Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Pierre-Marc de Biasi  : 

Du béton au papier : genèse des monotypes « Talismans »

Plan

Texte intégral

D’une œuvre à l’autre

Le 11 août 1999, jour de l’éclipse totale du soleil, une œuvre constituée d’une soixantaine de dalles de béton sculpté a été installée définitivement sur la paroi convexe d’un bâtiment construit par l’architecte Jacques Dubois, à Marne-la-Vallée. Cette sculpture, « Pierres d’éclipse », avait été réalisée au titre de la commande publique, pour la mairie de Montévrain, et sous la direction d’Épamarne, mandataire du maître d’ouvrage.

Ce n’est pas, à proprement parler, sur la naissance de cette sculpture que portent les documents présentés ici, mais sur une tout autre réalisation plastique qui lui est néanmoins liée génétiquement : une importante série de travaux sur papier, finalement intitulée « Talismans », dont le projet a pris naissance à l’intérieur même du processus de fabrication de l’œuvre sculptée. Comment le principe d’une nouvelle œuvre graphique peut-il s’élaborer, un peu fortuitement, à partir des restes techniques d’un travail en trois dimensions, puis trouver sa nécessité et son autonomie au point de relancer à son bénéfice le processus qui l’avait suscité : voilà ce que donne à voir ce petit dossier de genèse. Des tout premiers moments de la « surprise » devant le charme inattendu d’une empreinte à la mise en œuvre d’une série de monotypes, il s’agit de suivre les étapes d’une métamorphose qui convertit en œuvre sérielle les traces résiduelles d’une sculpture monumentale saisie dans sa gestation même.

Ce dossier est constitué de notes de travail et de photos prises à l’atelier ou sur site. En dehors des dessins et croquis préparatoires réalisés à la main, depuis 1995 mes dossiers préparatoires sont presque toujours numériques. Il ne s’agit donc pas de transcriptions mais de l’édition de documents de travail inédits. Les notes présentées ici sont extraites de deux fichiers. Les premières proviennent du fichier « 1999. Projet Marne/ J. Dubois» qui a servi de main courante pendant la réalisation du projet de sculpture (avril-août 1999 ). Les autres notes sont extraites du fichier « 2000-2001 : expos Hambourg Venise/ Beaubourg » qui contient le journal des travaux en cours pendant la période suivante (septembre 1999 - août 2001) et notamment la préparation des expositions de Venise et de Hambourg, toutes deux consacrées à la nouvelle série d’œuvres sur papier « Talismans ».

 « Pierres d’éclipse » : préparatifs

Entrons, in medias res, par deux notes de travail d’avril-mai 1999 : il s’agit de synthèses techniques préliminaires, destinées à programmer la commande publique de Marne-la-Vallée. Elles sont entièrement centrées sur le projet "Pierres d’éclipse" (qui ne porte pas encore ce nom) et le processus de fabrication des dalles. Tous les éléments destinés à servir de matrice à l’apparition fortuite du projet "Talismans" sont en place : moules en plexiglas, papier industriel de protection, découpe des feuilles de protection en boîtier. Mais à cette date, la fabrication n’a pas encore commencé.

 5 avril 1999, 17 heures. Projet Marne-la-Vallée.  Note de synthèse.

Éléments pour Épamarne : revu avec Jacques Dubois. Fini dessins et maquette de travail pour la Mairie. Plans, élévation ok. Budget ok Principe : 6 lignes de bas-reliefs béton : hauteur, environ 7 m. Développement de la façade  semi-circulaire : environ 6, 50 m. 3 échelles : effet de signal de très loin, vue d’ensemble à partir du parvis, face à face et vision de détail devant le mur : jusqu’à pouvoir toucher la lumière solaire / orientation/ arc des pièces 2,5° : chaque dalle légèrement courbe comme un bouclier.  Dimension des pièces : 60 x 40 cm, épaisseur 3 à 4 cm./ quantité entre 50 et 60 pièces. Prévoir une dizaine d’essais. Poids unitaire 20 kg. Poids total environ 1 tonne (ciments 350 kg, sables 650 kg). Fabriquer 6 moules plexiglas : armature bois amovible fond convexe pour travailler 6 pièces en séries simultanées : 2 par 2 + séchage des 2 précédentes + finition des 2 antérieures. Durée de réalisation totale : 3 mois (mai-juillet). Fixation des plaques par rails sur le mur : prévoir bords verticaux des plaques en cornière d’acier épais traité : bords rentrant dans le rail : 2 cm. 3 couples de lignes ascensionnelles : 3 doubles lignes verticales de bas-reliefs — elles partent directement du parvis (il faut que ça paraisse sortir du sol) et montent jusqu’à la limite haute du mur. Effet sur le ciel. Mini-séparation (8-10 cm ?) entre les 2 bandes de chaque couple. Espacement entre chaque couple : 50 cm ? Cet espacement et tout le reste du mur recouverts de cuivre préoxydé. Le métal revient de part et d’autre sur les bords pour cacher les rails de fixation. Effet de cuirasse avec inclusion de pierres semi-précieuses. Archaïque. Éclairage ascensionnel rasant encastré au sol.

