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Nicolas Morel  : 

La « presse de l’exil » en Suisse pendant la Première Guerre mondiale

Résumé

Entre 1914 et 1918, la Suisse devient une tribune privilégiée pour différents ressortissants, idéologues et intellectuels des peuples en guerre, ce dont témoigne l’accroissement conséquent du nombre de nouveaux périodiques. D’une moyenne de 50 dans les années précédant la guerre, on passe ainsi à 79 publications créées en 1915, 76 en 1916 et 100 en 1917. Cette évolution notable du nombre de périodiques fondés en Suisse durant la Première guerre mondiale, et plus particulièrement celle des périodiques étrangers, souligne la spécificité de la Suisse comme lieu de publication libre en même temps que l’importance de la presse comme vecteur d’idéologie morale et politique.

Index

Mots-clés : guerre ; censure ; immigration , presse

Géographique : Suisse ; Belgique ; Égypte ; Ukraine

Chronologique : Première Guerre mondiale ; XXe siècle ; 1914-1918

Plan

Texte intégral

Entre 1914 et 1918, la Suisse est une tribune privilégiée pour les ressortissants des différentes nations belligérantes. L’accroissement conséquent du nombre d’ouvrages, de brochures, de revues ou de pamphlets, tous plus ou moins liés à des questions de propagande, publiés en Suisse pendant cette période en témoigne, autant que la présence d’intellectuels de renom, tel le cercle de pacifistes qui gravite autour de Romain Rolland. C’est même une véritable effervescence éditoriale à laquelle la Suisse est confrontée durant tout le temps que dure la guerre. Celle-ci confirme, d’une part, la spécificité de la Suisse comme lieu de publication : on y jouirait d’une liberté plus importante qu’ailleurs en Europe. Elle souligne d’autre part, et même surtout, l’importance de l’écrit comme vecteur d’idéologie morale et politique, ce que confirme d’ailleurs le recours fréquent à l’imprimé par les différents services de propagande1, tout comme les tensions qui en résultent et qui déchirent le pays : ce sont en effet les difficultés auxquelles la Suisse a dû faire face durant le conflit pour maintenir sa neutralité, sa sécurité et surtout son unité qui sont rappelées2.

Cette étude entend porter un coup de projecteur sur un type bien précis de publication. Nous allons en effet exclusivement parler de journaux tirés de ce que nous qualifions comme « la presse de l’exil ». Pendant la Première Guerre mondiale, les titres qui appartiennent à cette catégorie de la « presse de l’exil » regroupent toute une série de périodiques au sens large – quotidiens, hebdomadaires, mensuels, feuilles d’avis, bulletins d’agence de presse, etc. Ces périodiques ont pour caractéristique d’être produits par des immigrés ou des Suisses, et d’être un vecteur explicite, dans une langue nationale ou non, de la politique intérieure d’un pays étranger3. C’est même précisément le fait que certains rédacteurs soient Suisses qui interdit l’utilisation d’une expression comme la « presse des immigrés » : celle-ci n’aurait en effet tenu compte que des auteurs étrangers en Suisse. Le terme d’immigré décrit certes l’origine des rédacteurs mais ne permet pas de tenir compte de la destination du texte. D’ailleurs, celle-ci, tout comme la réelle provenance des périodiques et des fonds qui les soutiennent, reste bien souvent mystérieuse. Le terme d’exil présente au contraire l’avantage d’être plus général : il peut s’appliquer tant aux individus exilés qu’au destinataire, voire même à l’objet, si l’on pense à une écriture de l’exil. Enfin, le critère du choix de la langue de publication du document pose la question du destinataire réel du texte. S’agit-il de Suisses, d’étrangers présents en Suisse (internés, réfugiés, diplomates, etc.), ou ces revues sont-elles destinées à l’exportation ? Dans tous les cas, elles semblent ne pas pouvoir se comprendre en dehors du cadre de la propagande, dont il nous faudra toutefois affiner les contours.

Pays neutre et situé au milieu des principales puissances belligérantes, la Suisse est traditionnellement comprise à la fois comme une terre d’asile et comme un centre à partir duquel se développe une importante propagande. Tant le rôle humanitaire joué par la Suisse que son importance géostratégique dans la diffusion des propagandes allemandes, françaises, américaines ou russes pendant le conflit ont fait l’objet d’études récentes et il ne s’agit pas ici de remettre en question la pertinence de ces travaux4. La question se voit de surcroît rendue plus complexe par le contexte de la guerre. Dépassé par le nombre de publications, la virulence de certains titres, et surtout par le fait que la presse en général devient une véritable arme de guerre, le Conseil fédéral décide, le 30 septembre 1914, en vertu de ses pleins pouvoirs, de suspendre la liberté de la presse5. D’abord exclusivement militaire, la censure est dirigée à partir de centres régionaux. Outre le fait que l’approche militaire s’avère vite trop restreinte, la censure à cette époque n’est pas appliquée de manière homogène : tous les centres n’appliquent pas la même sévérité. La censure est reprise en main par le Conseil fédéral en juillet 1915. Il institue alors un système de contrôle de la presse où coexistent une censure militaire et une censure politique. Laissant les questions militaires à la charge de l’armée, le Conseil fédéral entend surtout répondre aux entreprises de propagande qui menacent l’unité du pays. Il nomme une Commission de contrôle de la presse qui mêle hommes politiques et représentants du journalisme dans le but d’unifier, à l’échelon fédéral, le contrôle des produits de l’imprimerie6. Il est désormais interdit, notamment, « d’avilir dans l’opinion publique ou de livrer à la haine ou au mépris, par la parole ou l’écriture, par l’image ou la représentation, un peuple, un chef d’Etat ou un gouvernement étranger7 ». Or comment promouvoir en Suisse l’existence d’une nation sans écorner l’image de l’Empire auquel elle est rattachée ? quel jeu instaurent alors les rédacteurs avec les institutions fédérales en charge du contrôle de la presse pour pouvoir publier8 ?

Étude quantitative

Une étude quantitative des titres qui se rapportent à notre catégorie des périodiques de l’exil parus en Suisse entre 1914 et 1918 permet de relever tout d’abord l’importance de ce phénomène. On dénombre ainsi la création de près de 500 périodiques, en tout, durant cette période, dont exactement 101 qui concernent la catégorie de la presse de l’exil9. Près d’une publication sur cinq imprimée en Suisse est explicitement tournée vers l’étranger. L’impression de saturation de l’espace public par ce type d’imprimés ressort encore plus clairement si l’on fait une lecture chronologique de ces chiffres : les années qui précèdent le début du conflit voient en effet la création d’environ 50 nouvelles revues chaque année, alors qu’on passe à 79 revues créées en 1915, 76 en 1916 et même 100 en 1917. À l’autre extrémité, il n’y a que 23 revues qui continuent à être créées après 1918. Elles ne sont plus que 7 après 1920, toutes liées à des activités commerciales ou évangéliques entre la Suisse et un pays tiers. Les 16 revues qui cessent de publier entre 1918 et 1920 sont des revues polonaises, ukrainiennes, russes, serbes ou grecques qui toutes transposaient le débat politique de leur pays en Suisse, et en français. Leur existence, tout comme le fait que celle-ci soit limitée aux années de guerre, suggère qu’il semble bien exister, en Suisse, pendant la Première Guerre mondiale, une tendance croissante du recours à la presse périodique comme mode de communication politique.

