Loxias | Loxias 17 Littérature à stéréotypes | I. Littérature à stéréotypes
Isabelle Vedrenne-Fajolles :
Le traitement des stéréotypes dans la Suite du Roman de Merlin : maladresse ou subversion ? De la collision de stéréotypes narratifs avec le type du vilain
Résumé
Dans l’important ensemble que forme la matière arthurienne au Moyen Âge, chaque ouvrage se conçoit comme un apport supplémentaire à l’histoire légendaire qui se construit autour de la grande aventure du Graal (Continuation, Enfance ou Suite). Plutôt que de revendiquer l’originalité, les auteurs n’hésitent pas à attribuer à un de leurs prédécesseurs connus leur propre création. Malgré cette humilité affichée et ces jeux sur l’attribution, chaque roman arthurien présente une personnalité propre. Celle-ci s’explique sans doute moins par les compétences de chaque auteur que par le jeu fondamental de la variation et par un art de la construction d’où jaillit la tonalité dominante du récit. Ces caractéristiques font de la matière arthurienne un terrain de prédilection pour les questionnements sur l’intertextualité, le traitement des motifs littéraires et de la stéréotypie : des scènes entières sont reprises d’un texte à l’autre, quoique jamais à l’identique ou de façon totalement transparente. La Suite du Roman de Merlin n’a pas été jusqu’alors considérée comme une œuvre majeure de cette matière de Bretagne et semble n’avoir fait l’objet que d’assez peu d’études. Comme dans la Mort Artu, antérieure et connue par l’auteur anonyme de la Suite, l’atmosphère est à la chute du monde arthurien. La tonalité d’ensemble conditionne donc une lecture des personnages et des différents épisodes sinon sombre du moins ambiguë. Sans doute ne faut-il pas s’étonner que des personnages importants, ayant déjà une longue existence romanesque, et par là même le minimum de détermination psychologique que permet l’écriture médiévale, aient pour le moins des comportements inattendus, au regard de l’image construite dans d’autres romans arthuriens. Il est donc plus intéressant de s’arrêter au traitement d’un personnage habituellement très secondaire dans ce type de récit : le « vilain ». Ce personnage, qui se résume souvent à un type social, se lit a priori comme stéréotypé. Dans la Suite du Roman de Merlin, des « vilains » apparaissent à divers moments du récit mais reçoivent des traitements fort différents. L’ouvrage a parfois été jugé d’une qualité littéraire assez médiocre : faut-il donc voir dans cet apparent écart un manque de maîtrise des règles du genre ou bien faut-il au contraire envisager une écriture des plus réfléchies, visant à une forme de subversion, fusse grâce à l’utilisation de motifs pré-existants dans d’autres genres ?
Index
Mots-clés : don contraignant , fils illégitime, pastourelle, paysan, stéréotype, subversion, transgression, type, vilain
Plan
- Le vilain : stéréotype culturel et littéraire
- Le vilain dans la Suite du Roman de Merlin
- Collision de stéréotypes
- Une écriture subversive ?
- Conclusion
Texte intégral
Lors de cette journée d’étude sur la stéréotypie narrative, nous avons conscience de proposer une approche qui peut sembler décalée. Par le choix de la thématique tout d’abord : notre contribution prend en effet pour point de départ les conditions d’apparition d’un type au sein de la Suite du Roman de Merlin ou Suite post-vulgate ou Suite Huth (1235-1240) et peut sembler bien réductrice en comparaison des analyses de séquences narratives qui ont été aujourd’hui menées. Mais c’est précisément sur le conditionnement du schéma narratif par l’utilisation d’un type, conditionnement qui fait de tout écart à l’association attendue un indice signifiant, que nous voudrions réfléchir. Par la période évoquée par ailleurs : il semble acquis que les jugements portés sur la stéréotypie narrative ont radicalement changé avec le romantisme qui en fait la manifestation d’une faiblesse. Or, les phénomènes de reprise dans leur ensemble répondaient au Moyen Âge à l’attente du public le plus cultivé et à une pratique auctoriale assumée par les meilleurs auteurs ; à tel point que, réactivant l’expression, Paul Zumthor a pu parler dans son Essai de Poétique médiévale des nécessaires « lieux communs » unissant l’auteur et l’auditeur. C’est donc par son décalage même que cette contribution sera la plus utile, dans le cadre d’une journée à laquelle participent essentiellement des spécialistes de la paralittérature moderne et contemporaine.
La conception médiévale de la stéréotypie n’est cependant pas incompatible avec une approche contemporaine et semble même pouvoir être lue comme une illustration des théories de Jean-Louis Dufays sur les rapports entre stéréotypie et lecture, elles-mêmes basées sur les travaux antérieurs de Ruth Amossy d’une part et des théoriciens de la réception d’autre part. On ne peut en effet aborder le traitement de cette question sans apporter une attention toute particulière à l’horizon d’attente du lectorat (et de l’auditoire pour les débuts de la période médiévale). L’esthétique de l’époque est, on le sait, basée sur un rapport bienveillant à la tradition : tout texte, quand bien même il présente des caractéristiques novatrices, se construit par rapport à un univers de référence bien identifié.
Ce lien à la tradition est d’autant plus fort dans l’important ensemble que forme les romans du Graal au Moyen Âge, ensemble conçu comme un continuum1. A partir du moment où Chrétien de Troyes fait connaître son Conte du Graal, chaque ouvrage se conçoit à la fois comme une reprise et comme un apport supplémentaire à l’histoire légendaire qui se construit autour de la grande aventure du Graal, progressivement mais toujours partiellement élucidée (Continuation, Enfance ou Suite). Ces caractéristiques font de la matière arthurienne un terrain de prédilection pour les questionnements sur l’intertextualité, le traitement des motifs littéraires et de la stéréotypie : des scènes entières sont reprises d’un texte à l’autre, quoique jamais à l’identique ou de façon totalement transparente, comme bien des études l’ont déjà montré. En effet, malgré l’humilité affichée d’auteurs pour beaucoup anonymes qui n’hésitent pas à attribuer à un de leurs prédécesseurs connus leur propre création, chaque roman arthurien garde une personnalité propre, personnalité s’expliquant en grande partie par le jeu fondamental de la variation et par un art de la construction d’où jaillit la tonalité dominante du récit.
La Suite du Roman de Merlin appartient à ce grand ensemble et en respecte les règles. Écrite par un auteur anonyme qui l’attribue faussement à Robert de Boron, cette œuvre nous permet de retrouver la plupart des grands personnages arthuriens. Comme dans la Mort Artu, antérieure et connue par l’auteur anonyme de la Suite, l’atmosphère est lourde, marquée par la chute imminente du monde arthurien. La tonalité d’ensemble conditionne donc une lecture des personnages et des différents épisodes sinon sombre du moins ambiguë. Des études ont montré que les personnages principaux de la matière arthurienne, quoique reconnaissables, connaissent des modifications importantes d’un roman à l’autre. C’est donc vers l’analyse soit de personnages-type, moins individualisés, soit de motifs littéraires, soit de séquences narratives traditionnelles que pouvait s’orienter notre étude. A la lecture du roman, l’étude de la figure du « vilain » s’est imposée à nous, comme révélatrice des particularités de l’œuvre.
Le paysan apparaît en effet dans la littérature médiévale comme un type relativement bien défini, le seul nom de vilain provoquant des associations automatiques et l’attente de quelques scènes convenues. Il arrive qu’un écart soit créé avec ce schéma dominant, écart qui peut relever du jeu littéraire ou bien appeler à une interprétation idéologique. Plusieurs études se sont appliquées à relever ces écarts, qui ne peuvent rester tels qu’à condition d’intervenir discrètement à côté d’archétypes et de schémas narratifs qui restent majoritaires. C’est ainsi que, dans la Suite du Roman de Merlin, se trouve mêlé aux stéréotypes narratifs traditionnels un traitement beaucoup plus original du monde paysan, sur lequel nous nous attarderons. L’écart est d’autant plus remarquable qu’il intervient dans un roman arthurien, appartenant à un ensemble peu enclin à faire une place importante aux laborantes. Nous constatons en fait un phénomène de « collision des stéréotypes narratifs », des scènes habituellement déclinées pour des personnages de la noblesse se trouvant ici attribuées à des individus de statut social inférieur. Cet important écart est-il le fait d’un auteur maladroit, relève-t-il d’un jeu littéraire ou bien d’une écriture discrètement subversive ? La Suite du Roman de Merlin n’a été jusqu’ici qu’assez peu analysée. Notre étude sur l’apparition des vilains espère contribuer à donner un éclairage neuf sur un auteur dont on commence seulement à noter la liberté d’écriture.
