Loxias-Colloques | 8. Ecrire en Suisse pendant la grande Guerre | Ecrire en Suisse pendant la Grande Guerre
Michèle Crogiez Labarthe :
Editorial.
Écrire en Suisse pendant la Grande Guerre : Romain Rolland, Pierre Jean Jouve, Louis Dumur
Colloque de littérature française et d’histoire de l’édition, Berne, 26 et 27 mars 2015
Texte intégral
Préface
Les conditions nouvelles instituées par l’état de guerre, surtout quand il est total comme c’est le cas dès l’été de 1914, frappent directement les écrivains qui veulent continuer à écrire : sont en cause, entre autres, l’évolution de leur situation matérielle et sociale, celle de la censure, la mobilisation des ouvriers du livre, la crise du papier et bien sûr l’état d’esprit des lecteurs. Écrire exige alors de choisir entre se mettre au service de l’action ou temporiser ; chaque écrivain doit décider s’il veut chercher à faire publier ses œuvres ou attendre pour cela la fin des hostilités.
Au milieu du brasier, la place de la Suisse pouvait passer pour une île, selon l’image dont Marie-Noëlle Brandt-Crémieux détaille les significations métaphoriques. Compte tenu de sa place géographique, politique, géostratégique dirait-on aujourd’hui, la Suisse, officiellement neutre, pouvait-elle offrir aux écrivains francophones des conditions différentes de celles qu’ils trouvaient en France ou en Belgique ? Des écrivains, Français ou de langue française, ont effectivement cherché en Suisse des conditions pour écrire, voire publier, pendant le premier conflit mondial ; les figures les plus notables, sinon les mieux connues de cet « exil littéraire » sont Romain Rolland, Pierre Jean Jouve et Louis Dumur, auxquels les études qui suivent se sont principalement intéressées. Alors que des travaux récents ont déjà montré que ce fut aussi le cas d’écrivains allemands ou germanophones, ce colloque vient renouveler l’étude des conditions intellectuelles, éditoriales, sociales qui ont conduit ces écrivains à choisir la Confédération. En se fondant sur l’étude biographique et littéraire de ces personnalités de la littérature en français pendant la première Guerre mondiale, les études qui suivent permettent de définir et de mesurer l’impact qu’a pu avoir, dans une certaine création littéraire, la spécificité du contexte helvétique : la neutralité, le maintien des possibilités de rencontres avec des étrangers – parfois des « ennemis » –, les conditions éditoriales suisses.
Cette interrogation ne peut pas être envisagée dans l’abstrait. Elle se concentre tout d’abord sur quelques figures essentielles d’écrivains qui ont décidé de vivre et d’écrire en Suisse : Romain Rolland et son pacifisme revendiqué, notamment au travers de son célèbre article Au-dessus de la mêlée, bien sûr, mais aussi Pierre Jean Jouve, Louis Dumur ou Stefan Zweig, germanophone mais lié à Rolland. Tous entretiennent en effet un rapport, d’ordre intellectuel ou privé, avec Romain Rolland, figure centrale de la vie littéraire en Suisse à cette époque, comme le donne à constater à la place qu’il tient dans les études qui suivent, même quand elles ne lui sont pas expressément consacrées.
La Suisse a offert à Romain Rolland, outre des conditions pour écrire et publier, un lieu de réflexion privilégié au cœur de l’Europe en guerre. C’est en Suisse en effet qu’il a pu s’interroger sur ce que le lieu offre à la vie de l’esprit, nommément la question centrale du colloque : ce que la réalité diplomatique suisse apporte aux écrivains qui ont choisi de vivre en Suisse à partir de 1914. Réciproquement, il s’agit de concevoir comment la Confédération helvétique peut accorder sa neutralité avec les débats littéraires d’auteurs étrangers sur son territoire, et notamment avec le pacifisme de Rolland. Avec le pacifisme, le questionnement se fait même philosophique. Car le pacifisme a été un courant philosophique et littéraire très actif, bien avant l’été 1914, mais le déclenchement de la guerre impose concrètement un cadre nouveau aux positions pacifistes. Marginalisés, vilipendés parfois, les pacifistes cherchent dans le pays neutre qu’est la Suisse à la fois un lieu d’exil et un refuge. La réalité belliqueuse, militaire, sanglante et funèbre qui les entoure met à l’épreuve leurs convictions et leur activité d’écrivains.
