Loxias | 76. Orwell dans le domaine public : retour à l’œuvre | I. Orwell dans le domaine public : retour à l’œuvre
Jérôme Dutel :
Finir et redéfinir ? Des excipit dans La Ferme des Animaux en bande dessinée et cinéma d’animation (1951-2021)
Résumé
Cet article se propose d’étudier, sur 70 ans, la transposition visuelle et l’interprétation d’un point précis du roman d’Orwell, La Ferme des animaux (Animal Farm, 1945), à savoir le passage conclusif où, par une fenêtre, les animaux assistent, médusés, à une soirée réunissant cochons et humains et où, tout d’un coup, semblent se confondre les deux espèces. En nous penchant à la fois sur des œuvres d’animation (le film d’Halas et Batchelor de 1954) et des bandes dessinées (l’adaptation historique et politique, menée par l’IRD britannique, diffusée dès 1951 ; les dernières transpositions, comme celle de l’artiste brésilien Odyr en 2018, qui sortent aujourd’hui en France suite au passage des œuvres orwelliennes dans le domaine public), nous souhaitons donc comparer les transpositions visuelles élaborées autour des mots d’Orwell pour autant questionner des spécificités médiatives que les partis pris contemporains qu’elles peuvent suggérer.
Index
Mots-clés : Orwell ; médiativité ; cinéma d’animation ; bandes dessinées ; fable ; excipit
Texte intégral
Mais alors que les animaux observaient la scène du dehors, il leur parut que quelque chose de bizarre était en train de se passer. Pour quelle raison les traits des cochons n’étaient-ils plus tout à fait les mêmes ? […] Mais qu’est-ce que c’était qui avait l’air de se dissoudre, de s’effondrer, de se métamorphoser ? […] Il n’y avait plus maintenant à se faire de questions sur les traits altérés des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre1.
Nous nous proposons d’étudier, sur 70 ans, la transposition et l’interprétation d’un point précis du roman de George Orwell, La Ferme des animaux (Animal Farm, 1945), à savoir le passage conclusif où, par une fenêtre, les animaux assistent, médusés, à une soirée réunissant cochons et humains et où, tout d’un coup, semblent se confondre les deux espèces. Cet excipit est crucial car il livre explicitement, à la manière des vers souvent cités de Jean de La Fontaine (« ce n’est pas aux Hérons / Que je parle ; écoutez, humains2 »), l’intention satirique et didactique – ici, tout à la fois historique, sociologique et politique – devant être faite de la lecture plaisante de ces aventures animalières3. Orwell emprunte clairement la forme de l’apologue, inédite sous sa plume plutôt habituée jusqu’alors aux témoignages ou aux récits contemporains, et si le romancier utilise lui-même, en sous-titre, la désignation de fairy story pour qualifier son entreprise, le terme de fable ne peut être évité.
La fable est un genre bien codifié, empruntant au conte une part de sa matière fabuleuse4 pour délivrer, dans une transposition plaisante5, une analyse d’ordre moral qui se matérialisera, ou pas, dans une morale. Si La Fontaine n’hésitait pas à introduire l’histoire contemporaine dans une fable, à l’image de la rencontre entre Philippe Quatre et Louis le Grand le 6 juin 1660 dans Les Deux Chèvres6, si Bernard Mandeville mettait en place dans La Fable des abeilles (The Fable of the Bees, 1714) une satire socio-politique, Orwell va plus avant puisque, dès le départ, il ambitionne de délivrer, dans une optique didactique, le récit circonstancié de ce pan d’histoire qu’il qualifie de « mythe soviétique7 ». Cette analyse critique, envisagée dès le retour d’Espagne et les désillusions qui ont accompagné celui-ci, nécessite donc bien, pour un auteur ne désirant pas dissocier propagande et poétique8, un décalage qui sera celui de l’animal qui parle, trait propre au fabuleux des contes. Il s’agit, pour les fables, d’un décalage qui est aussi un décalque, les hommes étant, pour La Fontaine, « l’abrégé de ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables9 ». Dès qu’il lui apparaît l’idée que la théorie marxiste peut être considérée du point de vue des animaux10, Orwell tient son récit et, comme il l’indique lui-même, « avec ce point de départ, il devenait simple de construire l’histoire11 ». Si Orwell ne suit pas parfaitement les étapes historiques, les ré-agençant au profit de la narration, il livre ainsi enfin une fable claire qui, sans la moindre référence explicite, doit s’avérer, à l’instar de la qualité qu’il cherchait dans sa prose, aussi transparente qu’une vitre.
Je ne tiens pas à commenter mon travail : s’il ne parle pas de lui-même, c’est un échec. Mais je voudrais souligner deux points : d’abord, bien que les épisodes soient effectivement tirés de l’histoire de la révolution russe, ils ont été schématisés et l’ordre chronologique a été bouleversé, ce qui était nécessaire pour la symétrie de l’histoire. Le second point a échappé à la plupart des critiques, sans doute parce que je ne l’avais pas assez mis en relief. Il se peut que de nombreux lecteurs achèvent ce livre avec l’idée qu’il se conclut par une réconciliation totale entre les cochons et les humains. Telle n’était pas mon intention : je voulais au contraire qu’il finisse sur une note violemment discordante […]12.
