Sciences et Fictions |  Robert A. Heinlein et la pédagogie du réel |  Les techniques narratives de Robert Heinlein 

Roger Bozzetto  : 

De Verne à Heinlein

Index

Thématique : Asimov (Isaac) , calcul, Campbell (John W.), chat (Schrödinger), Cyrano de Bergerac (Savinien), Descartes (René), effet de réel, Egan (Greg), esthétique, exempla, exotique, expérience de pensée, explication, Galilée, hard SF, hypothèse, idéologie, images, imaginaire, ingénieur, jumeaux (Langevin), juvenile, Kepler (Johannes), lois de la nature, Lucien de Samosate, mots de la science, note explicative, philosophie, philosophique (fiction), plausibilité, pulps, quantique, révolution copernicienne, révolution industrielle, savant, St Bonaventure, télévision, théorie, Verne (Jules), vitesse de la lumière, vraisemblable, Wells (Herbert G.), Westfahl (Gary), xéno-encyclopédie

Plan

Texte intégral

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à gauche, de bas en haut : Simon Bréan, Sylvie Allouche, Roger Bozzetto, Daniel Tron, Roland Wagner et Bernard Convert ; Debout, au centre : Danièle André et Jean-Luc Gautero ; Assis, de bas en haut : Katariina Roubier, Joseph Kouneiher, Cécile Barbachoux et Anouk Arnal

Photo C. Ecken

Robert Heinlein fait partie des auteurs étasuniens de SF qui ont fait leurs premières armes dans les pulps (1939) en écrivant des nouvelles ou des novellas, parfois étalées sur plusieurs numéros de la revue. Il fait aussi partie des auteurs qui, après la coupure due à la seconde guerre mondiale, ont été parmi les premiers à publier leurs textes sous forme de romans, parfois en regroupant d’anciens épisodes ou d’anciennes nouvelles. Ce sont donc des écrivains charnière entre deux modes différents d’écrits. Le cas de Van Vogt bien connu, qui rassembla en 1950 des nouvelles parues dès 1939 en un roman publié sous le titre La Faune de l’espace1.

Ainsi, le recueil L’Homme qui vendit la Lune (1950) est-il composé de nouvelles qui remontent, pour la première à 1939. Mais Heinlein, s’il a inscrit nombre de ses nouvelles dans cette « histoire du futur », a aussi commencé dès 1942 à écrire des romans originaux comme L’Enfant de la science, même si la plupart, à partir de 1947, seront des juvenile comme Rocket Ship Galileo.

On se souvient aussi qu’Heinlein n’a pas débuté dans la SF en écrivant dans des fanzines, comme Bradbury par exemple, ou en allant de convention en convention. Cela pour la raison très simple qu’il avait intégré une académie militaire, dont il est sorti avec un diplôme équivalent à celui d’ingénieur. Il aurait fait carrière dans l’armée s’il n’avait été réformé pour tuberculose, alors qu’il avait atteint le grade de lieutenant. Il fit ensuite de nombreux métiers entre 1934 et 1939, date où il vendit à Campbell sa première nouvelle. Pendant la guerre, il a occupé un poste d’ingénieur dans un laboratoire de la marine étasunienne. Il a donc vécu au contact des armes et des engins de l’armée à cette époque, et s’est sans doute heurté aux mêmes blocages bureaucratiques que le héros de L’Homme qui vendit la Lune. Il a donc pu écrire en ayant, comme « encyclopédie », les réalités techniques des engins de son époque, et les problèmes comme les solutions réalisées ou imaginées à leur propos. D’ailleurs il s’intéressait encore, à la fin de sa carrière d’écrivain, aux « expériences de pensée » sur de nouveaux domaines scientifiques comme les théories de quanta, dont il dérivait des fictions comme Le Chat passe-muraille. Ce roman met même en scène les idées de Schrödinger — autre scénariste de chats quantiques.