La question de la langue de publication des périodiques doit également être abordée. Sur ces 101 publications, 53 sont publiées dans une des langues nationales. C’est cette partie du corpus qui va m’intéresser : à quel public est destiné ce type de revue ? Il semble a priori évident qu’une revue allemande soit écrite en allemand. En revanche, comment comprendre la publication en français de revues égyptiennes, polonaises, lituaniennes ou ukrainiennes ? Ces revues sont-elles exclusivement à comprendre comme des armes de propagande au service des grandes puissances ? S’adressent-elles à une communauté linguistique soit réfugiée en Suisse soit restée au pays ? ou peuvent-elles aussi être comprises comme l’émanation de la volonté d’émancipation de minorités politiques présentes en Suisse ? D’ailleurs, ces approches sont-elles complètement exclusives l’une de l’autre ?

Un rapide coup d’œil sur la répartition géographique des périodiques parus en Suisse pendant cette période suffit à confirmer deux idées. Premièrement, l’utilisation de l’espace médiatique suisse n’est pas uniquement réservée aux grandes puissances10 : en fait pratiquement chaque pays est représenté par une revue en Suisse à cette époque. Deuxièmement, même si l’essentiel des publications sont relatives aux pays d’Europe de l’Est, la présence dès 1914 d’une publication indienne et d’une égyptienne démontre que l’on touche aussi à la question des colonies, dominions et protectorats des Alliés. La transposition en Suisse, dans les pratiques d’écriture et dans l’espace médiatique, de la dimension mondiale du conflit ressort déjà de cette première approche. Le nombre et la diversité des périodiques de la presse de l’exil parus en Suisse pendant la guerre imposent pourtant une lecture prudente : tous les périodiques sont-ils rattachés aux puissances belligérantes ? Peut-on comprendre de la même manière tous les périodiques nationalistes, qu’ils soient belges, égyptiens, grecs, ukrainiens, indiens ou polonais, qui paraissent en Suisse et en français pendant le conflit ? De même, les périodiques plus ou moins ouvertement rattachés à des entreprises de propagande ne peuvent-ils pas aussi relever d’une forme d’alliance de circonstance ?

L’hypothèse à vérifier serait alors la suivante : si les grandes puissances utilisent l’espace médiatique suisse comme arme de guerre, certaines nations peuvent aussi l’utiliser à des fins de propagande nationale, pour revendiquer leur existence ou leur indépendance11. Ce qui se jouerait à ce moment-là, ce ne serait ainsi pas uniquement le conflit en cours, mais également un espace en périphérie de la guerre : l’avant-guerre et ses crispations, l’après-guerre avec les traités de paix et la redéfinition des territoires nationaux qui ne manqueront pas de devoir être réglés. L’espace médiatique Suisse servirait alors de plateforme diplomatique à plusieurs peuples qui, au moyen de ces publications parues en Suisse, se joueraient des alliances traditionnelles pour revendiquer une indépendance nationale d’abord, puis une existence et une autonomie étatique.

Décrypter tous les articles de tous les numéros de tous les journaux concernés, soit plus d’une centaine de titres, sans compter les archives qui s’y rapportent, est un travail qui dépasse le cadre que se propose cette étude. C’est pourquoi nous l’avons restreinte à l’étude de trois cas particuliers : ceux proposés par les revues intitulées La Patrie égyptienne, La Revue ukrainienne, et La Belgique libre. Ces trois revues sont parues en français, en Suisse, et recouvrent trois moments différents du conflit. Elles permettent de relever la présence en Suisse d’une forme spécifique du journalisme de guerre, d’en dégager les principales tendances et de montrer les tensions à l’œuvre entre rédacteur et institutions publiques à différents moments de la Grande guerre.

La Patrie égyptienne

La Patrie égyptienne présente un premier cas d’interdiction de publication prononcée par les autorités fédérales pendant la guerre. Le programme de la revue tel que l’énonce son rédacteur, le dénommé Dr. Mansur Rifat, laisse d’ailleurs peu de doutes quant à la dimension propagandiste de sa publication :

Ne vous étonnez pas, chers compatriotes, de me voir ici, en Europe, si loin de la Patrie. Comme moi, vous savez que la liberté, dans notre pays, souffre d’une contrainte aussi cruelle que brutale, le musèlement de la presse et l’interdiction des réunions publiques m’ont fait fuir cette terre de servitude. Je suis venu en ce pays m’inspirer de ses libertés, et travailler à l’indépendance de l’Égypte12.

La Patrie égyptienne se donne donc ouvertement pour tâche de travailler à « l’indépendance de l’Égypte », dont on rappelle qu’elle se trouve sous protectorat anglais. Il s’agit alors autant d’affirmer l’indépendance de l’Égypte, que son importance historique ou sa haute culture. N’est-elle pas « la mère de l’humanité13 », comme la présente le rédacteur ? C’est donc ici l’Angleterre qui est visée à travers les différents articles de ce journal qui porte comme sous-titre : « organe mensuel de l’émancipation égyptienne14 », et comme slogan : « L’Égypte aux Égyptiens et par les Égyptiens15 ». Il semble donc, du moins dans un premier temps, que le journal se donne pour finalité d’affirmer une existence nationale par le biais de la presse écrite :

L’Angleterre nous accuse, dans ses journaux, d’être incapables de nous gouverner ; c’est une tactique que les impérialistes ont su prendre pour mieux se maintenir dans le pays occupé ; eh bien, nous, Égyptiens nous devons lui faire une guerre de presse, et démontrer au monde civilisé la fausseté de ces accusations16.

Une « guerre de presse », donc, tel est le programme de la Patrie égyptienne. La dimension propagandiste semble ici assumée. Bien qu’elle ne soit pas dirigée en faveur de l’une des grandes puissances, on conçoit aisément qu’elle soit vue d’un bon œil par l’Allemagne17. La personnalité ambiguë de rédacteur en chef de la revue renforce cette impression : Mansur Rifat, alias Mansur-Bey, né à Alexandrie en Égypte, naturalisé américain et vivant à Genève. Mansur Rifat est docteur en médecine, art qu’il ne pratique pourtant pas, ou plus, soit qu’il s’agisse en réalité d’une couverture, soit qu’il le délaisse pour se consacrer à l’édition de journaux18. Membre fondateur d’un club égyptien à Genève, il s’adresse, contrairement à la Revue ukrainienne, que nous aborderons ci-dessous, de façon explicite, au moins officiellement, aux égyptiens. On peut alors penser que ce journal était destiné à l’exportation, et non au marché suisse, comme le montre son acharnement à poursuivre la publication et la transporter hors de Suisse même après son interdiction en août 191419. Mais ce public différent change-t-il quelque chose à la portée propagandiste de cette revue ? Dans ce cas-ci, ce n’est pas au public cible qu’il faut s’intéresser, mais à la provenance de la revue. Qui l’imprime, et surtout qui la paie ? 

