deviennent alors plus performantes. Il en va des définitions et des points de vue sur la SF comme des vêtements qui sont à la mode, se démodent puis refont surface, parfois tels quels, parfois associées à d’autres ingrédients.

8C’est ce qui est advenu à la notion de “speculative fiction”. Dans les années 1960 elle est de nouveau apparue dans le vocabulaire critique, en plus ou moins grande proximité avec la “New Wave”. Elle s’opposait parfois à la “Hard Science”, parfois à la majorité de la SF publiée alors.

9Sous des noms et des labels différents, c’est toujours une variante de la même difficulté de rendre compte du mariage entre l’image de la science à une époque et celui de la littérature de la même époque, ainsi que du rapport que les textes issus de cette union entretiennent avec les réalités du monde dans lequel les auteurs se trouvent et écrivent. La SF, dans le sillage de Gernsback et de ses magazines, a donné lieu à des récits qui dans leur majorité relevaient très peu d’une réelle image de la science, et encore moins de la littérature. C’étaient des récits de découvertes ou de conquêtes interplanétaires, des savants, des ET démoniaques, des guerres interplanétaires, la transposition galactiques des westerns, la conquête de nouveaux territoires et de nouveaux marchés sous prétexte de “civilisation” etc. Ce que les critiques étasuniens nommeront alors “la Scie Fie”.

10En réaction, ou parce qu’ils étaient mieux formés, ou pour toutes autres raisons, des auteurs ont fait retour vers des mondes issus d’hypothèses ou d’assertions vraisemblables au plan scientifique, et d’où découlait un univers cohérent. Ils exploitaient ainsi dans leurs romans ces fameuses « possibilités latérales » dont parlait Maurice Renard. C’est ce qui a pris le nom de “Hard Science” dont les exemples abondent depuis Question de poids de Hal Clement (1954) en passant par Le Voyage fantastique d’Isaac Asimov (1966), Rendez vous avec Rama d’Arthur C. Clarke (1973) , La Cité des permutants de Greg Egan (1994), ou L’Échelle de Darwin de Greg Bear (1999) — pour ne choisir que quelques titres. Cette attention portée à l’aspect de cohérence interne et de respect d’une vraisemblance hypothétique au plan scientifique, comme aux conséquences qui en découlent, n’implique en rien un dédain pour l’écriture. Au plan narratif, au contraire, ce sont des romans bien architecturés, et les discours scientifiques représentés sont parfaitement intégrés à la dynamique textuelle.

11D’autres auteurs ont choisi une voie différente, et ont imaginé de donner une plus grande importance à l’écriture. Ils se sentaient proches  des évolutions qui avaient lieu dans le “mainstream”, ainsi que des changements dans le rapport de la SF au monde, et de l’emprise des produits de la science et des techniques sur les sociétés et les individus. Cette voie a trouvé un support dans la revue New Worlds dont Michael Moorcock prend la direction en 1964. Son premier éditorial donne le ton de la rupture posée :

Les lecteurs en ont assez de la littérature traditionnelle, ils se tournent vers la littérature spéculative.

12C’est en référence à cette rupture que naîtra, accolée à la notion de littérature spéculative, la notion de New Wave, dérivée du label “nouvelle vague” qui se fait jour dans le cinéma français de la même époque5.

13 Cette rupture volontariste va voir un groupe d’écrivains se lancer dans des expériences d’écriture pour des textes de SF (spéculative fiction). En témoignent entre autres les nouvelles de James Ballard publiées ensuite dans La Foire aux atrocités (1970) ou le roman de Brian Aldiss: l’intraduisible Barefoot in the Head (1969). Ces auteurs privilégient l’exploration de l’“inner space”, par opposition à la SF antérieure de l’“outer space”, des combats galactiques et du space opera. Ils vont aller se ressourcer chez des écrivains hors du champ reconnu de la SF, comme Kafka ou William Burroughs, ils s’inspireront des peintres surréalistes pour aborder leurs paysages mentaux, et inspireront des cinéastes comme David Cronenberg. Celui-ci mettra en scène aussi bien des ouvrages de William Burroughs, avec Le Festin nu, que de James Ballard par Crash6.

14Ces conflits pour faire traiter, par la SF, la prise en compte de la réalité, ont abouti à une meilleure qualité, aussi bien narrative que sociologique, des ouvrages de SF. Certes il existe toujours des auteurs qui se contentent, en bons artisans, de reproduire des modèles dépassés au plan esthétique et en phase avec des images anciennes, adolescentes, qui se retrouvent dans certains jeux vidéo. Mais il me semble que la SF actuelle, dans son ensemble, a profité à la fois des ambitions de la hard science et de celles de la New Wave. Il me semble que l’on trouve aujourd’hui uniquement l’opposition classique entre la Scie Fie, de consommation courante, et la SF, quoi qu’on dissimule sous ce sigle.

À chacun ses dieux

15Ce bref historique serait encore plus bancal si je ne signalais les effets de cette querelle critique sur la production française de SF. Disons que je crois (!!!) que la composante “hard science” est peu représentée dans la SF française depuis les années 1950 (prudence!!!). Par contre l’influence de la “speculative fiction” a été sensible. Elle provenait aussi bien directement des ouvrages de Ballard que de ceux que New Worlds avait inspirés aux USA, en particulier Norman Spinrad et Harlan Ellison.

16Cette influence s’est manifestée à partir des années 1980 et, chez certains, perdure et se renouvelle. On pensera pour les textes de cette époque, à Narcose (1980) de Jacques Barberi — dont une nouvelle version vient d’être publiée —, à La Ville au fond de l’œil de Francis Berthelot, au recueil Autoportrait de Jean Claude Dunyach (1986). On pourrait aussi s’interroger sur ces influences sur des auteurs plus récents, qui ont été nourris des textes des auteurs de la New Wave, et qui portent une plus grande attention à l’écriture, mais se dégagent de son emprise sans la renier.

Extraits du carnet de croquis de Sylvie Denis

10%20Session%202_croq1

10%20Session%202_croq2

10%20Session%202_croq3

10%20Session%202_croq4

10%20Session%202_croq5

10%20Session%202_croq6

Notes de bas de page numériques

1  Pline, « Histoire des animaux », in Histoire naturelle.

2  Il existe aussi, dans le livre XVIII de L’Iliade, la mention de deux servantes mécaniques qui aident le boiteux Héphaïstos. Mais c’est un simple trait ornemental du récit.

3  « Jules Verne n’a pas écrit une ligne de “merveilleux scientifique” » ; M. Renard, « Du roman merveilleux scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès ». In Le Spectateur, 6, octobre 1909. Repris in M. Renard, Romans et contes fantastiques, collection Bouquins, Laffont, 1990, p. 1208.

4  M. Renard, «Le Merveilleux scientifique et la force mystérieuse de Rosny aîné », in La Vie, n°16, 1914 ; in Romans et contes fantastiques, op. cit., p. 1220.

5  Et qui s’appuie sur une revue Les Cahiers du cinéma où officient des critiques comme Truffaut, Godard ou Rivette, qui passeront de la critique à la pratique.

6  William Burroughs, Le Festin nu (1959) ; David Cronenberg, Le Festin nu (1991) ; James G. Ballard, Crash (1973) ; David Cronenberg, Crash (1996).

Pour citer cet article

Roger Bozzetto, « Du “merveilleux scientifique” à la “fiction spéculative” », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 2, Du “merveilleux scientifique” à la “fiction spéculative”, mis en ligne le 21 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=523.


Auteurs

Roger Bozzetto

Littérature comparée, Université de Provence, Aix-Marseille 1, roger.bozzetto@free.fr