On comprend donc qu’Heinlein a pu être l’un des premiers à écrire des nouvelles et des romans où le bagage scientifique et/ou technique était vraisemblable, sans pour cela faire de la fiction, comme chez Jules Verne, un exercice semi didactique. Cela nous induit à revenir sur les domaines de la SF.

Discours technique et narration littéraire

La SF fait partie de la classe des « fictions », c’est-à-dire de ces textes narratifs qui résultent :

D’un ensemble distinct de conventions qui permet à l’auteur de faire mine de faire des assertions qu’il sait ne pas être vraies sans pour autant avoir l’intention de tromper 2.

Le tout est de savoir comment intégrer les discours venus de la sphère technique et/ou scientifique, qui sont supposés être « vrais », dans le cadre d’une fiction narrative qui laisse place à l’imaginaire, et qui permette de donner « une dimension esthétique à une plausibilité scientifique ».

La question ne s’est pas posée en Occident avant le XVIe siècle. En effet, jusqu’alors le savoir était d’abord technique au sens scholastique du terme. Il produisait des discours et nourrissait des controverses, appuyées sur des exempla de tout ordre. Soit on faisait référence à Aristote ou à Esculape, mais on n’en tirait aucune fiction narrative. Ou alors, on s’appuyait sur le savoir commun, qui voulait que le soleil se couche ou se lève, que la nature avait horreur du vide etc. Ou encore, comme l’avaient fait les écrivains antiques inventant, par exemple, le géant de fer Talos, et on tombait alors dans le registre de la merveille. Ou enfin, laissant l’imagination libre, on allait sur la Lune en bateau sous l’effet d’un vent violent comme le fait Lucien de Samosate dans Histoires vraies. Les récits du Moyen âge ont eux aussi utilisé ces diverses modalités de l’imaginaire et pris dans une rhétorique fictionnelle.

Ce qui émerge au XVIe siècle, avec Kepler et Galilée, c’est un changement de paradigme. La Nature n’est plus comme le pensait Saint Bonaventure, un livre à interpréter comme le pendant de la Bible. Elle devient un objet susceptible de mesures et de scénarios écrits, comme le pose Galilée, « en langue mathématique ». C’est alors qu’on va parler de « science » et celle-ci va aider l’homme, comme l’écrira Descartes, à devenir « maître et possesseur de la nature ». Cette approche neuve de la réalité passe par des expériences effectives : on connaît l’anecdote de Galilée et du lancement d’objets depuis la tour de Pise. Elle suppose aussi l’utilisation d’instruments nouveaux, comme la lunette astronomique qu’utilise Galilée d’abord, Kepler ensuite. Ainsi, Galilée découvre que le soleil présente des taches, que Jupiter possède des satellites et laisse entendre qu’on peut en déduire que l’empyrée est une fiction. Il pose ainsi que les lois de la Nature sont les mêmes dans le ciel et dans le « monde sublunaire » dont parlaient les anciens.

Ainsi Kepler utilise les mathématiques pour calculer les orbites des planètes selon le système héliocentrique. Ces orbites ne sont plus circulaires comme on le croyait depuis Platon qui les voulait ainsi au nom de l’esthétique, mais elliptiques — les calculs le démontrent. De ce bouleversement issu de la « révolution copernicienne », Giordano Bruno déduira que l’univers est infini — il sera brûlé pour cela — mais « le silence des espaces infinis » en effraie Pascal.

Pourtant ce n’est pas Galilée qui donne à lire le texte inaugural de la fiction scientifique, bien qu’il publie Le Messager céleste en 1610.

Le Messager céleste est en effet à la fois manifeste, narration journalistique et rapport expérimental, mais ce n’est pas une fiction. Galilée y décrit et y commente les observations réalisées durant l’hiver 1609—1610 grâce la lunette, et cette découverte allait, comme on l’a dit, bouleverser notre mode de connaissance du monde.