Nous avons fait plusieurs surveillances et filé le nommé Rifat-Bey rect. Rifat Mansur, Dr. en médecine non pratiquant, directeur et rédacteur du journal Le Patriote égyptien objet de la note ci-jointe aux fins d’établir s’il se rendait en zone pour y expédier des journaux ; nous n’avons pas pu établir qu’il s’y rendait, mais avons remarqué qu’il se présentait fréquemment à l’imprimerie Pfeffer, où s’imprime le Nouvelliste, organe allemand20.

La Patrie égyptienne a donc bel et bien des liens avec les services de propagande allemands. Ces derniers, semble-t-il, ne pouvaient que se montrer intéressés à l’idée de collaborer à la publication d’un journal qui nuise à l’image d’un rival commun. La revue s’attache en effet à montrer non seulement l’influence néfaste de l’Angleterre sur l’Égypte, où elle abuse d’un pouvoir qu’elle a obtenu arbitrairement. Mais surtout la publication insiste sur les nombreuses atrocités commises dans les lieux où l’Angleterre s’est installée, et notamment en Inde. La série d’articles rédigés par un acolyte de Rifat, le suisse Louis-Frédéric Hoffmann, lui aussi au service du Nouvelliste allemand21, intitulés « L’Angleterre en décadence », présente ainsi la conquête de l’Inde sous ses aspects les plus innommables. C’est même la publication séparée de cette brochure qui est à l’origine de l’expulsion de Mansur Rifat du territoire suisse22. Tout semble alors clair : La Patrie égyptienne est un journal qui sert la propagande allemande.

Pourtant, plusieurs éléments invitent à nuancer le propos. Premièrement, la ligne éditoriale de Mansur Rifat est tenue tout au long des 7 numéros qui paraissent avant l’interdiction qui frappe le journal durant l’été 1914. Aucun article ne salit l’image des autres pays en guerre. Il n’est jamais question ni de la Russie, ni de la France. C’est bien l’Angleterre et sa prise de pouvoir en Égypte qui cristallisent toute la haine de l’auteur. Deuxièmement, il n’est jamais non plus question explicitement de l’Allemagne, ni même indirectement, pas plus que de n’importe quel autre évènement de la guerre. Le journal s’attache avant tout à montrer, avec articles et photos à l’appui, que le mouvement indépendantiste égyptien est légitime et bien vivant. Mansur Rifat n’agit-il pas alors avant tout par pragmatisme ? S’il s’entend avec les allemands, ne serait-ce pas alors faute de pouvoir utiliser un autre canal pour véhiculer ses idées ?

Le Dr. Rifat Mansur dit avoir le droit de faire connaître les vérités sur l’Égypte, si l’on ne peut, dit-il, faire insérer ces articles dans les journaux locaux, il faut bien s’adresser à un journal qui veut bien le faire ; c’est ce qui est arrivé avec un article paru dans la Dépêche Suisse, et dont la Tribune de Genève a critiqué cet article et le Dr R. se crût diffamé et répondit à l’administration de ce Journal par une lettre ouverte qui ne fut pas publiée, de là l’énervement du Dr. R. et qui fut l’objet d’une réponse à sa lettre ouverte et contre ses agissements par M. James [Hasson], correspondant du Journal Le Phare d’Alexandrie. […] Le Dr. Rifat depuis l’intervention de la censure soit dans le mois d’août, lorsque M. le Commissaire […] a perquisitionné dans son domicile, en veut aux autorités qu’il qualifie de « rien du tout », ou peu de chose, prétendant qu’il a droit dans un pays neutre de faire entendre ce que bon lui semblerait23.

Ce rapport a le mérite de faire ressortir les difficultés que posent ces journaux et leurs liens avec les offices de propagande en Suisse pendant la guerre. Mansur Rifat ne prétend-il pas uniquement défendre son pays d’une ingérence qu’il estime abusive ? N’est-il pas pourchassé et persécuté par la police d’un pays qu’il croyait libre ? Comme si cela ne suffisait pas, n’est-il pas interdit de plume, alors que ses ennemis, dit-il, ont, quant à eux accès aux grands quotidiens ? Enfin, les Allemands n’ont de leur côté aucune raison de cacher les propos de Rifat. Qu’il défende ou non avec sincérité l’Égypte dans sa publication, l’auteur se trouve de fait, aux yeux des autorités, enrôlé du côté de la propagande allemande24.

Un autre aspect doit alors être ici relevé : ce sont en effet aussi les limites de la censure telle qu’elle se pratiquait en Suisse au début de la guerre qui sont ici mises en évidence. La description factuelle et maladroite de l’agent Lachenmann en est l’exemple. Uniquement militaire jusqu’en 1915 et dépendante de la lecture que peuvent en faire les agents présents sur le terrain, elle se trouve vite submergée par le nombre de publications25. L’agent genevois s’est-il montré plus sévère avec une publication favorable aux desseins de l’Allemagne ? La Commission de contrôle de la presse, créée en juillet 1915 et dont les prérogatives sont énumérées par l’Arrêté du Conseil fédéral, du 27 juillet 1915, aurait-elle changé quelque chose ? Même si cette publication reste suspecte, pour toute une série de raisons objectives, on peut se demander si son cas aurait été traité différemment.

Un cas de propagande avéré : La Revue ukrainienne – ou la promotion par l’Allemagne des velléités séparatistes des peuples de Russie

La Revue ukrainienne est un journal mensuel rédigé exclusivement en français et édité à Lausanne par un certain Arthur Seelieb entre 1915 et 191726. 7 numéros de cette revue sont publiés durant ce laps de temps, et tous suivent une ligne éditoriale très claire : rendre visible la situation politique, culturelle et sociale de l’Ukraine. C’est ce que précise le programme du premier numéro de juillet 1915 :

Notre but unique tient dans ce mot : renseigner. Certes, dans l’ordre politique, nous avons nos idées et nous comptons les exposer loyalement, mais nous savons que seuls les soldats et les diplomates auront le soin de régler le sort politique de l’Ukraine et nous ne prétendons pour notre part qu’éclairer l’opinion publique27.

