Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 2 

Science-fiction : fiction spéculative ou merveilleux scientifique

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Plan

Texte intégral

Sylvie Denis tente d’identifier les grands paradigmes de la science-fiction et en présente une classification expérimentale: les “paradigmes de rang1” sont, à ses yeux, l’astronomie et l’astrophysique. Ces sciences “premières” de la SF permettent aux auteurs de postuler l’existence d’une pluralité de mondes et de formuler l’hypothèse des mondes habités. Sur ces derniers ont pu se développer des cultures, des civilisations, produisant des artefacts, dont il est possible de raconter l’histoire, ou avec lesquelles il est possible d’entrer en contact. Autant de thèmes majeurs qui vont permettre à la science-fiction de se déployer, les auteurs, au fur et à mesure, s’empruntant ces paradigmes les uns aux autres, dans une sorte de construction intertextuelle.

Le corpus science-fictionnel correspondant ne sera toutefois véritablement identifié qu’en 1926, par Hugo Gernsback. Au moment où Kipling écrit, bien qu’il soit contemporain de Herbert G. Wells, tous ces paradigmes “de rang1” sont encore en cours de construction. Par ailleurs, pour la modératrice, l’exotisme et le merveilleux font partie intégrante de la proto-SF, avant que celle-ci n’évolue vers la fiction spéculative qui les intègre et les dépasse. Par conséquent, ils doivent être présents aussi chez Kipling et l’utilisation qu’il en fait nous renseigne sur la place qu’il accorde, dans son œuvre, à cette science-fiction en train d’émerger.

Kipling incarne-t-il le moment où ces paradigmes sont identifiés par les lecteurs ? L’utilisation qu’il fait du merveilleux relève-t-elle de la science-fiction ?

L’exotique familier

Se considérant comme un Anglo-indien, revendiquant son appartenance, tout à la fois culturelle et sociale, à l’Inde anglaise, Kipling raconte à ses lecteurs leur propre quotidien et celui des autres milieux professionnels qui prolongent l’Angleterre en Inde: aux soldats, il conte les ingénieurs, et aux ingénieurs les soldats. Ce n’est que dans un second temps qu’il écrira pour faire découvrir l’Inde à ceux qui n’y ont jamais vécu.

Si l’on admet que Kipling écrit pour les Anglo-indiens, l’exotisme de l’Inde qu’il met en avant doit apparaître étrangement familier à ses lecteurs. Qui plus est, il oppose d’emblée les merveilles de l’Inde à la complexité de l’Angleterre : « l’un des avantages que l’Inde possède sur l’Angleterre est une grande connaissabilité », écrit-il. Le sens en est discuté. Claude Ecken pense qu’il s’agit, en réalité, pour Kipling, d’évoquer la connaissabilité des Anglo-indiens eux-mêmes : « après cinq ans de service, vous êtes en relation directe avec les deux ou trois cents civils de votre province (...) dans dix ans, vos connaissances auront doublé de nombre ». Ce n’est donc pas l’Inde que Kipling raconte, mais bien ce que l’Inde compte d’Anglais. Et l’exotisme tels que le percevront ses lecteurs métropolitains, dans un second temps, demeurera très familier.

Roger Bozzetto préfère s’appuyer sur l’héritage culturel de Kipling : il y a chez lui un merveilleux hindou très fort qui s’exprime finalement assez peu dans ses nouvelles relevant de la “proto-SF” : elles induisent un émerveillement sur des choses non pas exotiques, mais connues, souvent techniques, comme un pont ou un bateau. Sylvie Denis revient sur la définition dumerveilleux et précise qu’il faut se placer du point de vue du lecteur, sans oublier toutefois la capacité d’émerveillement de l’auteur lui-même. Simon Bréan propose le terme d’enchantement, qui lui paraît plus pertinent, car il joue à la fois sur des éléments “exotiques” et sur des choses très “familières”. Il suggère une classification: d’un côté, les textes centrés sur un objet technique en lui-même, qu’il qualifie de “merveilleux scientifique” et, de l’autre, ceux centrés sur la mise en scène d’un monde futur, qui relèvent plutôt de la “spéculation”, se rapprochant beaucoup plus de la science-fiction moderne. Il propose «L’Enfance de l’air»comme archétype de la deuxième catégorie, et «Sans fil » de la première. La majorité des présents juge sa démarche pertinente et le débat se porte sur l’examen de ces deux textes-clefs.