C’est pourtant Kepler, qui, dans son ouvrage Le Songe ou astronomie lunaire (1634), tente le premier d’introduire dans une fiction le langage neuf de la science. Il le fait en dissociant le côté de fiction philosophique à l’ancienne, comme l’Icaroménippe de Lucien, et l’utilisation fictionnelle qu’il en fait. Au lieu, comme chez Lucien, de discuter philosophie avec les dieux, le narrateur présente une « expérience de pensée ». Il représente et décrit, depuis la Lune, l’ensemble du système solaire, selon les perspectives coperniciennes. Mais Kepler peine à insérer le langage scientifique dans sa fiction. Il double donc le récit, descriptif et appuyé sur le savoir de l’époque, de 223 notes explicatives. Cependant, la toute fin de l’ouvrage présente, au titre d’ une autre « expérience de pensée » articulée à une fiction, la description des premiers aliens imaginés par la littérature d’imagination scientifique.

Il présente ces Sélénites vivant dans des cavernes pour se protéger de la chaleur et du froid, il imagine des plantes qui naissent et meurent dans la même journée pour profiter de la chaleur. Il imagine certains objets, qui ont la forme de pommes de pin — et dont les sortes d’écailles s’ouvrent et se ferment selon la température et l’ensoleillement— et qui abritent ces habitants3. Ce premier essai de fiction narrative intégrant du langage scientifique demeure très primitif.

Par contre, Cyrano de Bergerac écrit en 1649 Le Voyage dans la lune. Il inaugure avec le début de ce récit, l’un des premiers voyages intersidéraux en ayant recours à un langage pseudo scientifique : il y est question de fioles de rosées attirées par l’astre. Le héros Dyrcona s’élève donc au-dessus de la Terre. Dans un second envol il est question de s’élever vers la Lune en utilisant des aimants, puis de fusées. On le voit, comparé à The Man in the Moone (1654) qui vole vers la Lune avec des oies sauvages, la différence est capitale. Ajoutons que dans le premier voyage Cyrano donne la forme d’une fiction à une autre « expérience de pensée ». Dyrcona s’est élevé au-dessus de Paris, et quelques heures plus tard il se retrouve au Québec, sans avoir bougé. Donc la terre a tourné, Galilée a raison. CQFD.

L’articulation entre le scénario du type « Le chat de Schrödinger » ou « les jumeaux de Langevin » qui sont des brèves images, comme des exempla, et la fiction narrative nouvelle se marque bien ici chez Cyrano. Il « démontre » une hypothèse, et utilise, pour ce faire, les moyens d’une fiction narrative insérée dans une fiction plus large.

 On peut envisager trois autres étapes dans la littérature d’imagination scientifique avant d’en arriver à Heinlein.

Dans Frankenstein, Mary Shelley utilise, comme Cyrano, une ébauche d’insertion narrative. Des mots de la science, ici ceux relevant de la biologie, sont utilisés pour donner un cadre et une dynamique à l’action. Mary Shelley utilise plus longtemps que Cyrano ces « mots de la science » pour la réalisation fictionnelle d e l’hypothèse de base, à savoir que la mort peut être vaincue par la science. Mais le reste du texte se place sur le plan moral et on oublie les « mots de la science » au profit d’une éthique du savant et des limites que le Créateur est censé avoir posées à l’investigation scientifique.

Jules Verne est l’un des premiers à axer tout un roman sur la présence continue et dynamisante des mots ainsi que des objets de la science et de la technique — d’abord avec Le Voyage au centre de la Terre (1864). Mais il illustre par ce moyen bien peu d’hypothèses nouvelles. De plus, comme pour Mary Shelley, l’invention neuve se détruit en catastrophe.

H.G. Wells, à la fin du siècle, va être l’un des premiers à articuler, de manière intégrative et dynamique, les engins nouveaux, les nouvelles théories scientifiques et/ou sociologiques et les comportements moraux des individus. Aussi bien ceux des savants que ceux des aliens. Il dépeindra les sociétés humaines où ces événements déploient leur capacités de changements. À ce titre il peut être considéré comme le premier véritable auteur de ce qui deviendra la science-fiction.