Il s’agit aussi de comprendre pourquoi un Genevois comme Louis Dumur doit, à la même époque, s’exiler à Paris pour publier ses articles. Les études de Denis Bussard et de François Jacob rendent compte de l’importance de la censure et, surtout, en s’appuyant sur des travaux récents et des archives inédites, éditoriales et épistolaires, de l’importance de la propagande en Suisse pendant la guerre. Denis Bussard, outre l’exposition qu’il a largement préparée, et dont le catalogue ici publié laisse voir quelques-uns des manuscrits inédits qui constituent les fonds des Archives littéraires suisses (Bibliothèque nationale Suisse, Berne), a souligné la difficulté de trouver en Suisse un éditeur ou une maison de publication proprement littéraire ; Marie-Noëlle Brand Crémieux et Nicolas Morel ont montré la récupération presque exhaustive des publications faites en Suisse par l’un ou l’autre des pays belligérants. Cette perception de la Suisse tiraillée entre les belligérants contraste avec l’idée encore largement reçue d’une Suisse terre de refuge pour des écrivains pacifistes regroupés autour de la figure de Romain Rolland. Car cette guerre, que les auteurs autour de Rolland considèrent comme une véritable catastrophe européenne, est à bien des égards un moment de remise en question de la sphère politique et sociale.
La Suisse se dote tardivement d’un appareil de surveillance et de répression des publications, en 1915, et crée une législation où coexistent censure militaire et censure politique. Cette dernière interdit notamment « d’avilir dans l’opinion publique ou de livrer à la haine ou au mépris, par la parole ou l’écriture, par l’image ou la représentation, un peuple, un chef d’État ou un gouvernement étranger » (Ordonnance fédérale du 2 juillet 1915). Or comment exprimer le pacifisme de Romain Rolland, Pierre Jean Jouve et Stefan Zweig ou les critiques de Louis Dumur à l’égard de la Suisse dans ce cadre légal ?
On se doit encore de questionner le champ esthétique. La guerre, son cortège de violence et de morts modifie-t-elle le comportement proprement littéraire des écrivains de façon significative ? Deux contributions questionnent le champ de l’esthétique : Dagmar Wieser nous montre que si le Shell shock, expression qui rend compte de l’horreur de la guerre et du traumatisme qu’elle induit, est une réalité qui influence bon nombre d’écrivains, il est trop tôt pour que cela se répercute dans les écrits parus en Suisse entre 1914 et 1918. À l’opposé, Patrick Suter a montré comment la revue Dada exploite les restrictions matérielles causées par la guerre pour remettre en question les tendances esthétiques de l’époque. Le mouvement Dada joue en effet du rationnement de papier en recyclant avant l’heure tous les types et formats de feuilles possibles créant ainsi au cœur de la guerre une revue à contre-courant, dont tous les numéros sont uniques. Malgré tout, les relations personnelles se poursuivent, non sans heurts parfois. Muriel Pic a mis au jour des archives inédites du poète Pierre Jean Jouve, toutes liées à la période de la Première Guerre mondiale, documents précieux pour préciser la relation complexe que Jouve entretient avec Rolland durant ses années d’exil à Genève.
Ce colloque avait pour but de combler un vide relatif dans l’histoire littéraire suisse. Il était fondé sur l’idée que les pratiques littéraires et éditoriales des auteurs francophones en Suisse pendant la Guerre méritaient une étude qui leur soit consacrée spécifiquement, pour mieux comprendre comment s’est formé et s’est structuré cet espace de création et de débat autour de Romain Rolland et comment il interagissait tant au sein de l’espace public suisse qu’avec les nations belligérantes. C’est bien autour des idées pacifistes exprimées par Romain Rolland dans son article « Au-dessus de la mêlée » paru dans le Journal de Genève que se sont réunis de nombreux écrivains et poètes. Comme le montre Corinne Fournier Kiss, l’attraction autour de Rolland n’est pas limitée à la Suisse romande, il joue aussi un rôle essentiel dans la vie personnelle et créatrice de Stefan Zweig. Reste que cette relation à Romain Rolland ne conduit pas à des positions littéraires univoques : le positionnement ambigu de Louis Dumur dans l’espace journalistique suisse est certes également lié à la présence de Romain Rolland, il n’en diffère pas moins radicalement dans son propos. Nicolas Gex et François Jacob en ont très bien montré les principaux enjeux : Dumur se voit interdire les presses suisses, notamment le Journal de Genève, et doit publier en France. Son propos soulève l’adhésion des ennemis de Romain Rolland, qui critiquent ce pacifisme jugé au mieux comme un défaitisme, au pire comme de la germanophilie, au-delà de leurs propres querelles politiques. Enfin, si c’est bien autour des idées pacifiques de Romain Rolland que se réunissent bon nombre de penseurs et d’écrivains, il ne faut pas non plus négliger la dimension quasi mystique qu’il prend auprès de certains, et notamment aux yeux de Pierre Jean Jouve, ainsi que nous le montrent les communications de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert.
Bibliographie
Bibliographie sommaire
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Pour citer cet article
Michèle Crogiez Labarthe, « Editorial.
Écrire en Suisse pendant la Grande Guerre : Romain Rolland, Pierre Jean Jouve, Louis Dumur », paru dans Loxias-Colloques, 8. Ecrire en Suisse pendant la grande Guerre, Ecrire en Suisse pendant la Grande Guerre, Editorial.
Écrire en Suisse pendant la Grande Guerre : Romain Rolland, Pierre Jean Jouve, Louis Dumur, mis en ligne le 23 août 2017, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=976.