2 mai 1999, 14 heures. Projet Marne-la-Vallée. Note d’orientation

Moules : 6 moules de coulée plexi : fabriqués ok

Matériaux/couleurs : fond de dalle en béton de gravier fin, armature puis mortier très fin en surface, granularité minimale : calibre grains de sablage/sable blanc, jaune, gris. Introduire sable de Massada ou  poussière de marbre, fumée de silice. Ciments : blanc, gris, brun, pour avoir tous les dégradés du noir au blanc. Noir ou très brun : Polyphosphate, prise à haute température. Liant béton, pas de retardateur, pas de pigments. Noir : carbone pur ? Armature interne : Avec 4 ou 5 cm d’épaisseur, armature métal impossible. Fibre de verre, treillis + au verso, trame fibre de verre. Plaques en plein vent. L’eau pluviale doit ruisseler. Prévoir mini-vide entre mur support et dalles. Motifs : en creux, application de matrices métal, bois sculpté ou plastique formé, bas-relief ; ou haut-relief, au couteau, forme découpée en pochoir : motifs cosmologiques, histoire du ciel, calcul de l’éclipse, temps, architecture stellaire, symbolisation des trajectoires : révolutions, lux, la lumière, les lumières. Les « signes » (Genèse), les luminaires, la mécanique céleste, palingénésie. Fixer le site à la date de l’éclipse du 11 août 1999. Tampons indiens : tissage, tissus, textile, texte, texture.  Imprimer ni sur du papier, ni sur de la toile : sur et dans du béton. Empreintes en creux de tampons, sceaux, objets, parties de corps humain (pieds, mains, bras, fesses ?). Dessins et sélection générale des motifs, ok pour mise en page finale et schéma de pose : photomontage. Processus : coulée du béton dans le moule, commencer à former juste au début de la prise, intervention : deux heure par dalle. Jusqu’à la prise définitive, premières finitions. Protéger les moules plexiglas : interposer papier kraft : fond et bords, préformer les feuilles en boîtiers, avec rainurage pour bords relevés. Acheter un rouleau de fort grammage. Temps de séchage : minimum 48 heures sous protection de film plastique avant démoulage + une semaine hors moule : polissage et finition terminale.  

Propositions du hasard

Les premières coulées de béton pour essai commencent le 12 mai 1999, avec démoulage des six premières dalles le 14 mai. Une note du 15 mai enregistre les résultats. La surprise des effets du béton sur les papiers de protection occupe tout de suite une place importante dans ces remarques en principe entièrement consacrées au projet sculpture :

15 mai 1999, 13 heures. Projet Marne-la-Vallée. Fabrication.

Première série d’essais. Démoulage hier. Problème, vibrage insuffisant : bulles. Bonne adhérence latérale du béton à l’acier. Accroche parfaite grâce au liant. Bords horizontaux : problème, prévoir un petit revêtement en plomb sur la tranche entre les plaques : le papier rend les bords un peu inégaux. D’autant plus que je dois sectionner en 4 ou 5 segments les bords sup. et inf. du boîtier kraft pour que la feuille suive la courbure : sorte de frange, allure de tapis. Bel effet des laitances de béton en surface sur la dalle. Comment les fixer ? Les formes : meilleures, plus fermes et plus nettes si elles sont imprimées dans un agrégat dense, style mortier de construction. Mais beaux effets de bavures et de laitance avec les coulées molles, plus liquides. Formes tremblées. À prévoir : inclusion de lentilles de cristal (capture et déviation des rayons solaires, points d’éclat de lumière ou de brillance).

