Loxias-Colloques |  7. Images de l’Oriental dans l’art et la littérature 

Elisa Lhortolat  : 

L’American Tribal Style (ATS) : le contre-pied à l’image fantasmée de la danseuse orientale de 1970 à aujourd’hui

Résumé

Encore peu représentée aujourd’hui dans le champ des « danses du monde », l’American Tribal, née au États-Unis dans les années 1970, s’appuie pourtant sur une discipline bien plus visible : la danse orientale. Néanmoins au-delà d’une hybridation des pratiques, on assiste à un positionnement fort, tant organisationnel, esthétique que discursif, contre l’image fantasmée de la danseuse orientale héritée des stéréotypes coloniaux.

Index

Mots-clés : American Tribal , contre-culture, danse orientale, fantasmes de l’Orientale, genre, stéréotypes

Géographique : États-Unis , France

Chronologique : Période contemporaine

Thématique : anthropologie de la danse , étude du mouvement dansé, histoire de la danse

Plan

Texte intégral

Dans les années soixante-dix, à San Francisco, dans le contexte de la contre-culture américaine, une nouvelle discipline voit le jour à l’initiative d’une professeure de danse orientale, Jamila Salimpour : l’American Tribal. Né d’un bouillonnement d’idées et de questionnements sur l’image de la danseuse orientale dans la société contemporaine, l’American Tribal va peu à peu évoluer et être façonné par des actrices emblématiques. La plus marquante d’entre elles restera Carolena Nericcio, créatrice de ce qu’on appelle « l’American Tribal Style » (ATS) et directrice artistique de la compagnie « FatChance Bellydance ».

Pensée au départ comme la recréation d’une forme « authentique » de la danse orientale dite « classique », loin des modifications apportées notamment par la colonisation occidentale en Égypte1, l’American Tribal, dont la base technique provient essentiellement de la danse orientale, rompt pourtant avec celle-ci. En effet, la représentation de la danseuse, l’esthétique et les techniques de corps en sont très éloignées.

Nous analyserons comment les danseuses d’American Tribal au cours de leur histoire, et actuellement, entendent se démarquer des clichés sur la danseuse orientale : quels sont leurs discours ? Leurs actions ? Qu’est-ce que cela implique dans le milieu de la danse orientale aujourd’hui ?

La construction de l’American Tribal Style (1963-1987) : une « artification » de la danseuse orientale « sharki »

La construction de l’American Tribal est un processus continu de cause à effet, avant tout marqué par la démarche de deux professeurs qui amènent à une progressive reconstruction de la danse orientale, et liée à une volonté de revalorisation de l’image de la danseuse, souffrant de clichés colonialistes. En effet, cette volonté d’artification2 de la danse orientale « classique » doit faire écho avec la permanence de préjugés sur elle et les danseuses.

Danse orientale et construction d’une image de la féminité orientale : l’influence de stéréotypes colonialistes

Pour comprendre la démarche des premières théoriciennes de l’American Tribal, il est primordial de comprendre la construction de la danse orientale classique appelée « sharki ».

Il faut d’abord rappeler que l’origine exacte de la danse orientale « sharki » reste une énigme aujourd’hui même si de nombreuses théories liées à la féminité, à la fertilité, sont avancées. Les sources historiques disponibles sur son histoire commencent à partir de la colonisation occidentale (française et anglaise) en Égypte (XVIIIe -XXe siècle), pays qui a popularisé la danse orientale « sharki », forme qui est enseignée aujourd’hui encore dans les cours de danse orientale. On assiste à cette période à une co-construction Orient/Occident du « sharki » puisqu’il naît de l’influence des chorégraphes et danseurs occidentaux qui vont à la fois former les danseuses, leur apporter différents savoirs théoriques et une terminologie du ballet occidental (port de bras, port de tête, arabesque, solo notamment) mais vont aussi modifier l’espace scénique, le costume3, afin de convenir au public occidental. C’est cette formalisation influencée par l’Occident, puis diffusée ensuite dans le monde par le cinéma égyptien, qui est appelée aujourd’hui « danse orientale classique » ou « sharki ».

