Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique 

Rudyard Kipling  : 

In The Neolithic Age

À l’ère néolithique

Index

Thématique : A l'ère néolithique

Texte intégral

In The Neolithic Age / À l’ère néolithique

In the Neolithic Age savage warfare did I wage

For food and fame and woolly horses’ pelt.

I was singer to my clan in that dim, red Dawn of Man,

And I sang of all we fought and feared and felt.

À l’ère néolithique j’ai mené des combats furieux

 Pour manger, pour la gloire ou la peau de chevaux laineux.

 J’étais le chanteur de mon clan en cette Aube rouge et indistincte de l’Humanité,

 Et je chantais tout de nos combats, de nos effrois, de ce qu’on ressentait.

*

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Yea, I sang as now I sing, when the Prehistoric spring

Made the piled Biscayan ice-pack split and shove ;

And the troll and gnome and dwerg, and the Gods of Cliff and Berg

Were about me and beneath me and above.

Oui, je chantais comme je chante à présent, quand de la Préhistoire le printemps  

 Poussait et brisait les glaces Biscayennes empilées ;  

 Et le troll, et le gnome et le dwerg1, et les Dieux de Falaise et Berg

 Au-dessous et au-dessus de toutes parts m’entouraient.

*

*

But a rival, of Solutré, told the tribe my style was outré —

’Neath a tomahawk, of diorite, he fell

And I left my views on Art, barbed and tanged, below the heart

Of a mammothistic etcher at Grenelle.

Mais un rival, de Solutré, dit à la tribu que mon style était outré —

Sous un tomahawk, de diorite, il s’est effondré

Et j’ai laissé mes visions de l’Art, piquantes et bien senties, sous le cœur

D’un graveur mammouthistique à Grenelle.

*

*

Then I stripped them, scalp from skull, and my hunting-dogs fed full,

And their teeth I threaded neatly on a thong ;

And I wiped my mouth and said, “It is well that they are dead,

For I know my work is right and theirs was wrong”.

Puis je les dépouillai, pris la peau sur leurs os, et nourris mes chiens de chasse à satiété,

Et leurs dents je les ai enfilées sur une lanière, bien rangées ;

Et j’ai essuyé ma bouche et déclaré, “Il est bon qu’ils soient morts,

Car je sais que mon œuvre est juste et que les leurs avaient tort”.

*

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But my Totem saw the shame ; from his ridgepole-shrine he came,

And he told me in a vision of the night : —

“There are nine and sixty ways of constructing tribal lays,

And every single one of them is right !”

Mais mon totem vit la honte ; de son autel-pilier descendit,

Et il me dit dans une vision de nuit : —

“Il y a neuf et soixante manières dans la tribu de construire des lais2,

Et chacune d’entre elles est dans la vérité !”

* * * *

* * * *

Then the silence closed upon me till They put new clothing on me

Of whiter, weaker flesh and bone more frail ;

And I stepped beneath Time’s finger, once again a tribal singer,

And a minor poet certified by Traill !

Puis le silence s’est refermé sur moi jusqu’à ce qu’Ils me passent une livrée nouvelle

De chair plus blanche et plus faible et d’os plus frêles ;

Et je me suis avancé sous le doigt du Temps, à nouveau le chanteur d’une tribu,

Et un poète mineur certifié par Traill3 !

*

*

Still they skirmish to and fro, men my messmates on the snow

When we headed off the aurochs turn for turn ;

When the rich Allobrogenses never kept amanuenses,

And our only plots were piled in lakes at Berne.

Toujours ils joutent et répliquent, les hommes mes frères de chère4 sur la neige

Quand nous barrions la route des aurochs, de détour en détour ;

Quand les riches Allobriges n’entretenaient aucun scribe,

Et nos seuls plans étaient entassés au fond des lacs de Berne.

*

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Still a cultured Christian age sees us scuffle, squeak, and rage,

Still we pinch and slap and jabber, scratch and dirk ;

Still we let our business slide — as we dropped the half-dressed hide —

To show a fellow-savage how to work.