Stéréotypé culturellement, faisant partie du troisième et dernier ordre de la société féodale, celui des laboratores2, représentant à l’intérieur de cet ordre un homme de statut social souvent inférieur dans la revue des états du monde3, le vilain s’est vu associer les sèmes négatifs de laideur physique et de bassesse morale. Ainsi, dans le lexique même, ce paysan du Moyen Âge est devenu un homme de basse extraction, à l’allure et au comportement critiquables. La langue littéraire de cette époque qui cultive les couples synonymiques lui associe volontiers fol, malvés et l’oppose à cortois. Ce type, d’abord culturel, connaît aussi un traitement littéraire, qui pour être davantage sujet à variations n’en reste pas moins stéréotypé. Cependant, alors qu’il joue souvent un rôle central dans les fabliaux, le vilain n’occupe qu’une place fort réduite dans les chansons de geste et plus encore dans le roman. Il est exclu du monde chevaleresque4, incapable d’atteindre à un rôle de premier plan, au mieux simple adjuvant qui n’apparaît que pour renseigner les chevaliers en quête d’aventure, au pire être sans moralité, prêt à détrousser ou à battre son prochain. Le type n’est cependant pas aussi homogène qu’on voudrait le croire. Il se décline selon au moins trois modèles. Le premier est celui du vilain presque sauvage, sorte d’incarnation de la communication avec l’Autre Monde celtique. Le second, celui du valet de ferme des plus rustres, le troisième, sans doute plus tardif, celui du vilain enrichi, qui possède biens et famille. Aux deux premiers types sont liés un portrait physique à charge5. Parfois muni d’une inquiétante massue, le vilain est laid : il présente des cheveux hérissés, un teint sombre (qu’il partage avec les sarrasins), une mine patibulaire, est habillé de mauvais habits et sale des pieds à la tête. Sa rusticité le rapproche de la sauvagerie et de l’animalité. Son caractère se révèle généralement tout autant condamnable : le vilain est couard, peu serviable et colérique, tantôt rusé tantôt borné, âpre au gain6. Sur le plan physique comme sur le plan moral, ce personnage sert donc de repoussoir à la société courtoise. Tel est du moins le schéma que s’attend à trouver le lecteur un tant soit peu familier de la littérature médiévale, cette littérature écrite pour un public aristocratique et qui en épouse les codes. La consultation des histoires littéraires ou des essais de poétique consacrés à la période confirme ce point de vue. Il y a un type du vilain et un « type à dominante figurative » de la rencontre du vilain7.
La lecture des études consacrées spécifiquement à cette question, malgré les quelques réserves formulées par leurs auteurs, ne remet pas fondamentalement en cause ce jugement général. Il semble utile de résumer leurs conclusions, afin de mettre en perspective les considérations que nous pourrons faire sur les personnages de vilains dans la Suite du Roman de Merlin.
Ainsi, il y a plus d’un siècle, August Hünerhoff définit pour l’épopée le komischer Vilain, ce personnage qui n’a d’existence qu’en tant qu’objet de dérision8. En 1969, Philippe Ménard reprend ses conclusions et y ajoute des considérations concernant le roman médiéval des 12e et 13e siècles. Il conclut que, si de loin en loin le vilain peut apparaître comme plus sage et aussi estimable que les hommes de cour, le schéma général consiste à le ridiculiser, que ce soit par la plus voyante des caricatures ou par un dénigrement plus subtil9. A partir des années quatre-vingts, plusieurs études tendent à réhabiliter au moins partiellement le vilain et à analyser le couple somme toute assez complexe qu’il forme avec l’homme « courtois ». Pierre Jonin en 1982 et Micheline de Combarieu en 1983 s’efforcent de souligner la dimension moins stéréotypée que l’on pourrait le penser du portrait de vilain10. Ils reconnaissent néanmoins l’existence d’un archétype négatif, largement dominant, et alourdissent parfois même la charge. Pierre Jonin, s’appuyant essentiellement sur les fabliaux, qui ont pour lui joué un rôle fondateur dans l’élaboration du type, rappelle que le paysan se doit d’être stupide et grossier, qu’il est sans doute le type social le plus méprisé, et que l’évolution sémantique même du mot favorise cette évolution. Il juge utile de limiter son approche du type au paysan proprement dit, le mot vilain pouvant à l’époque renvoyer à toutes sortes de manants. Il fait ainsi un effort de délimitation qui n’était pas toujours réalisé par ses prédécesseurs. Rappelant le portrait physique déjà évoqué, il insiste sur le manque d’intelligence de cet individu, qui en fait souvent un cocu, un père incapable de protéger ses filles, la victime toute trouvée pour l’escroquerie et le vol. Par ailleurs, même enrichi, le paysan est incapable de se hausser à la largesse d’un seigneur et trouve normal de faire le malheur d’une jeune noble en lui imposant la mésalliance. Enfin, plusieurs fabliaux plus ou moins scatologiques tendent à montrer que le paysan est fait pour vivre dans l’ordure. Micheline de Combarieu utilise quant à elle essentiellement des textes épiques. Elle ajoute aux analyses de portrait physique antérieures que la laideur du vilain s’explique en partie par la démesure de sa taille, qui s’allie à une force brute de caractère bestial, voire diabolique. Sur le plan moral, en plus d’être couard, le vilain est crédule. Parfois son âpreté au gain le conduit à trahir et à tuer. Le vilain ne peut donc jouer un rôle positif qu’à condition d’être maintenu dans son état d’inférieur et ne doit jamais être pris comme conseiller. Enfin, pour Marie-Thérèse Lorcin, auteur d’un article sur la place du corps dans le fabliau11, si le vilain de condition inférieure est sale, sombre de peau en raison de son exposition permanente au soleil, hirsute, il est aussi infatigable, toujours présenté dans la force de l’âge et en bonne santé, car menant une vie active. Elle ajoute surtout une distinction nette entre ce vilain de condition inférieure et le paysan doté de quelque richesse qui possède maison, tenure, bétail, est chef de famille et exploitant agricole, auquel n’est appliquée aucune description physique. Ce type plus tardif intéresse généralement pour son comportement.
Ces différentes études nous permettent donc de nuancer l’image que renvoie la littérature médiévale. Mais, à l’exception de Philippe Ménard, les auteurs cités n’ont pas utilisé les romans, sinon anecdotiquement. Ce genre est en outre essentiellement représenté par la fameuse rencontre avec le gardien de taureau qui se répète à trois reprises dans Yvain ou Le Chevalier au lion, de Chrétien de Troyes12. Or, dans la matière Arthurienne, et plus particulièrement encore dans les romans du Graal en prose et christianisés, ces end-determined fictions, ces romans du temps long et de l’historicisation des personnages, quelle peut être la place d’un vilain qui n’a jusqu’alors pas eu son mot à dire ou qui renvoyait au merveilleux celtique, comme le vilain d’Yvain ? Les grands cycles permettent d’introduire de nombreuses digressions qui pour certaines se referment sur elles-mêmes, pour d’autres prennent sens dans la structure d’ensemble, la si importante conjointure du roman, l’architecture de la matière arthurienne. L’absence de version définitive du conte rend donc possible toute inflexion des motifs. En outre, dans cette France du Nord où ont été composés la plupart des romans arthuriens, il n’est pas exclu que les thématiques développées dans le Roman de Renart et les fabliaux, qui ont connu dès la deuxième moitié du XIIe siècle un vif succès, aient pu influer sur l’évolution des motifs romanesques.