L’insistance accordée par Orwell à ce qui est la fin de sa fable rejoint ici nos propres préoccupations ; de fait, que dit-elle ? Dans sa traduction française, elle nous paraîtrait, au premier abord, déroutante : en effet, par l’utilisation du verbe métamorphoser, lié à l’univers fabuleux des contes où cette opération magique est courante, le français pourrait aussi introduire une donnée générique inattendue, celle du fantastique. Si la métamorphose est courante dans les genres relevant du fabuleux, c’est que la magie, le surnaturel, y sont admis et compris. Toutefois, dans la fable d’Orwell, le seul trait fabuleux reste la faculté accordée aux animaux de parler. Dès lors, nous pourrions nous poser la question d’un basculement générique, du fabuleux au fantastique. C’est une idée finalement séduisante, surtout lorsqu’on connaît la manière assez cavalière avec laquelle Orwell traite les délimitations génériques, car elle ferait basculer la fin du récit dans une autre dimension et serait, au moins d’un point de vue générique, effectivement très discordante. À reprendre le verbe anglais – to change –, il est néanmoins assez clair que cette transformation des porcs en hommes est moins à prendre comme une métamorphose réelle et donc fantastique que comme un changement de perception, une nouvelle vision, passagère13. Une insertion paraît même indiquer qui, pour le compte du narrateur omniscient, retranscrit ici cette vision : « Les yeux fatigués de Douce glissaient d’un visage à l’autre14 ». Même si la traduction française atténue le texte original, « old » et « dim » devenant simplement « fatigués », il n’en reste pas moins que cette insertion pose un voile de doute sur la réalité effective de cette métamorphose. Toutefois, comme nous l’avons déjà dit en ouverture, cet excipit fonctionne principalement, à notre sens, de manière assez traditionnelle, comme un rappel fort de la lecture allégorique devant être faite du récit animalier.
Image 1 : Charles Lebrun, planche extraite de Dissertation sur un traité de Charles Le Brun, concernant le rapport de la physionomie humaine avec celle des animaux (1806), reproduction des collections patrimoniales numérisées des bibliothèques de l’Université de Strasbourg, https://docnum.unistra.fr/digital/collection/coll5/id/43
Nous aimerions rapidement lier ici, plusieurs éléments à partir desquels nous souhaitons opérer ensuite une analyse des transpositions15 de ce passage conclusif. Le récit d’Orwell n’est pas écrit en direction des enfants, à la différence des fables de La Fontaine16, mais il est lisible, par sa brièveté et son animalité, par eux. Il l’est, en tout cas, bien davantage que 1984 (Nineteen Eighty-Four, 1949). Il partage, avec ce dernier roman, une célébrité et une popularité qui en font ce qu’il est convenu de qualifier de « classiques » de la Littérature, statut auquel aucun autre ouvrage d’Orwell ne peut prétendre. Quand La Ferme des Animaux traite d’un totalitarisme précis, celui de la révolution soviétique et du pouvoir stalinien, 1984, embrasse un champ plus large qui réunit nazisme et stalinisme pour s’ériger contre toute forme de totalitarisme d’État. Le passage du temps a amplifié la perception de cette dernière critique: il nous semblerait possible d’affirmer que La Ferme des Animaux doit, aujourd’hui, davantage sa vitalité persistante à sa part fabuleuse qu’à la dénonciation d’un mythe soviétique qui aurait perdu désormais beaucoup de son intérêt de par son éloignement temporel et conceptuel. Seule subsisterait, enfin, une histoire plaisante, animalière, claire dont le message, largement détaché de ses références historiques, ne sert plus qu’à la dénonciation d’un pouvoir inégalitaire. Pour reprendre les termes de Dandrey concernant les fables de La Fontaine, la transposition allégorique perd de sa précision alors que la transition narrative augmente sa force d’attraction17. Loin de ses références historiques et ses ambivalences voulues (conte de fées plaisant et animalier, satire politique et historique), La Ferme des Animaux, notamment lu par des enfants, devient une « véritable » fable, générique et générale, didactique mais perd ses dimensions trop circonstanciées. Ce mouvement se comprend aussi dans le rôle aujourd’hui tenu par 1984 : du futur au passé, le livre n’a rien perdu (il ne contenait d’ailleurs rien d’assimilable aux oripeaux classiques du genre science-fictif18) et l’anticipation demeure dans ses réflexions générales non dans son temps spécifique, celui de 1948 – ou de 1984. Malgré des différences irréductibles pour qui a lu les deux ouvrages, les deux derniers récits d’Orwell, dans une perception « populaire », semblent peut-être ainsi être devenus les faces d’une même pièce, dont l’une sera la version pour enfants et l’autre celle pour adultes et adolescents19. Il y a, de fait, un certain excès à exprimer ainsi une perception personnelle ; il nous paraît toutefois que d’une certaine manière c’est bien celle-ci qui transparaît dans l’évolution des transpositions de La Ferme des Animaux.