Papier kraft indispensable pour protéger les moules. Très utile aussi pour démouler : la dalle sort sans aucun problème. Mais le papier réagit fortement, surtout à la prise très chaude des polyphosphates. Sur la face au contact du béton pendant le processus chimique, la feuille de kraft est parfois cuite, comme bouillie, mais reste assez solide dans son épaisseur. Allure de peaux ou de cuirs tannés. Coulures et marques d’eau, froissures : étranges dessins d’efflorescence. Certains sont zébrés. Sur les bords, marquage net des barres d’acier qui laissent de belles empreintes sauvages en brun oxyde de fer. C’est le liant qui produit une hyper oxydation. Intéressant. Kraft collé au verso de la dalle. Difficile à décoller à sec. Plus facile à enlever si la plaque est encore un peu humide. Jolis liserés de ciment sur les bords supérieur et inférieur. Le boîtier kraft collé se déchire parfois dans son épaisseur : élégance naturelle de certaines déchirures. Le mortier traverse la feuille de fibre de verre, traces de texture : trame et chaîne — effet surprenant — le béton « écrit » : impression de colonnes de journal, de pages de texte imprimé ou de vieux codex manuscrit. Bizarre aspect végétal : tissus amérindiens. Conserver ces vieux krafts décollés. Certains presque intacts, d’autres très abîmés, en lambeaux, mais riches.

Premiers essais sur papier

Une quinzaine de jours plus tard, la fabrication des premières dalles définitives est en route. Mais beaucoup de décisions restent encore en suspens au sujet des motifs sculptés, dont l’ensemble ne trouve que lentement sa composition globale : le rythme de production demeure modeste (il s’accélérera en juillet) et me laisse assez de liberté pour tenter quelques premiers essais avec les papiers. Une note du 28 mai en témoigne.

28 mai 1999, 20 heures. Projet Marne-la-Vallée. Fabrication.

12 plaques finies. Rythme correct quoique un peu lent. Mais horaires impossibles. Hier : formage à 3 h. du matin. Le temps d’entrée en prise dépend entièrement de la chaleur et de l’hygrométrie. Je suis l’esclave du béton : c’est lui qui me dicte mes horaires. Papiers de démoulage de plus en plus intéressants : le ciment polyphosphate noir produit des dessins stupéfiants. Mur de Vinci : déchirures, empreintes, tracés d’écriture, réseau de lignes, à-plats de ciment. Il faut en faire quelque chose. Je n’ai pas le temps, mais je le prends quand même. Essai réalisé : deux moitiés de feuilles marquées au béton gris pâle et au béton brun. Juxtaposer deux krafts, les déchirer transversalement en S (un tracé de déchirure un peu anguleux) et marier les deux demi-feuilles : 2 figures yin/yang. On dirait des grimoires magiques, des papiers de sorcier. Kraft/béton : comment ces deux matériaux industriels contemporains, banals, pauvres, peuvent-ils donner quelque chose d’aussi archaïque, étrange et somptueux ? La face cachée des dalles.

Anticipation d’un projet papier

Début juillet, les problèmes de conception générale de l’œuvre sont à peu près résolus, la sélection des motifs et l’esquisse globale du montage sont acquises : le programme de fabrication des dalles peut entrer dans sa phase intensive. Malgré le rythme soutenu du chantier béton, une nouvelle note du 10 juillet se recentre sur la question des krafts. À mesure que la sculpture monumentale prend forme, passe du possible au réel, quelque chose est en train de s’inverser, ou du moins de se dédoubler, dans le travail. Est-ce parce que, désormais, le chantier béton est sur ses rails? En tout cas, c’est au moment où le projet de sculpture atteint son point d’équilibre, et trouve d’ailleurs son nom, que l’intérêt se déporte vers cette nouvelle idée d’une série d’œuvres papier. Le possible (ou plutôt la part d’impossible qu’il contient encore comme simple possible) me sollicite si vivement que ce virtuel finit par agir, au moins imaginairement, sur ma façon de traiter le réel, en l’occurrence la fabrication des bas-reliefs béton.

10 juillet 1999, 21 heures. Projet Marne-la-Vallée. Fabrication.