Si la figure du vilain a retenu notre attention, c’est précisément parce que nous trouvons dans la Suite du roman de Merlin des traitements assez variés13. Aux paragraphes 50 à 52, l’auteur met en scène trois vilains qui pourchassent Merlin pour lui couper la tête, car celui-ci a commis l’erreur de leur faire savoir qu’ils allaient mourir. Les trois hommes sont mis en fuite par Arthur et se réfugient dans la forêt. Merlin révèle alors au roi ce qu’il sait de leur futur. Par cupidité, deux d’entre eux vont tuer le troisième ; mais, pris sur le fait, ils seront pendus. Scène et récit prospectif respectent la représentation traditionnelle d’un vilain cupide, violent et potentiellement dangereux, ses outils se transformant vite en armes. Au paragraphe 295, un paysan renseigne Pellinor, roi et chevalier de la table ronde, selon le stéréotype narratif de la rencontre du vilain14. Au paragraphe 412, ce sera un vacher qui renseignera Arthur. Dans ces trois épisodes, la représentation du type ou de la scène correspond à des modèles attendus.
En revanche, dans deux passages qui ont attiré l’attention sans jamais être analysés en détail, le stéréotype se brouille si fortement que le lecteur ne peut que s’interroger sur les motivations de l’auteur et percevoir l’invite à une autre lecture. Il s’agit de deux assez longs passages aux paragraphes 253-254 puis 309-312 où il est question de Tor, fils du vacher Arès et d’une pastorelle qui reste dépourvue de nom15. On nous pardonnera le nécessaire résumé qui suit :
Dans le premier épisode, deux paysans arrivent à la cour d’Arthur, l’un sur un chétif cheval de trait, l’autre sur une jument, et s’approchent du roi sans mettre pied à terre et sans être arrêtés. Le père engage Arthur à lui octroyer une faveur, au nom de sa renommée de largesse et en lui assurant que l’octroi de celle-ci ne saurait lui nuire. Déjà étonné par l’aisance du paysan, Arthur s’engage à lui accorder ce qu’il demande, à condition qu’il en ait le pouvoir. Après s’être prosterné devant le roi en remerciement, le paysan demande alors que son fils soit fait chevalier le jour même, avant Gauvain, neveu du roi. Selon la coutume, le roi ne peut que tenir sa promesse ; mais le caractère inattendu de la requête le pousse à mettre garde l’homme et à s’informer plus avant de l’identité du paysan. L’homme reconnaît qu’il aurait préféré que son fils continue à travailler comme ses frères, mais explique que son fils a été intraitable. Il apprend au roi qu’il est paysan et parvient à faire vivre sa famille par son travail, qu’il a par ailleurs treize enfants dont douze ont la même activité que lui. L’assemblée des seigneurs comme le roi, qui seul le formule clairement, semble penser que le désir du fils naît d’une noblesse extérieure à son milieu. Avant l’adoubement, le nom des deux hommes est révélé : le père est appelé Arès le vacher, et le fils Tor. Le roi donne alors pour nom au nouveau chevalier : Tor, fils d’Arès. L’auteur nous apprend alors que ce nom ne sera jamais remis en cause. C’est seulement après l’adoubement que le devin Merlin intervient pour apprendre à l’assemblée que Tor est en réalité le fils d’un roi, excellent chevalier. Il affirme également que seule cette naissance peut expliquer la faim d’aventures chevaleresques du jeune homme, aucun vilain ne pouvant aspirer à la noblesse. Merlin prétend enfin que le faux père de Tor connaît la véritable identité de celui qui l’a engendré. Arès le vacher reste pourtant « tous esbahi ». La narration semble donc démentir l’affirmation du devin et remettre en cause son habituelle clairvoyance. Quant à Tor, il demande avec insistance à Merlin de ne pas poursuivre dans cette voie qui déshonore sa mère et obtient le silence du devin.
Dans la suite du texte, seront suivies à tour de rôle les aventures concomitantes de trois chevaliers, selon la pratique traditionnelle de l’entrelacement : celles des deux nouveaux chevaliers Tor et Gauvain, ainsi que celles du roi Pellinor qui vient de faire allégeance à Arthur.
Après le retour des trois hommes à la cour, l’auteur revient sur le mystère des origines de Tor aux paragraphes 309 à 312. A la demande de Merlin, Arthur fait venir la mère du chevalier à sa cour pour qu’elle révèle la vérité sur sa naissance. Très humiliée, celle-ci finit par avouer que Tor est le fruit d’un viol qu’elle a subi à quinze ans alors qu’elle était encore vierge. Elle ne manque cependant pas de reprocher à Merlin son attitude, avec beaucoup de dignité et de finesse, attribuant à l’origine semi diabolique de ce dernier son comportement plus qu’ambiguë. Merlin apprend alors à l’assemblée l’identité du véritable père de Tor : il s’agit du roi Pellinor, l’un de trois chevaliers qui viennent de raconter leurs aventures. Puis, Merlin poursuit ses révélations en faisant le récit rétrospectif de ce qui se produisit alors16. La pastourelle se trouvait dans la campagne en compagnie d’un lévrier blanc et d’un mâtin. Le roi était seul, après s’être confessé et la croisa. Attiré par cette jeune femme de 15 ans, il la viola à deux reprises avant de lui affirmer qu’elle serait enceinte de lui et de tenter de l’emmener. Devant le refus et les malédictions de la jeune femme, il emmena son lévrier blanc « pour l’amour d’elle ». Le récit de Merlin terminé, Tor et Pellinor se jettent dans les bras l’un de l’autre et toute la cour salue cette révélation. Quant à la mère, elle prend congé d’Arthur et de son fils, non sans avoir rappelé à celui-ci de ne jamais oublier Dieu, même dans les plus grands honneurs. Avec une sagesse que tous les seigneurs présents lui reconnaissent, elle rappelle au jeune homme que mieux vaut être simple paysan et sauver son âme que vivre à la cour et la perdre. La dame a fait si forte impression que nombreux sont ceux qui l’escortent à son départ.
Même si l’on n’est pas très familier de la littérature médiévale, ce qui a été dit plus haut du personnage du vilain permet de conclure que, dans ces deux scènes, la variation dépasse l’amplitude habituelle. Nous ne nous attarderons pas sur le personnage de Tor, mi-noble, mi-paysan, héros inattendu qui fait écho à bien d’autres personnages de la matière arthurienne17. Ceux qui ont élevé Tor sont en revanche des paysans à part entière. L’auteur nous présente donc deux êtres de statut social inférieur, mais dotés d’une honnêteté, d’une dignité et d’une noblesse de comportement évidentes. Ce sont eux qui tiennent ici, au moins partiellement, les rennes de l’action : Arès et Tor provoquent la rencontre en se rendant à la cour, la mère de Tor choisit le moment de son départ et se retire comme une grande dame18. Les deux membres du couple se conduisent en outre comme des nobles. Arès le vacher se présente à cheval devant le roi, exprimant l’exigence insensée de voir son fils adoubé et surtout adoubé en premier, au mépris des règles de la hiérarchie sociale19. Ce paysan s’exprime avec aisance et habileté, et semble maîtriser les coutumes du milieu aristocratique. Il ne manifeste aucune honte de son état, qui lui permet de faire vivre sa famille et répond avec simplicité mais assurance aux questions du roi. De même, dans le second épisode, la mère de Tor tient sa place dans le dialogue avec Merlin comme le ferait une dame de haut rang. Loin d’être impressionnée par l’assemblée et par le personnage de Merlin, qui semble jouir de toute la faveur du roi, elle s’exprime avec aisance, fait preuve de clairvoyance et semble la détentrice d’une sagesse que toute l’assemblée lui reconnaît. Son audace est particulièrement remarquable au moment de son départ : elle se permet de prendre congé du roi et de mettre en garde son fils contre les dangers de la vie qu’il va mener devant une assemblée de hauts chevaliers. A sa liberté de parole s’ajoute donc son rôle en tant que conseillère spirituelle, rôle parfois assuré par des personnages féminins, mais habituellement d’origine noble20. Son assurance et cette noblesse qui semble bien au-dessus de sa réelle condition lui attirent la sympathie de toute l’assistance. S’il n’y avait l’histoire centrale de la jeune bergère violée à deux reprises, rien ne la distinguerait d’une reine. Ajoutons que dans le récit même de cet épisode, des éléments qui nous semblent inhabituels viennent se glisser : les chiens accompagnant la bergère sont des plus inattendus. Plutôt que de gardiens de troupeau, nous avons à faire à des chiens de compagnie ou de chasse, chiens que l’on imaginerait plus volontiers au pied d’un seigneur ou de sa dame. La couleur blanche du lévrier fonctionne comme un indice supplémentaire du fait que la scène ne doit pas être uniquement lue au premier degré.