Il est clair que les premières transpositions de la fable d’Orwell ne peuvent se targuer d’un tel éloignement historique et, très clairement, leur diffusion transmédiale doit énormément à une volonté de mettre à disposition du plus grand nombre une œuvre idéologiquement critique, ainsi la version radiophonique pour la BBC diffusée en 1947 et adaptée par un ami du romancier, Rayner Heppenstall. Dans le contexte qu’élabore l’après-guerre, celui de la guerre froide, le recours à La Ferme des animaux s’avère vite être une arme judicieuse – car auréolée du littéraire20 – et aisément transposable21. Pour le grand public, la popularité, désormais bien installée, de Disney a ainsi fait du cinéma d’animation (réduit alors au dessin animé) une forme particulièrement marquée par le recours à la forme animale et proposée à un public enfantin22. En 1954, à l’instigation de la CIA (qui avait acquis auprès de Sonia Orwell, alors jeune veuve, les droits en décembre 195023) et dans le cadre de l’opération Mockingbird, l’œuvre est donc naturellement adaptée sous la forme d’un long métrage animé par le studio britannique, déjà réputé, du couple formé par John Halas et Joy Batchelor24. Le film peut toutefois in fine surprendre le lecteur d’Orwell. En effet, les réalisateurs ont modifié la fin du récit (en ajoutant un épisode suivant l’excipit où les animaux mettent violemment fin à la domination des cochons), entraînant une autre interprétation, plus positive, du récit. Cet aspect, déjà très étudié dans ses dimensions historiques et politiques25, nous intéresse néanmoins moins ici qu’une étude de la métamorphose cochon-homme esquissée par le texte original. De fait, celle-ci, dans le film, se concrétise de manière frappante en l’espace de quelques dizaines de secondes (1’06’’00-1’06’’30) où la médiativité26 du dessin animé opère complètement. Rien de plus évident, de plus naturel, que de passer, par la succession des douze dessins par seconde27 de l’animation, du visage porcin à la figure humaine (celle-ci étant en l’occurrence celle du fermier Jones, tel qu’il apparaissait au début du film). Au découpage en étapes successives des études physiognomoniques, que La Fontaine avait bien en tête28 en passant d’un animal à l’autre, succède ainsi la fluidité de la métamorphose propre au cinéma d’animation29. Les flous qui viennent encadrer la séquence, par ailleurs nette et précise, viennent toutefois nuancer la vision de l’âne Benjamin. Celle-ci est pourtant décisive puisque c’est sa relation qui provoque l’« ultime » révolte des animaux qui envahissent la ferme et en finissent avec leurs nouveaux maîtres. Le fait que le visage de Jones soit repris paraît pourtant évoquer l’idée d’une sorte de destin cyclique, d’éternel retour, mais ne suffit plus, en quelque sorte, à conclure le récit. Dans la « nouvelle » dernière séquence, plus de références aux humains, ce sont bien les cochons qui apparaissent et qui sont mis à bas par les animaux. Il était impensable pour la CIA de terminer en laissant, comme dans le roman, les cochons au pouvoir et le message est donc assez limpide : le communisme est, à terme, condamné et le peuple (suivant l’idée d’une liberté ou libération rendue inéluctable par ce qui serait, aux yeux occidentaux, le choix de la démocratie – et du modèle capitaliste – comme seule voie positive la liberté occidentale30) vaincra. Halas lui-même sembla devoir s’expliquer de ces choix : « Pouvez-vous imaginer quelles réactions aurait provoqué un dénouement moins heureux ? Et puis, de toute façon, je suis convaincu que c’est précisément ce final plein d’espoir qui donne toute sa force au message du film31 ».
Images 2, 3, 4 : Photogrammes extraits de John Halas et Joy Batchelor, La Ferme des animaux, Malavida Films, 2020, ©1954, Halas & Batchelor© 2022, Licensed for France by Malavida
D’une manière similaire, une transposition en bande dessinée, principalement menée par l’IRD (Information Research Department), service britannique de renseignements alors pleinement associé à la CIA dans la logique d’une « guerre froide culturelle32 », avait été commandée à un dessinateur alors réputé, Norman Pett, et diffusée dès 195133 dans plusieurs pays non-occidentaux (Extrême et Moyen-Orient, Amérique latine, Asie du Sud-Est, Afrique…). Largement diffusée, à des fins de propagande anti-communiste, cette bande dessinée est pourtant restée longtemps méconnue34, au contraire du film d’Halas et Batchelor, devenu un classique du cinéma d’animation35, et que le studio, suivant en cela une pratique courante, a d’ailleurs aussi accompagné, lors de sa sortie, d’une version commerciale en bande dessinée (« Strip Version »), réalisée en noir et blanc par un des principaux animateurs, Harold Whitaker36.Composée de 52 strips, cette bande dessinée très proche du film et très légendée, suivant évidemment le film qu’elle accompagne. La page de garde de cette version dessinée, reprise en brochure après avoir été initialement publiée dans des quotidiens, porte d’ailleurs une mention explicite : « The strip version attracted many readers. Compare the cartoon version with the book. Is anything lost ? » À l’inverse du film, cette version dessinée ne reprend pourtant pas la métamorphose cochon-Pilkington du livre ou du film, en la décomposant, comme on aurait pu logiquement le penser, en deux à trois vignettes, se rapprochant en cela des planches physiognomoniques. Whitaker se contente ainsi de donner à voir plusieurs versions de Pilkington assises autour de la table, cette image se lisant à l’aune d’une des vignettes précédentes où Benjamin voyait bien les cochons assis autour de la même table37. Si on se fie au texte légendé de la première case de l’avant-dernier strip, il paraît ainsi évident que cette version dessinée atténue donc le choc de la métamorphose en l’éclipsant complètement : « The changement had been momentary ; already the fancied ressemblance to Jones was fading ».