La mission que se donne la revue est a priori relativement neutre : « renseigner » ou « éclairer » la population sur les malheurs dont est victime un peuple opprimé et pris en tenaille entre les différents protagonistes de la guerre semble en effet moins lié à une propagande allemande ou française qu’à l’étendue même du conflit. Ne s’agit-il pas ici de ressortir une aspiration à tendance séparatiste chez des peuples restés sous le joug d’une des grandes puissances européennes ? C’est en effet d’abord la question de la prise de parole qui ressort de ces textes. L’enjeu se situerait alors dans une volonté d’exister en tant que peuple. Cette volonté s’affirme alors par l’écrit, au sein de l’espace médiatique suisse. L’« opinion publique » dont il est question, soit le public visé, serait tout autant la Suisse francophone, la communauté internationale francophile qui y réside, voire la France toute proche, à qui semble explicitement destinée une publication sur l’Ukraine et rédigée en français28.

De fait, le contenu de la publication semble confirmer cette hypothèse. L’éditeur nous y présente toutes les spécificités du peuple ukrainien dans une série d’articles intitulés « L’Ukraine et les Ukrainiens », dans lesquels il décrit l’histoire, les traditions et le mode de vie de ce peuple. Il y est également question de culture, avec un article sur la « Société scientifique de Chevtchenko », ou encore de politique contemporaine avec un article sur « Les partis politique de l’Ukraine russe ». Autant de chapitres qui exemplifient la volonté d’Arthur Seelieb d’« informer et d’instruire, de faire connaître l’histoire et la littérature ukrainiennes29 ». La reconnaissance de l’Ukraine en tant qu’État passe donc ici par la promotion de l’existence d’une nation ukrainienne au bénéfice d’un peuple, d’une langue, d’une histoire, d’une culture et d’un avenir qui doit être distingué ceux de la Russie :

Nous protestons contre les oppresseurs et voulons être compris de tous ceux qui désirent la justice ; en particulier nous tendons une main fraternelle aux peuples opprimés de la Russie dont la situation ressemble à celle des Ukraniens. Confiants dans le triomphe final du droit, nous envoyons dans le monde les exemplaires de notre premier numéro. […] Le vingtième siècle sera le siècle des nationalités. Puissent les peuples libres aider l’Ukraine asservie à secouer ses liens. Puisse la fin de la grande guerre être le début d’une ère nouvelle de justice et de fraternel amour30.

De la guerre, il n’est ainsi presque pas question dans le programme d’Arthur Seelieb, sauf lorsqu’il s’agit d’en envisager la fin. Il se montre ainsi tout entier tourné vers la résolution du conflit, et invoque même le droit et la justice comme soutien à la parole du peuple ukrainien. Le contenu de La Revue ukrainienne semble ainsi confirmer cette volonté d’utiliser la Suisse comme plateforme pour toucher l’opinion publique internationale et la sensibiliser à la question de l’indépendance ukrainienne. D’ailleurs, en tant que pays libre et neutre, la Suisse ne peut-elle pas que se montrer solidaire d’un peuple aspirant à l’imiter ? Pourtant, le « programme » qui introduit le premier numéro de la revue comporte déjà quelques éléments qui doivent nous mettre en garde contre une interprétation trop naïve de son contenu.

Ce n’est que la Russie qui est attaquée dans ces lignes. Une remarque, glissée en note de bas de page, confirme cette idée. Il y est fait mention de l’occupation de la Galicie par les Russes, accusés d’avoir détruit les bibliothèques du pays. Outre le fait anecdotique d’avoir rendus difficile le travail d’établissement de l’histoire ukrainienne par le rédacteur de La Revue ukrainienne, cet attentat envers la culture évoque surtout, de façon symétrique, les évènements qui se sont déroulés en Belgique. Subrepticement, l’auteur met donc sur un pied d’égalité l’Allemagne et la Russie, coupable désormais aux yeux de « l’opinion publique » des mêmes exactions. Ensuite, l’identité du principal acteur de la revue, Arthur Seelieb, ne va pas non plus sans poser de problème. Lui-même cultive d’ailleurs le flou quant à ses origines :

Je croyais être dispensé de faire une déclaration sur mes principes personnels et mon origine, par le programme même de la Revue Ukrainienne dont le but purement scientifique est de renseigner l’Europe sur les ukrainiens, sur leur valeur culturelle et leurs aspirations. […] Dès l’apparition du premier numéro de la Revue, je fus attaqué de tous les côtés et la remarque que je ne suis pas Ukrainien moi-même, a donné lieu à des suppositions que je tiens à rectifier. Je suis Polonais et ardent patriote ; comme tel je me range sous le drapeau de ceux qui luttent pour une Pologne absolument libre et indépendante, dans ses limites ethnographiques. Quant aux Ukraniens, je suis né dans leur pays et je les connais depuis mon enfance31.

Polonais né en Ukraine avec un nom à forte consonance allemande, et réclamant des frontières respectant une notion pour le moins discutable de « limites ethnographiques », Arthur Seelieb est un rédacteur suspect. Nous ne disposons d’ailleurs d’aucune autre information biographique le concernant. Il ne participera qu’aux trois premiers numéros avant d’être remplacé par deux rédacteurs tout aussi mystérieux : Eugène Batchinsky pour les numéros 4 à 6 et G. Jaccard pour le dernier numéro. Ces changements fréquents de rédacteurs inconnus (et peut-être même fantoches) contribuent aussi à rendre cette publication douteuse. Enfin, la défense des nationalités dont l’auteur se revendique représente un des volets de la propagande des puissances belligérantes32. Il s’agit d’exciter le nationalisme des peuples qui constituent l’alliance ennemie pour l’affaiblir. Promouvoir l’indépendance de l’Ukraine n’est alors pas anodin, dans la mesure où c’est un territoire qui va faire l’objet de convoitise de part et d’autre. Toujours est-il que le flou qui entoure cette revue ne va pas sans inspirer la méfiance quant à l’honnêteté de son projet éditorial, ainsi qu’en témoigne la réaction des autorités fédérales :

La Suisse est en outre le siège d’une propagande allemande particulière et qui comprend d’une part une campagne anti-russe et une campagne pacifiste. Des Russes réfugiés en divers points mais particulièrement à Lausanne, éditant la « Revue Ukrainienne », laquelle préconise une séparation de l’Ukraine (de Pinke jusqu’à Odessa) et de la Russie. Le rédacteur en chef porte le nom allemand de Seelieb33.

La Revue ukrainienne incarne parfaitement les problèmes que pose la presse de l’exil qui paraît en Suisse pendant la guerre. Les autorités fédérales en sont d’ailleurs parfaitement conscientes, lorsqu’elles affirment qu’« un très grand nombre d’organisations privées, de rédactions de journaux, de groupements bénévoles se sont donné la mission de travailler à façonner l’opinion étrangère34 ». Sous couvert d’une défense des peuples opprimés faite d’après le droit et en invoquant jusqu’au sentiment de justice, l’auteur cherche avant tout à discréditer la Russie et ses Alliés aux yeux de l’opinion publique35. La propagande est utilisée ici comme une arme de guerre. D’ailleurs, le danger a dû être reconnu et traité comme tel par les autorités. La revue cesse en effet de paraître au cours de l’année 1917, sans que l’on ne sache officiellement pourquoi36. Reste que cet épisode montre également le sérieux des autorités suisses face à la propagande que peut représenter un périodique étranger.