L’ABC de la spéculation

Quelle place l’enchantement ou le merveilleux tiennent-ils dans «L’Enfance de l’air»? Pour Sylvie Denis, le rayon qui permet aux dirigeables de se déplacer n’est pas, contrairement aux apparences, l’élément merveilleux du texte. C’est le voyage, et les cités qu’il permet de découvrir, qui l’incarnent. La dimension “exotique” du texte est renforcée par la description d’un monde futuriste qui est le fruit d’une spéculation.

Anouk Arnal évoque une autre particularité du texte : sa narration. Kipling ne fournit pas la clef de l’interprétation de l’univers de l’A.B.C. à son lecteur. Un peu à la manière d’un Robert Heinlein, il raconte l’histoire sans expliciter son propre point de vue sur le caractère positif ou négatif de ce qu’il décrit.

Le débat se porte sur la création d’univers. Kipling crée-t-il véritablement des mondes? «L’Enfance de l’air» s’impose comme une sorte d’exception qui confirme la règle : c’est la seule véritable mise en scène d’un monde futur, avec son administration, ses valeurs, et même ses rebelles. Ceci dit, il est aussi aisé d’y voir, rappelle Claude Ecken, un écho des rebellions identitaires anglo-indiennes, qui ponctuent la vie des provinces britanniques de l’Inde.

Muse sans fil

Le débat se porte sur «Sans fil », considéré comme l’un des textes les plus représentatifs du “merveilleux scientifique” chez Kipling. Un personnage, clerc de pharmacie de profession, malade et amoureux, s’y retrouve dans un état d’excitation similaire à celui d’un récepteur radiotélégraphique et devient, le temps d’une transe, un nouveau Keats. Pour Daniel Tron, Kipling explore ici le caractère « complètement merveilleux » du procédé de Marconi, tout en le décrivant dans sa technicité. L’expérience radiophonique, toutefois, ne marche pas (du moins, pas comme l’avait prévu l’opérateur). Avec beaucoup de malice, Kipling décrit l’établissement simultané d’une connexion, réussie celle-là, entre l’esprit d’un phtisique et les vers de l’un des plus grands poèmes de la littérature anglaise. C’est sans doute le véritable merveilleux de «Sans fil » : montrer comment fonctionne l’inspiration poétique, comme opère le dæmon.

Élodie Raimbault précise que Kipling considérait l’inspiration comme « une transmission inexplicable scientifiquement ». Sylvie Denis reconnaît que cette analyse est corroborée par les tâtonnements du pharmacien, qui entrelace le poème de Keats de vers erronés, ou plus personnels. Une manière de montrer la difficulté de cette transmission mentale qui permet l’écriture.

Il y a d’ailleurs un parallèle à établir entre le caractère dégradé des deux transmissions simultanées, poétique comme hertzienne. Bien que la première ne soit pas technique, elle est présentée par l’auteur sur ce mode : l’apothicaire se révèle être une antenne humaine, entrant en résonance avec tous les éléments qui se trouvent autour de lui, et qui font écho aux couleurs, aux matières et aux textures du poème de Keats.

Ugo Bellagamba se demande si la raison principale qui pousse les auteurs présents à rattacher ce texte à une sorte de science-fiction “originelle” n’est pas, précisément, le fait que Kipling y associe deux choses hétérogènes : la radio (un objet technique qui ouvre sur un futur) et la poésie (un texte poétique qui appartient au passé). Daniel Tron évoque «En marge de la profession »,où Kipling établit un autre de ces rapprochements inattendus, entre la physiologie des malades et les forces de marées, tantôt “montante”, tantôt “descendante”, allant jusqu’à établir un lien sémantique entre “l’influence des astres” et “l’influenza”, c’est-à-dire la grippe. Danièle André évoque une juxtaposition de deux merveilleux.

Mais dans «Sans fil », il y a plus qu’une simple juxtaposition. Kipling y postule un effet inconnu des ondes radiophoniques : la communication, à travers le temps, et par-delà la mort, entre deux esprits. Il y a un parallèle entre les ondes hertziennes et les “fluides” de Mesmer, théorie très en vogue à l’époque, les deux pareillement impalpables. Toutefois, s’il évoque indirectement le spiritisme, Kipling semble considérer que « les medium sont tous des imposteurs ». Claude Ecken y voit une articulation des merveilleux fantastique et scientifique. Sylvie Denis ajoute un troisième élément merveilleux : la pharmacie en elle-même. La minutieuse description de l’officine par Kipling, au-delà du clin d’œil à Keats, met en regard la “bonne” science des apothicaires et celle, balbutiante, de la radio, sorte d’éloge à la tradition, toujours vivante.