En ce qui concerne la bande dessinée de Pett commandée par l’IRD, nous ne disposons plus de la version française originale (a priori destinée au Vietnam) mais un éditeur français, L’Échappée, a récemment réussi à redonner accès à une publication ultérieure38 en créole mauricien, Repiblik Zanimo. Toute la scène de l’excipit est condensée dans la dernière case de l’œuvre (quatrième case du 90e strip) et encore l’est-elle d’une manière presque détournée puisqu’elle s’inscrit dans une sorte de phylactère visuel, prolongé par un phylactère textuel, résultant d’un dialogue entre Benjamin et Girofle39. Dans ce phylactère visuel, aux contours nébuleux, apparaissent cinq figures : le visage de Pilkington, la face de Napoléon et trois figures illustrant trois degrés d’hybridation homme-cochon. L’idée de transformation est ainsi rendue a minima, se faisant une réplique plutôt sommaire de la mise en relation physiognomonique de Lebrun, et par le biais d’une narration indirecte. Plus intéressant par contre est le texte qui l’accompagne : « Cochon ! Homme ! Homme ! Cochon ! C’est du pareil au même, Girofle. Il n’y a que la moustache qui change » ! Ce cri de Benjamin se lie et se lit en effet, clin d’œil ironique, avec les mots mêmes de Napoléon qui, dans la case précédente, s’emporte contre Pilkington et le traite de cochon – Pilkington venant de faire de même dans la case précédente… Néanmoins, l’apport central nous paraît résider dans ce qu’affirme l’âne, à savoir une équivalence entre « moustachus », c’est-à-dire ici entre Staline et Hitler. Sur les trois figures hybrides, celle du centre rappelle d’ailleurs bien celle d’un Führer porcin. Sous la réserve évidente que cette même mention apparaisse bien dans la version originale et ses traductions ultérieures en différentes langues40, il faut donc noter que, presque dès la mort d’Orwell, la charge anti-communiste est étendue à une charge anti-totalitaire qui rapproche La Ferme des animaux de 198441. Cette extension du domaine de la lutte n’apparaîtra pas dans le film, celui-ci étant peut-être tout simplement plus contrôlé par la CIA que ne le fut la bande dessinée déléguée à l’IRD…
Image 5 : Norman Pett, dernières cases in George Orwell, La Ferme des animaux (Repiblik zanimo), Paris, L’Échappée, 2016, sans pagination, © 2016, L’Échappée
Aujourd’hui, les œuvres d’Orwell étant tombées dans le domaine public, les rééditions, traductions et adaptations se multiplient42. Ainsi, en France, pour cette année 2021, pas moins de trois transpositions en bande dessinée ont été proposées : deux françaises, celle de Maxe L’Herminier et Thomas Labourot, chez Jungle, et celle de Rodolphe et Patrice Le Sourd, chez Delcourt, auxquelles s’adjoint la traduction, chez Grasset, de celle de l’artiste brésilien Bernadi Odyr, datée de 2018. D’une manière caractéristique, aucune d’elles n’illustre réellement l’excipit dans sa dimension fabuleuse de métamorphose. Chez Odyr43, une case seule illustre le passage et elle montre, de manière frontale, deux cochons trinquant avec trois hommes. Aucun effet graphique ne vient toutefois suggérer un glissement, un changement. Tout au plus peut-on noter que la disposition des personnages, les couleurs des chairs les rapprochent sans toutefois prêter à la moindre hésitation ou confusion. Cette case, qui occupe toute la moitié supérieure de la dernière planche, est légendée de la dernière phrase du roman ; l’œuvre se terminant sur une dernière case, de taille similaire à la précédente, où, dans une sorte de contre-champ, apparaissent, comme médusés, les animaux opprimés. Dans les deux bandes dessinées françaises44, les choix de représentation sont encore plus nets : les cochons sont à table avec les hommes mais, à aucun moment, leurs images respectives ne se brouillent. Porcs et hommes restent sagement, leurs traits fixés, les uns face aux autres. L’évocation d’une possible similitude ne passe alors que par les objets – vêtements, cigares – et les postures. Alors que l’excipit pourrait donner lieu à de véritables transcriptions de la métamorphose, celui-ci est simplement comme amputé et escamoté. Aucune œuvre n’exploite ainsi les forces de la narration séquentielle (en jouant sur des inversions manipulées par des champs/contre-champs ; en proposant, à l’image des planches de Lebrun, une succession de cases illustrant le glissement ou la succession d’une forme à l’autre) ou, même simplement, celle d’un dessin composite45. Pire, il n’est plus forcément présenté comme conclusif et c’est le changement de la maxime révolutionnaire qui lui vole la vedette en terminant le récit… Pourquoi « refuser » ce point précis du texte orwellien, dans des œuvres qui, par ailleurs, se révèlent assez fidèles à la source littéraire ? La bande dessinée, de fait, paraît être un médium bien armé justement, pour transcrire ce changement, que celui-ci soit réel ou imaginé. Nous pensons qu’il s’agit là de quelque chose qui touche moins à la qualité des transpositions, ou à la « fidélité » de l’adaptation46, qu’à un changement de perception de ce que doit être le conte de fées orwellien.
Dans une préface inédite, Orwell revient sur le refus des premiers éditeurs de publier La Ferme des animaux ; il cite alors un extrait d’une des lettres de refus dont l’argumentation, appuyée par la réaction d’« un fonctionnaire haut placé du ministère de l’Information » nous paraît édifiante.
Si cette fable avait pour cible les dictateurs en général et les dictatures dans leur ensemble, sa publication ne poserait aucun problème, mais […] elle s’inspire si étroitement de l’histoire de la Russie soviétique et de ses deux dictateurs qu’elle ne peut s’appliquer à aucune autre dictature. Autre chose : la fable perdrait de son caractère offensant si la caste dominante n’était pas représentée par les cochons. Je pense que ce choix […] offensera inévitablement beaucoup de gens et, en particulier, […] les Russes47.
Ce qui a été la faiblesse initiale de l’ouvrage – sa dénonciation satirique du mythe soviétique sous couvert de l’allégorie animalière – devient rapidement sa grande force et les deux premières grandes transpositions de l’œuvre reflètent bien cette évolution, davantage liée à l’évolution socio-politique mondiale qu’à une lecture plus fine de l’œuvre orwellienne. Toutefois, il nous apparaît surtout qu’avec le temps, le centre de gravité de l’œuvre s’est déplacé : la lier à une période historique donnée et révolue ne recèle aujourd’hui plus qu’un intérêt limité pour la plupart des lecteurs contemporains. Il nous semble, et ce trait est semble particulièrement prégnant dans les trois dernières transpositions en bandes dessinées, reflétant aussi certainement ce que fondamentalement le visuel fait aujourd’hui au textuel, que La Ferme des animaux est bel et bien devenue une fable à part entière et que la lecture qui en est faite s’apparente bien généralement à une lecture fabulique, enfantine et générale : les cochons sont des cochons, le pouvoir est toujours oppressif rien ne change jamais dans l’espace idéalisé de la ferme-monde48. Dès lors, toute lecture historique sous-jacente (la déconstruction du mythe soviétique, la caricature de Staline ; la lutte face aux totalitarismes de gauche comme de droite) devient accessoire, anecdotique : seuls comptent les animaux, dans leurs passions humaines exacerbées, et l’idée sentencieuse que si « le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument49 ».
