Sciences et Fictions |  Robert A. Heinlein et la pédagogie du réel |  Heinlein est-il scientiste, rationaliste ou humaniste ? 

Éric Picholle  : 

Liant temporel

Index

Thématique : anticipation , aphorisme, citoyen, Conseil citoyen pour la politique spatiale, Cornog (Robert), Descartes (René), gadget, hard SF, Hiroshima, humanisme, ingénieur, juvenile, Korzybski (Alfred), lecture, Leslyn McDonald-Heinlein, liant temporel, Los Alamos, MAD (doctrine), métaphysique, méthode scientifique, révolution scientifique, scientisme, Smith (E.E."doc"), solipsisme, Voltaire

Plan

Texte intégral

1

Eric Picholle et Jean-Louis Trudel

Photo U. Bellagamba

The lady doth protest too much, methinks !
Hamlet, acte III, scène 2

1Robert Heinlein n’a de cesse, et en premier lieu dans ses juvenile, de rappeler que l’humanité n’est pas affaire d’apparence ; pas plus, de langue ou de respect d’une coutume, ni même de biochimie — les ordinateurs du Monde comme mythe sont autant de personnes informatiques… Pour lui comme pour tous les lecteurs de SF, de telles contingences s’effacent devant les valeurs humanistes, au sens le plus fort du terme, celui du respect des valeurs humaines dans ce qu’elles ont d’universel.

2Et nous voici bien avancés !

3Quelles pourraient donc être ces valeurs “universelles”, même en s’en tenant à notre expérience d’un univers réduit à une seule planète, une seule espèce “humaine” ? Pour passionnantes qu’elles furent, nos trois Journées Sciences et Fiction n’ont pas amené de réponse univoque — sans grande surprise, vingt-cinq siècles de philosophie n’y ayant pas suffi…

4Heinlein, pourtant, en revendique une : la notion de « liant temporel » [time-binding], à laquelle il consacre l’essentiel de son discours à la WorldCon de 1941. Alfred Korzybski, dont il fut l’élève, la fondait lui-même dans Science and Sanity sur « l’observation que la vie humaine diffère de la vie animale par le fait que chaque génération humaine peut, au moins en puissance, reprendre les choses là où la précédente les a laissées ». Pour Heinlein, « cette définition intègre en particulier la lecture et l’écriture, qui sont les techniques de base pour récupérer de l’information afin de nous projeter dans le futur ».

5Il ne fait donc aucun doute pour lui que la science-fiction est une littérature profondément humaniste. Elle présente en effet cette propriété au plus haut point. Toutefois, elle ne la doit pas à sa propension à l’anticipation, mais à sa prise en compte de la méthode scientifique, le plus puissant outil de liant temporel dont nous disposions et donc « la plus humaine de toutes les activités ».

La spécialisation, c’est bon pour les insectes !

6Nécessaire à un authentique humanisme, cette appropriation de la méthode scientifique n’est en aucun cas une condition suffisante. Il va de soi, par exemple, qu’une bonne connaissance du passé est indispensable. « Une génération qui ignore l’histoire n’a pas de passé — et pas de futur », soulignent les Carnets de Lazarus Long ; mais prendre soin d’un bébé est tout aussi essentiel au passage de témoin entre générations. C’est même par là que commence Lazarus, qui place la barre assez haut :

Un être humain devrait être capable de changer une couche, de planifier une invasion, dépecer un porc, manœuvrer un bateau, dessiner les plans d'un bâtiment, composer un sonnet, équilibrer des comptes, élever un mur, réduire une fracture, réconforter un mourant, d'exécuter des ordres, de donner des ordres, de coopérer, d'agir seul, de résoudre une équation, analyser un problème nouveau, pelleter du fumier, programmer un ordinateur, cuisiner un bon repas, de se battre efficacement et de mourir galamment. La spécialisation, c’est bon pour les insectes.

7Nul ne saurait, bien sûr, exceller en tout — même si la palette de Heinlein, homme politique, écrivain à succès, ingénieur, officier, champion d’escrime, grand voyageur devant l’éternel, dessinateur, photographe et maçon amateur est presque aussi impressionnante que celle qu’il prête au modèle avoué de Lazarus, son ami E.E. “doc” Smith. Mais le véritable péché contre l’esprit humaniste, c’est de renoncer d’avance. Heinlein ne pense pas grand bien des “spécialistes” incultes, scientifiques ou non ; mais il abomine les soi-disant “littéraires”, critiques ou universitaires, qui s’estiment de ce seul fait au-dessus de tout effort de compréhension des enjeux scientifiques du moment (et de ceux de la science-fiction)1.

