Loxias-Colloques |  7. Images de l’Oriental dans l’art et la littérature 

Bianca Maurmayr  : 

« Contro l’empio Ottoman / Veneti Eroi » : la figure du Turc sur les scènes vénitiennes du XVIIe siècle

Résumé

Au carrefour entre l’Est byzantin et l’Ouest latin, Venise instaure depuis le XIIe siècle des relations commerciales durables avec les villes majeures du Proche et du Moyen Orient : elle s’empare des motifs décoratifs orientaux, et intègre certaines populations dans le fonctionnement mercantile interne à la ville. Si au premier abord il semble que Venise soit régie par un esprit de tolérance, la culture artistique et scénique du XVIIe siècle nous révèle un regard complexe envers l’altérité orientale, comprise comme objet de fascination et de répulsion à la fois. Plus spécifiquement, c’est la culture turque qui stigmatise le tremens et fascinans de l’altérité sur les scènes vénitiennes. En focalisant l’analyse sur les livrets d’opéra compris entre 1637 et 1700, il s’agira de mettre en confrontation la représentation de la spécificité vénitienne (la « venezianità ») et de « l’Autre », qui est caractérisé comme l’impie turc, ennemi et barbare.

Index

Mots-clés : livret d’opéra , orientalisme, théâtre vénitien, Turc, turquerie, venezianità

Géographique : Italie , République de Venise

Chronologique : XVIe siècle , XVIIe siècle

Plan

Texte intégral

Ceste ville [de Venise] est remplie de peuple innumerable tant nobles cittadins, populace, qu’estrangers de toutes nations et religions, crestiens, juifs, mahometans, idolatres, et des chrestiens schismatiques divers comme Grecs, Nestoriens, Gregoriens, Maronites, Jacobites, Melchites, Droscoriens, Drusiens et autres, etc. marchans et traficquants de touttes nations, François, Allemans, Anglois, Espagnolz, Grecz, Levantins, Turcs, Arabes, Perses, Ethiopiens, Esclavons, Indiens, Syriens, Aegiptiens, et autres1.

Ce témoignage de Monsieur Bergeron de 1611 résume bien la situation socio-politique de la République de Venise du XVIIe siècle. Port attractif stratégiquement situé entre l’Est byzantin et l’Ouest latin, Venise se voyait systématiquement remplie de « peuples innombrables » et de groupes sociaux divers, tels commerçants et artistes à la recherche de fortune, ambassadeurs et diplomates venus échanger avec les patrizi vénitiens, aristocrates curieux et érudits, pèlerins en partance pour la Terre Sainte. La diversité culturelle n’était pas ressentie exclusivement sous l’angle de l’invasion sauvage et incontrôlée, comme la liste vertigineuse de Monsieur Bergeron pourrait le laisser croire, mais était au contraire utilisée aux avantages de l’économie interne de la ville. Ce cosmopolitisme de première heure était en effet à la base de la survie de la ville de Venise, qui investissait dans les échanges politiques et commerciaux et cherchait à faire de la ville un lieu attractif pour les étrangers, d’un point de vue social, économique et artistique. Le contact des Vénitiens avec des populations de culture et ethnie différentes était donc affaire quotidienne ; cela créait et renforçait un esprit de tolérance et d’ouverture envers la différence, esprit qui était assez rare pour l’époque2.

Carrefour donc entre deux grandes zones d’influence, Venise avait profité de sa position géographique et avait investi depuis le XIIe-XIIIe siècle déjà dans les échanges commerciaux et politiques en Méditerranée orientale et méridionale, en établissant des relations durables avec les majeures villes de l’époque, telles Alexandrie, Le Caire, Damas, Jérusalem, Constantinople. De leur côté, ces villes lointaines trouvaient dans la Sérénissime un partenaire de choix, qui leur ouvrait les portes à la possibilité d’exercer leur influence sur l’Europe, que ce fût au niveau commercial, culturel, ou politique. Venise s’était donc imposée comme une charnière entre l’Orient et l’Occident, comme une « frontière liquide3 » entre ces deux mondes, selon la définition de Fernand Braudel.

