Loxias | Loxias 41 Le fragment en question | I. Le fragment en question 

Camille Deslauriers et Joanie Lemieux  : 

La fragmentation chez la nouvellière québécoise Aude : l’unité par le morcellement

Résumé

La nouvelle, présentée en recueil, doit forcément composer avec la discontinuité.  En consacrant notre étude aux diverses manifestations de la fragmentation dans deux nouvelles tirées de Banc de brume, ou les aventures de la petite fille que l’on croyait partie avec l’eau du bain (1987), d’Aude, soit « Fêlures » et « Crêpe de Chine », nous montrerons que cette discontinuité peut, par le truchement de liens subtils mais forts entre différentes composantes du texte, dont les personnages (leur intériorité ainsi que leur apparence physique), les espaces (leur géographie et les objets qui s’y trouvent) et la forme (morcelée), se révéler une source de cohérence globale.

Abstract

Being usually presented in collections, short stories must necessarily deal with discontinuity.  By studying different types of fragmentations in “Fêlures” and “Crêpe de Chine”, two short stories from Banc de brume, ou les aventures de la petite fille que l’on croyait partie avec l’eau du bain (1987), by Aude, we will show that discontinuity can actually be a source of overall coherence, through the establishment of subtle but strong links between various parts of the text, such as characters (their mind and the physical appearance), spaces (their geography and the objects presented) and the general form of the story.

Index

Mots-clés : Aude , espaces, fragmentation, nouvelle québécoise

Géographique : Canada , Québec

Chronologique : XXe siècle

Thématique : nouvelle

Plan

Texte intégral

1Au mois d’août 2012, quelques mois avant sa mort, Aude publie un dernier recueil de nouvelles dont le titre, Éclats de lieux, laisse clairement entrevoir les thèmes du morcellement et de la fragmentation. Dans une note d’auteur précédant les textes, elle prépare son lecteur aux « éclats […] d’univers pulvérisés, au-delà de l’imaginable et de ce que l’on croit possible1 » qui seront mis en place dans ses nouvelles. Mais l’y préparer est-il vraiment nécessaire ? En effet, le lecteur assidu des textes d’Aude connaît sa propension à explorer la « brisure » et à mettre en scène des personnages qui sont, tantôt, prisonniers de leurs corps, tantôt se dédoublent, tantôt s’émiettent, s’effritent ou se désagrègent. Autant de variantes2 d’un même thème récurrent, celui de la « blessure féminine », ce qui faisait dire à Michel Lord, en 1998, que « [c]hez Aude, la femme se défait presque toujours, comme si, quelle que soit la situation, la vie était un piège qui mène à sa désintégration3 ». Or, la récurrence du « morcellement » et de la « fragmentation » chez cette nouvellière4 est d’autant plus intéressante qu’il pourrait étonnamment s’agir, dans ses nouvelles et ses recueils de nouvelles, d’une des clefs en assurant la cohésion. Car si la cohérence d’un roman s’établit généralement de manière manifeste, au fil du texte, celle du recueil de nouvelles, un ensemble textuel qui relève à la fois de la « discontinuité », de la « pluralité » et de la « superposition5 », s’avère souvent latente. Le sens est généré par plusieurs éléments à la fois : la cotextualisation et les échos qu’elle génère; le choix de l’ordre de succession des nouvelles; l’esthétique particulière de la nouvelle, ce « [r]écit bref qu’on lit d’un coup, oui, mais […] inscrit à l’intérieur d’un "genre long", le recueil », esthétique de la fragmentation délibérément choisie par l’auteur; et, bien sûr, les textes eux-mêmes. En consacrant notre étude aux diverses manifestations de la fragmentation dans deux nouvelles tirées de Banc de brume, ou les aventures de la petite fille que l’on croyait partie avec l’eau du bain6, d’Aude, soit « Fêlures » et « Crêpe de Chine », nous souhaitons mettre en évidence la cohérence de chacune des nouvelles et la cohérence globale de l’œuvre, assurée par un réseau de liens entre les personnages, les espaces et la forme du texte.

2Dans un premier temps, nous nous intéresserons au morcellement des personnages audiens – et la « brisure » doit être entendue ici tant comme une brisure intérieure, le plus souvent identitaire, que comme une « blessure » de nature physique, corporelle. Cette première analyse nous permettra, dans un second temps, d’approfondir la notion de réversibilité entre cadre et personnage telle que définie par Tibi7 (1995), lequel postule l’existence d’un lien symbolique fort entre les espaces mis en place dans la fiction et les actants qui y évoluent. Nous pourrons alors constater que les espaces présentent aussi une symbolique fragmentaire. Dans un troisième temps, nous étudierons la structure de ces deux nouvelles qui, en recourant à plusieurs procédés de « fragmentation de la forme » tels que les sauts de paragraphes et les ellipses typographiques, prolonge l’effet de discontinuité propre aux recueils jusqu’au cœur des nouvelles elles-mêmes, en les morcelant en courtes scènes qui tiennent parfois de la phrase-paragraphe. Comment ces diverses manifestations du morcellement affectent-elles la cohésion interne des nouvelles ? Les échos entre personnages, espaces et forme peuvent-ils, paradoxalement, contribuer à en assurer la cohérence ? Telles seront les questions qui orienteront nos réflexions.

De la nouvelle

3Le genre nouvellier a plus d’une fois – à tort – été relégué au rang de « genre mineur ». Comme le souligne pertinemment Gilles Pellerin dans son essai Nous aurions un petit genre, en général, ses détracteurs lui reprochent un manque de souffle par rapport au roman, dont elle serait un embryon, voire un synopsis jamais développé, tandis que le recueil, lui, relèverait d’« un rapaillage de pièces éparses8 ». Malgré ces critiques évidemment non fondées, la nouvelle s’est imposée dans la littérature de langue française et tous les spécialistes du genre s’entendent pour dire que :

[s]outenir, comme certains l’ont fait, que la nouvelle est mineure par rapport au roman est aussi absurde que d’affirmer que le bleu est plus beau que le rouge. […] Il n’y a ni genres mineurs ni genres majeurs, il n’y a que des genres différents mais égaux9.

4Son essor au Québec, surtout après 1980, a entraîné la création de maisons d’édition spécialisée – L’instant même – et de revues spécialisées – on pense à XYZ, la revue de la nouvelle ou encore à STOP, dont le slogan proposait d’ailleurs de « tromper le roman avec la nouvelle » – et a suscité l’intérêt de professeurs et d’étudiants qui décident désormais d’y consacrer leurs travaux. Même si l’on situe généralement l’âge d’or nouvellier québécois entre 1990 et 200010, il n’en demeure pas moins que la présence de recueils en librairies et au programme de plusieurs cours universitaires, ainsi que la publication d’essais et d’études récentes sur le genre, montrent que l’intérêt envers la nouvelle est demeuré toujours vif.