Heinlein en trois romans

Cette mise en place faite, et sachant ce qu’était en général l’image de la science et son utilisation dans les revues de l’âge d’or, il est intéressant de situer Heinlein et sa pratique dans les textes de fiction.

Contextes

L’Homme qui vendit la Lune est supposé écrit à une date non déterminée, mais où l’année 1950, date de la recomposition des nouvelles en roman, est une date du passé proche du temps de l’écriture. D’ailleurs le héros fait référence au Manhattan Project qui a permis la création de la bombe atomique. Il pose que depuis 1949 on connaît les carburants spéciaux pour les fusées. Mais lors du premier essai de la nouvelle fusée, les ingénieurs se trouvent confrontés à des difficultés pour atteindre la vitesse de libération. Ils envisagent, comme d’ailleurs les ingénieurs de l’époque, de lancer la fusée vers la Lune à partir d’un toboggan sur des rails installés depuis le sommet d’une montagne. Ceci afin de provoquer une accélération qui permette d’atteindre la vitesse de libération. Il envisage aussi l’hypothèse d’une une fusée gigogne, ou avec boosters détachables. Mais les personnages se trouvent obsédés par les retombées des débris ou des premiers étages — qu’ils envisagent de munir d’un parachute. Autre solution envisagée : « évacuer le Kansas ». Cependant on avait pu déjà mettre des fusées en orbite puisque l’une d’elles avait été porteuse d’une pile et fournissait à la Terre courant électrique et « combustible isotopique ». Mais elle avait ensuite explosé, ce qui renvoie à une nouvelle antérieure.

Néanmoins la première fusée lunaire d’Harriman sera gigogne et à base de carburant oxygène/hydrogène. Harriman disserte avec l’ingénieur et le pilote (ceci est très vernien) sur le rapport poids/puissance et, en définitive, au vu des calculs, Harriman accepte de ne pas conduire la fusée, ni d’en être un passager. Plus tard, dans Double étoile, l’envol vers la Lune ensuite, et vers les autres planètes se fera en deux temps. Une fusée terrienne monte jusqu’à une fusée/station/base. Elle s’y pose et fait le plein de « combustible isotopique artificiel » avant de s’élancer vers les autres planètes du système solaire. Tout se passe comme si notre station internationale (ISI),renvoyée en orbite haute, servait de base de lancement et de station service pour des fusées qui iraient sur la Lune ou sur Mars. Notons que l’on est très loin de l’image des vaisseaux des Lensmen, qui parcouraient la galaxie en dépassant allègrement la vitesse de la lumière, et qui caractérisait la SF des années trente.

Lors de son seul envol vers la lune, le héros, vieilli et malade voit par le hublot la Terre « verte et bleue ». Il meurt sur la Lune où il est arrivé en fraude, grâce à sa fortune. Les deux pilotes mercenaires de la fusée qui a aluni et l’ont transporté sur la Lune afin qu’il y meure, comblé, s’en vont alors vers Lunaville, à ski sur la poussière lunaire ( !!!) abandonnant leur vieille fusée qui sert de tombeau à Harriman.

C’est un roman qui, sous cet angle, présente un aspect vernien par les références à des possibilités techniques et scientifiques, telles qu’on pouvait, en tant qu’ingénieur, les savoir à l’époque, et par l’omniprésence à la fois de l’ingénieur et du meneur d’homme. Pensons à Barbicane dans De la Terre à la Lune, ou à Sans dessus dessous.

Mais il se différencie de l’esprit vernien. D’abord en ce qu’il renvoie à des textes littéraires antérieurs de la production de Heinlein. Ainsi on a pu voir une centrale d’énergie placée sur un satellite pour fournir de l’électricité à la Terre, et qui a explosé, ce qui prive la Terre d’énergie mais aussi du « carburant isotopique artificiel» susceptible de permettre à de nouvelles fusées de s’élancer. Cette explosion a aussi bloqué les routes privées qui roulaient et transportaient matériaux et personnes, comme cela se passait dans une autre nouvelle de Heinlein. Elle n’avaient plus l’énergie nécessaire à leur fonctionnement.