8Il n’est pas plus question d’exonérer la hard science fiction des critères d’excellence qui s’appliquent à n’importe quelle autre partie de la littérature que de la cantonner à des histoires de gadgets interplanétaires ou à un scientisme réducteur. Si elle n’y satisfait pas toujours, elle doit y aspirer — ne renoncer à rien : ni au meilleur des Lettres modernes, ni à la culture et aux “humanités” classiques, pas plus qu’à l’actualité technologique ni aux concepts scientifiques les plus ardus. Se retrousser les manches, s’y confronter au moins : c’est pour Heinlein l’honneur des auteurs de science-fiction, comme ce fut celui des philosophes des Lumières, de L’Encyclopédie au Voltaire newtonien militant, et c’est l’essence même de son humanisme.  

La science-fiction, littérature de son siècle

9Si le XVIIIe était le siècle de toutes les révolutions institutionnelles, le XXe fut marqué par les révolutions technologiques, et les mutations sociales et politiques qu’elles ont imposées. Le rôle de vigie de la littérature est inchangé ; mais c’est désormais la science-fiction qui l’assume, seule ou presque. Ce n’est que lorsque les enjeux technoscientifiques sont devenus non seulement pensables, mais presque immanquables que le reste de la littérature semble enfin pouvoir se l’approprier. La SF reste une littérature profondément politique, et ne transpose souvent les problématiques du moment dans un futur ou un ailleurs lointains que pour mieux les extraire des contingences qui en brouillent la perception, ici et maintenant.

10Le rôle de l’écrivain visionnaire, lui aussi, reste des plus classiques : il s’agit souvent, au-delà de sa seule plume, d’engager son temps, sa fortune et sa réputation, de militer en première ligne, entre les dangereuses mutations à venir et la masse incrédule.

Heinlein et la Bombe

11L’exemple le plus limpide, à cet égard, est peut-être celui du rapport de Robert Heinlein à la bombe atomique. Il compte parmi les tout premiers à réagir aux découvertes de la radioactivité artificielle (1935) et de la désintégration en chaîne de l’uranium (1938). Il n’a de cesse que d’en comprendre les enjeux, qu’il se fait en particulier expliquer par son ami Robert Cornog, brillant atomiste qui le conseille lors de la rédaction de deux nouvelles sans équivalent dans l’histoire des rapports entre la littérature et la science : « Il arrive que ça saute » (1940) et, surtout, « Solution Unsatisfactory » (1941) ; sans doute la première discussion publique des conséquences géopolitiques des armes de destruction massives, cette fiction sera passionnément discutée à Los Alamos, par les artisans mêmes des premières bombes atomiques.

12Le bombardement des villes de Hiroshima (6 août) et de Nagasaki (9 août) induit la capitulation sans condition du Japon, le 14 août 1945. Le jour même, Robert Heinlein signe un mémorandum prônant la reconversion de l’U.S. Navy dans le développement de fusées, militaires aussi bien qu’interplanétaires, et démissionne du poste d’ingénieur civil qu’il y avait obtenu pour la durée des hostilités. La proposition finira sur le bureau du Président Truman2. Quelques jours plus tard, il est en route, avec son épouse Leslyn, pour Los Alamos : l’invitation est exceptionnelle, voire unique, mais c’est lui que les jeunes atomistes ont choisi pour leur enseigner les bases de l’action et de la communication politique ! La leçon portera, puisque les semaines suivantes verront la mise en place de l’influente Federation of Atomic Scientists (F.A.S.), dont les recommandations de contrôle supranational des armes nucléaires (qu’on dirait tout droit sorties de « Solution Unsatisfactory »…) seront essentiellement reprises dans une proposition américaine à la jeune O.N.U., le “Plan Baruch” de juin 1946.