L’œuvre d’Orwell a-t-elle à gagner à cette réduction paradoxalement amplificatrice ? Il ne nous appartient pas de répondre à cette question qui pose et oppose intention de l’auteur et perception de lecteur ou de spectateur, mettant en balance évolutions historique et esthétique. Nous nous bornerons peut-être à vous conseiller, en attendant la prochaine transposition promise par Netflix, de jouer à la transposition vidéoludique de la fable, Orwell’s Animal Farm (Nerial, 2020), où vous pourrez vous-même aussi, un peu, changer l’histoire…
Notes de bas de page numériques
1 George Orwell, La Ferme des animaux, Paris, Gallimard, 2000 (1981, Éditions Champ Libre, trad. Jean Quéval), p. 150-151. Nous choisissons de mettre en avant la traduction française par rapport à l’original qui sera fourni, le cas échéant, en note de bas de page. Pour la version anglaise, Animal Farm (1945), Penguin Books/Martin Secker & Warburg Ltd, London, 1987. Texte original : « But as the animals outside gazed at the scene, it seemed to them that some strange thing was happening. What was it that had altered in the faces of the pigs? […] But what was it that seemed to be melting and changing? […] No question, now, what had happened to the faces of the pigs. The creatures outside looked from pig to man, and from man to pig, and from pig to man again: but already it was impossible to say which was which. » (p. 94-95).
2 Jean de La Fontaine, Le Héron – La Fille in Fables de La Fontaine (Fable 4, Livre VII, 1678) in La Fontaine, Œuvres complètes (Fables et Contes), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 255-257.
3 On pourrait aussi noter que les deux premières versions de l’ouvrage en français présentent deux traductions assez parlantes du titre original : Les Animaux partout en 1947 et La République des animaux en 1964.
4 La Fontaine évoque ainsi « l’âme du conte », qu’il lie à la notion de brièveté, dans sa Préface in La Fontaine, Œuvres complètes (Fables et Contes), op. cit., p. 5-10, p. 5.
5 Le fabuliste français parle de « gaieté », précisant ce terme comme « un certain charme, un air agréable, qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux. » (p. 7). Sur les points touchant à l’esthétique des fables et à La Fontaine, nous suivons les commentaires de Patrick Dandrey, Poétique de La Fable de La Fontaine - La Fabrique des fables (1991), Paris, Quadrige/PUF, 1996. Celui-ci évoque ainsi, à son tour, le « pouvoir de la gaieté » (p. 321 et suivantes).
6 Jean de La Fontaine, Les Deux Chèvres in Fables de La Fontaine (Fable 4, Livre XII, 1678) in La Fontaine, Œuvres complètes (Fables et Contes), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 459-460.
7 On consultera avec profit, sur ce sujet, les explications simples fournies par Orwell dans « Préface à une édition ukrainienne d’Animal Farm » (in George Orwell, Essais, articles et lettres (Volume III, 1943-1945), Paris, Ivréa, 1995 p. 504-509) : « Et voilà pourquoi depuis dix ans je suis convaincu qu’il est indispensable de détruire le mythe soviétique si nous voulons assister à la renaissance du mouvement socialiste. » (p. 508). Nous n’aurons recours ici qu’à la traduction française ; le texte original d’Orwell a été perdu et la version anglaise n’est par conséquent, elle-même, qu’une traduction littérale de la version ukrainienne.
8 Orwell insiste bien sur ce point, considérant cette œuvre comme la première où il arrive, en pleine conscience idéologique et esthétique, à lier les deux aspects en un tout.
9 Jean de La Fontaine, Préface, op. cit., p. 7.
10 C’est la vision, dans un petit village espagnol, d’un enfant conduisant et battant un cheval qui provoque cette prise de conscience.
11 George Orwell, « Préface à une édition ukrainienne d’Animal Farm », op. cit., p. 508.
12 George Orwell, « Préface à une édition ukrainienne d’Animal Farm », op. cit., p. 508.
13 Si l’on se réfère à Tzvetan Todorov, force sera d’admettre que ce passage se révèle insuffisant pour orienter le récit d’Orwell en direction du genre fantastique. « Celui-ci exige que trois conditions soient remplies. D’abord, il faut que le texte oblige le lecteur à considérer le monde des personnages comme un monde de personnes vivantes et à hésiter entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués. Ensuite, cette hésitation peut être ressentie également par un personnage ; ainsi le rôle du lecteur est pour ainsi dire confié à un personnage et dans le même temps l’hésitation se trouve représentée, elle devient un des thèmes de l’œuvre […]. Enfin il importe que le lecteur adopte une certaine attitude à l’égard du texte : il refusera aussi bien l’interprétation allégorique que l’interprétation “poétique”. Ces trois exigences n’ont pas une valeur égale. La première et la troisième constituent véritablement le genre. » (Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique (1970), Paris, Éditions du Seuil, 1976, p. 37-38). Il paraît difficile, en effet, face à la tonalité générale de La Ferme des animaux, de refuser l’interprétation allégorique, évidente.
14 George Orwell, La Ferme des animaux, op. cit., p. 150. Texte original : « Clover’s old dim eyes flitted from one face to another. » (p. 94).
15 Nous préférerons ici ce terme à celui d’adaptations (bien que les œuvres que nous allons étudier en soi) pour bien marquer les limites de notre étude transmédiale qui se veut avant tout une réflexion sur ce que le visuel peut faire au textuel.