Ça commence à prendre forme : plaques n° 32 et 33 à démouler demain. Je commence à entrevoir à quoi ça va réellement ressembler. Premiers essais de mise en ligne sur 2,5 m de hauteur. Mais les plaques n° 10, 12, 13, 17 ont été achetées par un collectionneur qui est passé à l’atelier. J’aurais préféré lui vendre autre chose, mais rien à faire, c’est ça qu’il a voulu. Il faut les refaire : les mêmes avec des variantes ou une autre formulation ? Je prends du retard. Le site s’appellera « Pierres d’éclipse ». Impossible de travailler sérieusement avec les krafts. Pas le temps. Dommage, chaque démoulage est une surprise. Impression de cadeau. J’ai presque plus de plaisir à découvrir ce que le béton m’a préparé sur le papier de protection qu’à considérer les dalles elles-mêmes : la dalle, ratée ou réussie, c’est moi qui l’ai faite, le papier, c’est l’inattendu, le truc inespéré, genre matin du 25 décembre au pied du sapin. Évidemment, comme tout cadeau, certains sont nuls. Presque sans intérêt apparent, à un ou deux détails près : mais ça suffit pour en faire un bon matériau. En fait, je les découvre petit à petit en les décollant, opération souvent très délicate. Quand le papier reste accroché au dos de la dalle, j’ai le choix : soit y aller très doucement, détacher le point de contact au cutter et poursuivre centimètre par centimètre, soit, au contraire, saisir le papier à deux mains et créer un arrachement de la feuille dans son épaisseur : « tearing art » ? Je m’amuse à créer des accidents : c’est l’énergie même de la déchirure qui se marque dans le papier. Parfois excellent. Parfois catastrophique. On verra qu’en faire après Marne. Sauvegarde du tout, par provision. Quand même, les effets sur le papier dépendent de quelques paramètres simples : liquidité du béton de gravier, plus ou moins grande porosité de la trame fibre de verre, pression de la masse, surtout aux points d’intervention en surface, température de prise — le polyphosphate fume (50° C) — coulée de laitance et de microparticules. Donc, on peut guider le hasard, l’aider à bien faire. Maintenant, je pense aux papiers en coulant le béton et en sculptant les dalles : sorte de travail par transfert, à l’aveugle : tracer à travers l’épaisseur du béton. Sorte de monotype ? Comme si le geste précis et intentionnel de l’enfoncement en surface se décalait pour agir de l’autre côté de la matière. J’ai l’impression que c’est bon pour la surface aussi : ça travaille la dalle en profondeur, il y a une verticalité, aller et retour entre recto et verso. Le dos de la dalle n’est ni idiot et inerte : il transpose mes gestes, prend acte des zones de pression, puis il en fait ce qu’il veut tout au long de la prise. Les barres d’acier aussi : j’aime de plus en plus ces guirlandes sauvages qui encadrent les papiers horizontalement. Pour agir sur leur formation : charger en liant et réhumidifier entre acier et papier après la prise. Ça ne peut pas nuire aux dalles.

Apparition de la série "Talismans"

Le projet « Pierres d’éclipse » est installé sur site en août 1999, les premières dalles étant fixées à la paroi convexe du bâtiment de Jacques Dubois au moment même de l’éclipse : sur l’échafaudage, mes assistants travaillent avec des lunettes noires. En attendant que l’œuvre soit inaugurée, je restructure mon espace d’atelier. Comme le chantier béton est terminé, je démonte le dispositif de fabrication des dalles et j’installe les grands plans à dessins avec une seule idée en tête : passer à quelques essais sur les krafts que j’ai précieusement conservés depuis trois mois. Le tas des feuilles accumulées est impressionnant. En tout, une quarantaine de pièces dans des états très divers : de la feuille entière au simple lambeau, du papier le plus gravement maculé à la surface de kraft pratiquement intacte. Dès le début d’octobre, le travail commence, mais il sera de courte durée : une quinzaine de jours de recherches assez intenses, qui donnent son intitulé à la nouvelle série et de bons résultats : une dizaine d’œuvres aux allures très diverses. Mais il s’agit d’un faux départ. La seule note écrite au cours de cette phase de travail date du 17 octobre.

17 octobre 1999. Projet « Talismans ».