Ce couple de paysans vit donc des situations inhabituelles pour des gens de leur condition, mais qui sont par ailleurs des séquences narratives stéréotypées du roman arthurien.
Ainsi, le départ du jeune homme à la cour où il doit être adoubé est une scène fréquente dans les romans arthuriens21. Cependant, le jeune homme se rend généralement seul à la cour, sans le soutien de sa famille. Dans Cligès de Chrétien de Troyes, Alexandre force la main à son père pour obtenir l’autorisation de partir à la cour d’Arthur, d’y faire ses preuves et d’y être adoubé. Son départ provoque la peine de sa mère. Dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes, Perceval, seul survivant mâle de sa famille, volontairement élevé dans l’ignorance de la chevalerie, mais en ayant eu un jour la révélation, part en contrariant si fortement le désir de sa mère qu’elle en meurt peu après22. Dans le Roman de Fergus, Fergus, lui aussi élevé à l’écart de la cour, subit pourtant la loi du sang et ressent l’impérieuse nécessité de devenir chevalier. Il se rend alors seul à la cour, sur un vieux cheval, muni d’armes rouillées qu’a bien voulu lui fournir son père, paysan aisé opposé à son choix. Le père de Fergus est en effet plein de mépris pour ce qui n’est pas le travail de la terre et s’intéresse davantage à ses autres enfants qui restent attachés à celle-ci23. En revanche, contrairement à la mère de Perceval, la mère de Fergus, jeune noble de haut rang mal mariée24, pousse son fils à partir, pour qu’il puisse faire honneur à son lignage. Les variations sont donc multiples ; mais, quel que soit le roman envisagé, le jeune homme est d’origine noble, au moins par l’un de ses deux parents. Avant même qu’intervienne Merlin, le lecteur médiéval se demande donc forcément comment l’auteur a pu proposer cet adoubement d’un fils de paysan et ne peut qu’envisager la révélation ultérieure d’une naissance illégitime.
Ce second stéréotype narratif est également fréquent dans la littérature arthurienne25. Arthur lui-même a été un enfant conçu lors du viol, au moins symbolique, d’une mère vertueuse26 : c’est grâce aux enchantements de Merlin qu’Uter a pu connaître la noble Ygerne et engendrer Arthur. Puis, l’enfant a été soustrait à ses parents pour être élevé dans une autre famille, beaucoup plus modeste. Tor, se révèle lui aussi être un enfant illégitime, né du viol véritable d’une mère elle aussi vertueuse, mais il est élevé par celle-ci, une bergère qui a ensuite épousé un paysan et lui a donné douze enfants. Si Arthur et Tor partagent le même type d’itinéraire, à savoir une vie illégitime jusqu’à ce que s’établisse de façon solennelle la véritable paternité et que la situation sociale du jeune homme en soit valorisée, Tor reste cependant un être hybride qui n’est noble que par son père.
De plus, la révélation de son ascendance noble n’intervient qu’assez tardivement, ce qui permet à l’auteur d’utiliser le motif du « don contraignant ». En effet, pour que sa demande soit satisfaite, Arès le vacher sait qu’il lui faudra utiliser une forme de stratagème. Il recourt à ce « don en blanc qui oblige le donateur » sur lequel Jean Frappier et Philippe Ménard ont apporté des éclairages décisifs27, avant que des spécialistes du rôle de la coutume dans la littérature médiévale ne continuent à en explorer les potentialités28. Ce motif repose sur le stéréotype culturel de la générosité aristocratique : un homme noble à qui l’on demande un don sans le spécifier ne peut le refuser, au risque de voir remis en cause sa générosité et son pouvoir. L’engagement pris peut sembler aberrant ; mais, en contrepartie, il est sous-entendu que ce don doit être recevable. Bien entendu, ce n’est pas toujours le cas, et le don devient alors un « don téméraire » ou « rash boon »29. L’utilisation de ce motif devient l’occasion de rebondissements inattendus pour les auteurs. La séquence narrative du don contraignant n’est pas absolument stable. Progressivement, on voit se développer de la part du demandeur, qui peut être un familier ou un inconnu, des précautions oratoires comme celle que l’on trouve ici « et saches que chis dons ne te puet riens nuire », ainsi que des clauses de réserve posées par le donateur, qui affaiblissent la portée du don et remettent en cause son caractère de don contraignant. Ces restrictions sont le plus souvent associées aux exigences de l’honneur. Dans le cas particulier qui nous occupe, le roi Arthur se contente de lier l’octroi de la faveur à ses capacités réelles d’accorder le don : « pour coi je soie poissans dou douner ». Étant par excellence celui qui a le pouvoir de faire chevalier, il ne peut donc refuser la faveur demandée, pour inappropriée qu’elle puisse paraître. Le roi peut juste remarquer : « il me samble que tu ne deusses pas baer a si haute chose coume est chevalerie ne tes fiex ne s'en deust ja entremetre » (il me semble que tu ne devrais pas penser à un si noble état que la chevalerie et que ton fils n’aurait jamais dû y aspirer). Le stéréotype narratif du don contraignant semble donc respecté et présenté dans une forme assez proche du modèle initial. Cependant, si l’on s’en tient aux scènes décrites par Jean Frappier et Philippe Ménard, le demandeur n’est jamais un paysan. De plus, si l’on ne reprend que les scènes tirées des romans arthuriens, qui de l’accord des deux critiques présentent les exemples les plus nombreux de cette coutume, le demandeur est presque toujours un membre de la noblesse, homme ou femme. Jean Frappier mentionne juste un passage du Conte du Graal où le demandeur est un nautonier, mais le statut social de ce personnage aisé, qui conseille Gauvain et la dame du château, quoique non précisé, semble élevé30. Il semble donc, qu’à moins de trouver ce cas de figure dans les exemples nombreux qui se trouvent dans les continuations et les romans en prose, signalés mais laissés de côté dans ces deux études31, oser mettre la demande d’un don en blanc dans la bouche d’un vilain, qui de surcroît s’adresse au roi Arthur, est particulièrement audacieux.
Le long passage des paragraphes 253 et 254 mêle donc des stéréotypes narratifs d’origines diverses, quoique tous présents dans la matière arthurienne. Mais, sa grande originalité est de modifier systématiquement la portée de ces séquences narratives en transformant le personnage principal en jeune paysan, que l’on croit d’abord vraiment issu d’une famille paysanne et qui n’a connu pour éducation que celle donnée par des parents de condition sociale inférieure. Le type du vilain, personnage secondaire aux interventions normalement peu nombreuses et strictement conditionnées, prend ici une dimension nouvelle.
Quelle valeur faut-il attribuer à ce recyclage des motifs ? Norris J. Lacy s’est intéressée à cette question32. Elle distingue deux types de réécriture des motifs traditionnels arthuriens : la réécriture motivée, soit thématiquement soit idéologiquement et la réécriture gratuite, mais tout de même signifiante. Il nous semble que l’ensemble de cette scène qui fait intervenir un type et trois stéréotypes narratifs habituellement séparés et qui provoque par leur mise en présence une relecture présente un cas assez intéressant de réécriture motivée, à valeur idéologique et invite à lire le roman comme subversif33.