Il faut rappeler aussi qu’aujourd’hui encore, l’image de la danseuse orientale « sharki » souffre de préjugés et stéréotypes et ce dans le monde entier. Ceux-ci sont nourris par de nombreux fantasmes hérités de l’époque coloniale et du courant orientaliste. Largement repris aujourd’hui dans la culture populaire notamment au cinéma, le stéréotype contemporain de la danseuse au ventre dénudé et au costume à paillettes provient pourtant d’une construction historique. En Europe, le personnage de la « Fatma » va s’imposer comme l’effigie de la danseuse du ventre, notamment lors des expositions universelles entre le XIXe et le XXe siècle. Les regards se concentrent sur le torse et le ventre nu des danseuses à une époque où les corsets, les gaines, les longues jupes limitent les mouvements du corps des femmes.

Dans la section égyptienne [de l’exposition parisienne de 1889], avait été reconstituée une Rue du Caire où des figurants vendaient des produits locaux […]. À l’extrémité de la rue, se trouvait le Café égyptien. À la fois animation et temps de repos dans le parcours du visiteur, il proposait des spectacles de danse sur une estrade recouverte d’un tapis épais, où se tenaient des musiciens coiffés d’un turban. Plusieurs interprètes s’y succèdent, et notamment deux danseurs « soudanais », un « derviche tourneur », mais ce sont surtout les apparitions féminines qui marquèrent les spectateurs […]. La Rue du Caire révéla la « danse du ventre » […]. Celle-ci suscita un tel engouement qu’elle devint l’attraction incontournable jusqu’en 19374

La seule dénomination occidentale de « danse du ventre » uniformise et conditionne la perception des spectateurs qui « n’attendirent plus des danses d’Orient que des déhanchements et des tremblements abdominaux5. »

La littérature de l’époque et les artistes reprennent également cette image et la diffusent, notamment le courant orientaliste. De nombreux textes littéraires ou œuvres picturales rendent compte d’un attrait pour l’exotique et produisent des fantasmes sur les femmes orientales. La figure du harem dans la littérature ou la peinture mais aussi des personnages comme de Kutchuk Hanem peuvent être des exemples pertinents. La femme orientale est alors, dans l’imaginaire occidental, l’objet d’une plénitude amoureuse et sexuelle, fascinante et inaccessible, qui suscite l’attraction et la répulsion à la fois.

On doit souligner aussi le rapport entre la danseuse et la prostitution. Djamila Henni-Chebra6 rappelle d’ailleurs le lien dans l’histoire de la danse orientale avec ce milieu, lui causant souvent de graves préjudices. « Danse de la guêpe » et « danse de l’abeille », très recherchées par les Occidentaux, s’apparentent d’avantage à un strip-tease et diffusent une image sexuelle vulgaire de la danse orientale « sharki ».

Nous pourrions penser que ces représentations ont évolué depuis la période coloniale. Pourtant, la même image stéréotypée de la danseuse orientale va circuler dans tout l’Occident dès lors, notamment aux États-Unis par le biais du cinéma.

Conscientes que la danse qu’elles pratiquent et enseignent dans les années 1960-1970 à San Francisco souffre de ces nombreux préjugés et n’est souvent présentée quand dans le cadre d’animation dans des restaurants à thème, deux professeures, Jamila Salimpour et Masha Archer, vont vouloir mener un projet pour donner à la danseuse « sharki » son statut d’artiste et revaloriser son image.

Les premières théoriciennes de l’American Tribal : Jamila Salimpour et Masha Archer

Dans les années 1960-1970, les États-Unis connaissent un contexte d’ébullition culturelle appelé par les historiens « contre-culture américaine ». De nombreux événements culturels sont ainsi organisés notamment des festivals. En 1963, Jamila Salimpour, professeure de danse orientale « sharki », décide de présenter sa compagnie au festival « Renaissance Pleasure Faire » à San Francisco, ayant pour thème le Moyen-âge et son imaginaire7. Toutefois, la performance de sa compagnie est passée à côté du thème, selon l’organisatrice Carol Le Fleur. Elle demande alors à la chorégraphe de travailler sur les origines de la danse orientale, ses racines tziganes, l’influence des styles folkloriques : qu’aurait-elle été avant l’influence occidentale ? Les sources premières de Jamila Salimpour sont des reportages du « National Geographic » sur les tribus, des peintures de Gérôme, des films d’Hollywood qui évoquent le Moyen-Orient, et des photographies trouvées dans des livres sur la cuisine marocaine. Sa démarche est donc tournée vers une recherche des origines de la danse orientale, un état qui serait « originel » et « authentique », loin des transformations occidentales que nous avons développées ci-avant8. Lors d’une interview accordée au magazine « Habibi », Jamila revient sur les débuts de la compagnie et raconte comment elle a dû réinventer sa pratique, notamment scénique9. Plusieurs performeurs participent alors aux représentations, originaires de tous les États-Unis voire même d’Europe. Le dépliant de présentation expliquait d’ailleurs que les danseurs venaient de différentes « tribus » : cette expression aurait été, selon Jamila Salimpour, à l’origine de ce qu’on appellera le « tribal style ». Avec la volonté d’apporter un regard nouveau au public, le spectacle qu’elle propose va peu à peu s’étoffer et proposer une grande variété de danses qui représente pour elle l’expression des origines primitives de la danse. Elle ajoute enfin différents autres styles de danse à ses prestations, qui ne font pas partie de la danse « sharki » mais qui restent des danses considérées comme exotiques, notamment du katak.