Une plume engagée

13Face à l’urgence de la situation, confrontée à une infime “fenêtre” d’influence possible, la science-fiction a donc su réagir et jouer pleinement son rôle d’alerte d’abord, d’outil cognitif pour aider à penser l’impensable ensuite. Le reste de la communauté intellectuelle répondra aussi à l’appel, avec des analyses et des arguments “humanistes” voisins de ceux de Heinlein et de la F.A.S. — mais dix ans plus tard seulement, dix ans trop tard3.

14Retourné en Californie, Robert Heinlein investit toute son énergie dans la rédaction d’une série d’articles destinées à « sauver le monde », puis d’un véritable manuel d’engagement politique à l’usage du citoyen de base, How To Be a Politician. Bien que la plupart de ces textes ne trouvent pas d’éditeur, il n’hésite pas à leur sacrifier tous ses revenus, voire la santé mentale de Leslyn et son mariage.

15Le moment décisif passé, après le rejet par l’U.R.S.S. de la proposition Baruch à l’été 1946, il revient à l’écriture commerciale ; mais elle se fait discrètement militante, choisissant soigneusement sa cible. Il s’adresse en particulier aux jeunes, c’est-à-dire aux futurs citoyens et décideurs des années soixante, et ses premières histoires mettent en scène le terrorisme nucléaire d’un groupe de nazis nostalgiques (Rocket Ship Galileo, 1946) ou de militaires putschistes (« La Longue veille », 1949), et la mise en place d’une Patrouille de l’espace (1948), corps d’élite supranational en charge de la paix mondiale, etc.

16Si les choses ne prennent pas la tournure qu’il espérait (pas plus d’ailleurs que n’intervient l’apocalypse qu’il redoutait) et si, en dépit de tous ses efforts, son influence politique directe est bien moindre en matière nucléaire qu’à l’égard de l’aventure spatiale, Robert Heinlein reste vigilant, et ne manquera jamais une occasion de peser sur les débats. Son heure reviendra avec l’élection de Ronald Reagan, en 1980 : avec Jerry Pournelle et son Conseil Citoyen sur la Politique Spatiale, où interviennent nombre d’écrivains de science-fiction, il est en mesure de promouvoir ce qui deviendra le programme “Star Wars”, l’Initiative de Défense Stratégique, dont il n’est pas interdit de penser qu’elle a joué un rôle dans la fin de la guerre froide.

17Si c’est le cas — les historiens du futur en jugeront — la littérature de science-fiction aura accompagné l’humanité tout au long de l’une des plus dangereuses épreuves de l’Histoire, de l’identification du danger de guerre nucléaire quelques mois à peine après les découvertes fondamentales à la proposition d’une issue politique pour le moins originale, en passant par l’ éducation du public. Que demander de plus à un humanisme véritable ?

Robert Heinlein, représentant en éléphants ?

18Un rationalisme intransigeant transpire de toute cette aventure, l’affirmation non seulement de la capacité des individus à maîtriser les concepts les plus difficiles lorsqu’il le faut, mais aussi la conviction de celle, collective, de la race humaine à ne pas s’abandonner aux vents contraires.

19C’est bien sûr un pari — la répétition de celui de Descartes, du cogito, la pierre angulaire de la méthode scientifique moderne — et nul n’en est plus conscient que l’auteur de fictions métaphysiques aussi vertigineuses que « L’Etrange profession de Jonathan Hoag », « Ces gens-là » ou du cycle du Monde comme mythe : la tentation du solipsisme, jamais bien loin chez Heinlein, est le revers naturel, et finalement assez sain, de son rationalisme délibéré.

20Mais pas plus que la raison (et a fortiori la science) ne saurait justifier les préjugés métaphysiques qui fondent sa propre puissance, elle ne peut prétendre à l’universalité. Même si l’usage de la méthode scientifique est « la plus humaine de toutes les activités », l’homme n’est pas réductible à des actes. Son rapport au monde est aussi fait de sentiments, et même de spiritualité. Rarement dominante dans les textes de Robert Heinlein4, cette dernière y affleure souvent — on pense à « The Man Who Traveled in Elephants », peut-être son texte le plus sensible — et une lecture strictement rationaliste serait tout aussi réductrice qu’une analyse exclusivement littéraire.