Depuis dix jours, mise en chantier des papiers. Au total, quarante krafts utilisables. Certains, une dizaine peut-être, sont presque parfaits tels quels. Qu’est-ce qui me fait croire cela ? Pourtant c’est certain. Au fond, il s’agit de stricts monotypes, dans la plus pure tradition de Manet ou des dessins-empreintes de Gauguin, sauf qu’il s’agit de béton, et non d’encre typographique, de bavures, de froissures et d’arrachements, au lieu de tracés. Certaines déchirures dans l’épaisseur du papier sont impeccables ; elles, je ne les avais pas faites au hasard. C’était après le démoulage, quand il fallait déshabiller le verso des plaques de leur papier : précaution méticuleuse ou énergie du geste sans dépasser le point de rupture. Rien à ajouter ni à enlever ; légères interventions à l’encre tout au plus ? Renforcement par contre-collage d’une bonne feuille de kraft au verso, et dans tous les cas, désacidification et remise à plat sous presse. Le reste est à reprendre complètement : déchirer, assortir, assembler, recoller, peindre ou teinter, contre-coller, presser. Mais le stock est formidable. Enfin, j’en ai l’impression. Côté « arte povera » : ça pourrait être des détritus de chantier (sacs de ciments éventrés laissés à la pluie). Recyclage des restes ? Mais il y a dans toute cette indigence matérielle quelque chose comme un sortilège ou comme une conjuration de sorcier. Titre : nom de la série à venir : « Talismans ». En hommage au béton qui a si bien travaillé, je décide de garder la forme du boîtier de protection original : remis à plat, les bords forment une sorte de croix à branches très courtes. Considérer le donné — ces résidus magiques — comme Valéry disait du vers offert : travailler pour que tout ce qui sortira de neuf soit à la hauteur du don initial ; id est : inspiration = hasard + travail. Je vais être obligé de refaire des dalles de béton uniquement pour produire des papiers. J’aime bien cette idée. À moins de travailler avec des mortiers liquides à même la feuille ? Quelquefois on devine des formes figurales. Comment les considérer ? Faut-il les souligner ? De manière infinitésimale, subliminale, pas plus. Ou pas du tout. Ou les effacer? Encre vieux rose sale, brou de noix doré. Certains papiers me donnent envie de bitume, ou de cire, ou de plomb. Vieux tissu, vieux cuir, parchemin, grimoire : l’arsenal des croyances.

Structuration de la série "Talismans"

Après deux semaines de travail à l’automne 1999, et des essais plutôt concluants sur dizaine de pièces, je dois complètement interrompre le projet pendant une année pour me consacrer à d’autres tâches : plusieurs livres et articles en cours de rédaction à terminer, le numéro 14 de Genesis sur l’architecture à piloter, des thèses à diriger, une commande de film pour le Centre Pompidou, etc. Comme souvent, ce n’est pas un problème propre à la conception qui fait obstacle à la poursuite du projet, mais l’interférence d’autres entreprises et la rigueur du calendrier. Le travail sur les krafts ne reprend qu’à l’automne 2000, mais désormais, avec la perspective de deux expositions qui m’ont été commandées pour l’année suivante : une trentaine de pièces pour l’Allemagne (Institut français de Hambourg) et une vingtaine pour la Biennale de Venise, dans le cadre plus resserré mais exquis du Casino Venier, fréquenté au XVIIIe siècle par Casanova. Une note du 15 novembre 2000, écrite une dizaine de jours après la reprise des travaux sur la série « Talismans » enregistre l’évolution et la décantation du projet. En un an, bien qu’aucune pièce nouvelle n’ait été créée, la réflexion s’est poursuivie, en s’associant de loin en loin à quelques essais techniques, et un travail souterrain de différenciation s’est accompli : à l’image unifiée d’un ensemble que j’avais initialement imaginé comme un propos homogène décliné en une vingtaine de pièces, s’est substitué le principe d’une série polymorphe nettement décomposée en plusieurs sous-ensembles identifiés. Le programme des deux expositions à venir et l’enjeu quantitatif ne sont pas pour rien dans cette déconstruction : produire plus de cinquante pièces de format et de technique identiques implique un minimum de structuration sérielle. En outre, deux brefs voyages de repérage à Venise et à Hambourg m’avaient donné une idée précise des espaces de présentation et l’image contrastée de deux climats pour amorcer des rêveries thématiques (cartographie, codex, stores, or, etc.). La note du 15 novembre trace des pistes, d’ailleurs sans chercher une typologie logique : ce sont les dix-sept premières réalisations, créées de façon purement instinctive, sans programme prédéterminé qui servent à la fois d’indices et de modèles pour générer des classes virtuelles d’objets, c’est-à-dire, à ce stade encore initial, pour identifier des orientations et un cadrage. Au cours du travail, deux classes d’objets se trouveront redéfinies, une nouvelle fera son apparition, mais pour l’essentiel, ce sont bien ces six grandes orientations qui vont structurer la série « Talismans » entre novembre 1999 et juin 2001.