À l’exception peut-être du thème de la transmission dans l’espace et dans le temps, le texte n’a pourtant rien de scientifique, stricto sensu : Kipling y décrit bien une antenne, mais ne dit pas un mot du mécanisme de propagation des ondes électro-magnétiques, ni de l’induction, jugeant d’ailleurs explicitement qu’« il est très difficile de l’expliquer sans entrer dans la technique ». Selon Éric Picholle, «Le Navire qui trouva sa voix» est plus représentatif de l’émerveillement scientifique chez Kipling. Simon Bréan s’inscrit en faux : le fait que le procédé scientifique ne soit pas détaillé justifie, au contraire, le rattachement de «Sans fil » au “merveilleux scientifique”, qui peut paraître incompatible avec une description précise.

Le groupe en arrive à distinguer deux types de merveilleux scientifique : celui qui naît de l’absence de compréhension de la science, et l’émerveillement qui procède de la compréhension d’un phénomène scientifique. Le second est bien représenté par «Le Navire qui trouva sa voix », quand le premier est incarné par «Sans fil ». D’autres typologies existent : ainsi, pour l’historien des sciences Hugues Chabot, relève du “merveilleux scientifique” tout élément qui est lié à la science-fiction avant la date ; Tzvetan Todorov l’identifie par l’existence d’un univers imaginaire qui ne provoque pas systématiquement des effets d’inquiétude, comme le fantastique, tout en se prévalant, au moins en apparence, d’une base scientifique.

La perspective anomalique

Pour tenter de dépasser le débat entre merveilleux scientifique et spéculation, Simon Bréan propose la notion de « perspective anomalique ». L’anomalie est ici envisagée comme la description d’une nouveauté étonnante. Celle-ci est très présente dans les textes de Kipling, et dans la science-fiction en général. Toutefois, dans la science-fiction plus récente, cette anomalie, une fois identifiée, loin de se résoudre, sert fréquemment de point de départ à l’exploration d’un autre univers, alors qu’elle disparaît toujours à la fin des nouvelles de Kipling, comme «Sans fil ». Avec l’aide de Roger Bozzetto s’établit une comparaison entre « L’Enfance de l’air»et La Mort de la Terre de J.H. Rosny aîné (1910): dans ce dernier texte, illustrant un lointain futur, la Terre est devenue un désert, et c’est l’être humain lui-même qui devient une anomalie sur le point de disparaître. Dans « L’Enfance de l’air», c’est la démocratie en tant que régime qui est devenue une anomalie. De telles inversions de perspective fondent l’une des techniques narratives qui seront les plus reprises en science-fiction, comme en témoignent Je suis une légende de Richard Matheson ou À la poursuite des Slans d’Alfred E. Van Vogt.

Psychanalyse de la vitesse

Aurélie Villers évoque «Dans le même bateau», où Kipling retourne une croyance populaire qui veut qu’en raison même de leur vitesse, les voyages en train provoquent des chocs nerveux, voire des hallucinations : c’est le voyage en train qui, au contraire, permet à ses personnages souffrants de trouver le chemin de la guérison. Il s’avère en effet que les visions terrifiantes qui les obsèdent, ces « visages couverts de moisissures »,procèdent, en réalité, d’une expérience traumatisante vécue au stade fœtal, et ils en prennent conscience durant le voyage qu’ils font ensemble.

Une nouvelle fois Kipling stigmatise les superstitions et prêche une saine confiance dans la science, même si celle-ci est encore balbutiante: il pense notamment à la psychanalyse. Jouant adroitement sur le sophisme post hoc ergo propter hoc, qui confond consécution et causalité, Kipling inverse l’effet et la cause, et fait jaillir la “magie” de la science appliquée au quotidien.