Dans la lignée de ces propositions chorégraphiques, une de ses élèves, Masha Archer, influencée par ces nouvelles façons de concevoir la danse orientale, décide de ne jamais chorégraphier ses solos mais d’improviser. En outre, elle avoue être dérangée par la connotation sexuelle que peut avoir le « sharki ». Son but personnel est alors de l’éloigner des boîtes de nuit et des restaurants où on la cantonne à l’époque, la danseuse étant souvent considérée comme une animatrice de soirée plutôt que comme une artiste. Elle veut ainsi démontrer qu’on l’on peut créer de vraies prestations artistiques de cette danse qui n’est pas simplement composée de mouvements réalisés avec la poitrine ou les fesses. On peut lire ici de la part de Masha Archer, une volonté d’« artification » de la danse orientale ; elle entend élever une pratique au rang d’art, en changeant sa définition et son statut afin de lui donner une légitimité.

Mais le véritable tournant dans la théorisation de la danse American Tribal est venu d’une élève de Masha Archer, Carolena Nericcio, qui crée en 1987 le style American Tribal Style (dit ATS) et la première compagnie de danse dite « tribale » : les FatChance Bellydance (FCBD). Appelée aujourd’hui par les pratiquantes du Tribal « mother of Tribal10 », Carolena Nericcio va amener les premiers balbutiements du style vers une théorisation et une reconnaissance mondiale. Son œuvre paraît centrale aujourd’hui tant elle a marqué des générations de danseuses. Définissant un nouveau langage dansé et de nouvelles dynamiques, elle introduit une fracture, voulant à son tour défendre sa propre idée de la « danse orientale », bien loin de la forme « classique » connue.

Carolena Nericcio et « FatChance Bellydance » : la formalisation de l’American Tribal Style

Carolena Nericcio apprend la danse orientale auprès de Masha Archer en 1974, qui l’amène à l’improvisation de groupe dans le cadre des cours. Quand Carolena commence à enseigner à son tour, elle conserve ce processus mais elle développe aussi un système de signes envoyés aux autres danseurs et qui permettrait de rendre l’ensemble plus homogène tout en conservant une certaine spontanéité.

En 1987, Carolena Nericcio crée « FatChance Bellydance », sa première compagnie, ainsi que son format, l’« American Tribal Style » (ATS), inspiré de ses premiers processus créatifs. Le format ATS est une danse de semi-improvisation dont la composition dépend d’une succession de séquences de mouvements que chaque membre doit apprendre et connaître. Ces séquences forment un véritable vocabulaire dans lequel les danseuses piochent pour créer une chorégraphie de manière aléatoire. Le groupe de danse11 est dirigé par ce que l’on appelle un « leader », poste qui varie tout au long de la prestation. Chaque séquence de pas est amorcée par une clef visuelle (une torsion du buste, un geste du bras ou même une inclinaison de tête) lancée par le leader. Les autres danseurs reconnaissent cette clef et enclenchent alors la séquence chorégraphique.

Carolena définit sa compagnie comme une équipe de femmes, aucun danseur n’y participant. Cette idée du groupe, qu’elle appelle également « tribu » est primordiale pour elle.

La démarche de Carolena Nericcio poursuit aussi la démarche de Jamila Salimpour et de Masha Archer. D’une part, elle poursuit la recherche d’une authenticité12. Elle va mêler trois vocabulaires dansés différents : la danse orientale classique bien sûr, mais aussi la danse indienne et le flamenco. D’autre part, elle entend aussi démanteler des fantasmes qui peuvent animer le public masculin à la vue d’une danseuse orientale. La compagnie « FatChance Bellydance » est d’ailleurs un pied de nez au voyeur masculin habitué au spectacle « sharki » et elle découle d’ailleurs d’un jeu de mot trouvé par son ami Jim Murdoch, inspiré des questions récurrentes que chaque danseuse orientale a au moins entendues une fois dans sa carrière : « Fat chance he will get a private show ! Fat chance he’ll get a date with one of the dancers13 ».