15 novembre 2000. Série « Talismans ». Projets Biennale et Hambourg.

Orientations. État présent : 50 pièces à prévoir. 17 à peu près finies.

Chaque papier est une entité close sur elle-même, une aventure formelle unique d’un bout à l’autre du travail ; mais en même temps les caractéristiques matérielles des souillures de béton sur les feuilles constituent des climats mentaux bien déterminés. Ces différences induisent fortuitement des familles : il faut transformer ce hasard en nécessité, instituer des parentés et des lignages. Et je peux cloner ces caractéristiques en mariant les feuilles (greffes de lambeaux, assemblages, inclusions) ou en créant de toutes pièces de nouvelles unités. D’ailleurs, il le faudra.

1. Polyphosphates : marquages bruns, presque noirs, très secs, presque calcinés, fortes déchirures en épaisseur, rides profondes dans le papier, délicatesse des traces écrites par le béton : placards, cinq colonnes. Un journal vitrifié. Usure. L’illisible sollicite la lecture. Opposition entre les gris clairs des ciments ordinaires et le brun chocolat des bétons spéciaux. Ce sera la plus sauvage des familles, quoique identifiée seulement par sa marque de fabrique chimique.

2. Cartes et fenêtres : Le papier, c’est le pli. En pliant en 6 (3x2) ou en 9 (3x3) la feuille de kraft couverte de traces de béton, et en mettant à vif  les pliures orthogonales, je produis un capteur d’espace : changement d’échelle, c’est l’esprit des vieux portulans et des anciennes cartes carrées et entoilées. Les traces de matières deviennent archipels, continents, terres de mission. Ou bien, cela ressemblera à une croisée : derrière la grille du vitrage qui vient au premier plan, visions d’insomnies, paysage de petite apocalypse, cauchemar nocturne.

3. Cuirs et codex : Les froissures du kraft, les fines sédimentations de ciments et les tracés illisibles donnent à beaucoup de feuilles un aspect de parchemin ou de page arrachée d’un grand in-folio. Aspérités de surface : grain des vieilles reliures de chagrin, Balzac, la boutique de l’antiquaire, la forme de la peau. Myopie : veines d’ébène dans le bois blond d’un meuble lustré de Hollande. À-plats d’encre de Chine très largement diluée, brou de noix et flux de cire dorée. Entre ses zones d’ombres et de rugosités, le papier doit devenir étincelant et clair comme un miroir.

4. Ors : Tissus élimés et masques d’or : vitrines du musée archéologique à Lima, à Cuzco : contraste troublant. Depuis trois jours, inclusion de feuilles d’or sur la matière si misérable de ces papiers : l’immémorial dans l’éphémère. Les papiers d’or du Japon. Tissages bruns en loques, diadèmes et plaques d’or fin. Essais convaincants. Focalisation de la lumière : or sur papier = cristal sur béton. L’œil spirituel ouvert. Le losange s’impose, mais d’autres formes simples demandent impérieusement à émerger : carrés, disques, signes (Tanit ?). L’assiette de préparation rouge sous la feuille d’or m’intéresse en elle-même. L’enduit de boue vermeille fait laque et tire vers l’Extrême-Orient. Cela pourrait faire l’âme de la série vénitienne.

5. Figures :Que faire des motifs figuraux nés du hasard ou du tracé suggestif d’une déchirure ? Buste de jeune fille très allongé, pied posé, dieu éléphant, torse d’homme, arborescence. Kipling. Rorschach. Je ne les souligne pas, je ne les efface pas. Ils sont ce qu’ils sont, comme dans le mur projectif de Léonard. Mais ce ne sont pas les causes de la pièce, justes des effets qui dérivent de son équilibre propre. Ombres de la caverne. Un cortège de simulacres. En créer par pliage de béton liquide. La famille des silhouettes et des ombres.