Cela étant, l’auteur place ses personnages dans un univers technique cohérent en soi et en phase avec la réalité scientifique et technique du moment de l’écriture de son texte. Ce qui contribue à maintenir cette cohérence, c’est l’insertion de ce monde technique dans un univers social très réaliste et proche des combats idéologiques étasuniens de l’époque, entre l’esprit des républicains et celui des démocrates. Il oppose les entrepreneurs individualistes aux bureaucrates qui font des lois, et Heinlein privilégie ici l’argent contre la loi, car pour lui, la loi n’arrête pas la puissance de l’argent. Le héros ici est un promoteur (et pas un ingénieur, qui lui est soumis et bien payé). Il est possédé par une certaine vision qu’il entend faire réaliser par tous les moyens. Il veut aller sur la Lune. Et pour accéder à la réalisation de sa vision, de son rêve, il va vendre non seulement les terres lunaires qui n’appartiennent alors à personne, mais une multitude de droits y afférant. Droits et terres seront achetés, moyennant des pots de vin, aux despotes locaux de certains pays au dessus desquels passe le lune selon un angle certain. Il s’appuiera sur la législation étasunienne, un peu comme on l’a vu chez Jules Verne, dans l’arnaque de Sans dessus dessous. Parfois Harriman tirera profit d’un flou législatif, parfois encore il se conduira en filou légal : tous les contrats sont agrémentés de conditions en petits caractères qui en annulent les bénéfices pour les individus. Il privilégiera les étasuniens aux dépends des « bouffeurs de bananes ». Il accorde une grande importance à la publicité, par quoi il arrive à équilibrer les dépenses des primes attribuées aux victimes de ses activités. Cette insertion de la vision, des démarches, dans un univers social qu’il intègre et modifie sont symptomatiques de l’art de Heinlein. Les personnages sont insérés dans une dynamique qui ne cesse pas à la mort du héros, qui perdure et accroît même la dynamique initiale. Tout ceci est loin de l’esprit de Verne qui voit ses machines merveilleuses se détruire à la fin du récit.

Ici aussi, au début, l’ingénieur est seul, mais il est évidemment le meilleur, comme chez Jules Verne. Ensuite « un état-major d’ingénieurs » arrive, comme pour le Manhattan Project, et Lunaville sera construite , les fusées s’y rendant facilement, et la vie sur la Lune se développera : la science et la technique vont modifier le monde. Heinlein a tiré les conséquences sociales et symboliques des résultats et des défis de la révolution industrielle.

Cohérence

La vraie cohérence, dans les récits de Heinlein, qu’elle se situe d’abord au plan technique ou scientifique, où elle a sa place, à la fois comme « effet de réel et signe de futur ». Il faut qu’elle serve de fondement dynamique pour le roman, qui justifie la quête d’un héros. Il faut aussi qu’elle soit en adéquation avec une vision du monde.

Vision du monde d’un héros et de sa subjectivité, mais qui s’insère pour la dynamiser dans une idéologie qu’elle impose comme naturelle (ce qui est le propre de l’idéologie).

 Dans L’Homme qui vendit la Lune, l’image de la science et son impact fictionnel sont à saisir sous divers aspects.

Le plus évident est le côté à la fois référentiel et ornemental. Les « mots de la science » et les images qu’ils engendrent dans l’esprit du lecteur sont référés à ce qui souvent pour nous est devenu une banalité quotidienne. Ou qui, en tout cas, sont compréhensibles parce qu’ils sont inventés à l’aide de néologismes, ou de constructions verbales accessibles. On trouve par exemple aérotaxi, télévision en relief, isotopes artificiels, fusées, canon électrique, machine à calculer, équipage de couples mariés etc.