Il est intéressant de noter que c’est réellement avec Carolena Nericcio que le processus de différenciation vis à vis de la danse orientale aboutit. Elle introduit une fracture via divers éléments : le costume, l’esthétique et les techniques de corps.

FatChance Bellydance et American Tribal style : redéfinir la danse orientale

Comme nous l’avons mentionné précédemment, le costume, les techniques de corps, les musiques qui définissent la danse orientale « sharki » sont héritées d’une co-construction Orient/occident. Nous avons aussi expliqué comment l’American Tribal se positionne contre cette forme dite « classique » de danse orientale. Néanmoins, pour un public néophyte, il est souvent très difficile de comprendre réellement la différence entre les deux pratiques puisqu’elles proviennent sans conteste de la même base technique.

J’ai mené entre décembre 2012 et avril 2014 une enquête de terrain auprès des pratiquants des deux disciplines afin d’interroger le rapport qu’elles entretenaient avec les pratiquantes de leur propre discipline et de la discipline « adverse ». Souvent, la volonté de se démarquer de l’autre est forte. Grâce à des entretiens mais aussi à une observation sur le terrain dans le cadre de cours ou de festivals de danse, j’ai pu identifier plusieurs éléments qui servent à marquer la différence. Nous essaierons donc d’illustrer en quoi et comment l’American Tribal redéfinit une nouvelle façon de pratiquer et concevoir la danse orientale.

Costumes et esthétique en ATS : marquer la différence

Revenons avant tout sur l’esthétique de la danse orientale « sharki ». Le costume, créé sur l’influence des chorégraphes occidents, est composé d’un ensemble deux pièces (soutien-gorge et jupe), perlé et pailleté, conçu pour briller sous les projecteurs. Les cheveux, symbole de la féminité, sont longs et lâchés. La danseuse s’en sert d’ailleurs dans ses chorégraphies, utilisant sa chevelure dans les mouvements comme n’importe quelle autre partie de son corps à part entière. L’ensemble souligne le corps de la danseuse, dévoile son ventre.

Esthétiquement, la danse ATS casse cette image. Si on s’intéresse plus en détail à quelques éléments du costume, on découvre qu’ils proviennent de zones géographiques et d’influences diverses. Les jupes très longues se retrouvent dans le nord de l’Inde et de l’Asie Centrale. On en trouve dans les danses Kathak par exemple. Les miroirs sur les vestes proviennent d’Afghanistan et d’Asie Centrale. L’inspiration provient de photographies sur l’Afrique du Nord, l’Asie centrale et l’Inde. Tout doit être fait avec des matières naturelles comme du coton ou du lin, appuyant la démarche de recherche des origines. Des maquillages reprennent les tatouages des peuples Nord-Africains avec le dessin sur le visage de motifs berbères ou kabyles.

Si on cherche une quelconque filiation entre l’esthétique en danse orientale et en American Tribal, on constate davantage de différences que de points communs. Si le ventre reste découvert, à la différence des costumes deux pièces de danse orientale, la poitrine est couverte, le soutien-gorge n’étant ici qu’un accessoire de plus servant à habiller la tenue, comme les bijoux ou les divers autres accessoires. Les danseuses superposent aussi les jupes et les ceintures, créant du volume mais, paradoxalement gommant les formes des hanches. Les cheveux sont aussi attachés voire couverts, certaines danseuses arborant parfois un turban en guise de coiffe. Il n’y a aucun strass, aucune paillette. Les bijoux sont mats.

Esthétiquement nous sommes donc face à deux univers différents, voire deux conceptions de la féminité. Néanmoins, L’American Tribal, même s’il mêle le vocabulaire du flamenco et de la danse indienne, reste quand même techniquement basé sur la danse orientale « sharki ». Quelles différences techniques note-t-on alors ?