16 Nous rappelons ainsi que le premier recueil des Fables, en 1668, est dédicacé au Dauphin, alors âgé de 7 ans.
17 Cf. Patrick Dandrey, Poétique de La Fable de La Fontaine - La Fabrique des fables, op. cit., p. 357 et suivantes.
18 Plusieurs commentateurs de 1984 ont ainsi montré comment les anticipations technologiques de l’univers dystopique sont moins des extrapolations relevant de la science-fiction que des versions retouchées d’éléments contemporains au roman. Les notes au lecteur de Claude Noël dans Chroniques du temps de la guerre : 1941-1943 (The War Broadcasts, The War Commentaries, 1985) d’Orwell suggèrent ainsi une source plausible au télécran dans le matériel utilisé à la BBC (Paris, Champ Libre, 1988, p. 197-198).
19 Il est frappant de noter aussi à quel point certains courants souterrains parcourent les œuvres orwelliennes : ainsi, le Pays doré de Winston dans 1984 est préfiguré dans Un peu d’air frais (Coming up for air, 1939), tout comme les thèmes du discours-caquetage ou l’orateur-marionnette se retrouvent respectivement dans « La politique et la langue anglaise » (1946) ou dans Un peu d’air frais ; les Deux minutes de la Haine rappellent elles aussi les cérémonies où les moutons de La Ferme des Animaux bêlent sans conscience.
20 Sur cet aspect des rapports entre cinéma et littérature dans la première moitié du XXe siècle, nous renvoyons aux travaux de Michel Serceau, L’Adaptation cinématographique des textes littéraires, Liège, Éditions du CEFAL, 1999, et d’André Gaudreault, Du littéraire au filmique. Système du récit (1988), Paris-Québec, Armand Colin-Nota Bene, 1999 (édition révisée et augmentée).
21 Orwell, dès 1946, s’était montré favorable à la création de versions visuelles de son récit. Cf. George Orwell, « Lettre à Leonard Moore du 24 février 1946 » in Essais, articles et lettres (Volume III, 1943-1945), op. cit., p. 137-138. Il semble néanmoins évident que l’écrivain pensait là à des versions illustrées de son texte plutôt qu’au déplacement de celui-ci vers des médias de masse (pour lesquels il manifestait une aversion certaine) comme l’étaient déjà alors devenus les comics et les cartoons américains.
22 Même soumise à des visées différentes, la production russe n’échappe ainsi pas à l’influence graphique du modèle américain incarné par Disney. Certes, hors du dessin animé proprement dit, certains réalisateurs proposent des œuvres d’animation différentes et marquantes mais, pour l’essentiel, celles-ci restent relativement ignorées du grand public occidental.
23 Sur ce point et le contexte politique de l’époque, nous renvoyons au texte de Patrick Marcolini accompagnant la bande dessinée (présentée en version originale, créole, et en français), « La propagande contre elle-même » in George Orwell, La Ferme des animaux, Paris, L’Échappée, 2016, sans pagination (le texte, de 14 pages, occupe la partie centrale du livre, séparant les deux versions).
24 Pour une approche des œuvres menés par ce studio britannique, en parallèle aux productions américaines alors hégémoniques et dirigés par Disney, nous renvoyons au double-DVD édité en 2009 par Malavida, Halas & Batchelor, le best of « so british » ! Nous rappelons aussi que ce choix n’était pas dû au hasard ; le studio avait déjà produit, pendant la guerre, des œuvres de propagande pour, entre autres, l’Amirauté ou le Central Office of Information.
25 Une large part des modifications apportées au récit aurait été apportée sous la direction de la CIA, principal financeur du film, par l’intermédiaire du principal producteur, Louis de Rochemont. Sur cette situation complexe de création du film, nous renvoyons aussi bien aux matériaux fournis par les dernières éditions du film en DVD (en France, une édition collector sortie en 2020 chez Malavida propose un entretien avec John Halas ainsi que le storyboard original) qu’à un ensemble de travaux scientifiques, notamment l’article d’Elizabeth Coulter-Smith, Halas and Batchelor ; Animation, Propaganda and Animal Farm (2005), disponible sur ResearchGate ou l’ouvrage de Daniel J. Leab, Orwell Subverted : The CIA and the Filming of Animal Farm, Penn State University Press, 2007.
26 Nous reprenons ici le terme de Philippe Marion (« Narratologie médiatique et médiagénie des récits » in Recherches en communication : Le récit médiatique, n°7, Université Catholique de Louvain, 1997, p. 61-87) : La médiativité est la capacité propre de représentation qu’un média possède ontologiquement. Marion lie cette notion à celle de médiagénie, la capacité d’un projet à se réaliser de manière optimale en choisissant le média qui lui sera le plus adapté.
27 Nous précisons qu’à l’instar du cinéma en prise de vue réelle, le dessin animé fonctionne sur un système de défilement de 24 images par seconde ; toutefois, en ce qui concerne le dessin animé, on double généralement la photographie d’une image, ce qui explique qu’une seconde de film, composée de 24 images ou photogrammes, corresponde en fait à une série de douze dessins doublés.
28 Cf. Patrick Dandrey, Partie 3 (La Fontaine et les traditions de la physiognomonie) du Chapitre IV (Allégorisme animalier et physiognomonie comparée) in Poétique de La Fontaine, op. cit., p. 251-274.
29 Sur ce point, nous renvoyons aux études menées, sur la définition du cinéma d’animation, par Hervé Joubert-Laurencin, La Lettre volante (Quatre essais sur le cinéma d’animation), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997, spécialement à la partie Peinture, dispositif et métamorphose (p. 199-222) qui, outre son intérêt pour l’étude d’un des traits les plus caractéristiques du médium, rejoint aussi les questions génériques liant la métamorphose au conte, que nous avons précédemment mentionnées.