Le deuxième passage pourra sans doute venir confirmer ou infirmer cette hypothèse. L’auteur y présente la mère de Tor comme une pastourelle et semble ainsi revendiquer les influences de ce genre poétique médiéval34, qui cultive plutôt les rencontres heureuses mais n’ignore pas le thème du viol par un homme dont les désirs restent tout puissants et incontrôlés. Cependant, si l’auteur a pu être inspiré par ce modèle, il s’en écarte et formellement et thématiquement. Par ailleurs, le thème du viol n’est pas rare dans la littérature arthurienne35, en dehors de toute influence de ce type d’écrit. Dans ses études sur la femme au Moyen Âge36, Joan M. Ferrante rappelle qu’au XIIIe siècle, l’ancienne harmonie s’est perdue et que la femme est désormais perçue comme un être séparé, un danger pour l’homme qui du fait de sa faiblesse reste soumis à ses désirs. Dans le roman arthurien, elle est tolérée en tant que génitrice et en tant que relais de la grâce divine, comme a pu l’être la Vierge Marie, qui reste le modèle. Elle est aussi souvent une victime innocente dont il s’agit de défendre la cause. Dans la Suite du Roman de Merlin, elle est particulièrement mal traitée, les chevaliers préférant souvent mener à bien la mission qui leur a été confiée à la cour plutôt que de lui venir en aide. La mère de Tor n’échappe pas entièrement à ce sort commun. Le respect qui lui est manifesté par l’assemblée ne peut complètement occulter le sort qui lui a été fait et par le passé et dans le présent du récit : Merlin lui impose en effet des aveux honteux et elle doit de surcroît supporter la joie des présents quand la véritable identité de Tor est révélée. Malgré une courte mise en lumière, elle reste une femme marginalisée qui a vécu à l’écart et qui est vouée à se retirer une nouvelle fois, sans plus apparaître dans le récit. Il est significatif qu’elle soit le seul membre de cette famille dont le nom ne soit jamais précisé. Il lui est seulement permis de substituer aux liens humains mère-fils sa protection spirituelle, comme cela pouvait être le cas dans le Conte du Graal de Chrétien de Troyes37. D’emprunt aux pastourelles, il n’y aurait donc que le récit rétrospectif de Merlin concernant la conception de Tor. Quoiqu’il semble admis qu’une bergère soit au service des désirs d’un roi, Pellinor est présenté par l’auteur sous un jour peu flatteur : non seulement il viole, mais il viole à deux reprises, et presqu’à trois, le vol du lévrier blanc résonnant comme une confirmation symbolique, et il commet cet acte de faiblesse juste après une confession. Même pour un public aristocratique se préoccupant peu du sort fait à une jeune bergère, le récit est chargé de culpabilité. Pellinor manifeste d’ailleurs sa gêne lorsque Merlin révèle son identité. Il est conscient d’avoir autrefois commis une faute, qui vient s’ajouter à celle commise plus récemment pendant les aventures dont il vient de faire le récit à la cour : il a négligé de secourir une jeune femme, qui en est morte. La renommée de Pellinor se trouve doublement entachée par sa conduite envers les femmes. Il ne subira pas immédiatement les conséquences de ses actes. Cependant, le sort final de Pellinor, qui ne sera pas secouru par son fils alors qu’il est en grave danger et mourra peu après, sonne comme la punition de cette double faute initiale. Certes, lorsque Merlin prophétise sa mort, il l’annonce comme la punition de la seule faute récente, l’abandon de la jeune fille, mais il n’est pas interdit d’y voir également la sanction de ce viol beaucoup plus ancien. Ainsi, dans une lecture immédiate de ce passage, la mère de Tor apparaît comme une jeune bergère victime du désir d’un seigneur, qui en a conçu un fils ultérieurement reconnu par ce seigneur, pour la plus grande joie du jeune homme et des chevaliers arthuriens. Mais, dans une lecture prenant en compte l’ensemble de la conjointure, l’attitude de la mère de Tor et les indices que nous avons cru discerner dans le passage précédent, une lecture différente semble possible. Le comportement de Pellinor, qui ne remplit pas ses devoirs de chevalier et reste dominé par son instinct, entraîne sa mort, tout comme les fautes d’Arthur entraîneront la chute de son royaume. Comme le remarque la mère de Tor avant de se retirer, la renommée est fragile et le souci du salut devrait être la seule véritable préoccupation de ces hommes. Nous rejoignons alors Stéphane Marcotte qui remarque dans son introduction à la traduction de la Suite du Roman de Merlin « le refus obstiné, désordonné, des contraintes qu’imposent la nature ou les conventions » ou encore « l’obstinée transgression du convenu que nous discernons dans notre texte38 ».
Cette dimension subversive se trouve encore renforcée si l’on prend en considération les noms donnés aux deux paysans qui se présentent à la cour. La matière arthurienne se caractérise en effet par un traitement narratif de l’identité extrêmement complexe : le nom est souvent ignoré des personnages eux-mêmes ou bien caché jusqu’à ce qu’une circonstance parfois semi merveilleuse en permette la révélation. Il est porteur d’une véritable puissance, puisque « par le non conoist l’an l’ome »39. Ces noms sont d’origines diverses, empruntés aux traditions celtiques, germaniques, latines ou bien créés à partir de mots français existants. Tous ont d’importants pouvoirs de résonance, qu’illustrent d’éventuels jeux de sonorité.
Les noms d’Arès et de Tor ne sont pas neufs dans la matière arthurienne40. Chrétien de Troyes mentionne pour la première fois un roi Arès, qui n’apparaît qu’à travers son fils, simplement présent dans l’entourage du roi. On retrouve ce seigneur dans le Bel Inconnu ou encore dans les différentes continuations en vers du Conte du Graal, où il existe essentiellement comme père soit de Tor, soit sans doute par confusion graphique d’Hector. Dans les romans en prose, Arès devient le père putatif de Tor, comme nous l’explique le passage de la Suite du Roman de Merlin que nous venons d’étudier. On le trouve dans le cycle de la Vulgate (histoire de Galehaut), dans le cycle du Pseudo Robert de Boron (épisode de Gauvain, d’Yvain et du Morhout) ou dans le Tristan en prose, qui fait également apparaître un autre Arès, possesseur d’un château du même nom et père des chevaliers Do et Girflet. Ce second personnage, sans rapport avec le premier, est lui aussi principalement identifié comme un père. Mais, seule la Suite du Roman de Merlin fait du premier Arès, qui était d’abord un roi et dont le nom est à l’évidence emprunté à la mythologie antique, un paysan.
Le personnage de Tor possède un peu plus d’épaisseur dans la matière arthurienne41. Chrétien de Troyes l’identifie donc comme le fils du roi Arès. Par la suite, il est chevalier de la Table Ronde. Dans la Première Continuation de Perceval, le roi Arthur lui confie le commandement d’un château. Dans le Roman de Claris et Laris, il combat à deux reprises pour l’honneur d’une dame. Notons que dans d’autres romans arthuriens comme Florant et Florete ou encore Yder, il apparaît sans être associé au nom d’Arès. Dans les romans en prose, Tor devient le fils de Pellinor, précisément dans le passage que nous avons longuement analysé de la Suite du Roman de Merlin. Il est par conséquent le demi-frère de chevaliers importants comme Agloval, Druant, Lamorat et surtout se trouve rattaché à la famille de Perceval et de sa sœur, personnages importants de la légende du Graal. Il lui arrive un certain nombre d’aventures, relativement stéréotypées : il participe à un tournoi, accompagne Gauvain lors de l’épisode de la douloureuse garde (Vulgate), doit garder un pont (Tristan en prose) mais c’est sans doute dans la Suite du Roman de Merlin que son rôle est le plus développé et là qu’il apparaît comme le fils d’une bergère élevé dans un foyer de paysans, avant de devenir un chevalier plein de mérites.
