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François Jacob  : 

Louis Dumur et Paul Seippel, écrivains en guerre

Résumé

Paul Seippel est sans nul doute l’une des principales cibles de Louis Dumur. Trop peu « neutre » à son goût, l’auteur des Deux France s’est selon lui irrémédiablement compromis avec la partie « germanophile » de la Suisse, dont il n’est, avec ses complices du Journal de Genève, qu’un piètre représentant.

Index

Mots-clés : Allemagne , Journal de Genève, Mercure de France, neutralité, Première Guerre mondiale, Suisse romande

Géographique : Berne , Genève, Paris, Suisse romande

Chronologique : Première Guerre mondiale , XXe siècle

Texte intégral

En guerre, certes, mais l’un contre l’autre.

Tout semblait pourtant devoir rapprocher Dumur et Paul Seippel. Leur amour de la poésie, tout d’abord : Paul Seippel rédige plusieurs articles sur Péguy, et Dumur est toujours intéressé, plusieurs années après la parution de ses recueils Neva et Lassitudes, par la question du mètre français. Leur amour de Rousseau, ensuite : l’un et l’autre participent, selon des modalités différentes mais avec une même ardeur, à la préparation des fêtes du bicentenaire de sa naissance, en 1912. Leur amour de la Suisse, aussi, et de la Suisse romande, en particulier, que les manifestations commémoratives de l’entrée de Genève dans la Confédération ont précisément permis, juste avant la Guerre, de pleinement réaffirmer. Leur activité journalistique enfin, qui aurait d’autant pu les rapprocher qu’ils avaient quelques amis communs et des centres d’intérêt apparemment convergents.

La Guerre, bien entendu, va tout bouleverser. Ou du moins elle va faire surgir, de manière abrupte, les points de rupture des deux hommes. C’est Dumur qui, osons le mot, ouvre le feu. Il prononce en effet un discours à l’occasion du banquet de l’Escalade de la Société de Belles-Lettres de Genève, en décembre 1914. Or il s’oppose d’emblée, dans ce discours, à la définition de la neutralité promue par le Journal de Genève, sous la signature de Georges Wagnière ou de Paul Seippel, après l’invasion de la Belgique et la découverte des « atrocités allemandes », en août et septembre 1914. La « neutralité morale » prônée par les rédacteurs du Journal de Genève n’est ainsi, selon Dumur, qu’une « superbe indifférence pour tout ce qui se passe autour de nous », voire la preuve d’un « manque de courage ». Être suisse, c’est dès lors déployer son drapeau « tout entier, sachant qu’en même temps que la patrie matérielle, son territoire et ses frontières », le véritable patriote doit « sauvegarder la patrie morale, tout ce que signifie et que contient pour lui ce beau nom de Suisse1. »

Il faut attendre quelques mois pour découvrir la réponse de Paul Seippel, qui prononce en date du 2 février 1915, à Bâle, sous les auspices de la Nouvelle Société Helvétique, un discours intitulé « Les événements actuels vus de la Suisse romande », discours qui sera répété sept jours plus tard devant le corps des officiers de la Suisse allemande cantonnés dans la région de Bâle. Dumur n’est pas nommé, ou pas encore, dans le réquisitoire de Seippel, qui n’évoque qu’un « concert discordant de voix furieuses » parmi lesquelles se distinguent « quelques centaines de bavards qui s’agitent, vocifèrent et remplissent les journaux de leurs rodomontades et de leurs trop faciles injures. » Ces « héros de l’écritoire » font bien pâle figure auprès des « soldats qui chaque jour risquent leur vie dans les tranchées ». Mais dans « leur surenchère d’insanité » ils ne cherchent en fait qu’un « procédé de réclame » et travaillent « dans le fiel, dans la haine et dans l’exaspération de l’orgueil national2. » Les choses, on le voit, s’enveniment.

Le deuxième acte de Dumur tient en la publication d’un bref essai en avril 1915, achevé à la fin février déjà, à l’enseigne des Cahiers vaudois : Culture française et culture allemande. Dumur démontre qu’il n’existe pas de civilisation allemande, à la différence de la française, de l’italienne ou de l’anglaise. La marque d’une vraie civilisation est la coexistence d’une Bildung (formation) et d’une Kultur (culture) : or si l’Allemagne est fortement pourvue de la première, elle est dénuée de la seconde.