21Et, bien sûr, il y a les mots. Lorsque Heinlein proclame que la propriété de liant temporel « intègre en particulier la lecture et l’écriture »,il revendique pour la littérature, en même temps que pour la science et à égalité de noblesse, la première place parmi les activités humaines — et souffre d’en voir la plus grande partie renier sa mission humaniste en renonçant à comprendre le monde. Le Monde comme mythe pourrait-il être une réponse désabusée au triste constat que, au tournant du siècle, il ne restait plus qu’un sous-genre littéraire pour relever les défis posés par la science — et que cette soi-disant hard science fiction elle-même était en passe d’oublier l’humain ?

Notes de bas de page numériques

1 . « Quiconque est incapable de se débrouiller en maths n’est pas entièrement humain. Au mieux, il peut être considéré comme un sous-humain tolérable, qui a appris à porter des chaussures, à se laver régulièrement, et à ne pas faire trop de dégâts dans une maison ». Extrait, toujours, des Notebooks of Lazarus Long. Moins populaire que le précédent —dont Google identifie plus de 30 000 reprises directes — cet aphorisme provocateur n’a évidemment pas fait que des amis à Robert Heinlein.

2 . « Robert A. Heinlein, l’homme qui (nous) vendit la Lune », David Fossé et Eric Picholle, Ciel & Espace, mai 2008.

3 . Typiquement, la « Déclaration de conscience » d’Albert Schweitzer, que combattra violemment Heinlein dans sa “campagne Patrick Henry”, et qui n’interviendra qu’en 1957 : les équilibres géostratégiques de la dissuasion MAD sont alors complètement ossifiés.

4 . Le Robert A. Heinlein de Leon Stover (Twayne Pub., 1987) en propose toutefois une lecture essentiellement calviniste.

Bibliographie

Bibliographie des œuvres citées

Ouvrages de Robert Heinlein

How To Be a Politician, Baen Books, 1992, non traduit. Publication posthume Manuel politique rédigé en 1946. Publié en 1992 sous le titre Take Back Your Government à l’initiative de Jerry Pournelle et Virginia Heinlein.  

The Notebooks of Lazarus Long, Pomegranate Artbooks, 1995 (Analog, juin 1973), non traduit. Recueil d’aphorismes, partie intégrante de Time Enough for Love. Plusieurs fois édité en volume séparé, et en particulier dans une édition enluminée par le calligraphe D.F. Vassalo.

« La Patrouille de l’espace », Space Cadet, Scribner, 1948 Hachette, Bibliothèque verte, 1977 (première éd. 1974), trad. Jean Muray, illustration : Claude Lacroix. Juvenile

Rocket Ship Galileo, Scribner, 1947, illustration : Thomas W. Voter, non traduit. Juvenile. Trois “jeunes atomistes” construisent une fusée lunaire… pour découvrir que des nazis les ont précédés.

Cycles

Le Monde comme mythe

Reprenant, développant et réinterprétant L’Histoire du futur dans le cadre d’un “multivers” d’une structure bien plus complexe définie dans The Number of the Beast, il intègre donc en fait (entre autres) presque toute la SF heinleinienne. On l’identifie toutefois le plus souvent aux romans tardifs, et en particulier Time Enough for Love, The Number of the Beast, Job, une comédie de justice, Le Chat passe muraille, Au-delà du crépuscule.

Les deux ouvrages fondateurs du cycle restant non traduits, les suivants sont souvent mal compris et peu appréciés des lecteurs français.  

Nouvelles de Robert Heinlein

« The Man Who Traveled in Elephants » [ou « The Elephant Circuit »] Saturn, oct. 1957 ; in rec. The Unpleasant Profession of Jonathan Hoag ; non traduit.

« Solution Unsatisfactory » ASF, mai 1941 ; in recueil Expanded Universe ; non traduit.

Œuvres d'autres auteurs

René DESCARTES, Discours de la méthode (1637) ; Vrin, 2002.

Alfred KORZYBSKI, Science and Sanity (1933) ; non traduit.

Pour citer cet article

Éric Picholle, « Liant temporel », paru dans Sciences et Fictions, Robert A. Heinlein et la pédagogie du réel, Heinlein est-il scientiste, rationaliste ou humaniste ?, Liant temporel, mis en ligne le 08 février 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=345.


Auteurs

Éric Picholle

Physicien. CNRS LPMC & IRH. Université de Nice-Sophia Antipolis. 06108 Nice cedex 2. Eric.Picholle@unice.fr