30 Dans la version animée, une large part de la critique capitaliste de l’ouvrage d’Orwell est logiquement atténuée.
31 Propos rapportés in Giannalberto Bendazzi, Cartoons. Le cinéma d’animation (Cartoons, 1988), Paris, Liana Levi, 1991, p. 233 (les p. 232-235 sont consacrés à John Halas).
32 Dans les années qui suivent la guerre et l’opposition grandissante entre les deux blocs, une part du combat se tient en effet aussi sur le plan culturel et notamment littéraire : les écrivains français d’obédience communiste, Aragon en tête, ont ainsi exercé une pression forte sur les éditeurs nationaux pour éviter la parution d’ouvrages critiques comme La Ferme des animaux. Quand l’ouvrage sortira en français, en 1947, cela sera dans une maison d’édition basée à Monaco.
33 En France, les éditions Champ Libre ont proposé une réédition française de cette œuvre de propagande (à partir de la version en créole mauricien diffusée entre 1974 et 1975). George Orwell, La Ferme des animaux (Repiblik zanimo), Paris, L’Échappée, 2016. L’auteur de la bande dessinée, non crédité, est le dessinateur britannique Norman Pett qui a été aidé Donald Freeman pour la scénarisation.
34 Sur les raisons de cette « disparition » et, de façon plus large, sur le contexte de création de cette bande dessinée de propagande, nous renvoyons de nouveau à Patrick Marcolini, « La propagande contre elle-même », op. cit..
35 Le film figure ainsi en bonne place dans l’ouvrage de Xavier Kawa-Topor et Philippe Moins, Le Cinéma d’animation en 100 films, Paris, Capricci, 2016, p. 92-95. Nous reprendrons ici la conclusion de la notice rédigée par Philippe Moins : « Outre qu’il est le premier long métrage d’animation britannique, l’intérêt de ce film réside essentiellement dans son sujet : pour la première fois, un long métrage d’animation ne vise pas exclusivement les enfants et s’adresse au public de manière grave, avec un arrière-fond très polémique, ce qui l’amène à utiliser des canevas graphiques disneyens à contre-emploi, dans un propos où ni la violence ni la cruauté ne sont escamotées. » (p. 95).
36 On peut d’ailleurs noter que, sur le film, Whitaker, lead animator, était plus particulièrement en charge des personnages humains. Un fac-similé de cette bande dessinée, au format PDF, est disponible dans l’édition collector 2020 de La Ferme des animaux..
37 La scène des Pilkington est la dernière case du strip 50 alors que la scène des cochons est la première du strip 49.
38 Vers le milieu des années 1970 ; une date qui souligne bien d’ailleurs avec quelle persistance et constance cet outil artistique a été déployé durant une période prolongée. Il est aussi frappant de constater que cette Repiblik Zanimo est aussi « à la fois la première BD publiée en créole et la première BD publiée sur l’île Maurice » (Patrick Marcolini, « La propagande contre elle-même », op. cit.).
39 Il s’agit là de Douce (Clover dans le texte original) qui a été rebaptisée Zirof en créole. Cette précision permet aussi de souligner qu’un grand nombre de transcriptions semblent préférer prendre l’âne Benjamin comme témoin de la métamorphose plutôt que Douce, pourtant seule nommément citée dans le texte.
40 Ce qu’on peut soupçonner étant donné l’« apparition » de cette caricature hitlérienne au centre de l’image.
41 La référence à la moustache de Big Brother n’étant alors qu’un indice de plus de cette collusion certainement voulu par Norman Pett et Donald Freeman.
42 Jusqu’à cette date, aucune bande dessinée (en dehors de celles produites dans le cadre de l’opération Mockingbird) ne semble avoir réussi à percer. Ainsi, dans la série Le Canon graphique (où Russ Kick se fait fort de présenter, pour chacune des grandes œuvres de la littérature mondiale, un extrait de bandes dessinées), La Ferme des Animaux n’est justement pas rappelée par une bande dessinée mais par trois photo-dioramas de Laura Plansker. Le troisième est consacré à l’excipit mais, à l’image des œuvres récentes, efface toute référence à une possible métamorphose et seuls les vêtements et accessoires suggèrent l’humanisation des cochons. Laura Plansker, La Ferme des animaux in Russ Kick (dir.), Le Canon graphique III (The Canon Graphic, 2013), Paris, Télémaque, 2013, p. 358-361. Une remarque similaire pourrait être appliquée au cinéma d’animation où l’œuvre d’Orwell ne semble avoir été reprise que sous des formes plus ou moins détournées, ainsi People’s Republic of Zoo (2009) de l’artiste chinois Xun Sun fait référence au roman sans chercher à en transcrire le récit.
43 Odyr, La Ferme des animaux (A revolução dos bichos, 2018), Paris, Grasset, 2021, p. 172.
44 Maxe L’Herminier et Thomas Labourot, La Ferme des animaux, Paris, Jungle, 2021, p. 52. Rodolphe et Patrice Le Sourd, La Ferme des animaux, Paris, Delcourt, 2021, p. 47.
45 À l’image, par exemple, des visages dérangeants, extraits d’une peinture de James Ensor (L’Intrigue, 1890), que l’édition Folio de Gallimard a longtemps utilisés pour la couverture du roman, ou de la représentation idéalement hybride que Juanjo Guarnido fait de Napoléon dans Orwell (2019) de Pierre Christin et Sébastien Verdier.
46 Cf. Jan Baetens, Adaptation et bande dessinée. Eloge de la fidélité, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2020.