C’est également en cette année 1915 que survient, dans les couloirs du Mercure de France, un incident notable. Alfred Vallette, qui songe depuis plusieurs mois à impulser un certain nombre de changements dans la revue, souhaite désormais disposer d’une « chronique suisse » incluse dans la rubrique « À l’étranger » et destinée à succéder à la chronique suisse romande, jugée trop littéraire. René de Weck, ancien titulaire, est contacté par Dumur pour en prendre la direction. Face à son refus en raison de ses fonctions d’attaché de Légation à Londres, Vallette la confie à Dumur lui-même. Et Dumur l’occupe du 1er mai 1915 au 1er octobre 1918 avec en tout 37 articles dans lesquels il développe son opinion sur l’attitude de la Suisse durant le conflit. Le 21 septembre toutefois, Vallette relate à Dumur, dans une lettre que nous avons heureusement conservée, un regrettable incident :

Un jour, une personne que vous connaissez (et que je ne nomme pas ici parce qu’en ces temps troublés la correspondance n’est pas sûre) laquelle personne est apparentée, je crois, à quelqu’un qui approche ou fait partie du gouvernement helvétique, est venue -tout exprès- me trouver pour me prévenir officieusement que vos articles ayant le caractère d’une campagne, étaient considérés en haut lieu comme dangereux pour l’ordre public, et qu’on était décidé à saisir la revue si ces articles continuaient. Le numéro de septembre était alors sous presse. Il a paru avec votre article, et je n’ai reçu de Suisse aucune réclamation d’abonné, d’où je conclus qu’il n’a pas été saisi3.

« Il a paru avec votre article » : l’article en question est le compte rendu de « Ce qui nous unit », conférence de l’écrivain bernois Carl Albert Loosli prononcée à l’Association romande de Berne et publiée dans le dernier fascicule de la Bibliothèque universelle. Loosli fustige la presse alémanique qu’il accuse de s’être mise au service de l’étranger, puis « ajoute qu’il ne connaît pas assez la presse de la Suisse romande pour se rendre compte si l’infiltration de l’étranger y est aussi considérable que dans la Suisse allemande » :

J’ose lui déclarer que non (...mais...)
Aux germanistes de la Suisse alémanique je joindrais volontiers les « neutralistes » de la Suisse romande. Ils sont en petit nombre, mais influents. Ce sont des gens qui, terrorisés à l’idée d’une scission possible en Suisse, préfèrent renoncer à défendre l’idéal helvétique, au profit d’une neutralité de convention, plutôt que de se résoudre à parler un peu fermement aux oreilles entêtées de nos embochés. […] Ils ont changé la belle devise de la malheureuse Belgique L’union fait la force en celle-ci, à l’usage de la Suisse romande : La force fait l’union4.

Les choses sont maintenant claires. Georges Wagnière et Paul Seippel sont les cibles désignées de Louis Dumur. Un nouvel incident, daté du 25 octobre 1915, rend irréconciliables les positions des uns et des autres :

Je ne veux pas passer sous silence, comme la presse suisse, une manifestation qui s’est produite, le 25 octobre dernier, à Genève, lors de l’inauguration de la nouvelle Faculté universitaire des Sciences économiques et sociales. […] M. William Rosier, chef du gouvernement genevois, qui présidait, a prononcé, au cours de son discours d’inauguration, de remarquables déclarations à l’adresse de l’Allemagne, de l’attitude de ses universitaires et du fameux manifeste des intellectuels. C’était peut-être sortir de la neutralité - tout au moins de la neutralité morale- mais puisque à Berne, avec M. Hofmann, nous vivons déjà « en marge de la constitution », je ne vois pas pourquoi, à Genève, par contre-partie, nous ne vivrions pas aussi un peu en marge de la neutralité5.