5Parmi ces essais, La nouvelle québécoise (1980-1995) : portions d’univers, fragments de récits11, de Cristina Minelle, se révèle particulièrement intéressant. D’abord parce qu’elle se penche sur une période très fertile de la production nouvellière québécoise, mais aussi – et surtout – parce qu’elle établit une corrélation entre nouvelle et fragment, et postule que semblable hybridité générique correspondrait à une esthétique contemporaine du genre nouvellier. Selon Minelle, plusieurs éléments sociopolitiques et culturels, au Québec, pourraient avoir provoqué la rencontre entre le fragment et la nouvelle qui, ainsi, rendrait mieux compte de nos nouveaux modes de vie qui riment souvent avec « immédiateté », « précipitation », « instabilité », voire avec « urgence » : la nouvelle répondrait à une « urgence de dire, de libérer quelque chose qui réclame une expression immédiate et qui ne peut être fixée que par quelques traits rapides12 ». Ce genre « hybride » qu’est devenue la nouvelle contemporaine a donc tendance, pour traduire l’instantanéité qui marque notre environnement, à présenter un caractère plus morcelé, plus fragmentaire.

6Minelle observe des exemples variés de fractures selon les aspects du texte auxquels elle s’arrête. Elle souligne le caractère forcément morcelé du macro-texte, puisque le recueil de nouvelles – tout comme le recueil de poèmes – est en soi discontinu : ne possédant pas la linéarité du roman, le recueil doit composer avec les inévitables silences placés entre les textes. Minelle relève également différents cas de fragmentation formelle retrouvés dans des nouvelles autonomes, prises pour elles-mêmes. Ces dernières sont surtout causées par des ellipses typographiques qui scindent une nouvelle en « parties », mais aussi par des sauts de paragraphes répétés qui ont pour effet de laisser autant (voire davantage) de blanc que de texte. Enfin, Minelle note dans la nouvelle contemporaine des signes de morcellement dans le contenu du texte lui-même : « Lorsqu[’un] lecteur entame la lecture attentive d’une nouvelle, il se rend compte que l’écriture fragmentaire se fraie un chemin même dans les contenus du texte, au niveau de la fabula, des personnages, du temps et de l’espace13 ». Une fragmentation des principaux constituants du texte possiblement causée, du moins en partie, par un désir de traduire l’instant, voire l’instantané, et de raconter un éclat d’histoire ; en ne montrant qu’un court morceau de vie, on ampute les personnages de leur passé et, bien souvent, de leur avenir, ce qui engendre un effet de discontinuité et de fracture.

7Ce morcellement du contenu, dans la nouvelle, avait par ailleurs été signalé par Pierre Tibi, en 1995, dans son article « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre14 » :

Il semble que, dans la nouvelle, le monde n’ait pas le temps de prendre cette consistance, cet aspect d’évidence palpable et d’organisation systématique que le roman a tout loisir de lui donner ; il s’y présente donc comme fragmentaire, et cette incomplétude, cette structure lacunaire, le fait aisément basculer dans le mystère : il s’y creuse des zones d’ombre15.

8Cela dit, selon Tibi, si la nouvelle se présente sous une forme plus fragmentaire que le roman, elle n’en est pas moins cohérente, bien au contraire, puisque « [s]a brièveté […] facilite […] le processus de construction d’une configuration, le regroupement synchronique d’éléments éloignés par l’étirement de la chaîne discursive16 ». C’est donc dire que la nouvelle impose une autre forme de cohérence, laquelle s’établit à partir de liens devenus possibles en partie grâce à la brièveté du texte. Un détail qui serait vite oublié dans un roman devient ainsi révélateur, dans une nouvelle, où chaque mot, chaque connotation, chaque analogie, chaque procédé stylistique, voire chaque silence, tient un rôle plus important qu’il n’en a l’air, puisqu’il n’a pas le temps d’être oublié par le lecteur entre le moment où il apparaît et celui où il prend son sens… Qui plus est, il n’est pas rare que des liens très serrés se tissent entre différents éléments constitutifs du texte, les amenant à se fondre l’un dans l’autre. Ainsi, « dans les couples cadre-personnages, indice/fonction, descriptif/narratif, dialogue/narration, l’une des deux composantes peut aller jusqu’à se résorber totalement dans l’autre : le texte fait alors d’une pierre deux coups17 ». L’économie de mots encourage donc un phénomène que Tibi appelle « réversibilité », phénomène par lequel

cadre et personnages, dans la nouvelle, en viennent fréquemment à échanger leurs qualifications, de sorte que le lieu peut revêtir, dans la description, des caractères anthropomorphiques, tandis que l’actant humain peut, à son tour, recevoir les attributs d’un univers chosal18.

9L’évocation, ainsi que les liens analogiques ou symboliques entre certains éléments du texte, notamment des personnages et de leurs espaces, permettent une très grande densité dans l’écriture.

10Considérant cette « réversibilité », il devient encore plus intéressant de se pencher sur les lieux mis en place par les nouvelliers, puisqu’ils sont fort susceptibles de contenir des informations ou des indices sur les personnages qui y évoluent. Dans la nouvelle québécoise, l’étude spécifique de l’espace est relativement récente. Le travail de Christiane Lahaie fait office de figure de proue dans le domaine, et son essai Ces mondes brefs : pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine19 propose plusieurs pistes de réflexion relativement nouvelles, du fait, entre autres, qu’elles sont nées d’une étude alliant géocritique et recherche-création.

11Lahaie reprend, dans son essai, les concepts de figure et de configuration spatiale proposés en 1998 par Fernando Lambert20, qui recourait alors aux acquis de la narratologie pour mettre en relation les espaces, les points de vue et les perceptions. Il proposait une typologie des différents cas possibles de figures spatiales. Premièrement, les figures spatiales, « qui permet[tent] de rendre compte des divers espaces inscrits dans le récit21 », et, deuxièmement, la configuration spatiale, qui « articule ces différents espaces en une grande figure d’ensemble22 ». Il développait ensuite ces catégories et les subdivisait selon certains critères. Configuration simple ou complexe selon le nombre de figures qui la compose ; figures spatiales enchaînées, alternées ou enchâssées selon leur agencement dans le récit. À ces types, Lahaie ajoute les figures fusionnées, projetées et dérivées23 : un premier cas où deux espaces semblent cohabiter par le jeu de la narration (fusion) ; un second où un espace imaginaire ou onirique se crée momentanément en parallèle avec l’espace premier (projection) ; un dernier où « des figures spatiales fort partielles […] apparaissent et réapparaissent dans un même texte, sans qu’il soit pour autant possible de déterminer s’il s’agit d’un lieu récurrent ou une suite de lieux très semblables24 » (dérivation). Ces trois dernières figures ont toutes en commun de caractériser des cas où la perception du narrateur joue forcément un rôle, puisqu’il crée mentalement l’un de ces deux espaces. Cet espace indissociable du point de vue narratorial sera, bien sûr, souvent le lieu du symbolisme et de l’évocation.