Qui plus est, Ugo Bellagamba rappelle que Trix, la sœur de Kipling, souffrait de maux semblables, qui la contraignirent à une odieuse réclusion, donc à l’immobilité, antithèse du voyage. Le mouvement sauve ses personnages, et c’est par celui de l’Imaginaire que l’auteur sauve l’esprit de sa sœur défunte, sinon celui de sa fille aînée. Étonnamment, John Brunner classe «Dans le même bateau» dans la catégorie des histoires d’horreur, en raison des hypothèses fantastiques ressassées dans le récit.

La science, un objet littéraire

Sylvie Denis lance une autre question : Kipling considère-t-il que la science et la technique sont ce qui est arrivé de meilleur à l’humanité ? Roland Wagner répond, avec humour, que pour Kipling, la chose la plus merveilleuse qui est arrivée à l’humanité, c’est probablement la race anglaise. La science n’est peut-être pas toujours merveilleuse chez Kipling, souligne Roger Bozzetto, mais elle est en tout cas opérationnelle, en terme de changements, de progrès.

Revenant sur le caractère central de la science dans l’œuvre de Kipling, à présent admis par tous les intervenants, il est possible d’affirmer que l’auteur “joue” avec la science, la met en scène, enchante les techniques, et montre que la science est, depuis toujours, un objet littéraire. Ce qui relève bien, en dernière analyse, de la science-fiction : si l’on veut savoir quel était l’impact de la science sur le corps social, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, si l’on veut mesurer les représentations populaires qui en découlaient, on peut le faire en lisant Kipling. Et c’est précisément parce que son approche de la science est datée, et déterminée par sa culture, qu’elle rend admirablement compte de l’évolution des mentalités britanniques.

Un autre élément vient corroborer ce rattachement de l’œuvre de Kipling à la science-fiction : la place réservée à l’examen de la destinée des collectivités humaines. Anouk Arnal rappelle que Kipling se penche très tôt sur des collectivités (nouvelles) dont il entend faire la pédagogie : tous les Londoniens ont adoré Les Simples contes des collines, qui leur racontaient la vie des Anglo-indiens. Roland Wagner évoque “le portrait psychologique” qui n’est pas un élément essentiel de la science-fiction, puisque celle-ci ne revendique pas, au contraire de la littérature générale, l’examen des tréfonds de l’âme humaine ; en revanche, le portrait psychologique d’une collectivité face à de nouveaux enjeux est au cœur du processus science-fictionnel. Or ce trait est très présent dans l’œuvre de Kipling, qui souvent examine les sociétés présentes sous un grand nombre de perspectives. Ainsi, comme le rappelle Daniel Tron, «L’Enfance de l’air» fait indirectement référence au premier grand krach boursier de 1720 surnommé le South Sea Bubble car il a été la conséquence de la formation d’une bulle spéculative à partir des actifs de la Compagnie des Mers du Sud.

Synthèse

Cette session thématique a permis de préciser les rapports qu’entretient l’œuvre de Kipling avec la science-fiction, au sens contemporain du terme, et la manière dont s’articulent, dans sa fiction, merveilleux scientifique et spéculation :

1) Les nouvelles de Kipling relèvent bel et bien d’une “proto-SF”, en ce qu’elles se concentrent sur l’enchantement de l’objet technique nouveau, ou du moins, dont l’utilisation est nouvelle. Elles contribuent à faire de la science, un objet littéraire.

2) À de rares exceptions près, les textes de l’auteur ne contiennent aucune charge spéculative, caractéristique de la plupart des récits contemporains de science-fiction. Il joue exclusivement sur le merveilleux scientifique.

3) Toutefois, l’intérêt transversal que l’auteur porte aux collectivités humaines et à leurs destinées, rattache de façon incontestable ses nouvelles à la science-fiction, puisqu’elle contribue à l’identification des grands paradigmes qui jalonnent l’histoire du genre.

Sylvie Denis

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Annexes

Liste des participants

Claude Ecken

Roger Bozzetto

Simon Bréan

Anouk Arnal

Daniel Tron

Elodie Raimbault

Ugo Bellagamba

Danièle André

Eric Picholle

Aurélie Villers

Roland C. Wagner

Pour citer cet article

« Science-fiction : fiction spéculative ou merveilleux scientifique », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 2, Science-fiction : fiction spéculative ou merveilleux scientifique, mis en ligne le 21 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=519.

Modérateurs

Sylvie Denis

Écrivain, Cognac, sylvie.denis@nerim.net