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Laurence Daubercies  : 

La Paméla de Voltaire des Lumières au XXIe siècle - changements de statut et réception générique du texte

Résumé

En 2004, André Magnan reconstitue une œuvre voltairienne jusqu’alors non identifiée qu’il intitule L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin. Une seconde édition, réalisée par Jonathan Mallinson pour les Œuvres Complètes de Voltaire, paraît en 2010. L’introuvable Paméla est en réalité un récit épistolaire autoréférentiel. Fondé sur la réécriture littéraire a posteriori de missives privées authentiques, l’œuvre relate les mésaventures vécues par l’auteur à la cour de Frédéric II de Prusse entre 1750 et 1753, et n’a jamais été présentée au public avant la parution des deux récentes éditions reconstituées. Or, il apparaît que les changements successifs de statut du texte (correspondance authentique privée, puis récit épistolaire autoréférentiel, et enfin récit épistolaire autoréférentiel reconstitué) entraînent une tension dans sa réception générique par la critique scientifique contemporaine. C’est pourquoi je propose une mise au point sur les liens entre, d’une part, la structure et la génétique particulières de Paméla ; et, d’autre part, l’évaluation contemporaine de sa généricité et son rapport au « vrai ». Au cœur de ce questionnement se trouvent les enjeux d’autoreprésentation inhérents à toute écriture de soi par l’épistolier, qui sont ici exacerbés par la visibilité du processus de réécriture.

Index

Mots-clés : épistolarité , genre, Paméla, réception, Voltaire

Plan

Texte intégral

Même si cela a eu lieu, même si quelque chose s’est passé qui ressemble à cela, même si les faits sont avérés, c’est toujours une histoire qu’on se raconte. On se la raconte. […] – Vous avez tort. Ce n’est pas ça. Nous, ce qui nous plaît dans votre livre, c’est l’accent de vérité. On le sent, on le reconnaît. L’accent de vérité, ça ne s’explique pas.

D’après une histoire vraie, Delphine de Vigan1

Une œuvre épistolaire reconstituée

1En 2004, André Magnan reconstitue une œuvre voltairienne jusqu’alors non identifiée qu’il intitule L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin2. Une seconde édition, réalisée par Jonathan Mallinson pour les Œuvres Complètes de Voltaire3 paraît en 2010. L'introuvable Paméla, mentionnée à plusieurs reprises dans la correspondance de Voltaire, est en réalité un récit épistolaire autoréférentiel. Fondé sur la réécriture littéraire a posteriori de missives privées authentiques, le texte relate les mésaventures vécues par l’auteur à la cour de Frédéric II de Prusse entre 1750 et 1753. Voltaire s’y installe en 1750, après quatorze ans de correspondance avec le souverain. Les relations, d’abord cordiales, aboutissent rapidement à un conflit, cristallisé notamment autour des rapports tendus entre Voltaire et Maupertuis, président de l’Académie de Berlin et protégé du roi. Voltaire, dont la position à la cour est de plus en plus instable, trouve un prétexte pour rentrer en France et se met en route le 26 mars 1753, postant avec les malles contenant ses effets personnels un volume de poésies qui lui avait été confié par le souverain. C’est sous le prétexte de récupérer l’ouvrage que Frédéric II le fait arrêter et mettre en demeure à Francfort du 31 mai au 7 juillet 1753. La nièce et maîtresse de Voltaire, Madame Denis, vient rejoindre son oncle et finit par partager son sort. C’est le traumatisme généré par cet humiliant épisode qui motivera la rédaction de Paméla. Dans sa correspondance, Voltaire mentionne en effet un « ouvrage dans le goût de Paméla4 » qui se présente sous la forme d’« une histoire en lettres5 » et a pour but de « couvrir d’opprobre dans la postérité ceux qui vous [Madame Denis] ont fait traîner par des soldats et qui prétendent à la gloire parce qu’ils ont été heureux6 ». Parlant de son projet, l’auteur conclut ainsi : « Cernin7 n’y gagnera pas : et la postérité le jugera8 ». Très critique envers le souverain et dangereusement subversive, l’œuvre composée des missives réécrites n’est pas publiée du vivant de Voltaire. À sa mort, les lettres retravaillées sont disjointes et mélangées à sa correspondance privée. Elles ne seront jamais rassemblées avant la parution des deux récentes éditions.