Ainsi, alors qu’ils portent des noms de dieux, Arès et Tor appartiennent au moins partiellement au monde paysan. Arès est aussi un vacher, père d’un enfant qui par son nom est associé au taureau, animal fougueux et courageux. Avant même d’entrer en contact avec le roi Arthur, le jeune homme porte donc un nom aux résonances multiples, choix de l’auteur, fort probablement des plus conscients. Quand le roi Arthur donne pour nom définitif au jeune chevalier nouvellement adoubé : Tor, fils d’Arès, il fixe pour la postérité le lien de Tor avec un père adoptif paysan. La révélation ultérieure de l’ascendance noble de Tor ne remettra pas en cause le choix du patronyme. De par ce nom, Tor semble voué à rester étranger à l’aventure du Graal, aventure chrétienne et spirituelle réservée aux meilleurs des chevaliers. Pourtant, par son véritable père, Tor pourrait se trouver associé à la lignée des gardiens du Graal.
Quoique ce personnage ne soit pas un vilain, il nous faut donc dire quelques mots de Pellinor42. Ce personnage ne fait son apparition que dans les romans en prose. Il est roi de Listenois, père d’environ douze enfants, dont ceux déjà nommés. Son identité est cependant très fluctuante d’une œuvre à l’autre. Il apparaît pour la première fois dans la Suite du Merlin (Vulgate). Il est alors malade d’une maladie qui ne guérira qu’avec la venue du chevalier mettant fin aux aventures du Saint Graal. L’auteur semble donc l’identifier avec le Roi Mehaignié, et le nomme également Pellinor de la Terre Gaste. L’apparition de ce nouveau personnage est sans doute due à la difficulté de concilier les récits divergents concernant le roi Mehaignié dans les différentes œuvres du cycle de la Vulgate. Dans l’Estoire del Saint Graal, le Roi Pellés est le Roi Méhaignié alors que le Roi Pêcheur se nomme Alain. Mais, dans le reste du cycle, le Roi Pellés est le Roi Pêcheur et ne peut être le roi Méhaignié. L’auteur de la Suite de Merlin (Vulgate) choisit alors de créer le personnage de Pellinor, lui donnant un nom sans doute construit par dérivation de Pellés, avec une influence possible du nom latin Palinurus, emprunté à l’Enéide de Virgile. Alain réapparaît comme un autre roi méhaignié, ce qui permet à l’auteur de créer comme « une trinité des gardiens du Graal ». L’auteur donne par ailleurs de multiples fils à Pellinor par référence au Joseph d’Arimathie où Bron, premier Roi Pêcheur, avait de nombreux enfants. Dans le Tristan en prose, Pellinor devient en outre le père de Perceval.
Ainsi, en apprenant son ascendance, Tor se trouve du même coup inscrit dans une famille qui a joué un rôle fondamental dans l’aventure du Graal, sans que pour autant ses aventures ne le portent vers cette recherche mystique. Il semble y avoir dans ce personnage une lutte entre deux influences, la première étant celle d’un monde paysan plein de noblesse, où les hommes portent les noms des dieux païens, le deuxième étant celui d’un monde de seigneurs qui devrait vivre la plus haute des aventures spirituelles et qui ne cesse de démériter, comme le montrent les révélations sur Pellinor, ailleurs gardien du Graal. Cette lutte d’influence se concrétise dans le parallèle entre les deux figures paternelles, toutes deux à la tête d’une famille de douze enfants, nombre symbolique que l’on trouvait déjà pour les fils de Bron, premier Roi Pêcheur. Ainsi, la double ascendance de Tor en fait un personnage très particulier dans l’économie de la Suite du Roman de Merlin. Comme Perceval ou Fergus, la voix du sang semble l’appeler à devenir chevalier. Comme Perceval et Fergus, il reçoit les conseils de sa mère. Mais, son parcours est rendu particulier par son inscription dans une œuvre où est prophétisée dès les premières pages la chute du royaume. Le jeune chevalier semble le moins touché par le poids de la destinée qui marque l’œuvre, en même temps qu’il fait preuve d’un sens moral plus développé que la plupart de ses compagnons. Osera-t-on dire que Tor représente une forme d’idéal dans un monde qui sombre, et le représente justement parce qu’il mêle en lui deux univers ?
La Suite du Roman de Merlin n’est pas ouvertement une œuvre satirique ou polémique. Pourtant, le traitement inhabituel de la figure du vilain amène à s’interroger sur les motivations réelles de l’auteur anonyme. En associant une série de séquences narratives stéréotypées, souvent dissociées, en choisissant comme acteurs principaux des paysans là où il est habituel de trouver des seigneurs, en jouant avec les associations mentales habituelles du lecteur-auditeur, l’auteur de ce roman arthurien subvertit le message habituellement véhiculé par ce type d’écrit. La supériorité de la noblesse et de son mode de vie semble remise en cause. Cependant, dans les deux épisodes étudiés, l’auteur ne fait que suggérer, et c’est là sa grande force. Il autorise alors son lecteur à poser le même regard critique sur les nombreux épisodes du roman où l’attendu est mis en défaut. Cette étude rejoint ainsi les récentes analyses de Stéphane Marcotte sur cette œuvre qu’il a traduite.
Ces caractéristiques que nous croyons pouvoir discerner rapprochent la Suite du Roman de Merlin du Roman de Fergus, défini comme un roman arthurien satirique. La date exacte de cette dernière œuvre reste mal connue, mais elle pourrait avoir été écrite dans la même période. Il semble donc que la mise à distance parfois pratiquée par Chrétien de Troyes resurgisse dans un certain nombre de romans en prose, dont les liens restent encore à préciser, et qu’elle le fasse avec une force accrue. Dans cette littérature arthurienne qui use et abuse parfois des mêmes motifs, c’est peut-être par le jeu même sur les stéréotypes que s’insinuent les plus profonds renouvellements.
Notes de bas de page numériques
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Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu (ca 1200)
Continuations : Première Continuation (ca1200 pour réd. courte), Deuxième Continuation (1205-1210)
Perlesvaus ou le Haut Livre du Graal (1200-1210 ou 1230-1240 ?)
Cycle du pseudo Robert de Boron (mise en prose anonyme des versions versifiées en grande partie perdues de Robert de Boron (act. 1190-1210), incluant Joseph, Merlin, Perceval) (1205-1210) => Dans Joseph, le Graal est posé comme vase ayant reçu le sang du Christ
Cycle-Vulgate ou Cycle du Lancelot-Graal (incluant Lancelot, Queste del Saint Graal, La Mort le roi Artu, qui sont précédés de l’Estoire del Saint Graal, Merlin-Vulgate ou l’Estoire de Merlin, Suite-Vulgate ou Suite historique) (1220-1230)
Tristan en Prose, 1ère rédaction (au moins) => rattache l’histoire de Tristan et Yseult à la matière arthurienne
Guillaume le Clerc, Roman de Fergus (date ? vers 1237-1241 / premier tiers du XIIIe siècle)
Cycle Post-Vulgate ou Roman du Graal (faussement attribué à Robert de Boron, aurait comporté une Estoire del Saint Graal reprenant soit Joseph, soit l’Estoire-Vulgate, Merlin comprenant Merlin + Merlin-Vulgate ou Merlin-Huth, Suite-Huth ou Suite romanesque, fragments incluant Roman de Balain, Queste et Mort Artu) (1230-1240)
La composition de ce dernier cycle reste mal maîtrisée, à supposer qu’il y ait vraiment eu un cycle de constitué.
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Pour la traduction des passages cités in extenso, on consultera : La Suite du Roman de Merlin, trad. Stéphane Marcotte, Paris, Honoré Champion éd., 2006, Traduction des classiques du Moyen Âge 70, p. 398-404 et p. 481-487.