Analyse du mouvement : le cas des vibrations (shimmies)

Une autre point important de la différenciation provient paradoxalement de la nature même de cette danse : le mouvement, pourtant issu de la danse orientale. En effet, l’analyse du mouvement de l’American Tribal Style est intéressante car elle permet de saisir le positionnement des créatrices de l’American tribal du point de vue du corps dansé. Sans entrer dans une analyse précise qui nécessiterait un développement seul et à part entière, nous pouvons d’abord remarquer différents éléments intéressants et qui semblent rompre avec l’utilisation du corps dans la danse orientale, dont elle naît pourtant.

Qu’elles soient passées par la danse orientale « sharki » ou non, les pratiquantes d’American Tribal que j’ai pu interroger ou rencontrer, estiment que c’est une danse qui permet un travail musculaire approfondi et une qualité de mouvements différente. Le travail de base est le même que dans la danse orientale mais il est, pour elles, effectué différemment. Ces considérations m’ont amenée alors à analyser différents mouvements présents dans les deux pratiques afin de vérifier si cette différence notifiée par les danseuses est réelle ou fantasmée.

Plusieurs exemples nous permettraient de comprendre la différence entre danse orientale et American Tribal du point de vue du mouvement, notamment dans l’utilisation des différentes parties du corps symboles de la féminité (hanche, poitrine) et de la maternité (ventre). Si visuellement, pour quelqu’un qui ne maîtrise pas ces styles, ils semblent identiques dans les deux disciplines, la danse orientale les met en avant, quand l’American Tribal les gomme. De fait, nous avons décidé pour cette présentation de nous concentrer sur un type de mouvement précis et caractéristique de ces danses : celui des vibrations appelées aussi « shimmies » ou « tremblements ». Les deux danses les utilisent mais leur exécution reste encore une fois globalement différente14.

En danse orientale, il existe différentes formes de vibrations. Certaines s’effectuent grâce à un jeu de genoux alternant flexion et extension de façon très rapide, le reste du corps étant totalement détendu, notamment les fessiers. D’autres s’effectuent grâce à une oscillation du bassin de bas en haut. Ces différentes formes permettent de varier les intensités. Certaines sont statiques. D’autres servent à se déplacer. Les vibrations sont typiques de la danse orientale « sharki ». Bien les exécuter avec à la fois de la force dans le bassin et de la douceur dans le reste du corps, particulièrement le visage et les bras, force le respect des spécialistes du milieu de la danse orientale. À ces exercices peuvent s’ajouter des ondulations grâce à un savant jeu de superposition de mouvements et d’isolations des parties du corps.

En American Tribal Style, il n’existe qu’une seule forme de vibrations : l’oscillation du bassin de bas en haut. Cette forme sert uniquement à se déplacer. Il n’existe pas de tremblements statiques comme en danse orientale. Les bras sont fixés par le format de manière stricte. Si en danse orientale, les tremblements sont le clou du spectacle, ici ils restent très discrets et accompagnent d’autres mouvements. Le costume freine aussi considérablement le mouvement : le volume des jupes d’ATS gomme les formes. Les muscles du bassin sont bien plus mobilisés notamment les obliques qui se contractent et se relâchent successivement et par alternance, à la différence de la danse orientale qui utilise essentiellement les genoux pour effectuer ce mouvement et où le tremblement n’est qu’une conséquence de ce jeu de jambe alternant flexion et extension.

Pour comprendre cette différence technique il est utile d’illustrer que ce mouvement caractéristique de la danse orientale n’en est pas moins très stéréotypé. Voici pour exemple l’extrait d’un article de presse cité par Anne Decoret-Ahiha dans son ouvrage :

Tout à coup les sagats résonnent, un frisson parcourt le ventre de la danseuse… Peu à peu ce frisson se précise : c’est un lent et rythmique mouvement qui fait refluer la rondeur qu’enserrent les hanches, vers la ceinture. Mais ce frémissement monte, arrive jusqu’aux seins, qui sans que bougent les bras ni les épaules, se soulèvent, surgissent, puis s’abaissent, sont secoués comme par un spasme intérieur. Plus haut encore, le frisson s’est propagé : les yeux maintenant fixes, la face étrangement calme des sphinx de pierre, c’est la tête qui bouge par saccades de gauche à droite, sans s’incliner […]. Puis tout le torse ondule, tourne de plus en plus vite et, dans une finale érection de tout son être, la danseuses s’épuise et s’arrête […]15.