« Fêlures » et « Crêpe de Chine »

12À la publication, en 1987, de Banc de brume ou Les aventures de la petite fille que l’on croyait partie avec l’eau du bain25, « nombre de critiques hésit[ent] quant au tiroir dans lequel il fa[udrait] ranger l’œuvre26 ». Fantastique, réalisme, onirisme : Aude circule habilement entre les esthétiques et produit des textes qu’on peut associer tantôt à un sous-genre ou à l’autre, tantôt à plusieurs en même temps.

13Les nouvelles retenues ici, « Fêlures » et « Crêpe de Chine », pourraient être respectivement qualifiées d’onirique et de réaliste. Différence qui n’empêche en rien le développement de personnages somme toute similaires, ainsi que la présence de thèmes identiques.

14Dans « Fêlures », la narratrice raconte, dans une longue métaphore filée, les étranges complications qu’elle rencontre lorsqu’elle s’entête à réaliser un autoportrait, et ce, dès l’incipit :

Il y eut un bruit de verre brisé.

Je n’allais pas me lever. Je savais qu’aucun vase, aucune statuette, aucune vitre dans la maison ne serait brisé. La vaisselle dans les armoires serait intacte. Les améthystes n’auraient pas éclaté dans les écrins.

Je regardai le dessin que j’avais commencé. Une fois de plus, le corps était cassé27.

15L’autoportrait tient-il ici du simple passe-temps d’autodidacte, du thème récurrent dans la démarche d’une artiste professionnelle ou de l’exercice demandé dans le cadre d’un cours collégial ou universitaire ? Brièveté oblige, la nouvelle ne le précise pas. Ce qu’elle spécifie, toutefois, c’est qu’au fil des séances, l’angoisse de la narratrice s’accroît, son besoin de se représenter se mue en obsession, puis devient une question de vie ou de mort : « Depuis des semaines, je m’acharnais à reproduire mon corps. Si je n’arrivais pas bientôt à me projeter intégralement sur une feuille, un carton ou une toile, j’allais m’effacer, disparaître à jamais. Je le sentais28. » S’autoreprésenter relève ici de l’impossibilité : toutes les fois qu’elle s’approche du but, un cliquetis se fait entendre et, juste avant la fin de son travail, l’artiste insatisfaite ressent un blocage, n’arrive pas à terminer. La narratrice – qui n’est pas nommée, il importe de le souligner au passage – multiplie les tentatives et les médiums, mais ni le pastel ni la peinture ne fonctionnent. Les bruits de verre brisé deviennent de plus en plus fréquents, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’ils proviennent de son propre corps. La nouvelle se termine sur une image : « Puis il neigea doucement sur la table29 ». Les efforts de la narratrice n’auront pas empêché l’effritement ultime de son corps.

16Dans « Crêpe de Chine », la protagoniste – qui demeure tout aussi anonyme que la précédente – s’est réfugiée en Asie du Sud-Est afin, comprend-on, de se retrouver seule avec elle-même à l’autre bout du monde, dans un hôtel « vieux, un peu délabré30 », loin de l’Occident et de tout ce qu’il représente. La nouvelle est composée de réflexions qu’elle adresse mentalement à son conjoint, duquel elle s’est volontairement éloignée, et qui vient de venir la rejoindre. À travers ses pensées, la narratrice prend conscience de la distance qui la sépare désormais de son ancien amoureux et, sereine, accepte que les réponses qu’elle cherche puissent mettre du temps à se dévoiler.

Des personnages brisés

17Comme l’affirme Michel Lord, Aude, dans ses romans31 comme dans ses nouvelles, « donne forme à des drames éprouvants pour les narrateurs, qui sont le plus souvent des narratrices, et les personnages, presque exclusivement des femmes, aux prises avec un réel insupportable32 ». Ces drames sont souvent la cause d’une brisure identitaire chez le protagoniste, qui se traduit de façons différentes selon les textes.

18Dans « Crêpe de Chine », une relation qui fonctionnait mal a poussé la narratrice à fuir et à se réfugier dans la solitude pour se retrouver et, peut-être, retrouver l’envie de vivre qu’elle semble avoir perdue. En réponse à un souvenir qui lui revient, dans lequel sa mère lui apprend à appliquer le parfum là où le cœur bat, elle affirme : « Vingt ans plus tard. Je n’en trouve plus la trace. Ni du parfum. Ni de mon cœur.33 » Quelque chose s’est brisé en elle et la guérison nécessite le travail du temps. Elle a besoin d’être seule et « ignore pourquoi [son ancien amoureux] es[t] venu34 » la rejoindre aussi loin. Sa réflexion la mène à comprendre ce qui est arrivé :

Moi, je m’accrochais à toi.
Toi, tu t’accrochais au fond.
J’ai largué mes amarres.
Tu as levé l’ancre.
Je nous préfère ainsi35.

19La narratrice semble en bonne voie d’accepter le deuil de leur relation et de ce qu’elle y a investi d’elle-même. La nouvelle se termine sur une note d’espoir : tout finira bien par se régler, « [q]ue cela [la réflexion] prenne un jour. Ou un siècle36 ». Peu importe le temps qu’il faudra, la blessure finira par guérir.

20La narratrice de « Fêlures », elle, n’aura pas cette chance. En effet, elle aussi éprouve un manque et cherche à tout prix à se projeter sur une toile ou du papier, sans quoi elle va « [s’]effacer, disparaître à jamais37 ». Mais contrairement à la protagoniste de « Crêpe de Chine », qui parvenait à une forme de guérison par le biais d’une longue réflexion, la narratrice de « Fêlures » n’arrive pas à éviter, ni même à ralentir, le processus de fragmentation qui la détruit peu à peu. Dans un dernier espoir, elle reçoit un homme chez elle, croyant « sa présence capable de conjurer l’effritement du verre38 », mais peine perdue : « le bruit v[ient] de l’intérieur39 » de son corps, de « très loin, dans [s]on ventre40 ». C’est en elle-même que la brisure prend racine.