Parler de soi entre correspondance privée et texte littéraire : vérité et généricité

2Il semble que les changements successifs de statut du texte (correspondance authentique privée, puis récit épistolaire à visée littéraire, et enfin récit épistolaire littéraire reconstitué) entraînent une tension dans sa réception générique par la critique du XXIe siècle. La première réception – postposée – de ce texte rédigé durant l’hiver 1753-1754 (soit bien avant la théorisation de l’autobiographie9 et de l’autofiction10) s’inscrira paradoxalement en marge des réflexions de Lejeune11 et Doubrovsky12 sur les degrés de fictionnalisation de soi par l’écrivain. Certains envisagent Paméla comme une « autobiographie13 », une « mystification14 », ou encore une « fabulation15 » et une « fiction16 ». André Magnan l’a lui-même successivement qualifiée de « pseudo-mémoire17 » (en 1983), d’« autobiographie18 » (en 1989) et de « journal19 » (en 1989), avant d’avancer le terme « autofiction20 » en 2004. Ces classifications hétéroclites posent question, et c’est tout particulièrement le rapport entretenu par le texte avec la réalité qui semble motiver cette indécision. Ainsi, André Magnan met explicitement en lien l’emploi du terme « autofiction21 » avec l’assignation au texte d’une véracité relativement faible. Selon lui, le récit opacifie la réalité historique des événements, ainsi que la possible responsabilité de Voltaire dans son conflit avec le souverain prussien.

Il s’agissait de retraverser l’expérience prussienne à partir des vérités qui s’en déduisaient enfin […]. À la limite, l’erreur n’a pas eu lieu, le récit l’efface […]. Opération douteuse assurément quant à la vérité, mais ni médiocre ni facile en dépit des apparences : l’autofiction ascendant poète, celle ou le sujet doit se refaire en faisant l’œuvre – et se réécrire pour se réparer, ici pour continuer d’écrire dans l’insoumission […]22.

3De même, Jonathan Mallison qualifie l’œuvre de « fiction23 » et s’interroge sur ce point dans un sous-chapitre de l’introduction à son édition critique intitulé « A fictional correspondence ?24 ». Il y aborde la question de l’authenticité et souligne la complexité du rapport entre réalité et écriture dans Paméla, signalant que « les différences entre passé et présent, fait et fiction, sont beaucoup moins nettes qu’elles ne le semblent à première vue25 ». L’identification entre auteur et personnage du récit semble pourtant évidente. Ainsi, les lettres sont adressées à « Madame Denis », personnage historique attesté. Le narrateur s’associe en outre à un réseau de productions dramatiques26 représentées et publiées sous le nom de Voltaire, et se désigne explicitement et à de nombreuses reprises27 comme l’auteur d’une œuvre historique attestée de Voltaire, Le siècle de Louis XIV. Toutefois, l’absence de pacte de lecture explicite semble complexifier l’identification précise du type de contrat passé par l’auteur avec son lecteur28. Ainsi les qualifications génériques susmentionnées révèlent deux types d’hésitations : certaines portent sur la nature supputative du pacte mis en place (pacte autobiographique, romanesque ou – léger anachronisme – autofictionnel), tandis que d’autres concernent le respect effectif du pacte par l’auteur (d’où les appellations de « mystification » et « fabulation », qui renvoient à la potentialité d’un pacte autobiographique non respecté). L’authenticité référentielle de l’œuvre, sa « vérité », est donc au centre des préoccupations. Sans prétendre clore le débat ou trancher quant à l’appartenance générique de Paméla, je propose d’interroger les liens entre, d’une part, la structure et la génétique particulières de l’œuvre ; et, d’autre part, l’évaluation contemporaine de sa généricité et son rapport au « vrai ». Au cœur de ce questionnement se trouvent les enjeux d’autoreprésentation inhérents à toute écriture de soi par l’épistolier, enjeux exacerbés par la visibilité du processus de réécriture caractérisant Paméla.