On se rend compte par cette description de l’époque, que le public sexualise ce mouvement ; nous pourrions y lire la description d’un orgasme. Ce stéréotype conditionne par la suite cette danse et les spectateurs n’attendent plus que « la danse des frissons ». Cette violence du mouvement donne une certaine animalité à la danseuse et suggère à la fois l’érotisme et la sexualité.

La volonté pour l’ATS de gommer dans les chorégraphies les longs moments de tremblements des danseuses fait alors sens.

Il y a quelques éléments qui doivent être laissés en dehors d’une performance de « danse orientale tribal fusion » car je pense qu’elles sont contraires à l’essence de l’American Tribal Style. Bien sûr ce n’est qu’une opinion personnelle. Ce sont :
– Les expressions du visage de type « cabaret »
– Lever ses cheveux avec les mains
– Des mouvements suggestifs comme de larges cercles de hanche à la Dina [danseuse égyptienne très célèbre, si ce n’est la plus célèbre]
– Les vibrations du buste très sauvages. Les danseurs d’ATS les utilisent mais plus subtilement, plus « tranquillement »16.

Définir ici des comportements et des pratiques corporelles qui ne sont pas propres à l’American Tribal Style demande en réalité de prendre de la distance avec ces attitudes qui sont en fait venues de la danse orientale. Ici encore, l’adoption d’une corporéité et la façon d’utiliser et d’exécuter certains mouvements matérialisent la différence et la prise de distance.

Mais au delà de la simple différenciation entre deux danses et des danseuses, ne peut-on pas voir des questions plus larges sur la façon de concevoir la féminité dans ces deux danses ?

Des questionnements sur le genre au cœur du débat ?

Dans les entretiens que j’ai pu mener au cours de mon enquête, deux archétypes caractérisant la danseuse rivale ont émergé dans les discours : la « Barbie orientale » et la « guerrière tribale ». Les mots ne sont pas choisis au hasard.

Les danseuses tribales contestent encore aujourd’hui la connotation sexuelle que peut avoir la danse orientale. Même si les termes employés sont plus ou moins durs, beaucoup estiment qu’elle est l’emblème d’une féminité caricaturale singularisée par les costumes à paillettes, la nudité et surtout les mimiques utilisées sur scène. La danseuse dite « de restaurant17 » revient souvent dans le discours et est présentée comme le summum de la vulgarité, cette pratique semblant intolérable car elle reviendrait à « consommer » de la danse entre le plat et le dessert.

Il faut apprendre aux gens qu’il n’y a pas que la danseuse de restaurant. Je pense que le meilleur moyen de se rendre compte, c’est de poser la question au grand public. La majorité du temps, quand tu dis que tu fais de la danse orientale, les hommes ont les yeux qui brillent : « Ah oui ? tu vas venir me faire une petite danse ». Il faut expliquer. Mais en même temps qu’est-ce qu’on peut attendre d’autre du public masculin quand on rentre en costume deux pièces avec la poitrine qui déborde, des attitudes suggestives, des mouvements qui peuvent être mal interprétés. Il faut faire attention à l’image que l’on renvoie18

On comprend bien alors que selon les danseuses tribales, ce type de pratique mène à la dévalorisation de l’image de la danseuse et donc par extension de la femme. En parallèle, les danseuses tribales revendiquent aussi également leur image de femme forte et indépendante, illustrée par l’archétype de la « guerrière tribale ». À la différence de la danseuse orientale, elles estiment n’avoir pas besoin de se dénuder ni d’être dans le « paraître » pour exister sur scène. Face à ces éléments du discours, on prend conscience que les pratiquantes définissent chacune deux visions de la danseuse avec des caractéristiques et des pratiques propres à chacune.

Il est à noter que le sentiment d’exclusion est partagé par les danseuses orientales qui, elles, par d’autres revendications et arguments, pointent du doigt une forme de danse qui tend à s’éloigner de son modèle de départ. Elles revendiquent également à leur tour le droit d’exprimer une féminité que la société freinerait, aimant jouer de leur sensualité et des attributs de la féminité. On se rend compte très vite alors que c’est le serpent qui se mord la queue puisque que ce que les unes reprochent aux autres, accusant de porter préjudice à la condition féminine, ces dernières le revendiquent au contraire comme un argument de leur libération. Les pratiquantes de danse orientale et de danse American Tribal semblent développer ici la théorie d’une identité féminine fabriquée et structurée par la danse.