La Belgique Indépendante : démonstration de la pertinence de la Commission de contrôle de la presse

La Commission de contrôle de la presse mise en place par le Conseil fédéral en juillet 1915 est-elle influencée par l’une ou l’autre des puissances en guerre, ou comme l’affirme l’un de ses membres, a-t-elle fait « preuve aussi d’impartialité et d’indépendance en résistant à certaines suggestions venant de haut … »37. Le cas de La Belgique Indépendante, journal politique bimensuel, édité par Jean Bary, qui paraît à Genève à partir du 15 février 1916, et dont le programme insiste autant sur la nécessaire indépendance de la Belgique que sur les abus anglais commis en accord avec le gouvernement provisoire de Belgique. Le premier numéro commence presque comme les deux autres revues traitées précédemment, par un hommage à la Suisse, peuple libre au milieu des puissances belligérantes, et par une volonté d’affirmer par le biais de l’écrit une indépendance politique non reconnue dans les faits.

Il est impossible à un organe belge paraissant à Genève de ne pas exprimer tout d’abord à la population suisse les sentiments de vive et profonde reconnaissance qui nous animent à son égard. Quand la paix sera revenue et que nous pourrons songer au devoir de rendre hommage à ceux qui nous ont aidés dans une cruelle infortune, notre plus chaud souvenir ira aux Suisses et c’est avec un soin pieux que nous relèverons par le détail tout ce qu’il ont fait pour nous. […] La Belgique qui réfléchit n’a qu’un désir : c’est de se rapprocher, après le cataclysme actuel, des petits États toujours exposés comme elle à travers les siècles de civilisation comme à travers les siècles de barbarie et de demi-civilisation, aux entreprises des grands. Elle tient en particulier à l’amitié des Suisses démocrates, qui ont l’honneur d’avoir créé l’État le plus moderne, l’État modèle du monde38.

Les textes rédigés et édités par Jean Bary adoptent un ton généralement très critique envers l’Angleterre, coupable selon lui d’avoir favorisé ses intérêts au détriment de ceux de la Belgique lors d’une prétendue négociation de paix39. Cette négociation a-t-elle eu lieu, n’est-elle qu’une rumeur qui arrive tardivement et de façon déformée en Suisse à Jean Bary ? Toujours est-il qu’elle est un prétexte pour attaquer l’attitude de l’Angleterre. Jean Bary ne s’en prive d’ailleurs pas, incluant dans la critique son propre gouvernement, coupable d’anglophilie. Le propos est parfois même violent ; le langage souvent outrancier :

Nous ne savons si le gouvernement belge, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, répondra à l’odieuse et ridicule tentative d’intimidation organisée au parlement anglais par M. Asquith et Sir Edward Grey, d’accord avec M. le ministre de Belgique à Londres ; ou bien s’il y opposera le dédain de son méprisant silence. […] Nous savions depuis longtemps que l’Angleterre ne s’était aucunement battue pour nous, et que nous avions sauvé Calais pour elle sur l’Yser. Mais nous ne pouvions soupçonner que John Bull eût adopté la théorie de ce personnage légendaire, qui n’hésitait pas à sacrifier au besoin ses enfants pour leur conserver un père et qu’elle eût fait sienne, politiquement et diplomatiquement, la tactique du colonel Repington40.

Cette ligne dure n’est évidemment pas du goût des responsables politiques belges présents en Suisse. La légation de Belgique dénonce Jean Bary dès le mois de mars 1916, soit au moment de la parution du premier numéro de la revue. Dès lors, La Belgique Indépendante fait l’objet d’une surveillance pointue de la part des différents membres de la Commission du contrôle de la presse. Cette surveillance, qui a heureusement été conservée dans les archives fédérales, décrit de l’intérieur le fonctionnement de cette commission exceptionnelle, et montre la façon dont elle gère les cas limites où une publication peut être taxée de propagande.

[…] la Belgique indépendante revêt tous les caractères d’un violent réquisitoire contre l’Angleterre et sort ainsi de la neutralité que nous avons le droit et le devoir d’imposer aux étrangers qui vivent chez nous. Il est inadmissible qu’ils profitent de l’abri que nous leur accordons pour se livrer à des attaques contre leur propre gouvernement ou un groupe de belligérants. Il est superflu de relever que les affirmations de Jean Bary ne reposent sur aucun fondement et paraissent des plus fantaisistes. En outre la publication de la Belgique indépendante est de nature à augmenter chez nous le trouble et l’agitation des esprits41.

Exagérations, partis pris, violence verbale, les articles de Jean Bary ont en effet de quoi attirer l’attention des autorités. Très vite d’ailleurs, ce sont la réelle provenance de ces articles ainsi que leur destination supposée qui sont remises en question par le rapporteur de la Commission du contrôle de la Presse : ce Jean Bary, n’est-il pas lui aussi un « von Bary » ?

Déjà dans la presse suisse on se demande, non sans apparence de raison, si ces opuscules ne sont pas de la propagande allemande déguisée et si l’auteur n’est pas un « von Bary ». Le fait est que ces brochures, qui se vendent 40 ou 50 centimes, ne peuvent trouver en Suisse qu’un très faible écoulement et doivent avoir des bailleurs de fonds intéressés à leur diffusion. Déjà l’on prétend qu’elles sont répandues en Belgique par les soins de l’Allemagne. Ces derniers faits étant assez difficiles à prouver. Il n’en reste pas moins que la Belgique indépendante est une publication des plus suspectes et contraire à la neutralité, et doit être, sinon interdite, du moins frappée de l’interdiction de l’envoi sous pli ouvert et de l’interdiction de l’exposition dans les vitrines42.