A l'endemain, si tost coume li rois fu levés et li baron commenchierent a assambler el palais, atant es vous venir sour un maigre et las ronchin trotant un vilain qui amenoit un sien fil, jovene enfant de l'aage de .XV. ans, sour une povre jument. Il vint el palais, tout ensi montés coume il estoit, entre lui et son fil, et se mist entre les barons et ne trouva houme qui la porte li contredist. Et il coumencha a demander li quels est li rois Artus. Et uns vallés saut avant et li moustre. Et cius s'en vait dusques pres de lui, tout ensi montés coume il estoit, et ses fius aussi, et cil salue le roi et dist oiant tous cheus de la court :
254. “Rois Artus, a vous m'envoie la boine renommee qui keurt de toi et pres et loing, car tout dient communaument que nus ne vient si desconsilliés a toi que tu nel conseilles ne nus n'est si hardis de toi demander auchun don que tu ne soies aussi hardis dou donner, pour coi tu soies poissans d'avoir chou que on te demande. Et pour ceste nouviele que on m'en a dite sui je venus a toi, que tu me doingnes un don tel que je le te demanderai. Et saches que chis dons ne te puet riens nuire. » Li rois regarde le vilain qui si sagement parole, si s'esmiervelle que il veult requerre. Et li vilains li dist toutes voies : « Rois, me donras tu ce por coi je sui cha venus ? ‑ Certes oïl, dist li rois, pour coi je soie poissans dou douner. » Et cil si saut errant de son ronchin et li vait baisier le pié, et autressi fist ses fiex, et l'en merchient ambedui. Lors dist li vilains au roi : «Sire, savés vous que vous m'avés douné ? Vous m'avés douné que vous ferés hui en cest jour mon fil chevalier que vous veés ichi et li chaindrés l'espee au costé anchois que a Gavain vostre neveu. » Et li rois li otroie tout sourriant et dist : « Je le te doing, mais je te pri que tu me dies qui t'a douné cest conseil, car il me samble que tu ne deusses pas baer a si haute chose coume est chevalerie ne tes fiex ne s'en deust ja entremetre. ‑ Certes, fait li preudom, aussi me fait il, mais mes fiex qui chi est m'en parole, voelle ou non. Car a ma volenté ne baast il pas a si grant chose comme est ceste, ains fust hom labourans coume sont si frere et vesquist de son travail aussi coume font si autre parent. Mais il onques pour chose que je li desisse ne s'i veut consentir ne acorder fors a estre chevaliers. » Li rois dist que ceste chose tient il a grant merveille. Et puis redemande au vilain : « Di moi ton estre et quans enfans tu as. » Et cil respont: «Sire, je le vous dirai. Saichiés que je sui uns laborans de terre et main ma charue, et en labourant et en cultivant ma terre aquier jou le vivre et le soustenement de mes enfans. ‑ Et quans enfans as tu? dist li rois.- Jou en ai .XIII.. Li .XII. labeurent pour lour vivre et se tienent a ma maniere, mais icil ne s'i veult acorder en nule guise, ains dist qu'il ne sera se chevaliers non. Ne sai dont chis corages li puet venir. » Et lors commenchent tout a rire li baron dou palais qui ceste parole entendirent. Et li rois, qui moult estoit sages, ne tient mie ceste chose a gas, si dist au varlet : « Biaus amis, veuls tu estre chevaliers ? » Et cil respont: « Sire, il n'a riens el monde que je desire autant comme estre chevaliers de vostre main et estre compains de la Table Reonde. ‑ Or te fache Diex preudomme, dist li rois, que tu bees a gringnour chose que ti autre frere ne font. Certes tu ne me requiers chose que je ne te fache. Et je cuic que se gentillece ne te venist d’auchune partie, ja tes cuers ne te traisist a si haute chose comme a chevalerie. Ore doinst Diex que il soit bien emploiié, car il n'i avra hui chevalier chaiens fait devant que tu le soies.” Et li vallés l’en merchie moult. … Et quant la messe fu chantee et il furent issu del moustier et venu ou palais, li rois demande au vilain: « Comment as tu non ? ‑ Sire, j'ai a non Arès li vachiers. ‑ Et tes fiex, comment a non ? Sire, il a a non Tor. ‑ Ore avra a non, dist li rois, Tor, li fiex a Arés. » Si le dist a tel eure que puis ne li chaï chis nons. Et lors prent l'espee que chis portoit et li donne la colee. Et sachent tout cil qui ceste ystoire escoutent que li premiers hom qui donna colee a chevalier nouviel, che fu li rois Artus. Quant il ot au vallet dounee la colee, il li chainst l'espee au costé et dist :
« Nostre Sires te fache preudomme, car je le vaurroie moult, se Diex m'aïe. » Et lors saut avant Merlins et dist : «Sire, preudom sera il et boins chevaliers, et il le deveroit estre par lignage, car certes il est fiex de si haut homme coume de roi, qui est uns des boins chevaliers del monde.» Et lors dist au vilain : « Vilains, moult ies chaitis, qui cuides que che soit tes fiex. Certes il ne l'est pas, et se il le fust, il n'entendist pas a gentillece, nient plus que si autre frere font, ains fust drois vilains aussi coume sa nature l'i aportast. Mais se tu ne veuls dire au roi qui il est fiex, je li dirai, car je sai aussi bien coume la chose avint coume tu le ses. » Et quant li vilains ot que Merlins parole si hardiement, il en devint tous esbahis, si ne set que dire. Et Merlins li dist toutes voies : « Ou tu diras quels fiex il est u je le dirai, car je sai vraiement que tes fiex n'est il mie, et tu meismes le ses bien. » Et lors parole Tor, li fius a Arés, et dist a Merlin : « Biaus sire, se je sui ses fiex ou je ne le sui, a vous k'en tient ? Se je le sui, je le voel bien, et se je ne le sui, por coi faites vous honte a ma mere ? ‑ Biaus sire, fait Merlins, elle ne puet pas avoir moult grant honte en che que je li met sus, car cil dont je tieng la parole est rois sacrés, et avoec cele gentillece est il uns des boins chevaliers qui piecha portast armes en cest païs. ‑ Qui que il soit, fait li nouviaus chevaliers, je vausisse bien, s'il vous pleust que vous vous en tenissiés de parler a ceste fois. ‑ Et je si ferai ”, fait Merlins.
[Peu après, une demoiselle chasseresse arrive à la cour : trois torts lui sont faits, qui doivent être réparés. Les aventures reviennent à Gauvain, Tor et Pellinor. Selon le procédé habituel de l’entrelacement, les aventures de chaque chevalier sont suivies tour à tour. Peu après le retour de trois chevaliers à la cour et le récit de leurs aventures, Merlin cherche de nouveau à faire connaître l’identité du jeune Tor.]