21Les narratrices de « Fêlures » et de « Crêpe de Chine » souffrent toutes deux d’une sorte d’amputation, de déficit identitaire : fragilisées par la vie, elles ont toutes deux le besoin de comprendre ce qui se passe à l’intérieur d’elles-mêmes ; d’ailleurs, toutes deux utilisent cette expression exacte41. Pour réussir à retrouver leur essence, elles projettent dans des œuvres artistiques ce qui reste de leur corps ou de leur vie, sans grand secours. La protagoniste de « Fêlures », nous l’avons vu, n’arrivera jamais à compléter son autoportrait, quel que soit le médium, une incapacité qui traduit bien sa brisure intérieure. La narratrice de « Crêpe de Chine », elle aussi, a modifié sa pratique artistique. Elle a choisi de « [n]e plus peindre42 », et de limiter sa production à de « petits dessins à l’encre, avec à peine quelques mots43 ». Ce virage vers un nouveau médium, qui s’effectue au moment du départ vers l’Asie, marque l’impuissance des techniques qu’elle utilisait auparavant devant la complexité du monde morcelé auquel elle fait face, ainsi que l’espoir de parvenir, d’une autre façon, à s’imaginer entière. Mais si ce besoin d’unité naît de troubles intérieurs, force est de constater qu’il concerne également l’aspect corporel des deux femmes. De fait, difficile d’ignorer la dégradation physique subie par les deux narratrices.

22C’est dans « Fêlures » que cela paraît le plus évident. D’abord, une brisure survient dans l’autoportrait où, un jour, il arrive à la narratrice, alors qu’elle peint, que « [s]on corps appar[aisse] par fragments44 ». Impossible de fixer sur papier un corps qui se désagrège dans la réalité. « Mon corps [remarque la narratrice], était un puzzle troué dont je devais trouver les morceaux manquants45 » ; la fragmentation de l’autoportrait est directement reliée à la désincarnation et l’émiettement littéraux vécus par la narratrice. Au plus près de la désintégration totale, la femme « [s’]aperç[oit] que de minuscules morceaux de verre commenc[ent] à se détacher de [s]on corps46 », « [s]es mains s’effrit[ent]47 », elle voit « se défaire les osselets transparents de [s]es doigts48 ». La narratrice se désagrège, « [p]uis il neig[e] doucement sur la table49 ».

23Dans « Crêpe de Chine », il n’est pas question d’une fragmentation corporelle aussi spectaculaire. Il convient toutefois de noter une certaine dégradation de l’état physique de la protagoniste. Disséminés dans la courte nouvelle, plusieurs commentaires illustrent un trouble des sens ou un inconfort : « Les pales du ventilateur […] m’étourdissent », « [j]’ai chaud », « ton fidèle parfum, […] il m’obsède », « [j]e ne voyais plus rien ». La narratrice a même perdu la parole, ou presque. Elle confie n’avoir « pas parlé [s]a langue maternelle depuis huit mois50 », avant d’ajouter qu’« en réalité, [elle s’]était tue depuis beaucoup plus longtemps51 ». Même si le corps ne s’effrite pas en poussière, il présente tout de même des signes d’affaiblissement, une forme moins évidente, mais non moins présente, de brisure.

Symbolisme des espaces

24Il est intéressant de constater que la brisure intérieure des personnages trouve un écho particulier dans la dégradation de leur corps, surtout si l’on considère ce dernier comme un élément de l’espace. Sans tomber dans la distinction religieuse entre corps et âme, il est possible de parler d’une dualité humaine où coexistent l’intériorité (les sentiments, les impressions) et l’enveloppe corporelle, composée d’organes. Plus précisément, une intériorité dans la chair, qui peut par conséquent obtenir le titre de lieu : ne dit-on pas qu’un corps peut être habité, par exemple, d’un mauvais esprit ?

25Il va de soi qu’il s’agirait alors du plus petit espace où l’on puisse vivre. Néanmoins, l’assimilation du corps à un lieu est pertinente dans l’optique où elle guide vers une étude plus approfondie des autres lieux et espaces mis en place par Aude, figures spatiales qui présentent, elles aussi, un caractère fragmentaire, morcelé et friable.

26Comme l’avançait Tibi en parlant de réversibilité cadre-personnage52, les espaces, dans la nouvelle, peuvent souvent être lus comme des indications symboliques de ce que vivent les protagonistes. Par souci de concision – et par recherche d’une plus grande intensité, sans doute –, les nouvelliers cherchent à faire d’une pierre deux coups et à lier plusieurs composantes de leurs textes. Un phénomène très bien illustré par les nouvelles audiennes « Crêpe de Chine » et « Fêlures ».

27Dans la première, c’est la géographie qui frappe le plus l’imaginaire. L’Insulinde est décrit par la narratrice comme « [u]n monde éclaté, émietté. Des centaines d’îles et des milliers d’îlots53 ». La « terre [y] est instable, tremblante. Volcanique54 », une terre qui « s’est fracturée un jour, s’est effondrée sous le poids des sédiments55 ». C’est dans ce paysage d’apparence inhospitalier que la femme a trouvé refuge, « [l]oin des grandes villes où [son ancien amoureux] [s]e serai[t] trop facilement reconnu, […] [m]ais loin aussi des contrées trop exotiques, des îles trop marginales56 ». La narratrice explique : « Ce que j’ai à te montrer de moi est à mi-chemin entre ces mondes57 ». Dans cette dernière phrase, le lien à tisser entre les états d’âme du personnage principal et le décor où elle a choisi de s’installer est clairement explicité. La femme a opté pour un lieu fragmenté, un « grand collier d’îles58 » à mi-chemin entre la ville organisée et les terres sauvages, un lieu où elle se reconnaît. Déjà, ce premier exemple pointe directement vers une lecture symbolique des espaces, mais il n’est pas le seul.

28En effet, la narratrice de « Crêpe de Chine » accorde beaucoup d’attention – en proportion, considérant la grande concision du texte – à la description de son environnement, dans des passages qui laissent du même coup entendre de nombreuses informations sur son état d’être. Après avoir décrit les effets de la lave et des eaux sur le paysage et décrit la formation de nouvelles îles, qui succèdent à la destruction des anciennes, la narratrice s’arrête pour parler des maisons qu’on construit dans les zones les plus instables :

Maisons souvent précaires, en bois, en bambou, en fibre de palme auxquelles s’ajoutent parfois, près des villes, des bouts de tôles.

Maisons fragiles que le prochain typhon arrachera, c’est certain, balayera, comme le reste, laissant tout dévasté, méconnaissable, après.