Ce n’est en ce sens pas surprenant que les arts vénitiens promussent la diversité culturelle spécifique à la République de Venise : les influences orientales sur les verreries commencèrent déjà au XIIIe siècle ; les constructions vénitiennes n’étaient pas sans rappeler les chefs-d’œuvre de l’architecture islamique par la présence de grands arcs pointus, de petites niches, d’arabesques et de motifs géométriques ; le peintre Gentile Bellini (1429-1507) ouvrit la voie à la fascination pour l’Orient dans les arts plastiques4.

Le théâtre public vénitien, considéré comme le produit socio-culturel propre à la République de Venise du XVIIe siècle, s’empare lui aussi de la diversité culturelle que Venise vit, et la met en scène dans ses drammi in musica, la proto-forme de l’opéra5. Les intrigues des drammi étaient souvent mises en scène dans des localités exotiques et éloignées, telles que la Grèce, l’Assyrie, le Moyen Orient, la Tauride, et des personnages comme Ulysse, Alexandre ou Xerxès pouvaient en être les protagonistes.

À la lecture des prologues, des préfaces et de quelques vers des livrets d’opéra produits entre 1637 et 17006, nous nous apercevons néanmoins qu’une culture était traitée avec un regard différent, dépréciatif et négatif : la culture turque. Durant tout le XVIIe siècle, le personnage turc incarne inexorablement l’ennemi cruel, infidèle et barbare, qui porte atteinte à la liberté vénitienne ; cela nonobstant que les relations avec l’Orient continuèrent à être tissées jusqu’en 1797 (année de la chute de la République de Venise). Au théâtre, l’identité vénitienne faisait de contrepoids à cette représentation avilissante et était idéalisée en siège, justement, de la liberté de l’individu et du bon croyant, selon un processus d’auto-mythification et d’auto-référentialité en vogue depuis le XVe siècle dans les arts plastiques : la venezianità. Dans cet article, il s’agira donc de comprendre la relation complexe et polyédrique de l’identité vénitienne à l’altérité turque, construites au travers des arts scéniques.

La figuration de Venise au travers des arts : le processus rhétorique de la venezianità

Une période de l’année particulièrement florissante pour Venise et ses échanges commerciaux et culturels était sans doute le Carnaval. Du 26 décembre jusqu’au Mercredi des Cendres, les étrangers venaient s’amuser aux multiples festivités, permises et illicites, que la République de Venise offrait. Le Carnaval était d’ailleurs la période où la ville s’animait des représentations musicales, des drames et des comédies, c’est-à-dire de la production théâtrale.

Il faut souligner que le théâtre public vénitien du XVIIe siècle était un excellent moyen de propagande : il servait à transmettre et à renforcer chez le public la perception de la venezianità, notamment de la construction identitaire qui mettait en scène, tout en la valorisant, la spécificité culturelle de la Sérénissime. La venezianità était donc représentée sur les scènes théâtrales par une série d’allusions contenues dans les intrigues et dans les scénographies, telles la personnification des vertus de la ville et des références à la magnificence et à l’histoire de Venise. Le processus rhétorique d’auto-mythification renforçait donc chez l’habitant de Venise l’identification à une ville encore perçue comme pacifique et grandiose, et cela nonobstant le déclin qu’elle avait commencé à vivre depuis le début du siècle. En ce sens, le théâtre était une extension de l’organisation gouvernementale traditionnelle de Venise et permettait à tout public confondu d’éprouver un sens d’appartenance à une même communauté ; il réchauffait les esprits par l’affirmation de la fidélité à l’idée de Venise, siège pacifique où le citoyen était protégé de toute sorte de danger extérieur. L’imagination politique de la venezianità pliait alors les arts en tout ce qui pouvait représenter et sublimer Venise aux yeux de ses citoyens et du reste du monde.