La publication belge paraît de prime abord elle aussi pouvoir être rattachée à un organe de propagande allemande, décidément bien présente dans la presse étrangère qui paraît en Suisse pendant la guerre. Dans ce cas précis, c’est non seulement la tonalité des articles, mais surtout leur prix de vente qui renforcent chez les autorités l’impression que ce soi-disant Jean Bary se sert de l’hospitalité suisse pour publier des pamphlets d’origine germanique et destinés à la propagande extérieure contre l’Entente. L’arsenal répressif préconisé ici par la Commission de contrôle de la presse est le plus élevé qui soit : dénonciation au Conseil fédéral, interdiction d’envoi ouvert et d’exposition, ce qui équivaut, concrètement, à l’impossibilité de vente43. Notons au passage le fait que ladite commission ne peut qu’édicter des recommandations qu’elle fait suivre au Conseil fédéral. Ce dernier peut ensuite décide ou non d’appliquer. En l’occurrence, les mesures prises ne vont pas jusqu’à l’interdiction, puisque plusieurs numéros de La Belgique Indépendante sont régulièrement dénoncés par la Légation de Belgique. Toujours surveillé, le bimensuel de Jean Bary ne s’écarte pas de sa ligne, et fait l’objet de plusieurs nouvelles évaluations de la part de la Commission de Contrôle de la Presse :

Il est certain que La Belgique indépendante est écrite dans un langage le plus souvent violent, qui appellerait l’intervention de la Commission de contrôle, et effectivement, celle-ci a interdit divers numéros à l’envoi ouvert par la poste et à l’exposition. Nous ne pouvons toutefois souscrire à l’opinion de la Légation de Belgique, émise en ces termes dans sa note : « Mais plusieurs numéros du pamphlet de M. Bary ont encore paru en continuant invariablement à avilir le Gouvernement belge et à le livrer au mépris et à la haine ». Ce n’est pas le Gouvernement belge qui est l’objet des attaques de la Belgique Indépendante. Les articles de celle-ci, qui sont dus pour la majeure partie à la plume du rédacteur Jean Bary, ne sont pas dirigés contre un peuple étranger, ni contre un chef d’État, ou son gouvernement, mais ils combattent une tendance déterminée dans le sein du gouvernement belge, respectivement certains de ses membres dont l’attitude avant et après l’invasion de [la] Belgique, apparaît, à tort ou à raison, aux yeux du fanatiquement libéral Belge Bary, comme ayant été et étant malheureuse pour son pays. La Commission a dû également se convaincre, que la supposition qu’elle avait faite dès le début, à savoir que La Belgique indépendante devait cacher une œuvre de propagande allemande, était non fondée. Elle croit aujourd’hui voir en cette publication un simple organe du libéralisme passionné qui veut continuer, pendant la guerre depuis le sol de notre patrie, la lutte contre le cléricalisme belge44.

Ce revirement d’opinion autour de l’interprétation à donner aux propos virulents de Jean Bary confirme-t-il le succès de l’approche préconisée par les autorités fédérales45 ? Il semble tout du moins indiquer qu’il faut nuancer l’idée selon laquelle toute la presse, et notamment celle que nous avons qualifiée de presse de l’exil, répond exclusivement à une logique de propagande au bénéfice de l’un des belligérants. Ici, l’auteur n’est certes pas indépendant. Il est très vraisemblablement soutenu par d’autres libéraux restés en Belgique, comme le sous-entend ce passage. Son bimensuel relève bien d’une propagande que l’on peut décrire comme « fanatique ». Mais il n’est finalement question que de politique interne. Les Anglais ne sont pas visés par Bary en tant que puissance belligérante, ou parce qu’ils sont les ennemis de l’Allemagne, mais en raison d’une supposée opposition à un processus de paix avantageux pour la Belgique. Les Allemands se voient même, eux aussi, écornés tout au long des numéros de La Belgique indépendante, sans d’ailleurs que la Commission de contrôle de la presse ne s’en émeuve. Elle ne cède pas non plus aux demandes répétées de la Légation de Belgique pour faire interdire cette revue, apportant ainsi une preuve de son indépendance.

Peut-on aller jusqu’à conclure de cette volte-face que la commission de contrôle mise en place par les autorités fédérales est une structure efficace ? Organe de censure politique, mesure exceptionnelle nécessitée par la guerre, la Commission de contrôle de la presse a pourtant montré des exemples de sévérité. Elle a tenu plusieurs rapports qui ont débouché sur plusieurs sanctions prise par la Conseil fédéral. Certaines revues ont ainsi soit dû changer de titre46, soit ont été explicitement interdites. Il semble d’ailleurs, d’après Paul Rochat, que la Commission de contrôle de la presse se soit montrée particulièrement attentive à ne laisser passer aucune insulte ni aucune critique abusive envers l’un ou l’autre des gouvernements en guerre47. Cet exemple démontre en réalité surtout que la commission de contrôle de la presse a su se montrer relativement libérale.

Conclusion

Les imprimés qui entrent dans la catégorie de la presse de l’exil sont caractéristiques d’un phénomène important qui touche la Suisse durant la Première Guerre mondiale. Importance quantitative d’abord, puisque même restreint à son minimum, le nombre de journaux qui rentrerait dans le cadre de cette communication comprendrait 101 titres de revue, dont la moitié en français. Il s’agit donc d’un dixième du total des publications pour la période choisie. Importance qualitative ensuite, puisque la lecture critique de ces revues permet d’affiner notre compréhension de la propagande qui se joue sur le territoire suisse. Écrire en français, en Suisse romande, dans une revue qui présente un peuple étranger est un acte qui dépasse souvent le cadre d’une revue, pour toucher aux limites géographiques et temporelles du conflit dans son ensemble. Dans le grand brassage qu’impose la guerre, ce sont les crispations d’avant-guerre et la redéfinition des territoires, après la guerre, qui sont en jeu. Il s’agit, plus précisément, pour ces différentes rédactions, d’affirmer une forme d’existence nationale pour la revendiquer, avant d’éventuellement parvenir à la faire reconnaître.

Les trois cas choisis révèlent bien la complexité des phénomènes de propagande, qu’il faut interpréter avec prudence : on ne peut pas comprendre le cas de La Belgique indépendante par le biais d’une approche trop rigide. Il faut avoir à l’esprit les différentes tensions qui se dessinent tout au long des articles de la revue : des questions de politique nationale ne sont ainsi pas suspendues par la guerre, dont il faut bien prévoir l’après. C’est peut-être d’ailleurs ce même souci de l’après-guerre (ou parallèle à la guerre ?) qui a pu en partie expliquer l’alliance entre Mansur Rifat et un organe de presse germanophile. Faute d’alternative, il publie là où on lui en offre la possibilité. Même s’il se trouve alors de fait enrégimenté par un service de propagande allemand. L’interdiction prononcée envers la Patrie égyptienne et l’expulsion du territoire Suisse dont a souffert Mansur Rifat en 1914 montre d’ailleurs que cette question n’a pas été prise à la légère. Elle démontre aussi, surtout, la difficulté d’apporter une réponse adéquate et circonstanciée à un phénomène devenu incontrôlable. Le modèle choisi dès 1915 par le Conseil fédéral, soit une commission qui mélange experts et personnalités politiques, se révèle alors, comme le montre le cas de La Belgique indépendante une approche qui se veut individualisée et plutôt libérale. En mêlant aux instances de contrôle officielles des journalistes de métier, qui connaissent le monde de la presse et ses codes, le Conseil fédéral a choisi une commission qui puisse se montrer capable de comprendre l’esprit de la loi et d’interpréter les propos tenus au sein des différentes revues au cas par cas. Est-ce suffisant pour récuser les accusations de germanophilie des autorités fédérales, telles qu’elles sont portées, notamment, par Louis Dumur ?