4Comme en témoigne sa réception contemporaine, Paméla semble être évaluée à partir d’attentes autobiographiques strictes concernant l’exactitude référentielle du récit. C’est la divergence entre le pacte identifié dans l’œuvre et l’analyse minutieuse de son exactitude référentielle qui entraîne la mutiplication des qualifications génériques et les accusations de fausseté. Que Voltaire ait voulu donner une vision personnelle de son conflit avec Frédéric II ne fait pas l’ombre d’un doute. Qu’il ait passé sous silence certains faits, retravaillé les lettres et changé plusieurs datations pour moduler favorablement la perception de son image par le lecteur est également indéniable. André Magnan a ainsi mis au jour bon nombre d’incohérences, de doublons, de modifications et de condensations temporelles et narratives. Ici, Voltaire désavoue des vers qui ne furent en réalité écrits qu’un mois après la date stipulée dans la lettre ; là, il évoque deux manuscrits autographes qui ne furent envoyés que trois mois plus tard par le roi, etc29.

5Toutefois, les distorsions mineures présentes dans Paméla ne peuvent constituer de véritables indices de fabulation. Les éléments historiques et biographiques (destinataire des missives, cercles sociaux, emplois, déplacements, événements historiques) évoqués dans le récit épistolaire peuvent faire – et ont fait30 – l’objet d’une vérification confirmant leur existence et la validité de leur application à la personne juridique qu’est Voltaire. Par ailleurs, l’ensemble est très situé au niveau spatio-temporel, puisque chaque missive indique un lieu et une date de rédaction en en-tête. Malgré quelques légers anachronismes et bien que Paméla soit empreinte de sélectivité, d’imprécisions et de subjectivité, elle ne franchit jamais la limite de la mystification ou du brouillage temporel purs et simples. Or, le terme « autofiction » suppose une volonté consciente de créer un brouillage dans la perception du texte par le lecteur. L’autofiction est ainsi caractérisée par la présence d’un jeu avec le pacte de lecture31. De fait, elle « regroupe […] tous les récits qui programment une double réception32, à la fois fictionnelle et autobiographique, quelle que soit la proportion de l’une et de l’autre33 ». Cette double réception passe par le subtil vacillement de l’équivalence entre les trois instances du récit : auteur, narrateur et personnage34. Au sein des différents genres constituant la littérature intime (mémoires, journaux, autobiographie, etc), ces trois instances renvoient en effet à une seule et même personne. Dans l’autofiction, cette triple égalité existe, mais présente un tronquement ou un flottement plus ou moins explicité et perceptible par le lecteur. Le personnage du récit correspond bien au narrateur, et certains éléments indiquent une identification avec l’auteur. Cependant, une distorsion plus ou moins évidente apparaît entre ce que le narrateur avance à propos de l’auteur et la réalité associable à sa personne juridique. Rien de tout cela dans Paméla, où l’identité entre narrateur et personnage apparaît avec évidence par l’utilisation de la première personne du singulier. L’assimilation de ces deux instances à la personne de l’auteur est également aisément déductible, comme précédemment illustré. La grande vraisemblance référentielle des missives est d’ailleurs confirmée par leur longue intégration à la correspondance authentique de l’auteur. En outre, le paratexte de l’œuvre valide cette interprétation. Lorsqu’il aborde dans sa correspondance le sujet de la réception de Paméla par la postérité, Voltaire mentionne ceci : « je rappellerai, dans ces lettres, beaucoup de faits qui seront d’ailleurs attestés par les originaux qui sont dans mes papiers35 », et évoque plus tard la rédaction d’une « histoire en lettres36 » où « tout est dans la plus exacte vérité37 ». Parfaitement honnête ou non, plus ou moins conscient de la subjectivité de sa médiation du réel, il apparaît quoi qu’il en soit que l’auteur n’envisageait aucunement la réception posthume du texte comme partiellement ou totalement fictionnel. D’ailleurs, lorsque Jonathan Mallinson s’interroge sur la potentielle fictionalité de l’œuvre38, il pointe en réalité principalement des changements de ton par rapport aux lettres authentiques et les stratégies mises en place par Voltaire pour obtenir l’adhésion du lecteur à son ethos de victime, sans mentionner d’événements fictifs au sens propre du terme. Il conclut ainsi son analyse en signalant que « les lettres apparemment authentiques ne mettent pas uniquement en évidence l’artifice des lettres apparemment fictionnelles ; les missives de Paméla dévoilent des significations qui peuvent être perçues entre les lignes de la correspondance originale, et laissent deviner certaines des stratégies épistolaires employées39 ». Plutôt que la réalité référentielle du récit, son éditeur semble ici interroger les stratégies rhétoriques et d’autoreprésentation de l’écrivain.