Depuis le XVe-XVIe siècle, l’origine de Venise est mythifiée par les arts au travers de deux figurations essentielles. La première s’appuie sur le paragone (la confrontation) à Rome : Venise s’identifiait en effet avec l’ancienne magnificence romaine, dont elle croyait avoir hérédité la forme politique et la tradition des jeux et du spectaculaire, voire dont elle croyait avoir dépassé la grandeur. Venise se voulait partager une origine mythique avec Rome : selon la légende, Anténor avait fui Troie après l’assaut des Grecs, et s’était dirigé vers le nord de l’Italie, où il avait décidé de fonder Venise et Padoue. Cette genèse renvoie très clairement à la fondation mythique de Rome par Énéas, racontée dans l’Énéide de Virgile. Une seconde version du mythe révèle qu’à la chute de l’Empire romain d’Occident (476 a.d.) avait succédé l’événement d’une nouvelle république, ordonnée selon les préceptes divins et fondée dans la liberté chrétienne, qui avait été destinée à dépasser le pouvoir et l’étendue des territoires romains, ainsi que sa gloire et son abondance économique. Il s’agissait de la République de Saint-Marc.

La personnification de l’État de Venise en une femme guerrière, Venetia, était d’ailleurs explicitement modelée sur l’image de la déesse Roma, qui rappelait à son tour la déesse Justice. Ainsi, Venise ne s’identifiait pas exclusivement avec la grandeur romaine, mais aussi avec la valeur de ce qui était juste, de l’équilibre dans le jugement. Il est fait ici référence tout premièrement à la forme politique de la République, mais également à la diplomatie, que les Vénitiens considéraient comme la façon la plus efficace de gouverner. En 1537, Jacopo Sansovino sculpte très clairement cette superposition symbolique, sur la loggetta du campanile de la basilique de Saint-Marc : Venise y est représentée sous les traits d’une femme guerrière, assise sur un trône à la forme de lion, autre symbole très cher à l’imaginaire vénitien7.

Mythologie gréco-romaine et religion chrétienne fusionnaient parfois dans ces représentations allégoriques, ce qui nous amène au deuxième type de figuration de la venezianità. Selon une légende populaire, Venise était née des eaux de la mer le 25 Mars 421, journée de l’annonciation. La Sérénissime s’identifiait ainsi avec la Vierge Marie ab initio, avec la déesse Astrée par la suite, proclamant la devise « Venetia sempre vergine », Venise toujours vierge.

Dès les premières saisons théâtrales du XVIIe siècle, les opéras aussi s’emparent de ce processus rhétorique et se remplissent d’allusions métaphoriques, d’images directement référées à la culture vénitienne et d’éloges à ses origines et à ses vertus. Le topos de venezianità que nous retrouvons avec une intensité majeure dans les drammi in musica est proprement celui lié à la fondation mythique de la ville, en confrontation avec la fondation légendaire de Rome. Le nozze di Teti e di Peleo (1639), Didone (1641), Le nozze d’Enea e Lavinia (1641), Il ritorno d’Ulisse in patria (1641), ce ne sont que quelques opéras dont les intrigues s’inspirent des personnages de la guerre de Troie et utilisent, par conséquence, la confrontation avec la ville de Rome.

Venise est proclamée « herede dell’antico valore8 » la digne héritière de la valeur antique, par un des plus célèbres librettistes de l’époque, Giulio Strozzi, dans son poème héroïque La Venetia edificata. L’adoption de l’iconologie et de la symbologie liées à la figuration de la venezianità est complètement assumée par Strozzi : sur la page de titre de la seconde édition du poème, nous retrouvons en effet la personnification de la ville de Venise en une femme-déesse guerrière, assise sur son trône léonin.