Notes de bas de page numériques

1 Pour ces deux derniers points, voir : Alexandre Elsig, « Entre discorde et concorde : la cohésion nationale à l’épreuve des propagandes », dans Roman Rossfeld, Thomas Buomberger, Patrick Kury (éd.), 14/18 : la Suisse et la Grande Guerre, Baden, Hier und Jetzt, 2014, p. 77.

2 Sur cette question, voir notamment dans ce volume : Marie-Noëlle Brand-Crémieux « Introduction historique. 1914-1918 : la Suisse, un îlot dans la tourmente ? » ; Nicolas Gex, « ‘Ne pouvant dire ce que je pense en Suisse, je le dis ailleurs, où je peux.’ Louis Dumur : un critique de la Suisse en exil à Paris ? ».

3 Les archives concernant ces périodiques se trouvent aux Archives fédérales suisses, dans le fonds E27#06.H.3.f.3.

4 Voir pour cette étude l’ouvrage cité ci-dessus de Roman Rossfeld, Thomas Buomberger et Patrick Kury (éd.), 14/18 : la Suisse et la Grande Guerre, Baden, Hier und Jetzt, 2014. Cet ouvrage est lié à l’exposition « Sous le feu des propagandes. La Suisse face à la Première Guerre mondiale », Exposition de la Bibliothèque nationale Suisse, Berne, 21 août – 9 novembre 2014. Enfin, ces questions ont fait l’objet d’une thèse soutenue en 2014 à l’Université de Fribourg : Alexandre Elsig, Les Shrapnels du mensonge, Lausanne, Antipodes, 2017.

5 Alexandre Elsig, « Les aléas de la Censure », In Roman Rossfeld, Thomas Buomberger, Patrick Kury (éd.), 14/18 : la Suisse et la Grande Guerre, Baden, Hier und Jetzt, 2014, p. 52-53.

6 Ordonnance fédérale du 2 juillet 1915, confirmée par une feuille du 27 juillet de la même année. Voir : Eugène Broye, La Censure politique et militaire en Suisse pendant la guerre de 1914-1918, Paris ; Neuchâtel, Éditions Victor Attinger, sd. et Paul Rochat, « La Guerre, la Presse et la Censure. Aperçu historique et critique », in Annuaire de la Presse Suisse et chronique politique. 1915 - 1916, Zurich, Orell Füssli, 1916, p. 7-64.

7 Ordonnance fédérale du 2 juillet 1915, article premier. In Annuaire de l’association de la Presse Suisse et Chronique politique, 1915-1916, publié par l’Association de la Presse Suisse, Zurich, Orell Füssli, p. 61.

8 Il faudrait également, peut-être, s’interroger sur les conditions matérielles de possibilités de publication de toutes ces revues à une période où le papier enchérit, et où les matières premières s’épuisent. (Voir à ce propos l’exemple de la revue Dada présenté dans cette revue par Patrick Suter dans son article : « Éditer en temps de guerre, inventer dans la pénurie : la revue Dada à Zurich (1917-1919) ».

9 Pour tous ces chiffres, voir la chronologie à la fin de l’ouvrage de Fritz Blaser, Bibliographie de la Presse Suisse, Bâle, Birkhäuser, 1956-1958. En particulier tome 2, p. 1287-1291.

10 On retrouve ainsi par ordre alphabétique : l’Albanie (1 publication) ; l’Allemagne (4) ; l’Angleterre (4) ; l’Arménie (3) ; l’Autriche (2) ; la Belgique (3) ; le Brésil (1) ; la Bulgarie (1) ; l’Égypte (4) ; l’Espagne (1) ; les États-Unis (1) ; la France (5) ; la Grèce (3) ; l’Inde (1) ; l’Italie (5) ; la Lettonie (4) ; la Lithuanie (3) ; le Luxembourg (1) ; les Pays du Maghreb (1) ; le Monténégro (1) ; la Pologne (18) ; la Russie (16) ; la Serbie (8) ; la Turquie (1) ; l’Ukraine (4). On relève également la présence de quatre publications à l’attention des communautés juives et une pour la communauté tzigane.

11 Alexandre Elsig, Les Shrapnels du mensonge, op. cit, p. 405.

12 Patrie égyptienne, n° 1, p. 1.

13 Patrie égyptienne, n° 2, p. 1.

14 Patrie égyptienne, titre, n° 1, p 1.

15 Patrie égyptienne, titre, n° 1, p. 1.

16 Patrie égyptienne, n° 2, p. 1.

17 Alexandre Elsig relève également cette instrumentalisation par l’Allemagne des “petites nations”, notamment des « colonies anglaises en Orient », à des fins de propagande. Les Shrapnels du mensonge, op. cit., p. 406.

18 Voir à ce sujet la correspondance autour de Mansur Rifat présente dans le fonds des Archives fédérales suisses E27#1000/721#13877*.

19 « Le journal le patriote égyptien [sic pour Patrie égyptienne], est interdit, mais doit encore s’imprimer car l’on voit encore quelques nos chez lui. », Rapport autographe signé des agents Moret et Lachenmann, Genève, Département de Justice et Police, Service de la Sûreté du Canton de Genève, « Renseignements… » 2 novembre 1914. (AfS, E27#1000/721#13877*).

20 Rapport autographe signé des agents Moret et Lachenmann, Genève, Département de Justice et Police, Service de la Sûreté du Canton de Genève, « Renseignements… » 2 novembre 1914. (AfS, E27#1000/721#13877*)

21 « M. Hoffmann Louis Frédéric est originaire de Môtier (Neuchâtel) habite Genève depuis 30 ans, est chargé comme traducteur au journal Le Nouvelliste, organe allemand que lui-même a déclaré être subventionné par M. Le Consul allemand. Il écrit également en compagnie de Rifat Mansur dans Le Patriote Égyptien et d’autres brochures, ceci depuis le début de la guerre. » Rapport autographe signé, Agent Lachenmann, Genève, Département de Justice et Police, Service de la Sûreté du Canton de Genève « Enquête sur Rifat & Hoffmann », 2 novembre 1914. (AfS, E27#1000/721#13877*).

22 « Nous avons l’honneur de vous informer que dans sa séance d’aujourd’hui le Conseil fédéral, en application de l’article 70 de la Constitution fédérale, a prononcé l’expulsion du territoire de la Confédération du Dr. med. Mansur Rifat, né en 1883 à Alexandrie (Égypte), actuellement domicilié à Genève, qui, par la publication d’une brochure L’Angleterre en décadence et par ses agissements en général a compromis la neutralité qu’il convient à la Suisse d’observer. » Directive non signée du Département de Justice et Police, Berne, 13 novembre 1914. (AfS, E27#1000/721#13877*).