Dans son ouvrage L’art chorégraphique occidental, une fabrique du féminin : essai d’anthropologie esthétique, Virginie Valentin explique comment le féminin est généré et se transmet à travers le langage dansé, gravé dans le corps. La danse est « un univers de socialisation féminine19 » et qui semble mettre en avant une féminité différente selon les styles20. De même, le corps étant le support du mouvement dansé, la fabrique d’une féminité par la danse n’est pas à exclure, notamment dans ces deux danses où les pratiquants sont essentiellement des femmes21.

Hélène Marquié22 quant à elle, affirme que l’association danse/femmes et danse/féminité dépend d’une construction culturelle. Celle-ci entraîne des préjugés tenaces qui ont pourtant été très peu questionnés par la recherche en danse mais aussi par la recherche sur le féminisme.

Conclusion

Influencé par une histoire et un contexte historico-social particuliers, l’American Tribal se définit avant tout comme le contre-pied à l’image fantasmée de la danseuse orientale. La différenciation passe par des processus clairement identifiés et identifiables reproduits encore aujourd’hui par les pratiquantes : l’esthétique, le mouvement et la mise en scène de soi. Au-delà de la simple différenciation, il semblerait que nous sommes face à deux incarnations de la féminité, tout en contraste, qu’il est intéressant de comprendre et d’analyser.

Les réflexions que j’ai pu amener ici constituent un point de départ pour une recherche plus complète sur les représentations de genre dans ces danses à travers le mouvement23.

Notes de bas de page numériques

1 L’Égypte est le pays qui a popularisé la danse orientale dite « classique », que j’appellerai danse orientale « sharki » dans la suite de cet article.

2 Cette notion est développée par Roberta Shapiro et Nathalie Heinich dans leur ouvrage : Nathalie Heinich, Roberta Shapiro et François Brunet (dir.), De l’artification : Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2012, coll. « Cas de Figure » 20. L’artification décrit des démarches et des pratiques qui entendent élever une pratique au rang d’art, en changeant sa définition et son statut afin de lui donner une légitimité.

3 Le costume deux pièces (soutien-gorge et jupe) que les danseuses portent encore actuellement est créé à cette époque sur le modèle des costumes des danseuses des cabarets parisiens.

4 Anne Decoret-Ahiha, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre National de la Danse, 2004, p. 26-27.

5 Anne Decoret-Ahiha, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre National de la Danse, 2004, p. 28.

6 Christian Poché et Djamila Henni-Chebra, Les Danses dans le monde arabe ou l’héritage des almées, Paris, L’Harmattan, 1996.

7 Ce type de reconstruction historique peut s’apparenter aux fêtes médiévales organisées de nos jours.

8 Ces sources paraissent bien sûr scientifiquement contestables. Pourtant la question d’une recréation non-conforme n’est pas celle que l’on doit poser ici car, en réalité, en considérant d’autres influences que celle du ballet occidental sur la danse orientale, sa volonté première, et celle que nous devons prendre en compte, reste celle de recréer une nouvelle façon de danser la « danse orientale », « lavée » de toutes influences occidentales.

9 « From Many Tribes | The Best of Habibi », cons. mai 2015, http://thebestofhabibi.com/vol-17-no-3-spring-1999/from-many-tribes/.

10 Littéralement « la mère du tribal ».

11 L’ATS peut être dansé à partir de deux personnes. Le solo n’existe pas.

12 Néanmoins gardons à l’esprit que le point de vue de cette recréation est avant tout occidental et ethnocentré : le passé reste fantasmé et idyllique.

13 Il y a peu de chance pour qu’il ait une démonstration privée ! Il y a peu de chance pour qu’il ait un rendez-vous avec l’une des danseuses !

14 Corpus : à partir de deux exemples vidéo disponibles en ligne : « The art of drum solo with Sonia and Issam Houssan » (disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=8b1JGGBq4a8 ) et « FCBD shimmy drill with Marsha » (disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=WXGYWJsMUPo ).

15 Rodolphe Darzens, « La danse du ventre », La Revue illustrée, 1er août 1889, in : Anne Decoret-Ahiha, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre National de la Danse, 2004, p. 26.

16 Asharah, « The Trouble with Tribal (Fusion) », Tribal Bellydance [en ligne], mis en ligne en 2008, cons. 8 nov. 2014, http://www.tribalbellydance.org/articles/tribalfusion.html.

17 La danse orientale a, au cours de l’histoire, été présentée sur plusieurs types de scènes : les cabarets, les rues, les mariages, la scène de théâtre et donc les restaurants. Bien souvent, les restaurants orientaux demandent à une danseuse d’animer le repas pour divertir les clients.