47 George Orwell, « Préface inédite à Animal Farm » (1945) in Essais, articles et lettres (Volume III, 1943-1945), op. cit., p. 509-519, p. 509-510. Texte original : « If the fable were addressed generally to dictators and dictatorships at large then publication would be all right, but the fable does follow […] so completely the progress of the Russian Soviets, and their two dictators, that it can apply only to Russia, to the exclusion of the other dictatorships. Another thing: it would be less offensive if the predominant caste in the fable were not pigs. I think the choice of pigs as the ruling caste will no doubt give offence to many people, and particularly to […] Russians. » « Orwell’s Proposed Preface to Animal Farm », appendix 1 in Animal Farm, op. cit., p. 97-107, p. 98.
48 Il serait ainsi, aujourd’hui, tentant de lire la fable d’Orwell en la liant à l’expérience dirigée en 1994 par Didier Desor, chercheur du laboratoire de biologie comportementale de la faculté de Nancy, sur la hiérarchie chez les rats « plongeurs ». Cf. le documentaire, reprenant le protocole expérimental et les hypothèses qui l’accompagnent, de Philippe Thomine, Faits comme des rats, Vidéoscop Université Nancy 2, 2009.
49 La formule est de Lord Acton (1834-1902).
Bibliographie
Œuvres d’Orwell
ORWELL George, La Ferme des animaux, Paris, Gallimard, 2000 (1981, Éditions Champ Libre, trad. Jean Quéval) ; version anglaise, Animal Farm [1945], Penguin Books/Martin Secker & Warburg Ltd, London, 1987
ORWELL George, La Ferme des animaux, Paris, L’Echappée, 2016
ORWELL George, Essais, articles et lettres (Volume III, 1943-1945), Paris, Ivréa, 1995
ORWELL George, Chroniques du temps de la guerre : 1941-1943 [The War Broadcasts, The War Commentaries, 1985], Paris, Champ Libre, 1988
Autres textes et études
BAETENS Jan, Adaptation et bande dessinée. Éloge de la fidélité, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2020
BENDAZZI Giannalberto, Cartoons. Le cinéma d’animation [Cartoons, 1988], Paris, Liana Levi, 1991
CHRISTIN Pierre et VERDIER Sébastien, Orwell, Paris, Dargaud, 2019
DANDREY Patrick, Poétique de La Fable de La Fontaine - La Fabrique des fables [1991], Paris, Quadrige/PUF, 1996
GAUDREAULT André, Du littéraire au filmique. Système du récit [1988], Paris-Québec, Armand Colin-Nota Bene, 1999 (édition révisée et augmentée)
JOUBERT-LAURENCIN Hervé, La Lettre volante (Quatre essais sur le cinéma d’animation), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997
KAWA-TOPOR et MOINS Philippe, Le Cinéma d’animation en 100 films, Paris, Capricci, 2016
LA FONTAINE Jean de, Œuvres complètes (Fables et Contes), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991
LEAB Daniel J., Orwell Subverted: The CIA and the Filming of Animal Farm, Penn State University Press, 2007
LE SOURD Rodolphe et Patrice, La Ferme des animaux, Paris, Delcourt, 2021
L’HERMINIER Maxe et LABOUROT Thomas, La Ferme des animaux, Paris, Jungle, 2021
ODYR, La Ferme des animaux [A revolução dos bichos, 2018], Paris, Grasset, 2021
PLANSKER Laura, La Ferme des animaux, in Russ Kick (dir.), Le Canon graphique III [The Canon Graphic, 2013], Paris, Télémaque, 2013, p. 358-361
SERCEAU Michel, L’Adaptation cinématographique des textes littéraires, Liège, Editions du CEFAL, 1999
TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique [1970], Paris, Le Seuil, 1976
Pour citer cet article
Jérôme Dutel, « Finir et redéfinir ? Des excipit dans La Ferme des Animaux en bande dessinée et cinéma d’animation (1951-2021) », paru dans Loxias, 76., mis en ligne le 15 mars 2022, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=9958.
Auteurs
Jérôme Dutel est Maître de Conférences en Littérature Générale et Comparée, directeur adjoint d’ECLLA (UR, Université Jean Monnet Saint-Etienne) et responsable de l’axe Créations-Technologies-Imaginaires. Ses thèmes de recherche concernent d’une part l’analyse de la création, la hiérarchisation et la répartition de nouvelles catégories génériques à l’intérieur des littératures de l’imaginaire, et d’autre part une réflexion autour de l’interaction entre texte(s) et image(s), notamment à travers les démarches d’adaptation entre littérature, art contemporain, bande dessinée et cinéma d’animation. Il a notamment dirigé l’édition de L’Autorité des genres (Cahiers du CELEC, 2015) et La Relation – Abolir les frontières (Cahiers du CELEC, 2017), co-dirigé avec Stefano Lazzarin, Dante Pop (Veccharelli, 2018), avec Yves Clavaron et Clément Lévy, L’Étrangeté des langues (Presses Universitaires de Saint-Etienne, 2011) et avec Eric Dacheux et Sandrine Le Pontois, La BD, un miroir du lien social (L’Harmattan, 2011) et La Bande Dessinée : art reconnu, média méconnu, Hermès n° 54 (CNRS Éditions, 2009). En collaboration avec le Festival Ciné Court Animé de Roanne avec lequel il travaille depuis 10 ans, il a dirigé deux journées d’études (2019 et 2022) et deux colloques (2020 et 2021) autour des liens entre bande dessinée, livre illustré et court métrage d’animation et des rapports entre animation et expérimentation. Dans ce cadre, il a édité en 2020, dans la collection Cinémas d’animations de L’Harmattan, les actes du colloque Au milieu de l’image coulent les textes (2018) et d’une journée d’études elle aussi consacrée au même sujet, L’adaptation littéraire et le court métrage d’animation (2017).