L’attitude du Journal de Genève est évidemment condamnable, en ce qu’elle favorise, par son absence de réaction, la germanophilie rampante des « neutralistes ». Dumur remarque d’ailleurs que ses propres articles « ont le don de les inquiéter et de les irriter. » La conclusion est dès lors attendue : « ils crient au scandale, le scandale étant pour eux non ce qui se fait, mais de le dire. » Et l’auteur de Nach Paris ! de créer, ou de relayer, le néologisme de neutroboches. René Morax fait de son côté, dans son article « Témoignages », inclus dans le premier numéro du Spectateur vaudois, un constat tout à fait analogue :

Que reprochait-on si vivement à Dumur ? D’avoir appelé typhus, avec la franchise d’un praticien, ce que les médecins Tant-Mieux nommaient, en hochant la tête : fièvre muqueuse, ou fièvre bénigne ; les plus neutres : indisposition passagère. On n’aime pas à connaître le nom de sa maladie, surtout si c’est une maladie honteuse. Tout le monde le chuchote, mais si quelqu’un le prononce à haute voix, c’est un chut scandalisé ; on se retranche derrière le secret professionnel. Le coupable n’est pas celui qui fait le mal, mais celui qui le dénonce6.

On imagine aisément que Paul Seippel ne peut rester neutre – osons le mot – face à de telles attaques. Il publie en date du 6 octobre 1916 un article intitulé « Vérités helvétiques » où il fustige la « susceptibilité chatouilleuse » de « certains suisses romands » qui se croient « tout permis » envers « leur propre pays ». Dumur est rapidement pris à partie :

Il en est un qui poursuit, dans une Revue de Paris, une campagne de dénigrement systématique contre les autorités de son pays. La censure française elle-même a trouvé qu’il allait trop loin et lui a adressé un avertissement. [...] Faisons comme Figaro. Hâtons-nous d’en rire pour n’être pas tentés d’en pleurer7.

C’est alors une véritable escalade. Dumur publie Les Deux Suisse l’année suivante et se trouve relayé, le 16 décembre 1918 par un article de Georges Batault intitulé : « Les Neutraux : le cas de M. Paul Seippel ». La guerre est pourtant terminée, et l’on pouvait penser que la question de la neutralité helvétique ne se posait plus de manière aussi aiguë. Mais précisément : Batault, véritable sous-matin de Dumur, fustige ces « amis de la dernière heure », véritables « amphibies du neutralisme » qui se gargarisent d’une victoire qu’ils auraient plutôt contribué, par leurs articles pro-allemands, à considérablement retarder :

Je rappelle ici, pour les lecteurs français qui en ignoreraient, que comme doctrine le « neutralisme » est un composé de prudence pusillanime et de germanisme honteux. M. Paul Seippel... est le représentant le plus typique de ces neutralistes intransigeants d’hier qui se font remarquer aujourd’hui par leur zèle intempérant à prodiguer aux Alliés leur louange exaltée, mêlée, il est vrai, d’objurgations et de conseils qui fleurent toujours un vague parfum de perfidie8.

Perfidie dont Georges Batault s’emploie à montrer qu’elle ne se limitait pas chez Paul Seippel à l’exercice de la plume, mais pouvait nourrir ce qu’on appellera plus tard, en d’autres temps et dans une autre guerre, haute trahison. Du « rêve », le traître Seippel est en effet passé à « l’action » :

C’est ainsi, à ce que m’ont raconté des amis très sûrement informés, que le professeur Seippel s’entremit, en 1917, pour introduire à la Légation d’Italie à Berne, en vue d’amorcer les pourparlers d’une paix séparée entre l’Italie et l’Autriche, son ami le professeur Foerster de Munich, pacifiste notoire, aujourd’hui ministre de la république bavaroise à Berne […]. La tentative échoua, MM. Foerster et Seippel en furent pour leurs frais9.

Les réactions à cet article sont très nombreuses et Alfred Vallette se trouve inondé de lettres d’encouragement ou de protestation, signe que le débat, au moment où se discutent les modalités des « réparations » allemandes dont le montant doit être inscrit dans le traité de paix, est toujours aussi vif. Pierre Mille, dans une lettre du 9 janvier 1919, regrette les « pages virulentes » sur Paul Seippel. L’article en effet « n’est pas équitable » et est même « de nature à nuire à la cause française en Suisse ». Et de dresser un portrait surprenant du professeur zurichois, au moment où l’on pouvait encore croire à la victoire allemande : « Blême, désemparé, il errait la nuit dans les rues pour trouver, à force de fatigue physique, le sommeil qui le fuyait. Il était désespéré.10 » Philippe Godet se montre au contraire des plus enthousiastes : « Vous avez joliment bien fait, écrit-il à Georges Batault, de dire au Rév. P. Seippel ce que beaucoup de Suisses pensent de lui. » N’était-ce pas avoir une âme véritablement « boche » que d’oser minimiser les atrocités allemandes en Belgique et de suggérer que les Français pouvaient bien en avoir fait autant en Alsace ? « Ainsi, les crimes français étaient prouvés, mais les crimes boches ne l’étaient pas ! Voilà, si je ne me trompe, la vraie neutralité11. »