Toujours une ère chrétienne cultivée voit notre rage, nos cris et nos bagarres,

Toujours nous pinçons et giflons et jacassons, griffures et celtes poignards5 ;

Toujours nous délaissons nos affaires — comme nous avons laissé tomber la fourrure à demi-habillée —

 Pour montrer à un frère sauvage comment travailler.

*

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Still the world is wondrous large, — seven seas from marge to marge —

And it holds a vast of various kinds of man ;

And the wildest dreams of Kew are the facts of Khatmandhu

And the crimes of Clapham chaste in Martaban.

Toujours le monde est étonnamment vaste — sept mers de la marge à la marge —

Et il porte une immensité de genres d’hommes variés ;

Et les rêves les plus fous de Kew sont réels à Katmandou

Et les crimes de Clapham vertueux à Martaban.

*

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Here’s my wisdom for your use, as I learned it when the moose

And the reindeer roamed where Paris roars to-night : —

“There are nine and sixty ways of constructing tribal lays,

And-every-single-one-of-them-is-right !”

Voici ma sagesse à votre usage, comme je l’ai apprise quand l’élan

Et le renne erraient là où Paris rugit en cette nuit : —

“Il y a neuf et soixante manières dans la tribu de construire des lais,

Et-chacune-d’entre-elles-est-dans-la-vérité !”

Croquis : portrait de Rudyard Kipling

Image1

Notes de bas de page numériques

1  “Dwerg” désigne les nains de la mythologie nordique. Le mot partage la racine du terme anglais “dwarf”. Kipling fait ici rimer des termes étrangers que nous ne traduisons pas pour conserver l’effet.

2  Un “lai” est un genre poétique et musical qui se dédouble à partir du XIIe siècle entre lai narratif, lié en France aux harpeurs bretons, à l’atmosphère arthurienne et à l’amour courtois, et le lai lyrique des troubadours, dont la structure musicale est définie par le développement d’un double cursus et la reprise de la mélodie (“responsion”). L’alternance de vers courts et longs correspond à un style dit layé. Kipling utilise à dessein un terme désignant des formes variées et soumises à de nombreuses transformations au fil de leur histoire. L’étymologie du terme anglais, telle qu’elle apparaît dans le Littré, éclaire ce jeu : « du celtique : kymri, llais, son, mélodie; gaélique, laoith ; comparez le bas-latin leudus, sorte de chant guerrier qui se trouve dans Fortunat, et l’allemand Lied, chanson ». “Lay” signifie aussi configuration du terrain « lay of the land ». Kipling joue tout au long du poème sur un double sens entre affrontement physique ou verbal, organisation de la tribu et du monde ou composition du poème, d’où le choix de “construire” plutôt que “composer”.

3  H. D. Traill (1842–1900), poète et journaliste, a fait une liste de 65 noms dans « Our Minor Poets », in Nineteenth Century en janvier 1892. Dans une mise à jour du numéro de mars, Traill a ajouté six noms, se reprochant en particulier d’avoir oublié Rudyard Kipling.
« À l’ère néolithique » a été publié en décembre 1892.

4  Messmates” signifie à la fois “frères de désordre” et “camarades de bonne chère”. “Chère” vient du bas latin cara qui signifie visage. Terme archaïque, il ne subsiste en français que dans l’expression “faire bonne chère” dont le sens de “faire un bon repas” est dérivé de l’idée d’être souriant et accueillant. “Faire mauvaise chère”, soit faire mauvaise figure ou mal accueillir quelqu’un, est désuet. “Chère” permet ici de traduire le jeu sur les archaïsmes qui traversent le poème et de rendre indirectement le double sens du vers introduit par “skirmish” qui  signifie à la fois “escarmouche” et “dispute verbale”.

5  Kipling emploie “dirk”, un terme dérivé du gaëlique qui désigne le poignard écossais traditionnel. Il était difficile, mis à part “beurk”, de trouver une rime en –irk en français. Kipling joue en outre sur la souplesse syntaxique de l’anglais où un même terme, comme ici “scratch”, peut être nom ou verbe.

Pour citer cet article

Rudyard Kipling, « In The Neolithic Age », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, In The Neolithic Age, mis en ligne le 20 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=502.

Auteurs

Rudyard Kipling

Traducteurs

Daniel Tron

Angliciste, Université de Tours, daniel.tron@free.fr