Mais il s’y trouve aussi une dimension dynamique appuyée sur ces mots de la science et des situations, ou des comportements. La recherche des plans pour construire la fusée, les problèmes de management qui submergent l’ingénieur avant qu’Harriman l’en décharge, les recherches de carburant, les idées de toboggan pour lancer la fusée, les problèmes des débris, du poids du pilote lié à l’épisode des timbres de collection etc. Tout dynamise la quête d’Harriman, et construit un univers technique et sociologique vraisemblable. Aussi vraisemblable que les manipulations de type publicitaire et financiers auxquels il se livre pour promouvoir et financer ce rêve de fusée lunaire.

Le lecteur est pris par les effets de vraisemblablisation qui étaient ceux de l’époque, mais qui continuent de jouer leur rôle, aujourd’hui encore, pour le lecteur — même s’il sourit par endroits.

Dans Marionnettes Humaines, il s’agit d’un roman de style thriller, qui se situe dans un futur indéterminé, et où comme dans son roman de 1940, Sixième colonne, Heinlein montre les effets et les combats liés à une invasion suspecte d’ennemis sur le territoire étasunien. Ce sont des extraterrestres qui prennent l’apparence d’humains — annonçant Le Père truqué de P.K. Dick.

 Dans ce roman, la science et la technique sont présentés selon deux axes.

D’une part des objets qui construisent un contexte, produisent des effets de réel futur, composent une « xéno-encyclopédie », mais sont de simples outils pour construire un environnement et pour situer l’action : on y trouve des fusées, des « autavions » un robot barman, un ordinateur, des départs de fusées à partir de satellites en orbite etc.

D’autre part des objets nécessaires à l’action et qui incitent à son dynamisme : l’invasion des ET, la soucoupe volante, l’enregistrement et la projection de la mémoire, le mode de reproduction des ET.

Mais, soit à cause du ton, soit à cause de l’intrigue, ce qui soutient la dynamique de ce récit c’est surtout le code du thriller. Science et techniques sont considérées comme du « déjà là », dont on se servirait — comme des accessoires nécessaires à un metteur en scène. Nous avons là, comme il y avait auparavant des « western de l’espace », un thriller du futur.

Dans Double étoile aucun des objets de la xéno-encyclopédie n’est vraiment nécessaire à l’action. Il y a des fusées, ce pourraient être des calèches, une performance d’acteur qui arrive à se substituer à un personnage public (on revoit poindre Dick…), des Martiens qui pourraient être des alliés ou des colonisés etc. Il s’agit ici de la projection d’un scénario politico/policier dans un futur indéterminé connoté par quelques engins (fusées) et des personnages (martiens) le tout saisi par le prisme d’un système politique de type étasunien.

Conclusion

Il n’est pas question de tirer des conclusions définitives à partir d’un corpus si restreint, ni sur Heinlein, ni sur la SF en général. Mais cette mise en perspective des auteurs antérieurs conduit, à partir de L’Homme qui vendit la Lune, à voir un type de fiction qui va se développer par à-coups dans le domaine des sciences-fictions. On l’a décrit comme « hard science fiction », parce que dans ces textes le rapport à la proximité du savoir de l’époque et son utilisation est contrôlé, rendu vraisemblable, et sert la dynamique du récit. C’est le cas de Hal Clement avec Question de poids, d’Isaac Asimov avec Le Voyage fantastique, de Gregory Benford Un Paysage du temps, de Greg Egan La Cité des permutants etc.

Dans tous ces cas, et quelle que soit la science sous-jacente, le texte est rigoureux dans ses démonstrations et dans ce qui relie la fiction proposée à l’encyclopédie du lecteur.

Par contre, nombre de textes de SF s’appuient assez peu sur une utilisation des raisonnements rigoureux. Ils fonctionnent le plus souvent par analogies, et se coulent aisément dans les codes (ou les clichés ?) d’autres genres (Western, Thriller, espionnage, par exemple).

Je me rencontre là avec G. Westfahl qui propose l’hypothèse que, pour une majorité de romans publiés sous le label SF :

Cette science-fiction pourrait être définie comme une forme d’écrit qui se coule dans les intrigues et les conventions des autres genres, et les transpose dans des environnements du futur ou encore extraterrestres »4.