6En l’absence de tout pacte de lecture et de toute forme achevée de l’œuvre, il semble prudent de ne pas construire de classifications dépassant les informations concrètes dont on dispose à son sujet. C’est pourquoi je m’en tiendrai à l’envisager comme une chronique épistolaire autographique (dans le sens d’« écrire sur soi ») dont la nature autoréférentielle et le statut indéterminé expliquent l’indéniable part de subjectivation du réel et d’auto-façonnement rhétorique de l’auteur. En effet, il est capital de souligner que subjectivation littéraire n’est pas duperie, fiction, ni autofiction, même dans le cadre d’un récit autoréférentiel. La liberté prise à l’égard de la sélection et de la mise en récit des informations doit ainsi être évaluée à l’aune du statut littéraire du texte. Malgré la visibilité de son parcours génétique, Paméla ne peut être considérée comme une archive autobiographique pure. Le choix même du nom de code ironique Paméla, incarnation de la vertu persécutée dans le roman épistolaire éponyme de Richardson (que Voltaire détestait), l’associe d’ailleurs d’emblée au champ des productions littéraires, et non de l’archive historique, rendant la notion même de « faux » discutable. Bien évidemment, le parti pris, la visée polémique et la volonté apologétique, non revendiqués et masqués par l’intimité du ton, transparaissent aux yeux du lecteur averti. Mais cette médiation du réel, loin d’être unique à Paméla ou même à Voltaire, n’est-elle pas en réalité constitutive de toute forme d’écriture littéraire de soi ? À l’instar de Jean-Philippe Miraux, j’estime que dans l’écriture autoréférentielle « l’objectivité n’est […] plus de mise : le mouvement de l’écriture suit le mouvement de la subjectivité intérieure qui ressent les faits, les actes, les sentiments comme vrais, comme conformes à ce que le moi veut évoquer. Ce qui garantit une forme de vérité des évènements relatés, c’est la certitude de les avoir vécus comme tels, perçus comme tels ; mieux encore : de s’en être souvenu comme tels40 ». Même dans le cas d’un genre tel que l’épistolaire, la sincérité de l’auteur demeure en partie un effet construit. Ainsi, Geneviève Haroche-Bouzinac estime que « la lettre […] est à divers degrés toujours une mise en scène de soi par soi. La sincérité de l’épistolier n’est qu’un mythe auquel d’aucuns se sont laissé prendre41 ». Dans le même ordre d’idées, Peter V. Conroy estime que « le fil qui sépare la fiction de la non-fiction, le roman de la rédaction épistolaire ordinaire, peut se brouiller, et même disparaître totalement42 ». La sincérité et l’objectivité véritables ne sont donc jamais garanties dans l’auto-écriture, et « les textes autobiographiques et autofictionnels, la correspondance, le journal intime, le témoignage, etc. créent une posture, une construction de soi […]. Il ne s’agit pas du soi civil ou biographique, du moins pas seulement, mais d’un soi construit que l’auteur lègue aux lecteurs dans et par le travail de l’œuvre43 ». Toute œuvre autoréférentielle comprend une indéniable part de diffraction du réel et de son image par l’auteur, sans nécessairement relever du domaine de la mystification, de la supercherie ou de la fiction. Dès lors, il semble que la dissonance dans la classification générique du texte soit liée à la forme contemporaine reconstituée de ce dernier plutôt qu’à la nature de l’entreprise – incomplète et indéterminable – de son auteur.