Comment as-tu pu supporter cela tant d’années, toi, en apparence si stable59 ?

29La question de la narratrice à son partenaire peut être interprétée de plusieurs manières. Le texte offrant peu d’information sur le passé des protagonistes, impossible de savoir avec certitude à quoi le « cela » de ladite question peut référer. Son amant a-t-il déjà, lui-même, vécu dans cette région inhospitalière ? Peu probable, puisque la narratrice admet avoir fait face à l’incrédulité et au désarroi de l’homme à l’annonce de son départ : « Pourquoi, pourquoi là ? […] Tu pourrais retourner à Paris, Corfou ou Agadir60 », lui demande-t-il alors. « Que cherches-tu ? […] Pourquoi si loin61 ? » ; son amoureux cherche visiblement sinon à la dissuader de partir, du moins à l’inciter à choisir un autre endroit, un endroit déjà connu. Par conséquent, au moment où la narratrice demande « [c]omment [l’homme a] pu supporter cela tant d’années, [lui], en apparence si stable ?62 », il est peu probable qu’elle fasse référence à un ancien séjour en Asie. Considérant la ressemblance – sur laquelle la narratrice insiste d’ailleurs elle-même – entre ses états d’âme et le paysage, et considérant la réversibilité cadre-personnages énoncée par Tibi qui pourrait s’appliquer à plusieurs nouvelles contemporaines, nous arrivons à la conclusion que la narratrice, en dépeignant aussi longuement le paysage, souhaite parler d’elle-même, de ses propres caractéristiques. Dans cet ensemble de maisons fragiles que la force des éléments saura arracher et dont il ne restera que des débris, il est possible de lire la fragilité d’une femme qui, à force d’événements malencontreux ou de mauvaises rencontres, a fini par être détruite elle aussi et, comme les lieux, est devenue « méconnaissable63 ». L’espoir subsiste, cependant, puisque malgré les apparences, « [t]out n’est pas que désordre dans cet univers64 » : il suffit de mettre le temps afin de s’adapter au désordre, aux « éléments mobiles, hybrides et disparates qui coexistent65 » et devant lesquels, d’emblée, « on ne peut arriver à une vision d’ensemble cohérente66 ». On pourrait postuler ceci : il faut que la narratrice s’accepte, même si elle se sent brisée à l’intérieur, de la même manière qu’elle a appris à aimer cet univers fragmenté au sein duquel elle s’est réfugiée.

30Dans « Fêlures », pas de paysage morcelé ou de voyage en pays étranger. La principale figure spatiale est dans une maison, qu’on peut supposer être la maison de la narratrice, une maison qui semble somme toute banale et au sujet de laquelle on donne peu de détails. On relève toutefois quelques notations descriptives qui concernent les lieux, par le biais de ce qu’on y entend et des objets qu’on y trouve – notations descriptives qui évoquent toutes le thème de la fragmentation. D’abord, au plan sonore, notons l’omniprésence de bruits de verre brisé. Certes, nous apprenons plus loin dans le texte que ces sons proviennent du corps de la narratrice, cependant, au départ, cette dernière croit qu’ils sont produits à l’extérieur d’elle-même, et que les tintements émanent d’un objet fragile qui se brise. Elle a déjà fouillé « dans la maison déserte [pour trouver] ce qui s’était cassé67 », mais, désormais, elle ne se lève même plus pour chercher, sachant « qu’aucun vase, aucune statuette, aucune vitre dans la maison ne ser[a] brisé. La vaisselle dans les armoires ser[a] intacte. Les améthystes n’aur[ont] pas éclaté dans les écrins68 ». Son environnement est chargé d’objets fragiles et cassants, de vitre et de porcelaine qui, même si elle n’est pas détruite dans la nouvelle, connotent aussi la fragilité de la narratrice et tissent une relation, encore une fois, entre le cadre et le personnage. Cela dit, c’est la relation du personnage à son autoportrait qui présente le lien le plus fort, dans « Fêlures ». Car ne l’oublions pas, les autoportraits peuvent aussi être considérées comme éléments intrinsèques à l’espace. C’est là que la brisure, la fragmentation du personnage, s’affiche le plus nettement.

31Nous avons déjà souligné l’incapacité de la protagoniste à se représenter dans une œuvre d’art, incapacité causée par l’impression de devoir composer avec un corps devenu puzzle, dont les pièces s’emboîtent mal, quand elles ne manquent pas carrément. Mais il n’y a pas que des oublis ou des difficultés techniques qui empêchent une projection artistique ; il y a aussi, et surtout, un phénomène étrange qui semble avoir frappé son travail : peu importe le médium, peu importe le support, le corps représenté fini toujours par se briser. Ici, un « corps […] cassé. À la hanche, où l’os affleure. La plume [est] restée sur le papier qui b[oit] l’encre. Une araignée noire dévore le corps69 » ; là, une image au pastel qui s’est brouillée, où « [l]e foncé des cheveux obscurcit la pâleur du visage70 ». Et le même « bruit de verre brisé se produi[t] toujours quand [elle] ach[ève] de [s]’inventer71 », entraînant la brisure inconditionnelle et irrémédiable du corps représenté. Les différents éléments d’espaces sont donc tous signifiants et se complètent : la fragilité des matériaux, des bijoux et de la vaisselle suggèrent celle de la narratrice, qui n’arrive pas à se représenter entière. L’incontournable brisure qui détruit un à un chacun des autoportraits devient prophétie, en quelque sorte, du fantastique effritement dont la protagoniste sera victime dans la clausule du texte.

32Dans « Fêlures » comme dans « Crêpe de Chine », les espaces présentent un caractère fragmenté ou brisé qui répond en écho à l’intériorité des protagonistes. Leur désir de modifier leur environnement (en déménageant ou en peignant) reflète un besoin, pour elles, de retrouver une unité perdue. Notons rapidement la présence, dans chacune de ces nouvelles, de figures spatiales « parallèles » induites par les narratrices. Dans « Fêlures », l’espace papier où la protagoniste se projette peut être considéré comme une forme de dérivation, selon la définition qu’en donne Christiane Lahaie72. En sus de l’espace de la maison, premier espace référentiel où l’histoire se déroule, il y a évocation d’un espace second où la narratrice, ou plutôt une représentation d’elle-même, n’arrive pas non plus à vivre. « Crêpe de Chine » présente, quant à elle, un cas intéressant de projection, puisque la narratrice parle de paysages et de lieux où elle ne se trouve pas physiquement au moment de raconter ; il y a donc projection de ces espaces qu’elle connaît et dans lesquels elle vit depuis huit mois, en parallèle avec celui où elle se trouve lors de sa réflexion, c’est-à-dire dans une chambre, étendue près de son partenaire endormi. Ces dualités spatiales sont une autre marque de fragmentation dans ces nouvelles, beaucoup plus subtile, certes, mais néanmoins présente.

