Alliage | n°52 - Octobre 2003 La science et la guerre 

Victor Scardigli  : 

Cloner nos fantasmes ?

Texte intégral

Le débat sur le clonage reproductif peut se prêter à une analyse des justifications avancées par les défenseurs ou les “clients” de la technique.
On voit apparaître deux grandes motivations : se survivre à soi-même ; faire renaître un être cher. Dans l’un et l’autre cas, est demandé, non seulement une ressemblance corporelle, mais d’abord et surtout, une personne identique.

Or, dans les faits, l’attente exprimée est impossible à satisfaire : même si la science parvient à cloner l’homme, en aucun cas ce ne sera être un véritable sosie. Les raisons en tiennent aussi bien à la génétique qu’à la psychologie cognitive et à l’anthropologie sociale.

Le clonage consiste, on le sait, à énucléer l’ovocyte d’une femme donneuse, pour y injecter le noyau d’une cellule somatique banale du « parent » que l’on veut reproduire. Les cellules de l’embryon auront ainsi le même génome que son «parent». Mais elles conserveront le cytoplasme de l’ovocyte, donc de la femme donneuse, avec ses mitochondries, lesquels interviennent dans l’expression des gènes du noyau qui vont organiser la croissance des tissus : ainsi l’enfant va-t-il s’éloigner des traits de son géniteur.

Pour obtenir plus de ressemblance, on peut envisager qu’une femme se féconde elle-même. Ce serait une parthénogenèse, la mère fournissant à la fois l’ovocyte et la cellule adulte dont on transfère le noyau : dans le cas annoncé par les « raéliens », Ève sera la jumelle homozygote de sa mère.  En sera-t-elle pour autant une copie conforme ? Ce serait oublier la plasticité de l’être humain durant l’épigenèse. Une fillette ainsi conçue grandira dans un environnement qui ne peut être celui qu’a connu sa génitrice dans sa propre enfance, vingt ou quarante ans auparavant. Les différences de milieu familial, scolaire, économique et social produiront un « câblage neuronal » en partie spécifique, même chez des individus génétiquement identiques au départ.

Dans ses discours, le gourou de la secte offre aussi de transférer mémoire et personnalité, du parent à son clone, pour les clients qui voudraient ainsi se réincarner. Claude Vorilhon a peut-être lu Villiers de l’Isle-Adam : dans son Ève future, paru en 1886, le héros tombe amoureux d’une femme hélas aussi sotte que belle. Il s’en fabrique alors une copie corporelle vide, qu’il remplit de sa propre pensée , pour vivre enfin heureux en compagnie de ce reflet de lui-même … Mais en l’état actuel des neurosciences, annoncer la transmission du contenu d’un cerveau à un autre n’est qu’une mystification. Fumeuse, certes, mais qui attirera plus d’un gogo…

L’observation  psychologique vient confirmer que même les vrais jumeaux se distinguent peu à peu l’un de l’autre. Car chaque être humain est unique par son intériorité ; tout au long de son existence, il aura connu des amours et des souffrances, accumulé une expérience vécue qui auront forgé sa personne même. Un clone ne peut qu’être différent de l’être qu’on aura voulu recréer.

Le projet des « pro-clonage » se heurte en outre à une contradiction. L’homme se distingue de l’animal parce qu’il est un sujet,  au sens de personne qui se construit dans l’autonomie. Or, la conception de l’enfant-clone s’inscrit dans le dessein de produire « un autre qui ne soit surtout pas un autre ». C’est un projet totalitaire, car il refuse la liberté que représente la rencontre de deux génomes, dans la fécondation sexuelle naturelle. S’il s’agit de remplacer un défunt, l’enfant est sommé de n’être qu’un reflet de l’être qu’il re-produit. Si son géniteur veut un sosie pour lui-même, il l’emprisonne dans un dessein étouffant, voire aliénant, d’abord au sens juridique du terme : l’enfant sera la chose de son géniteur, l’esclave de son fantasme de renaissance ou d’immortalité. Il aura été conçu pour n’être qu’un reflet de vie : ce pauvre enfant aura du mal à échapper à l’aliénation mentale.

L’anthropologie, enfin, nous enseigne que le petit d’homme ne devient humain que s’il s’inscrit dans un ordre social : filiations cosmogoniques et ancestrales des sociétés traditionnelles, structures familiales de la société moderne. Seule la communauté humaine d’appartenance peut donner du sens à la mort et donc à la vie – c’est bien pour cela que, dans de nombreuses cultures, on se hâte de définir le nouveau-né par rapport à sa lignée, on fait revivre en lui un ancêtre en lui donnant le même nom. Comment une enfant pourra-t-elle se structurer dans une non-généalogie, où sa mère sera aussi sa sœur jumelle, et où ses grands-parents seront ses parents ?