Épistolarité et superposition des temporalités de l’écriture

7Il convient ainsi de souligner l’impact qu’a le parcours singulier de l’œuvre sur l’évaluation contemporaine de son rapport au « vrai » : très longuement assimilées à la correspondance authentique de Voltaire, les lettres de Paméla n’ont pu être distinguées qu’au prix d’une observation minutieuse et d’un travail d’orfèvre disséquant et commentant abondamment les moindres variations par rapport aux missives authentiques. Or, le récit autoréférentiel par lettres se caractérise traditionnellement par une mise en scène spécifique de la temporalité de l’écriture : le laps de temps écoulé entre le fait vécu et sa mise par écrit y est relativement bref. Il est, par exemple, inférieur à celui impliqué dans une rétrospectivité autobiographique classique, qui implique un retour unique sur des faits s’insérant dans une unité temporelle beaucoup plus longue44. La lettre autorise ainsi l’expression d’une vivacité et d’une spontanéité uniques, dues à l’écart temporel théoriquement faible existant entre l’expérimentation du fait et le moment de sa rédaction. Il y a « coïncidence entre le temps et le lieu de l’énonciation45 ». Pour cette raison, la forme épistolaire est associée à des effets et des attentes de réalisme, d’authenticité et de sincérité46. Or, la forme reconstituée de Paméla n’existe qu’en raison d’un travail éditorial, qui met en évidence le rapport aux documents personnels originaux. Ainsi, l’application d’une logique d’écriture rétrospective47 au medium littéraire théoriquement immédiat qu’est la lettre apparaît en toute transparence dans les éditions dont nous disposons. On y observe point par point comment l’auteur a ultérieurement retravaillé l’archive personnelle produite pendant son séjour en Prusse. Dans le cas d’un récit épistolaire achevé, ces modalités de construction, loin d’être absentes, sont toutefois entièrement maîtrisées par l’auteur. Mais, dans le cas qui nous occupe, le dédoublement de la rétrospectivité rédactionnelle courte de la lettre par une seconde forme de rétrospectivité, longue, est mis à nu. Plus qu’à une véritable transgression du pacte autobiographie, le lecteur est en réalité confontré à une transgression – illusoire – du pacte épistolaire. C’est d’ailleurs cette caractéristique du texte qui est explicitement visée par la critique de Marie-Hélène Cotoni, laquelle perçoit chez l’auteur une forme de malhonnêteté, estimant qu’ « il évacue tout soupçon d’élaboration par l’écriture en supprimant, en apparence, la distance temporelle entre le vécu et l’écrit48 ». Ainsi, la nature et le parcours atypique de l’œuvre ont abouti à sa seule existence sous une forme scientifique transparente qui expose la nature construite des effets de réel inhérents au genre épistolaire.

8Prenons l’exemple d’une missive adressée à Voltaire par Frédéric au moment de son départ pour la Prusse. Cette dernière présente un en-tête éditorial rédigé par Voltaire, qui indique une probable intégration à une œuvre littéraire.

Copie de la lettre du 23 août 1750
De la main du Roi de Prusse
Sur laquelle lettre le Sr de Voltaire s’engagea au service
de ce monarque après que Sa Majesté prussienne l’eut fait
demander au roi de France par son ministre49.