Image 1000000000000A5A00000EEE75083D12.jpgGiulio Strozzi, 1583-1652, La Venetia edificata, Page de titre, Seconde édition in folio, 16249

En 1641, Strozzi transfigure donc son poème héroïque en une très célèbre composition théâtrale : La finta pazza10. Il y propose les mêmes stratégies de mythification que celles de la rhétorique de la venezianità et réveille le sens de pathos et d’identification chez le spectateur au travers d’un jeu très subtil de métaphores et d’allusions. Dans le premier acte, le public sympathise avec la douleur des déesses Venus et Minerve, pleurant les vies des Troyens qui seront sacrifiées dans la guerre contre les Grecs ; les déesses savent néanmoins que cette immolation ne restera pas impunie, mais qu’elle portera à la naissance de deux civilisations exceptionnelles : romaine et vénitienne.

Venus : So, ch’il Fato d’Asia vuol,
Ch’io rimanga vinta alfin,
Ma ristora il grande mal
Delle perdite mie anco il destin.
Deve il Veneto, e ‘l Roman
Non d’Achille Greco uscir,
Ma dal buon sangue Troian :
Onde ho giusta cagion d’insuperbir
11.

La finta pazza contient un deuxième élément important pour comprendre le processus d’auto-mythification de Venise. En mélangeant niveau narratif et actualité socio-politique dans les vers chantés, la protagoniste Déidamie éloge les « Novissimi Teatri », les très nouveaux théâtres qui se construisaient à l’époque dans la Sérénissime. La référence au nom du théâtre dans laquelle la pièce se jouait – le Teatro Novissimo – ainsi qu’aux nouveautés remarquables appliquées à la scénographie par Giacomo Torelli était immédiatement saisie par le public vénitien.

Déidamie : Che melodie son queste ?
Ditemi ? che novissimi teatri,
Che numerose scene
S’apparecchiano in Sciro ?
12

Moyen rhétorique pour mettre en valeur le travail que les librettistes accomplissaient dans ces maisons culturelles, l’allusion à la gloire du théâtre public vénitien donnait une nouvelle dimension à l’éloge de la ville de Venise : la Sérénissime devenait le lieu de l’art par excellence, et plus spécifiquement de la poésie habillée en musique, « la poesia vestita di Musica13 ». Nous retrouvons le même processus rhétorique dans d’autres livrets plus tardifs, tels Ormindo (1644), Amor guerriero (1663), Scipione africano (1665) ou Eliogabalo (1668).

Il Bellerofonte, dramma in musica de Vincenzo Nolfi daté de 1642, représente un autre exemple intéressant pour l’étude de ce processus d’auto-mythfiication. La présentation du prologue résume en effet les deux dimensions laudatives ici exposées : Venise y est représentée comme l’héritière de la puissance politique et de l’inventivité spectaculaire romaines, même, elle paraît les dépasser :

Non hanno le qualità e condizioni della Città di Venezia titolo proprio, e corrispondente, eccedendo elle ogni voce, & epiteto col quale possi ingrandirsi cosa di mondo, se pur quell’uno non se gli adegua di emula dell’Antica Roma, o pure Roma Antica alia nostra età rediviva […]. Se ben poi il sito singolare, e miracoloso rende Superiore Venetia a Roma, & ad ogn’altr’opera di mano humana, e fa confessaria fattura di Divinità. […] Quanto a spettacoli Scenici, […] ha pure in questi ultimi anni dato a divedere poter con apparati, e rappresentationi affatto reali far, ch’arrossi l’antico Latio ; armonia di paradiso, apparenze, e macchine di meraviglia, comparse d’habiti pomposissime, e queste in Teatri molteplici, con operati quasi incredibili14.

Il Bellerofonte fut d’ailleurs le premier opéra à mêler l’incorporation littéraire d’images de Venise aux représentations scénographiques de la lagune. Le prologue se termine avec l’émersion de la mer, sous l’ordre de Neptune, de la ville de Venise, si exquisément reproduite, que les spectateurs se croyaient se trouver en la Place de Saint-Marc.