Ce à quoi Jean-Jacques Régnier, qui a déniché la citation, ajoute que ce qui fait toute la différence c’est qu’un auteur comme Heinlein sait utiliser ces éléments « en les redynamisant au sein de ces environnements.

Ce qui n’empêche pas certains de ces romans, visés par Westfahl, d’être de qualité, mais le rapport qu’ils entretiennent avec la science ou les sciences est purement orthopédique. Ce passage par le futur, ou par l’invention de machines, permet simplement aux auteurs de traiter des problèmes humains. C’est le cas, par exemple, de la série des robots d’Asimov, où les trois lois de la robotique sont l’occasion de jouer avec des situations paradoxales qui souvent interrogent notre rapport à la réalité.

Mais les romans de SF les plus remarquables sont ceux qui créent leur propre modèle et inventent de nouveaux rapports entre la science et la fiction, à certains moments de l’histoire de la SF. C’est le cas de L’Homme qui vendit la Lune, d’Ubik, de La Faune de l’espace ou de Dune. C’est encore le cas de l’inclassable Solaris de S. Lem.

Philosophes au Jardin : Delia Popa et Sylvie Allouche

Photo : A. Arnal

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Notes de bas de page numériques

1 . Il en va de même de A la poursuite des Slans, de Le Monde des non-A, de Le Sorcier de Linn etc. On rencontre peu de romans de Van Vogt de ces années 1950 qui ne soient pas issus d’une utilisation de nouvelles préalables.

2 . Jean Searle, « Le Statut logique du discours de la fiction », in Sens et expression : études théoriques des actes de langage, Ed de Minuit, 1982, p. 111.

3 . Les caractéristiques de sélénites sont dérivées des comparaisons avec des mœurs terrestres d’animaux ou des coutumes culturelles exotiques, ainsi que sur ce que l’on sait à l’époque à propos de la Lune.

4 . Gary Westfahl in Extrapolation (38,4) ; 1997, p.254 ; exhumé par J.-J. Régnier in Remparts, Bulletin n°3, juil. 2007, p.1.

Bibliographie

Bibliographie des œuvres citées

Ouvrages de Robert Heinlein

« Le Chat passe-muraille », The Cat Who Walks Trough Walls, Putnam, 1985 ; J’ai Lu, 1987, trad. Jean-Paul Martin, illustration : Michael Whelan. Monde comme mythe. Un jeu littéraire avec le paradoxe quantique du chat de Schrödinger.

« Double étoile », Double Star, Doubleday, 1956 (ASF fév.-avril 1956) Folio SF, 2007 (première éd. 1958), trad. Michel Chrestien (rév. Julie Pujos), illustration : Chris Alan Wilton. Prix Hugo 1956.

« D’une planète à l’autre », Between Planets, Scribner, 1951 (Blue Book, sept.-oct. 1951) MAME, 1958, trad. Madeleine Chavanon, Juvenile.

« L’Enfant de la science », Beyond This Horizon, Fantasy Press, 1948 (ASF avril-mai 1942) Hachette, Rayon fantastique, 1953, trad. A. de Myn, illustration : TROY.

« L’Homme qui vendit la Lune », The Man Who Sold the Moon, Folio SF, 2005 (première éd. 1958), trad. Pierre Billon & Jean-Claude Dumoulin (rév. Pierre-Paul Durastanti), illustration : SPARTH. Histoire du futur.

« Marionnettes humaines », The Puppet Masters, Doubleday, 1951 (Galaxy, sept.-nov. 1951) Folio SF, 2005 (première éd. 1954), trad. Alain Glatigny, illustration : Alain Brion.

« Sixième colonne », Sixth Column, Gnome Press, 1949 (ASF janv.-mars 1941) Terre de Brume, 2006 (première éd. 1951), trad. Maurice Bernard Endrèbe (rév. Cécile Pigeon), illustration : Stanley Meltzoff.