9Cette missive est la « lettre septième » de l’édition d’A. Magnan. Son impact est plus discret dans l’édition de J. Mallison : ce dernier choisit de la présenter en appendice, réduisant ainsi considérablement son impact rhétorique sur le lecteur. Dans cette lettre authentique superficiellement retravaillée par Voltaire, le souverain prussien s’efforce d’apaiser les inquiétudes de son correspondant et l’attire à sa cour, le persuadant d’une issue heureuse à son voyage. Présentée dans le contexte de la Paméla, la lettre souligne bien évidemment la duplicité de Frédéric, renforçant par la même occasion l’ethos de victime mis en place par Voltaire.

Je serais au désespoir d’être la cause du malheur de mon ennemi, et comment pourrais-je voir l’infortune d’un homme que j’estime, que j’aime, et qui me sacrifie sa patrie et tout ce que l’humanité a de plus cher […]. Quoi ! parce que vous vous retirez dans ma maison, il sera dit que cette maison devient une prison pour vous ? Quoi ! parce que je suis votre ami je serai votre tyran ? Je vous avoue que je n’entends pas cette logique-là ; que je suis fermement persuadé que vous serez fort heureux ici tant que je vivrai […]50.

10Dans les deux éditions, les effets de réels potentiels de la missive sont tempérés par la présence de remarques éditoriales soulignant les modifications imposées au texte original. Ainsi, Jonathan Mallison, en plus de présenter la lettre en appendice, a soin de la qualifier d’« outil rhétorique » et d’« arme » utilisée dans le cadre d’une « guerre de propagande51 ». Dans la version d’André Magnan, la première phrase de l’extrait précité (« Je serais au désespoir […] tout ce que l’humanité a de plus cher ») est suivie d’un appel de note renvoyant au commentaire suivant :

Les mots que j’aime ne sont pas dans l’autographe ; Voltaire les a rajoutés en interligne sur la copie. Ils se retrouvent dans ses Mémoires (posthumes), mais aussi dans le Commentaire historique publié en 1776, de son vivant, où Frédéric put donc les lire imprimés comme étant de lui – sa réaction n’est pas connue52.

11Bien qu’indispensables, les notes relatives à la genèse du texte soulignent la superposition des temporalités de l’écriture épistolaire, altérant les effets d’authenticité et de spontanéité typiques du genre. Cette double temporalité de l’écriture est pourtant inhérente à toute élaboration d’une œuvre littéraire autoréférentielle à partir de documents privés. Mais, dans le cas de Paméla, l’inaboutissement du passage de l’archive personnelle au texte littéraire crée un brouillage quant au statut de l’œuvre et aux attentes d’exactitude historique associées. Plus tout à fait archive privée, mais jamais vraiment texte littéraire à part entière, Paméla se présente au lecteur sous une forme hybride reconstituée. La non-évidence du changement de statut, couplée à l’inhabituelle visibilité du processus de transformation du texte, entraîne une dissonance dans l’évaluation de son rapport au réel et de sa généricité.

12Ainsi, l’attribution à l’œuvre d’une proportion variable de fiction et/ou de mystification n’est pas uniquement liée à l’existence, finalement inévitable, d’une subjectivation de son contenu. Elle est aussi – surtout ? – fonction de la visibilité de cette médiation du réel dans le cadre d’un récit recomposé, évalué par la critique contemporaine à partir du statut initial du texte (archive privée) plutôt que du statut littéraire – ici inabouti – subséquent à son retravail. S’il est évident que Paméla ne possède pas la pureté objective d’un documentaire historique ni la structure d’une autobiographie, sa classification définitive comme supercherie littéraire, fiction ou autofiction demeure délicate au regard de la théorie littéraire et du peu d’informations définitives disponibles à son propos.

Notes de bas de page numériques

1 Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, Paris, JC Lattès, 2015, pp. 446-447.