La fragmentation de la forme

33La nouvelle est, certainement, un genre de la rupture et de la discontinuité. En revue ou en recueil, elle est forcément encadrée par d’autres textes, et cette cotextualisation qui peut certainement avoir un impact sur la lecture des nouvelles ainsi réunies, dont le sens ou la charge symbolique peuvent être influencés par les autres histoires qui l’entourent. Le recueil, contrairement au roman, doit gérer une double contrainte : la mise en relation des différentes nouvelles doit être harmonieuse – voire présenter une récurrence de contenu ou de forme –, sans sacrifier l’autonomie des textes. L’effet en est un de discontinuité calculée, qui prend en compte le silence séparant chacune des nouvelles. Comme le mentionne à juste titre André-Louis Rouquier, à propos de son propre travail d’écriture :

le recueil, [parfois] très cosmogonique, [s’organise] en constellation dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Là, les textes se complètent mais s’interrogent et se répondent dans une perspective infiniment ouverte.
Entre eux, un silence d’alerte qu’il ne faut surtout pas remplir. […]
Tout se tient, […] mais le vide est entré dans le jeu73.

34Outre cette fragmentation nécessaire du macro-texte, il arrive souvent, chez Aude, que le lecteur soit placé devant des nouvelles morcelées de l’intérieur. Cristina Minelle utilise le terme « fragmentation de la forme » pour ces cas d’éclatement interne en petites parties ou petites scènes. Nous retrouvons, dans « Crêpe de Chine », un très grand nombre d’ellipses typographiques. Dans « Fêlures », ce sont surtout les phrases courtes, souvent nominales, qui hachurent le texte et laissent une impression de fragmentation. Dans les deux cas, la structure du texte répond, du coup, et aux espaces, et à l’intériorité des personnages.

35La narratrice de « Fêlures » subit l’effritement de son corps en fins éclats de verre. La façon dont elle raconte les événements rappelle cette brisure, puisqu’elle adopte un ton lapidaire, marqué par les phrases très courtes, cassantes, qui provoquent une impression d’émiettement. Du tableau qu’elle est en train de peindre, la narratrice donne des détails épars, sans les relier, soulignant ainsi l’impossible unité de l’œuvre : « Un jour, mon corps est apparu par fragments. D’abord l’arête d’une joue. La chute des reins. Un coude. Sans liens entre eux. Trois lieux discontinus. Trois taches74. » Ce procédé stylistique a pour effet d’hachurer le texte dont le rythme s’accélère comme la mort imminente. Plutôt que de fermer la description, lentement, autour du corps ou d’un point de repère, l’accumulation de phrases courtes qui s’apparentent au simple constat crée un effet d’ouverture, comme si les membres peints n’étaient centrés autour de rien et existaient de manière autonome, à la manière d’objets projetés à la suite d’une explosion. Quand elle commence à s’effriter pour de bon, la narratrice « [s]’agenouill[e] et ramasse des morceaux épars75 » ; ne donnait-elle pas déjà l’impression, dans sa narration, de faire de même avec les mots ?

36Dans « Crêpe de Chine », la fragmentation de la forme est peut-être plus manifeste. De fait, il est évident dès le premier regard que le texte ne sera pas continu, puisqu’il est parcellisé en vingt-trois parties plus courtes séparées par des astérisques, la plus dépouillée ne comptant qu’une seule ligne. Ce morcellement du texte en sections fort brèves permet plusieurs digressions par rapport à la continuité narrative, notamment en ce qui a trait à l’espace et à la chronologie. Le personnage mène sa réflexion surtout par association d’idées, comme dans un long monologue intérieur, et s’autorise à aller et venir entre plusieurs espaces. Celui de la chambre où elle est étendue aux côtés de son amant endormi, mais aussi celui, mémoriel, des endroits qu’elle a visités et auxquels elle repense. Ainsi, après avoir décrit les maisons fragiles construites en zones instables, elle marque une pause, rendue à l’écrit par un astérisque, à la suite de quoi elle se remémore le conte des trois petits cochons que lui racontait sa mère. Puis, une nouvelle pause, et s’ensuit un passage sur des voyages effectués vers l’intérieur des îles quand les rivages deviennent dangereux, avant un nouveau silence, ponctué d’un commentaire dans le présent : « J’ai posé ma main sur toi et ton sommeil est devenu plus calme76 ». Le style découpé, éclaté de la narration à chaque instant figée dans le silence et par des silences, permet de rendre une réflexion non structurée, discontinue.

37En plus de ces pauses typographiquement marquées, notons une division supplémentaire du texte : les vingt-trois parties sont, en fait, elles-mêmes redécoupées par de nombreux sauts de paragraphes. Minelle note d’ailleurs à juste titre que « [l]e recueil Banc de brume d’Aude est un exemple parfait de cette modalité de fragmentation : toutes les nouvelles sont caractérisées par des blocs textuels extrêmement brefs77 ». Certains passages comportent un nombre de phrases-paragraphes si élevé qu’on pourrait croire à de la poésie en vers :

J’ai fui mon continent, ma terre trop stable, ma géographie trop connue. Ma maison. Toi.
Je ne voyais plus rien.
Paysages délavés.
Amours éventées78.

38Beaucoup de silence entre les phrases, silence qui correspond sans doute à un temps de réflexion pour la narratrice, mais qui fragmente aussi le corps du texte et accentue, encore une fois, une impression de morcellement. Une narration tout aussi fragmentée, enfin, que le sont les espaces et la protagoniste.

L’esthétique de la fragmentation : une cohérence née de la discontinuité ?

39La nouvelle est certes marquée par la discontinuité, mais cette caractéristique intrinsèque n’est vraisemblablement pas une source d’incohérence. Alors que le recueil Banc de brume, ou Les aventures de la petite fille que l’on croyait partie avec l’eau du bain, d’Aude, est divisé en douze nouvelles qui ne comportent ni personnage récurrent ni lieu central, une cohérence s’installe du fait de liens subtils et maîtrisés avec art entre différentes composantes des textes. Le recueil comporte douze nouvelles comme autant de femmes morcelées et fragiles : ici, une femme scindée en deux depuis l’enfance, qui entreprend un long voyage pendant une tempête de neige pour aller rejoindre son double79 ; là, une orpheline qui s’autoreprésente comme une poupée gigogne de papier qu’elle découpe et « redécoupe80 » et mutile81 ; ailleurs, une femme dont la tête est séparée du cou par une écharpe qui l’étrangle. Autant d’exemples et autant de nouvelles qui auraient pu, elles aussi, faire l’objet d’une analyse sous l’angle de la fragmentation du contenu et de la forme.