309. Lors dist Merlins au roi : « Sire, s'il vous plaist, faites avant venir la mere Tor, si connisteroit ja chou que je vous ai dit. » Et il le commande et cele vient avant. Et li rois le prent par la main et le mainne en une des chambres et fait venir avoec lui Merlin et le roi Pellinor et Tor et XII. des plus haus barons de laiens. Et quant il sont assamblé, Merlins parole a la dame et li dist : « Dame ves chi le roi Artus qui vostre sires liges est, qui vous requiert que vous li fachiés counoistre le pere de cel chevalier. » Se li moustre Tor. Et cele respont: « Son pere puet il bien counoistre comme pour povre loial laborant sour terre. Et si cuic qu'il l'ait ja veut auchune fois, car il meismes le prousenta a ceste fois au roi Artu mon signour qui chi est pour chou qu'il le fesist chevalier. ‑ Dame, che dist Merlins, nous ne vous demandons mie de chelui qui le norri, mais de chelui qui l'engenra, car che savons nous bien de voir qu'il ne nasqui onques de vilain, mais de gentil houme que je counois moult miex que vous ne faite. Et sai bien le jour et l'eure et le tans qu'il fu engenrés et qui l'engendra, et sui pres que je le die orendroit a mon signeur le roi et a ses houmes s'i le coumande, se il est ensi que vous nel voelliés dire. » Lors est moult la dame esbahie, si rougist de la honte que elle a de chou qu'il li met sus. Et quant elle parole, elle dist: «Coument avés vous non, biau sire, qui si vous vantés de savoir la verité de mon estre? ‑Dame, fait il, jou ai a non Merlins. De tant coume vous me verrés plus, de tant me counisterés vous mains. ‑ Certes, fait elle, bien vous en croi, car dyables a bien pooir de soi moustrer en tantes formes et en tantes manieres que il n'a si sage houme ou monde que il ne decheust auchune fois. Et je sai bien, si coume maintes gens dient, que vous fustes fiex dou dyable, pour coi il ne seroit pas grant merveille se je vous mescounissoie la u je vous verroie, car li anemis se choile tout dis et respont au plus qu'il puet. » Et lors commenchent a rire tout cil qui la estoient et batent lour paumes et dient a Merlin: «Que dites vous de ceste dame? ‑ Je n'en puis, fait il, riens dire se bien non, car elle est preudefeme et si puet bien dire voir de chou que elle a dit. Mais se elle ne veult encore recounoistre verité de chou que je li demanc, je le vous conterai oiant li. » Et la dame respont atant, moult courechie: « Merlin, or voi je bien que vous n'estes mie dou tout de la maniere as autres dyables. Che savons nous que li autres dyables vaurroient tous jours que li pechi de chascun fuissent repost et celé, si que il n'en issist ja de la bouce au pecheour, se che n'estoit par gap et par eschar, et vous volés que jou descuevre le mien. Si le descoverrai, mais sachiés que ja Diex ne vous en savra gret, car vous ne le faites mie pour l'amour de lui ne pour moi amender, fors pour moustrer vostre savoir. » Et lors dient li baron : « Ne vous samble ceste dame moult sage? ‑ Se ele ne fust, fait Merlins, si boine comme elle est, je ne li souffrisse pas a dire chou que elle dist. » Et lors dist la dame au roi : « Sire, certes je ne vous en mentirai pas, ains le vous dirai, puis k'a dire le me couvient. Saichiés que Tor mes fiex n'est pas fiex de mon baron, ains l'engenra uns chevaliers cele semainne que je fui espousee meismes, si gut a moi, u je vausisse ou non, che set bien Diex. Onques puis ne soi qui li chevaliers estoit ne n'oï de lui nulles nouvieles. Et sachiés que il m'eut puciele ne je n'avoie pas d'aage XV. ans quant il engenra Tor. »
310. Lors parole li rois et dist : « Dame, a chou que vous me dites ne samble il pas que vous sachiés li quels est peres Tor. ‑ Certes, sire, fait elle, non sai jou. » Et lors commenche Merlins a rire et dist : « Dame, et qui le vous monsterroit, le connisteriés vous? ‑ Nennil, fait ele, si coume jou cuic, car je ne le vic onques fors une fois et si a grant tans que che fu. » Et Merlins dist : « Saichiés qu'il est entre nous. » Si prent le roi Pellinor par la main et dist : « Veschi le chevalier. » Et elle a honte de ceste parole, si commenche a rougir et li rois aussi. Et Merlins dist : « Onques ne doutés qu'il ne soit ensi. Et je vous dirai, fait il au roi, si bonnes ensegnes que vous en porrés estre tous certains. Vous la trouvastes dalés un buisson et avoit avoec li un levrier et un mastin. Et vous en aviés fait aler tous vos houmes por un hermite, a cui vous aviés parlé de confession, a .III. archies d'un chastiel que on apieloit Amint. Et quant vous le veistes si biel enfant comme elle estoit, vous descendistes et li baillastes vostre cheval a tenir tant comme vous fustes desarmés, et geustes .II. fois a li la meismes, la ou elle faisoit trop grant duel. Et quant vous en eustes fait vos volentés, vous li desistes : « Je cuie que tu me remains grosse », et presistes vos armes. Et quant vous fustes armés et montés, vous l'en vausistes porter avoec vous, mais elle ne vaut, ains s'en torna fuiant si coume elle pooit et vous maudissoit moult durement. Quant vous veistes qu'elle ne venroit pas avoec vous, si presistes son levrier, qui tous estoit blans, et l'emportastes et desistes que vous le garderiés pour l'amour de li. Ensi vous en avint. Ore savés vous bien se di voir. ‑ Certes, che dist li rois, vous n'i avés de riens menti, car il avint tout ensi comme vous le dites. » Lors dist Merlins a la dame : « Dame, vous est il avis que je die voir? ‑ Sire, fait elle, se vous ne dites voir, cil mentiroient qui vous tiesmoignent a voir disant de toutes choses. ‑ Et reconnissiés vous encore de riens cest houme? ‑ Oïl, fait elle, je le reconnois a cele plaie qu'il a en la joe senestre, car adont en estoit il garis et tout de nouviel. - Et cuidiés vous que che soit cil qui engenra Tor vostre fil? ‑ Oil, fait elle, c'est li, que je le sai tout vraiement. »
311. lors dist Merlins a Tor : « Tor, or poés veoir et connoistre que vous n'estes pas fiex de vilain, mais fiex de roi. Certes, se vous fuissiés d'estrassion de vilain, ja ne vous presist talent de chevalerie mener. Mais il ne puet estre que gentillece ne se moustre, j a ne sera si enserree. » Lors dist au roi Pellinor : « Sire, ore avés autant gaaignié coume perdu, car vous avés gaaignié et recouvré l'un pour l'autre. » Et li rois li prie qu'il li face miex a entendre. « Je ne vous en dirai ore plus, fait Merlins, car vous le savrés tout a tans, ne vous ne gaaignieriés riens se je le vous disoie orendroit. Mais tant vous di je bien que chis est vostres fiex et que vous l'engenrastes, et vous le devés bien amer et chier tenir, car bien sachiés qu'il vous retraira bien de chevalerie, car se il vit longement, en cest ostel n'averoit gaires millour chevalier de lui. »
312. Lors commencha la goie entre les barons, car li rois court a Tor et Tor a lui, si baise li peres le fil et li fius le pere. Et Tor dist qu'il se tient a boin euré de chou que li rois Pellinor est ses peres. Et li rois dist qu'il se tient a riche de chou que Tor est ses fiex, car il a tant de bien veut en lui a cest commenchement qu'il set bien qu'il ne faurra pas a estre preudomme, se Dieu plaist et s'il puet vivre par aage. Et quant la dame voit que la chose est a chou avenue, elle prent congiet au roi Artus et puis baise son fil et li dist: « Biaus fius, vous avés esté norris en povreté : se Nostre Sires vous aimme tant qu'il vous mette en la boine euurté et en la hautece, pour chou ne l'oubliés vous pas, car bien sachiés qu'il vous oublieroit. Car tout ensi que il est poissans de vous soushaucier, aussi est il poissans de vous abaissier et de metre a nient : en ceste chose vous devés vous regarder et prendre essample. Ne il ne vous bailla que une ame a garder : se vous cele li rendés, dont vous tenra il a preudomme et a vrai chevalier. Et se vous la metés en autrui garde et en la saisine de l'anemi, certes miex vous venroit que vous fuissiés laboreres de terre et povres aussi coume sont vo autre frere.» Tor li respont : « Dame, jou en penserai bien, se Dieu plaist. » Et cele s'en part de court, si fu convoiie de maint preudoume.
[A la suite de cet épisode, Tor interviendra encore à plusieurs reprises dans la Suite du Roman de Merlin. Il sera fait chevalier de la Table Ronde en raison de la qualité de ses prouesses, ce qui provoquera le dépit de Baudemagus et son départ de la cour (§ 354-356). Enfin, parti à la recherche de Merlin, Tor croisera Aglant et fera route avec lui de concert. Bademagus les rencontrant joutera contre eux et l’emportera. Il révélera à Tor que Merlin a été « enserré » vivant. Après un séjour chez un chevalier pour soigner ses blessures, Tor apportera la triste nouvelle à la cour. (§ 524-527)]
Pour citer cet article
Isabelle Vedrenne-Fajolles, « Le traitement des stéréotypes dans la Suite du Roman de Merlin : maladresse ou subversion ? De la collision de stéréotypes narratifs avec le type du vilain », paru dans Loxias, Loxias 17, mis en ligne le 14 juin 2007, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=1742.
Auteurs
Isabelle Vedrenne-Fajolles est maître de conférences à l’Université de Nice (où elle enseigne l’histoire de la langue.) Travaillant sur la littérature didactique et la vulgarisation du savoir au Moyen Âge (XIIe-XIVe siècles essentiellement), elle s’intéresse à l’histoire des représentations et du lexique. Elle connaît bien la Queste del Saint Graal pour avoir traduit l’une des versions de cette œuvre, dans le cadre d’un projet Internet de vulgarisation dirigé par Christiane Marchello-Nizia.