2 Voltaire, L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin, André Magnan (éd.), Paris, Éditions Paris-Méditerranée, 2004.

3 Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), Les Œuvres Complètes de Voltaire, vol. 45 c, Oxford, Voltaire Foundation, 2010, pp. 1-252.

4 Voltaire, Correspondence and related documents, Théodore Bersterman (éd.), Genève, Institut et Musée Voltaire, 1957, D 5535.

5 Voltaire, Correspondence and related documents, D5621.

6 Voltaire, Correspondence and related documents, D5500.

7 Surnom donné par Voltaire à Frédéric II dans sa correspondance.

8 Voltaire, Correspondence and related documents, D5621.

9 La naissance de l’autobiographie en tant qu’espace générique défini est tributaire de la diffusion des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, publiées à titre posthume entre 1782 et 1789. Le terme « autobiographie » apparaît en Angleterre aux environs de 1800. Voir Philippe Lejeune, L’Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1971.

10 La première autofiction, revendiquée comme telle par son auteur et à l’origine des discussions sur le genre est Fils, de Serge Doubrovsky (1977).

11 Philippe Lejeune, L’autobiographie en France et Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975.

12 Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977 ; Serge Doubrovsky, Autobiographiques, de Corneille à Sartre, Paris, PUF, 1985.

13 Marie-Hélène Cotoni, « L’autoportrait dans la Paméla de Voltaire », Autobiographie et fiction romanesque. Autour des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Actes du colloque international organisé par J. Domenech à Nice du 11 au 13 Janvier 1996, Association des publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, Nice, 1996, p. 99.

14 Marie-Hélène Cotoni, « L’autoportrait dans la Paméla de Voltaire », p. 100 ; André Magnan, « Pour saluer Paméla, une œuvre inconnue de Voltaire », Dix-huitième siècle, n°15, 1983, p. 357 et René Pomeau et alii, Voltaire en son temps, vol. 3, Oxford, Voltaire Foundation, 1988, p. 193.

15 James Fowler, « The best of all possible marriages: Voltaire and Frederick in Paméla », French Studies, vol. LXVII, n°4, 2013, pp. 478-493.

16 Jonathan Mallison, « Epistolary illusion: Voltaire, Paméla and La Mettrie », Revue Voltaire, n°7, 2007, p. 225 et Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), p. 32.

17 André Magnan, « Pour saluer Paméla, une œuvre inconnue de Voltaire », p. 357.

18 André Magnan, « Le Voltaire inconnu de Jean-Louis Wagnière », L’Infini, n°25, 1989, p. 63.

19 André Magnan, « Le Voltaire inconnu de Jean-Louis Wagnière », p. 63.

20 Voltaire, L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin, André Magnan (éd.), p. 172.

21 Voltaire, L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin, André Magnan (éd.), p. 172.

22 Voltaire, L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin, André Magnan (éd.), p. 173.

23 Jonathan Mallison, « Epistolary illusion: Voltaire, Paméla and La Mettrie », p. 225 et Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson éd., p. 32.

24 Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), pp. 49-55.

25 Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), p. 55. Je traduis.

26 Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), pp. 109, 118, 125, 129,

27 Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), pp. 107, 118, 121, 129, 147, 159, 163, 172, 183, 189, 217.

28 Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, pp. 26-35.

29 André Magnan, « Dossier Voltaire en Prusse », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, vol. 244, Oxford, Voltaire Foundation, 1986, pp. 1- 441 ; Voltaire, L’affaire Paméla, André Magnan (éd.) et André Magnan, « Pour saluer Paméla, une œuvre inconnue de Voltaire ».