23 Rapport autographe signé des agents Moret et Lachenmann, Genève, Département de Justice et Police, Service de la Sûreté du Canton de Genève, 2 novembre 1914. (AfS, E27#1000/721#13877*).

24 « Dans la seconde partie du conflit, les propagandes étendent leur matraquage à l’ensemble des forces accessibles. Trois nouveaux champs sont enrégimentés. Le premier affecte la multitude de groupes nationalistes luttant pour leur indépendance depuis leur exil helvétique, comme les Baltes, les Polonais, les Égyptiens, les Ukrainiens […] [on] s’en prend avant tout à l’impérialisme des forces de l’Entente. » Alexandre Elsig, « Entre discorde et concorde : la cohésion nationale à l’épreuve des propagande », dans Roman Rossfeld, Thomas Buomberger, Patrick Kury (éd.), 14/18 : la Suisse et la Grande Guerre, Baden, Hier und Jetzt, 2014, p. 96.

25 Eugène Broye, La Censure politique et militaire en Suisse pendant la guerre de 1914-1918, p. 117.

26 Fritz Blaser, Bibliographie de la Presse suisse, t. II, p. 846.

27 La Revue Ukranienne, n° 1, juillet 1915.

28 « C’est avec un grand espoir que nous nous adressons dès aujourd’hui au public de langue française, pensant que, non content d’accueillir favorablement notre publication, il nous saura gré de notre initiative et nous prodiguera ses encouragements. » La Revue Ukranienne, n° 1, juillet 1915, p. 4.

29 La Revue Ukranienne, n° 1, juillet 1915, p. 4.

30 La Revue Ukranienne, n° 1, juillet 1915, p. 4.

31 Le Revue Ukrainienne, n° 2, août 1915, p. 1.

32 Cf. la note 22 ci-dessus. Ou encore, par exemple : Alexandre Elsig, Les Shrapnels du mensonge, op. cit., 2017, pp. 409-411 ; Georges-Henri Soutou (dir), Recherches sur la France et le problème des Nationalités pendant la Première Guerre mondiale (Pologne - Lithuanie - Ukraine), Paris, Presse de l’Université de Paris - Sorbonne, 1995 ; Georges Portal, Russes et Ukrainiens, Paris : Flammarion,1970 ; Vojislav G. Pavlovic, « Les buts de guerre alliés et leur soutien aux nationalités opprimées : novembre 1917 – mai 1918 », Balcanica, Belgrade, Institute for Balkan Studies, SASA, 2011, n° 42, p 49-75.

33 Archives fédérales, Notes sur les écrits de propagande allemande, p. 42.

34 Archives fédérales, Notes sur les écrits de propagande allemande, p. 4.

35 Cette revue s’adresse-t-elle aussi à d’éventuels ukrainiens francophones présents en Suisse ? Il faudrait connaître l’importance de ce lectorat potentiel avant de le conclure.

36 Les archives disponibles ne mentionnent aucune trace des débats qui n’ont pourtant pas manqué d’exister autour de l’interdiction d’une revue explicitement liée à une entreprise de propagande allemande. Le fonds consacré aux périodiques étrangers parus en Suisse est à ce titre étrangement peu documenté pour toute la partie ayant trait à la question de la presse russe. Il n’existe qu’un dossier « nationalités russes » mais il est presque vide.

37 « Mais ici le secret professionnel m’arrête » nous dit Paul Rochat, « La Guerre, la Presse et la Censure. Aperçu historique et critique », in Annuaire de la Presse Suisse et chronique politique. 1915-1916, Zurich, Orell Füssli, 1916, p. 43.

38 « Merci », Belgique Indépendante, n° 1, 15 février 1916, p. 1.

39 « Nous croyons savoir qu’il y a un mois un accord fut en effet près d’être conclu entre l’Allemagne d’une part, la Belgique, la France et l’Angleterre d’autre part. Les Allemands consentaient à évacuer notre territoire et les régions françaises envahies de la France jusqu’à la Meuse. […] Une large indemnité était prévue pour la Belgique dont l’attitude correcte et loyale était solennellement reconnue. Cet accord, négocié par une personnalité belge éminente, avait été agréé à Paris. Il ne fut pas ratifié à Londres. » Belgique Indépendante, n° 1, 15 février 1916, p. 1.

40 Belgique Indépendante, n° 2, 1er mars 1916, p. 7.

41 Paul Rochat, Président de l’Association de la Presse Suisse, membre de la Commission de contrôle de la presse, rapport autographe signé, Lausanne, 27 mars 1916. (AfS, E27#1000/721#13869*).

42 Paul Rochat, Président de l’Association de la Presse Suisse, membre de la Commission de contrôle de la presse, rapport autographe signé, Lausanne, 27 mars 1916. (AfS, E27#1000/721#13869*).

43 Eugène Broye, La Censure politique et militaire en Suisse pendant la guerre de 1914-1918, p. 117.

44 A. Welti, lettre dactylographiée signée, Berne, 15 mai 1916. (AfS, E27#1000/721#13869*).

45 On pourrait être tenté de voir dans ce revirement que, comme le note Alain Clavien : « Depuis l’entrée en guerre des Américains, plusieurs germanophiles alémaniques ont tendance à réviser leurs positions, conscients du fait que la victoire allemande s’éloigne. » Alain Clavien « Intellectuels suisses et la Grande guerre : un engagement vigoureux » in. Roman Rossfeld, Thomas Buomberger, Patrick Kury (éd.), 14/18 : la Suisse et la Grande Guerre, Baden, Hier und Jetzt, 2014, p. 118.

46 Le Messager polonais, par exemple, s’intitulait La Pologne aux Polonais jusqu’en juin 1916. Voir Fritz Blaser, Bibliographie de la Presse Suisse, p. 781.

47 Cf. ci-dessus, note 36.

Pour citer cet article

Nicolas Morel, « La « presse de l’exil » en Suisse pendant la Première Guerre mondiale », paru dans Loxias-Colloques, 8. Ecrire en Suisse pendant la grande Guerre, Ecrire en Suisse pendant la Grande Guerre, La « presse de l’exil » en Suisse pendant la Première Guerre mondiale, mis en ligne le 22 août 2017, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=906.

Auteurs

Nicolas Morel

Assistant/doctorant en littérature française à l’Université de Berne, Nicolas Morel travaille à la rédaction d’une thèse consacrée à la réception de Voltaire sous la Restauration. Auparavant archiviste, puis collaborateur scientifique pour l’Institut et Musée Voltaire et la Ville de Genève, il a notamment participé à la création de l’exposition « Nota Bene : de la musique avec Rousseau » lors du tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau, qui a donné lieu à un ouvrage co-rédigé avec François Jacob (Condeixa-a-Nova, La Ligne d’ombre, coll. « Mémoires et Documents sur Rousseau », 2013). Il prévoit pour 2016 la publication de plusieurs articles consacré à la réception du Siècle des Lumières.