40Dans « Fêlures », une narration hachurée multipliant les phrases nominales donne une impression d’effritement du matériau textuel. Or cet effritement, on le retrouve aussi dans les espaces où évolue la narratrice, remplis d’objets cassants et fragiles, pouvant facilement se briser. Les objets d’art manipulés par la protagoniste présentent également un caractère morcelé : tous les corps dessinés ou peints se brisent ou demeurent impossibles à achever. L’ensemble de ces fractures, faiblesses, défauts et impossibilités convergent en une fragmentation complète de la narratrice, qui se désagrège, doucement, en flocons de verre.

41Dans « Crêpe de Chine », une division en sections dont l’ordre du récit ne respecte pas l’ordre de l’histoire mais tend à rendre plutôt le fil de pensées de la narratrice, crée un effet d’éparpillement. Cette structure est en adéquation avec les lieux que se remémore la protagoniste, paysages discontinus formés de milliers d’îles, de sols craquelés et de maisons fragiles. Les espaces, encore une fois, correspondent aux états d’âme du personnage, qui a espéré y trouver refuge à la suite d’une brisure intérieure. L’espoir est permis : si la narratrice a accepté que puissent coexister, dans cet endroit, des éléments disparates et des figures d’éclatement, elle pourra aussi, un jour, amorcer sa propre réunification.

42Dans les deux cas, un réseau de liens se tisse entre narration, espaces et personnages. Ces connexions, voire cette perméabilité des composantes du texte, permettent de dégager un surplus de sens dans chacune des deux nouvelles. La fragmentation devient alors la source d’une cohérence renouvelée : la nouvelle audienne tire vraisemblablement d’une apparente faiblesse – l’obligatoire discontinuité du recueil – une force qui permet à la fois une intensité certaine et, surtout, une plus grande unité.

Notes de bas de page numériques

1  Aude, Éclats de lieux : nouvelles, Montréal, Lévesque éditeur, coll. « Réverbération », 2012, 140 pages.

2  À ce sujet, voir Camille Deslauriers, Femme-Boa (nouvelles); Le parcours initiatique de l’héroïne de nouvelle chez Aude et Esther Croft (essai), thèse de doctorat, Université de Sherbrooke, 2003.

3 Michel Lord, « Aude. Les métamorphoses de la chrysalide », Québec français, n° 108, 1998, p. 82.

4  Tout comme André Carpentier et Christiane Lahaie, nous préférons le terme nouvellier, qui rappelle romancier, à nouvelliste.

5  André Carpentier et Denis Sauvé, « Le recueil de nouvelles », dans François Gallays et Robert Vigneault (dir.), La Nouvelle au Québec, Archives des lettres canadiennes, tome IX, Montréal, Fides, 1996, p. 29-32.

6  Aude, Banc de brume ou les aventures de la petite fille que l’on croyait partie avec l’eau du bain : nouvelles, [édition originale 1987], préface de Christiane Lahaie, Montréal, XYZ éditeurs, 2007, coll. « Romanichels de poche », 107 pages. Les références ultérieures à cette œuvre, dans cette édition, seront notées Aude, Banc de brume.

7  Pierre Tibi, « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Paul Carmignani (dir.), Aspects de la nouvelle (II), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan (Cahiers de l’université de Perpignan, n° 18, 1er semestre), 1995, p. 9-78.

8  Gilles Pellerin, Nous aurions un petit genre, Québec, L’instant même, 1007, p. 145.

9  Jean-Pierre Boucher, Le Recueil de nouvelles. Études sur un genre littéraire dit mineur, Montréal, Fides, 1992, p. 9.

10  Gaëtan Brulotte, La Nouvelle québécoise, Montréal, Hurtubise, coll. « Littérature Cahiers du Québec », 2010.

11  Christina Minelle, La Nouvelle québécoise (1980-1995) ; portions d’univers, fragments de récits, Québec, L’instant même, 2010, 235 p.

12  Christina Minelle, La Nouvelle québécoise (1980-1995) ; portions d’univers, fragments de récits, Québec, L’instant même, 2010, p. 62.

13  Christina Minelle, La Nouvelle québécoise (1980-1995) ; portions d’univers, fragments de récits, Québec, L’instant même, 2010, p. 109.

14  Pierre Tibi, « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Paul Carmignani (dir.), Aspects de la nouvelle (II), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan (Cahiers de l’université de Perpignan, n° 18, 1er semestre), 1995, p. 9-78.

15  Pierre Tibi, « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Paul Carmignani (dir.), Aspects de la nouvelle (II), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan (Cahiers de l’université de Perpignan, n° 18, 1er semestre), 1995, p. 40.

16  Pierre Tibi, « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Paul Carmignani (dir.), Aspects de la nouvelle (II), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan (Cahiers de l’université de Perpignan, n° 18, 1er semestre), 1995, p. 19.

17  Pierre Tibi, « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Paul Carmignani (dir.), Aspects de la nouvelle (II), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan (Cahiers de l’université de Perpignan, n° 18, 1er semestre), 1995, p. 55.

18  Pierre Tibi, « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Paul Carmignani (dir.), Aspects de la nouvelle (II), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan (Cahiers de l’université de Perpignan, n° 18, 1er semestre), 1995, p. 57.

19  Christiane Lahaie, Ces mondes brefs : pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine (avec la collaboration de Marc Boyer, Camille Deslauriers et Marie-Claude Lapalme), Québec, L'Instant même, 2009, 456 p.

20  Fernando Lambert, « Espace et narration : théorie et pratique », Études littéraires, Vol. 30, n° 2, 1998, p. 111-121, http://id.erudit.org/iderudit/501206ar .

21  Fernando Lambert, « Espace et narration : théorie et pratique », Études littéraires, Vol. 30, n° 2, 1998, p. 114, http://id.erudit.org/iderudit/501206ar .

22  Fernando Lambert, « Espace et narration : théorie et pratique », Études littéraires, Vol. 30, n° 2, 1998, p. 114, http://id.erudit.org/iderudit/501206ar .

23  La terminologie est, dans le cas des figures fusionnées et projetées, de Marc Boyer et, dans le cas des figures dérivées, de Marie-Claude Lapalme. Tous deux ont contribué à l’essai de Lahaie.

24  Christiane Lahaie, Ces mondes brefs : pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine (avec la collaboration de Marc Boyer, Camille Deslauriers et Marie-Claude Lapalme), Québec, L'Instant même, 2009, p. 56.