30 Christiane Mervaud, Voltaire et Frédéric II : une dramaturgie des lumières, Oxford, Voltaire Foundation, 1985.

31 Jean-Louis Jeannelle, « Où en est la réflexion sur l’autofiction ? », Au cœur des textes, n°6, Genèse et autofiction, Louvain, Academia Bruylant, 2007, p. 37 ; Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Le Seuil, 2004, p. 14 ; Dominique Rosse, « Autofiction et autopoïétique. La fictionnalisation de soi », L’Esprit Créateur, vol. 42, n°4, 2002, p. 9 ; Karen Ferreira-Meyers, « L’aventure de l’autofiction : de la théorie doubrovskienne à la nécessité d’une continuation de la réflexion à propos de ce genre littéraire au XXIe siècle », Dalhousie French Studies, vol. 91, 2010, p. 60 et Isabelle Grell, « L’autobiographie, du roman-mémoires à l’autofiction », www.autofiction.org.

32 Je souligne.

33 Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, p. 14.

34 Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991 et Gérard Genette, Figures IV, Paris, Le Seuil, 1999, p. 87.

35 Voltaire, Correspondence and related documents, Théodore Bersterman (éd.), D5500.

36 Correspondence and related documents, Théodore Bersterman (éd.), D5621.

37 Correspondence and related documents, Théodore Bersterman (éd.), D5621.

38 Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), pp. 49-55.

39 Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), p. 55. Je traduis.

40 Jean-Philippe Miraux, L’autobiographie. Écriture de soi et sincérité, Nathan, Paris, 1996, p. 50.

41 Geneviève Haroche-Bouzinac, L’épistolaire, Hachette, Paris, 1995, p. 13.

42 Peter V. Conroy, « Real fiction: authenticity in the french epistolary novel », Romanic Review, vol. 22, n° 4, 1981, p. 409. Je traduis.

43 Jérôme Meizoz, Postures littéraires, Genève, Slatkine Erudition, 2007, p. 28.

44 Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’autobiographie, Paris, Armand Colin, 1997, p. 30.

45 Frédéric Calas, Le Roman épistolaire, Paris, Nathan, 1996, p. 22.

46 Jan Herman, auteur d’une étude sur le Commentaire historique de Voltaire, souligne lui aussi le facteur légitimant inhérent à l’emploi de la forme épistolaire dans le cadre d’un récit autoréférentiel voltairien. Voir Jan Herman, « Le Commentaire historique de Voltaire. Ethos de l’écrivain et épistolarité », Épistolaire. Revue de l’A.I.R.E., n°35, 2009, pp. 49-58.

47 Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, p. 14.

48 Marie-Hélène Cotoni, « L’autoportrait dans la Paméla de Voltaire », p. 100.

49 Voltaire, L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin, André Magnan (éd.), op. cit., p. 41 et Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), p. 239.

50 Voltaire, L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin, André Magnan (éd.), pp. 41-43 et Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), pp. 239-241.

51 Voltaire, Paméla, Jonathan Mallinson (éd.), p. 237.

52 Voltaire, L’affaire Paméla. Lettres de Monsieur de Voltaire à Madame Denis, de Berlin, André Magnan (éd.), p. 41.

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Pour citer cet article

Laurence Daubercies, « La Paméla de Voltaire des Lumières au XXIe siècle - changements de statut et réception générique du texte », paru dans Loxias, 54, mis en ligne le 15 septembre 2016, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.cnrtl.fr/definition/index.html?id=8404.


Auteurs

Laurence Daubercies

Laurence Daubercies est boursière de doctorat en Langues et lettres à l’Université de Liège. Spécialisée en littérature française du XVIIIe siècle, elle s’intéresse tout particulièrement aux études théâtrales, à l’auctorialité, à l’histoire de la presse et des publications, et aux approches sociologiques de la littérature. Elle réalise, sous la direction de Françoise Tilkin, une thèse consacrée eux liens entre théâtre et politique dans la construction de l’image publique de Voltaire au XVIIIe siècle. Dans le cadre de ses recherches, elle est également passée par l’University of Washington, Seattle (2013-2014) et l’Université de Lausanne (2015). Ses articles et notes de lectures ont été publiés dans Art&Fact, COnTEXTES, Acta Fabula, les Cahiers Voltaire et la Revue Voltaire.