Personne en tout cas ne se trompe sur le véritable commanditaire de l’article. C’est bien Dumur qui est à l’origine de la campagne de dénigrement menée contre le malheureux Seippel, auquel il cherche même, comme en témoignent quelques lettres conservées dans une enveloppe « Seippel » actuellement consultable à la Bibliothèque Carnegie de Reims12, des origines allemandes. La touche finale au portrait du rédacteur du Journal de Genève sera portée, comme on sait, dans le dernier des « romans de guerre » de Louis Dumur, La Croix rouge et la Croix blanche, opportunément sous-titré : La Guerre chez les Neutres. Un roman qui vient tout à la fois clore la tétralogie romanesque que Louis Dumur consacre à l’évocation de la première Guerre mondiale et les diverses polémiques qu’il avait développées sur l’identité suisse : question religieuse, définition de la neutralité, fossé entre Romands et Alémaniques, etc.

C’en est bien fini, en 1925, date de la publication de La Croix rouge et la Croix blanche, des relations tumultueuses de Paul Seippel et Louis Dumur. Seippel aura d’ailleurs la bonne grâce de mourir l’année suivante et Dumur, deux ans plus tard, éprouvera les premiers symptômes du cancer du larynx qui l’emportera à son tour, le 28 mars 1933.

Notes de bas de page numériques

1 Louis Dumur, Discours prononcé à l’occasion du banquet de l’Escalade de Société de Belles-Lettres de Genève, décembre 1914.

2 Paul Seippel, « Les événements actuels dus de la Suisse romande », discours prononcé à Bâle le 2 février 1915 sous les auspices de la Nouvelle Société Helvétique.

3 Alfred Vallette, l.a.s. à Louis Dumur, 21 septembre 1915, Archives Cantonales vaudoises, PP 538/187.

4 Louis Dumur, Les deux Suisse : 1914-1917, Paris, Bossard, 1917, p. 84.

5 Louis Dumur, « Suisse », Mercure de France, tome CXII, no 420, 1er décembre 1915, p. 768.

6 René Morax, « Témoignages », dans Le Spectateur vaudois, no 1, 1915, repris dans Louis Dumur, Les deux Suisse : 1914-1917, Paris, Bossard, 1917, p. 107.

7 Paul Seippel, « Vérités helvétiques », Journal de Genève, 6 octobre 1916.

8 Georges Batault, « Les Neutraux : le cas de M. Paul Seippel », Mercure de France, t. CXXX, no 492, 16 décembre 1918, p. 719.

9 Georges Batault, « Les Neutraux : le cas de M. Paul Seippel », art. cit., p. 725.

10 Pierre Mille, l.a.s. à Alfred Vallette, 9 janvier 1919, Fonds Dumur, Bibliothèque Carnegie, Reims, dossier 2, enveloppe B, « Paul Seippel ».

11 Philippe Godet, l.a.s. à George Batault, Fonds Dumur, Bibliothèque Carnegie, Reims, dossier 2, enveloppe B, « Paul Seippel ».

12 Fonds Dumur, Bibliothèque Carnegie, Reims, dossier 2, enveloppe B, « Paul Seippel ».

Pour citer cet article

François Jacob, « Louis Dumur et Paul Seippel, écrivains en guerre  », paru dans Loxias-Colloques, 8. Ecrire en Suisse pendant la grande Guerre, Ecrire en Suisse pendant la Grande Guerre, Louis Dumur et Paul Seippel, écrivains en guerre , mis en ligne le 22 août 2017, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=935.

Auteurs

François Jacob

François Jacob, maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, est président de la Société Louis Dumur dont il a édité plusieurs textes. Il a par ailleurs produit plusieurs monographies sur le dix-huitième siècle et a dirigé pendant quatorze ans l’Institut et Musée Voltaire de Genève.