25  Aude, Banc de brume ou Les aventures de la petite fille que l’on croyait partie avec l’eau du bain, Montréal, Éditions du Roseau, coll. « Garamond », 1987.

26  Tiré de la préface dans Aude, Banc de brume ou les aventures de la petite fille que l’on croyait partie avec l’eau du bain : nouvelles, [édition originale 1987], préface de Christiane Lahaie, Montréal, XYZ éditeurs, 2007, coll. « Romanichels de poche », p. 9.

27  Aude, Banc de brume, p. 91.

28  Aude, Banc de brume, p. 91.

29  Aude, Banc de brume, p. 93.

30  Aude, Banc de brume, p. 97.

31  Nous pensons ici notamment à L’Enfant migrateur et à Quelqu’un.

32  Michel Lord, « Aude. Les métamorphoses de la chrysalide », Québec français, n° 108, 1998, p. 80.

33  Aude, Banc de brume, p. 96.

34  Aude, Banc de brume, p. 99.

35  Aude, Banc de brume, p. 104.

36  Aude, Banc de brume, p. 104.

37  Aude, Banc de brume, p. 91.

38  Aude, Banc de brume, p. 92.

39  Aude, Banc de brume, p. 92.

40  Aude, Banc de brume, p. 92.

41  Aude, Banc de brume, p. 92, nous l’avons déjà cité ; et Aude, Banc de brume, p. 102 : elle parle alors d’aller vers l’intérieur de l’île, mais la réversibilité cadre-personnages et certains éléments mis en lumière dans la prochaine partie de cet article permettent d’y lire également un voyage à l’intérieur d’elle-même.

42  Aude, Banc de brume, p. 103.

43  Aude, Banc de brume, p. 98.

44  Aude, Banc de brume, p. 91.

45  Aude, Banc de brume, p. 91.

46  Aude, Banc de brume, p. 93.

47  Aude, Banc de brume, p. 93.

48  Aude, Banc de brume, p. 93.

49  Aude, Banc de brume, p93.

50  Aude, Banc de brume, p. 98.

51  Aude, Banc de brume, p. 98.

52  Pierre Tibi, « La nouvelle : essai de compréhension d’un genre », dans Paul Carmignani (dir.), Aspects de la nouvelle (II), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan (Cahiers de l’université de Perpignan, n° 18, 1er semestre), 1995, p. 57.

53  Aude, Banc de brume, p. 96.

54  Aude, Banc de brume, p. 96.

55  Aude, Banc de brume, p. 96.

56  Aude, Banc de brume, p. 98.

57  Aude, Banc de brume, p. 98.

58  Aude, Banc de brume, p. 104.

59  Aude, Banc de brume, p. 101.

60  Aude, Banc de brume, p. 97.

61  Aude, Banc de brume, p. 97.

62  Aude, Banc de brume, p. 101.

63  Aude, Banc de brume, p. 101.

64  Aude, Banc de brume, p. 103.

65  Aude, Banc de brume, p. 103.

66  Aude, Banc de brume, p. 103.

67  Aude, Banc de brume, p. 92.

68  Aude, Banc de brume, p. 91. Soulignons au passage l’allitération qui fait entendre le tintement.

69  Aude, Banc de brume, p. 91.

70  Aude, Banc de brume, p. 92.

71  Aude, Banc de brume, p. 92.

72  Christiane Lahaie, Ces mondes brefs : pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine (avec la collaboration de Marc Boyer, Camille Deslauriers et Marie-Claude Lapalme), Québec, L’Instant même, 2009, p. 56.

73  André-Louis Rouquier, dans Claude Pujade-Renaud et Daniel Zimmermann, 131 nouvellistes par eux-mêmes, Levallois-Perret, Maya, 1993, p. 269.

74  Aude, Banc de brume, p. 91.

75  Aude, Banc de brume, p. 93.

76  Aude, Banc de brume, p. 102.

77  Christina Minelle, La Nouvelle québécoise (1980-1995) ; portions d’univers, fragments de récits, Québec, L’instant même, 2010, p. 86.

78  Aude, Banc de brume, p. 97.

79  Aude, « La montée du loup-garou », Banc de brume.

80  Aude, « La poupée gigogne », Banc de brume, p. 37.

81  Aude, « La poupée gigogne », Banc de brume.

Pour citer cet article

Camille Deslauriers et Joanie Lemieux , « La fragmentation chez la nouvellière québécoise Aude : l’unité par le morcellement », paru dans Loxias, Loxias 41, mis en ligne le 25 mai 2013, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/%20http:/www.cnrtl.fr/definition/index.html?id=7404.


Auteurs

Camille Deslauriers

Camille Deslauriers est professeure en création littéraire au Département des lettres et humanités de l’Université du Québec à Rimouski (Canada). Elle détient un doctorat en études françaises (avec spécialisation en création littéraire) de l’Université de Sherbrooke (Québec, Canada). Entre 2002 et 2009, elle a été chargée de cours à l’Université de Sherbrooke, au Département des lettres et communications, puis elle y a été engagée à titre de professeure suppléante jusqu’en mai 2011. Elle a publié deux recueils de nouvelles aux éditions L’instant même : Femme-Boa et Eaux troubles. Ses recherches s’intéressent à la nouvelle et au conte. Elle a notamment codirigé L’art du conte en dix leçons en collaboration avec Jean-Sébastien Dubé, Christian-Marie Pons et Petronella van Dijk et Le conte : témoin du temps, observateur du présent, en collaboration avec Christian-Marie Pons et Petronella van Dijk, essais publiés aux éditions Planète rebelle. Actuellement, elle se consacre à des projets de recherche-création liés au personnage de nouvelle, à la contrainte de la brièveté et à la poétique du recueil de nouvelles. Elle dirige notamment le projet de recherche « Du texte au recueil : du personnage à l’effet-personnage. Le personnage comme effet d’écriture-(re)lecture-(ré)écriture chez deux nouvellières contemporaines québécoises », subventionné par le Fonds Institutionnel de Recherche de l’Université du Québec à Rimouski.

Joanie Lemieux

Joanie Lemieux est étudiante en maîtrise de lettres (cheminement en création littéraire) et assistante de recherche sous la direction de Camille Deslauriers, à l’Université du Québec à Rimouski. Elle s’intéresse à la fragmentation matérielle et formelle dans la nouvelle et le recueil de nouvelles. Écrivaine de la relève, elle a remporté le Concours littéraire de l’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ) en 2010 et, cette année, elle figure parmi les treize lauréats du 28e Prix du jeune écrivain de langue française.