Selon d’autres, par exemple des associations d’homosexuels, le clonage vient libérer l’humanité de son dernier archaïsme : le couple homme plus femme comme seule modalité possible de l’engendrement des enfants. Et il est vrai que la famille restreinte à l’occidentale est un choix culturel, différent des institutions mises en place sous d’autres latitudes ou à d’autres époques. Mais le point commun à toutes les cultures, c’est que l’éducation des enfants, de la naissance à l’adolescence,  fait partout l’objet d’une institution symbolique , contrairement aux autres espèces animales : c’est le fondement nécessaire de toute société humaine.

Dans Les particules élémentaires, Houellebecq, après Aldous Huxley et bien d’autres, mettait en scène une nouvelle race d’humains qui aurait aboli la différenciation des sexes. Mais c’est oublier notre fondement biologique : notre espèce ne se perpétue qu’en brassant à chaque génération  les patrimoines génétiques de deux individus différents ; aucun vertébré supérieur ne se reproduit par parthénogenèse. Que se passerait-il si l’on fabriquait une succession de clones, chacun transmettant le même génome au clone suivant ? Peut-être une catastrophe, ou peut-être rien ; mais on ne peut se permettre d’expérimenter dans ce domaine . Ce serait criminel pour les enfants ainsi engendrés ; voire pour l’avenir de notre espèce. Le principe de précaution doit s’appliquer ici de façon intransigeante.

Que faut-il penser de l’argument  « Mon ADN est à moi, j’en fais ce que je veux » ? Il repose sur un contresens répandu depuis l’avènement de notre « civilisation des individus ». Beaucoup de sociétés traditionnelles inscrivent leur propriété dans le corps même de leurs membres (tatouage, scarifications, mutilations) ; toutes imposent une gestion normalisée de la sexualité et de la procréation.  La modernité a aboli le marquage des corps et libéré les choix sexuels. Pour autant, la société continue d’imposer aux individus son système de valeurs, à travers ses lois : par exemple, le trafic d’organes humains est prohibé. Le corps de chacun fait partie intégrante du groupe social ; il est en quelque sorte une co-propriété indivisible de l’individu et de la société : nul n’est autorisé à faire n’importe quoi  de son patrimoine génétique.

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Pour terminer, soulignons deux points.
Le clonage est pour une bonne part le fruit de l’imaginaire collectif de notre époque, qui se délecte ou s’épouvante de ces fantasmes. Mais d’abord, la démarche consistant à produire une copie de soi-même ou d’un être cher exprime notre soif d’immortalité, notre refus de la mort comme réalité inévitable de toute existence humaine, parfois la culpabilité et le besoin de réparer . Notre civilisation est en rupture avec la définition de l’humain dans les sociétés traditionnelles ; depuis le Siècle des Lumières, elle cherche dans le progrès des sciences et des techniques la réponse aux questions sur le sens de la vie , à l’angoisse face à la mort, à la souffrance lors de la mort d’un être cher. Les avancées considérables de la biologie dans ce domaine ne sont pas sans rappeler les précédentes vagues d’innovations scientifiques et techniques  (informatique  et télécommunications),  qui nous ont chacune promis la fin des inégalités scolaires et sociales, un développement économique harmonieux, une paix universelle entre les peuples enfin mis en communication… La déception risque, hélas, d’être à la hauteur des miracles attendus.

À travers les controverses sur le clonage, c’est ce malaise dans notre civilisation qu’il faut analyser, et auquel on doit chercher des solutions qui aient un sens.
Les personnes qui défendent le projet de clonage reproductif ne semblent nullement s’inquiéter de la situation psychologique de l’enfant à naître. Que la biologie animale réalise en série le clonage d’animaux destinés à notre alimentation est un autre débat : ces animaux sont considérés comme des objets de consommation. Mais là, nous touchons à un domaine qui n’est plus une marchandise ; l’angoisse, la douleur ne sont pas à vendre. Et moins encore les enfants à naître. Ils n’ont pas à faire les frais de nos manques, de nos angoisses. Pour reprendre l’expression de Jacques Testart, il ne peut être question d’instituer un « magasin des enfants », où chacun viendrait choisir un produit conforme à ses fantasmes, satisfaire ses besoins d’affection, de narcissisme ou d’éloignement de la mort.

Pour citer cet article

Victor Scardigli, « Cloner nos fantasmes ? », paru dans Alliage, n°52 - Octobre 2003, Cloner nos fantasmes ?, mis en ligne le 28 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3680.

Auteurs

Victor Scardigli

Sociologue, directeur de recherche au CNRS. A récemment publié Un anthropologue chez les automates (PUF, 2001).