« Rocket Ship Galileo », Scribner, 1947, illustration : Thomas W. Voter, non traduit. Juvenile.

Trois “jeunes atomistes” construisent une fusée lunaire… pour découvrir que des nazis les ont précédés.

Cycles

L’Histoire du futur (Future History)

Cycle de nouvelles publiées entre 1939 et 1962, et réunies pour l’essentiel en trois recueils : « L’Homme qui vendit la Lune », « Les Vertes collines de la Terre », « Révolte en 2100 » auxquels s’ajoutent deux courts romans « Les Enfants de Mathusalem » et « Les Orphelins du ciel ». Une édition “définitive”, reprise par la récente édition Folio SF, est parue en 1967 sous le titre The Past Though Tomorrow (Putnam).

Nouvelles de Robert A. Heinlein

« L’Homme qui vendit la Lune » (The Man Who Sold the Moon) Histoire du futur, in recueil éponyme.

Œuvres d’autres auteurs

Isaac ASIMOV « Le Voyage fantastique » (The Fantastic Voyage, 1956) ; J’ai Lu, 2005.

Gregory BENFORD, « Un Paysage du temps » (Timescape, 1980) ; Folio SF, 2001.

Cyrano de BERGERAC, Voyage dans la lune (L’autre monde, ou Les États et Empires de la Lune, 1649).

Hal CLEMENT « Question de poids » (Mission of Gravity, 1954) ; Presses Pocket, 1982.

Philip K. DICK « Le Père truqué » (The Father-Thing, 1954) ; in recueil éponyme, 10/18, 1989.

--------------- Ubik (1969) ; Robert Laffont, Ailleurs & Demain, 2001.

Greg EGAN, « La Cité des permutants » (Permutation City, 1994) ; Livre de Poche, 2000.

GALILÉE, « Le Messager céleste » (Sidereus nuncius, 1610) ; trad. Isabelle Pantin, Paris, les Belles Lettres, 1992.

Francis GODWIN, « L’Homme dans la Lune » (The Man in the Moone, 1638) ; L’Insulaire éd., 2007.

Frank HERBERT, Dune (1965) ; Ailleurs et Demain, la bibliothèque, 2003.

Johannes KEPLER, Le Songe, ou l’astronomie lunaire (ca. 1609) ; trad. Michèle Ducos, Presses Univ. Nancy, 1984.

Stanislas LEM, Solaris (1961) ; Denoël, Présence du Futur, 1999.

Lucien de Samosate, L’Icaroménippe ou le Voyage au-dessus des nuages ; L’Histoire véritable (IIe siècle e.c.) ; in Histories vraies et autres oeuvres, Livre de poche, 2003.

Mary SHELLEY, « Frankenstein ou le Prométhée moderne » (Frankenstein or the New Prometheus, 1818) ; J’ai Lu, 2005.

Jules VERNE, De la Terre à la Lune (1865) ; Livre de Poche classique, 2001.

--------------- Sans dessus dessous (1889) ; Actes Sud, 2005.

--------------- Voyage au centre de la Terre (1864) ; Livre de Poche classique, 2001.

Alfred Eton Van VOGT, « La Faune de l’espace » (The Voyage of the Space Beagle, 1950) ; J’ai Lu, 2003.

--------------- « À la poursuite des Slans » (Slan, 1951) ; J’ai Lu, 2001.

--------------- « Le Monde des Ā » (The World of Ā, 1948) ; J’ai Lu, 2001.

--------------- « Le Sorcier de Linn » (The Wizard of Linn, 1950) ; in Le Cycle de Linn, J’ai Lu, 2003.

Pour citer cet article

Roger Bozzetto, « De Verne à Heinlein », paru dans Sciences et Fictions, Robert A. Heinlein et la pédagogie du réel, Les techniques narratives de Robert Heinlein, De Verne à Heinlein, mis en ligne le 08 février 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=274.

Auteurs

Roger Bozzetto

Littérature comparée. Université de Provence, Aix-Marseille I. roger.bozzetto@free.fr