18 Extrait de l’entretien avec C. V., professeur de danse orientale fusion et d’American tribal Style, février 2013.

19 Virginie Valentin, L’Art chorégraphique occidental, une fabrique du féminin : essai d’anthropologie esthétique, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 244.

20 Il s’agit avant tout de définir ces termes : la « féminité » et le « féminin ». La féminité est « un ensemble de caractéristiques, conscientes ou inconscientes, qui spécifient la femme ». La féminité est donc avant tout rapprochée du sexe biologique féminin. Jacqueline Godfrind fait une distinction intéressante entre la féminité et le féminin (Jacqueline Godfrind, Comment la féminité vient aux femmes, Paris, Presses universitaires de France, 2001, coll. « Épîtres », p. 18-22). Le féminin serait quelque chose d’« originel qui évoque l’ineffable, l’insondable, l’impensable. Il désignerait une catégorie de l’humain dépassant le cadre de la sexualité féminine et de la féminité et non spécifique aux femmes ». Cette notion n’est donc pas exclusive à un sexe.

21 D’après l’ouvrage dirigé par Christophe Apprill, Aurélien Djakouane et Maud Nicolas-Daniel, L’enseignement des danses du monde et des danses traditionnelles, Paris, L’Harmattan, 2013, 2% d’hommes enseignent actuellement la danse orientale en France.

22 Hélène Marquié, « Sources et fondements d’une essentialisation féminine de la danse », Résonances n° 12, Penser l’origine n° 2 (2011), p. 65-83. 

23 Je dois donc indiquer que si, ici, j’ai essentiellement parlé de femmes (car ce sont des pratiques en grande majorité féminines), quelques hommes les pratiquent : comment alors définir l’« homme » dans un univers essentiellement féminin ?

Bibliographie

APPRILL Christophe, DJAKOUANE Aurélien et NICOLAS-DANIEL Maud (dir.), L’Enseignement des danses du monde et des danses traditionnelles, Paris, L’Harmattan, 2013

DECORET-AHIHA Anne, Les Danses exotiques en France (1880-1940), Pantin, Centre National de la Danse, 2004

DECORET-AHIHA Anne, « L’exotique, l’ethnique et l’authentique : regards et discours sur les danses d’ailleurs », Civilisations, vol. LIII, n° 1-2, 2006, p. 148-166

GODFRIND Jacqueline, Comment la féminité vient aux femmes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épîtres », 2001

HEINICH Nathalie, SHAPIRO Roberta (dir.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », 2012

HENNI-CHEBRA Djamila, POCHÉ Christian (dir.), Les Danses dans le monde arabe ou l’héritage des almées, Paris, L’Harmattan, 1996

MARQUIÉ Hélène, « Le genre, un outil épistémologique pour l’historiographie de la danse, Paris » in : Roxane MARTIN, Marina NORDERA (dir.), Les Arts de la scène à l’épreuve de l’histoire. Les objets et les méthodes de l’historiographie des spectacles produits sur la scène française (1635-1906), Honoré Champion, 2011, pp. 211-222

MARQUIÉ Hélène, « Sources et fondements d’une essentialisation féminine de la danse », Résonances n 12, Penser l’origine n° 2, 2011, p. 65-83

SAID Edward W., L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident [Orientalism, 1978], trad. Catherine Malamoud, Paris, Le Seuil, 1980 (rééd. 2003)

VALENTIN Virginie, L’Art chorégraphique occidental, une fabrique du féminin : essai d’anthropologie esthétique, Paris, L’Harmattan, 2013

Pour citer cet article

Elisa Lhortolat, « L’American Tribal Style (ATS) : le contre-pied à l’image fantasmée de la danseuse orientale de 1970 à aujourd’hui », paru dans Loxias-Colloques, 7. Images de l’Oriental dans l’art et la littérature, L’American Tribal Style (ATS) : le contre-pied à l’image fantasmée de la danseuse orientale de 1970 à aujourd’hui, mis en ligne le 29 mai 2016, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=877.

Auteurs

Elisa Lhortolat

Elisa Lhortolat appartient au laboratoire CTEL et à l’équipe pédagogique de la licence « danse », actuellement en doctorat, sous la direction de Marina Nordera et la co-direction de Federica Fratagnoli à l’université Nice Sophia Antipolis.