6. Stores, bandes, paysages :Certains papiers appellent la peinture mate (acrylique liquide, blancs cassés, gris, terre et noirs) ; peinture au cylindre ou à la brosse large ; c’est la structure de la feuille, la verticalité des barres latérales et les résidus de matière béton qui doivent me guider. Buren maçon. Énergie germanique de certaines de ces formes. Sur une bande blanc cassé, posé de fines barrettes de plomb : verticalement : de haut en bas + = - (more is less) ou de bas en haut comme pour le vitrail (less is more), deux façons de se formuler l’échelle de Jacob. Autres bandes : paysages fantastiques à la Hugo (mais alors, le papier se lit à l’italienne, horizontalement : pourquoi pas ?), pierres de rêve, lames de pierres semi-précieuses, veinées incrustées, dans les cabinets renaissants.

Expositions et nouveaux travaux

Pour le plasticien, l’exposition d’un travail inédit joue un peu le même rôle que l’édition du texte pour un écrivain : l’œuvre, jusque-là toujours sujette à la tentation du repentir, passe du stade privé de l’avant-texte à celui d’une externalisation publique qui arrête, au moins provisoirement, le processus de création. L’exposition fait matériellement sortir les œuvres de l’atelier et les fixe comme objets stabilisés, offerts sous cette forme au regard public. Cette conversion de l’éphémère et du réversible en proposition définitive suppose l’extériorité d’un événement inscrit dans l’espace et le temps (lieu, dates et durée déterminés de l’exposition). Ce changement de statut et cette socialisation des œuvres sont souvent sanctionnés par des traces imprimées (carton d’invitation, affiches, catalogue, livre). Mais, tout en arrêtant chacune des pièces exposées dans un état d’équilibre qui s’affirme désormais comme définitif, l’exposition ne se résume pas à la somme des œuvres qu’elle présente : elle les donne à voir simultanément dans un espace qui confronte leurs différences et leurs similarités. Si cette ekphrasis différentielle n’est réussie que lorsqu’en découle un savant équilibre entre le tout et ses parties (une « belle » exposition tient à ce rapport généralisé de synecdoque), cet équilibre, pour l’artiste, est aussi le moment décisif où s’avèrent le déséquilibre d’un manque, le désir d’autres pièces, qui brillent par leur absence, dont il voit maintenant l’aveuglante nécessité. Loin de signer une interruption sans appel du processus de création, l’exposition contient en elle-même ce puissant principe de relance, spécialement lorsqu’il s’agit d’une œuvre sérielle.

Pour la série « Talismans », une première sélection de trente pièces, créées entre novembre 2000 et mars 2001, a été exposée à l’Institut français de Hambourg, du 25 avril au 18 mai 2001 ; puis une seconde sélection de dix-sept pièces (papier, béton et or), terminées en mai 2001, a été présentée au Casino Venier, du 6 juin au 10 juillet 2001, dans la cadre de la Biennale de Venise.

En 2002, deux nouvelles expositions ont eu lieu en Allemagne à Hambourg dans le cadre de la rencontre internationale « Paper Art », organisée au musée Rade et à la galerie Kunsttück : parallèlement à plusieurs autres œuvres de grandes dimensions sur papier (série « Calendriers nomades »), ces expositions présentaient un choix de Talismans de la période 2000-2001, ainsi qu’une dizaine de nouvelles pièces créées en 2002 spécialement pour cette manifestation. Enfin, en 2004, quelques pièces ont été exposées en Tunisie à la galerie Hamadi Chérif à Sidi Bou Saïd.

Au total, la série comprend à ce jour une centaine de pièces. Une quarantaine ont été acquises par des collectionneurs privés ou des institutions publiques, dont le musée de Venise ; les autres sont en dépôt à l’atelier ou en galerie. Il s’agit d’un ensemble ouvert et encore actif. Au cours de l’année 2005, en marge de travaux d’installations et de sculpture (moulages à vif, ellipses en suspension, masques à doubles faces, objets blancs), j’ai repris mon travail sur le béton (dalles et papiers) en vue de nouveaux projets : entre autres, une exposition à La Marsa, en Tunisie, en février 2006 où une quinzaine de nouveaux Talismans ont été présentés, à côté de papiers estampés

Pour citer cet article

Pierre-Marc de Biasi, « Du béton au papier : genèse des monotypes « Talismans » », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Du béton au papier : genèse des monotypes « Talismans », mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4019.

Auteurs

Pierre-Marc de Biasi