D’ordine suo [cf. di Nettuno] viddesi sorger dal mare in modello la Città di Venetia cosí esquisita, e vivamente formata, che la confessò ogn’uno un sforzo dell’arte : Ingannava l’occhio la Piazza con le fabriche publiche al naturale immitate, e dell’inganno ogn’hor più godeva scordandosi quasi per quella finta della vera dove realmente si tratteneva15.

Image 10000000000001E8000001CC0972CF45.jpgGiacomo Torelli, 1608-1678, Il Bellerofonte, Prologue, Scène 2, Gravure de Giovanni Giorgi, 164216

Le choix esthétique de la proposition de topoi romains, la construction historique que Venise avait promue pour se rattacher à l’Antiquité classique, et la construction idéologique qui prêchait la valeur de Venise au niveau politique et de l’habilité théâtrale, délivrent des renseignements importants sur l’image que Venise voulait transmettre d’elle-même. Si au XVIIe siècle, Venise restait un port attractif pour les étrangers, la grandeur du XVIe siècle n’était qu’un souvenir, et les festivités carnavalesques pouvaient se transformer en débauche, donnant l’image d’une ville tentatrice et désordonnée. Au théâtre, Venise maintenait pourtant l’apparence de son ancienne magnificence et cherchait à montrer, à travers d’un réseau d’allusions et d’allégories, ces nobles origines et le caractère exceptionnel de son emplacement.

La confrontation de Venise avec Rome devient alors symptomatique de la condition politique que Venise vivait au XVIIe siècle : voyant son ancienne grandeur se dissoudre, Venise décida de se proclamer héritière de l’Empire romain d’Occident, et d’éviter les relations, du moins idéologiques, à « Di Bizantio il Tiranno17 », à l’empire tyrannique byzantin dont l’empire turc était le direct descendant, et qui menaçait la stabilité politique européenne.

« Di Bisanzio il Tiranno » : un ennemi cruel et néfaste

Les épithètes "tyrannique", "barbare" et "perfide" utilisés pour définir l’Empire byzantin dans la pièce Ersilla (1648) nous donnent une image assez vive de la perception que les Vénitiens avaient de la population turque, mieux de la perception que l’imagination politique dominante voulait transmettre de cette culture : le Turc représentait la figure de l’ennemi barbare dans les opéras du XVIIe siècle.

D’un barbarico mondo
Voi [ospiti eroi] soli raffrenate
Le furie scatenate.
[…] Sbigottirò nel soglio
Di Bizantio il Tiranno,
Con glorioso orgoglio
De petti invitti, e santi,
La Città natatrici, e folgoranti.
Del Leone a ruggiti
Il domato da Zerse
Sepolcro di Leandro
Pavido al negro mare il piè, converse ;
Temè, tremò, ch’andasse
La magnanima fera
A’ bever ne le fonti
De la Tartara Tana
La perfidia Ottomana
18.

La menace de ce monde barbare avait déjà assumé une certaine force depuis la moitié du XVe siècle, c’est-à-dire depuis la chute de Constantinople (1453) et elle continuera à être perçue jusqu’en 1797. Incidemment, il faut dire que les relations turco-vénitiennes n’ont jamais été exclusivement définies en termes d’antagonisme et de combat, comme l’historiographie traditionnelle promue par Venise elle-même voudrait laisser croire ; le XVIe et le XVIIe siècles furent une époque où paix et bonnes relations politiques et commerciales alternaient avec des périodes de guerre – rappelons ici la Guerre de Candie, ou de Crète (1645-1669) et les deux Guerres de Morée (1684-1699 et 1714-1718). En effet, les deux adversaires se ménageaient et avaient besoin l’un de l’autre, Venise pour ne pas favoriser les entreprises anglaises, hollandaises ou françaises en Orient, Istanbul parce que Venise restait son meilleur client en Europe continentale. Cependant, le danger, notamment au niveau maritime, continuait à être ressenti19.

Venise se rangeait donc à l’opinion qui prévalait dans le reste de l’Europe et qui voyait dans le Turc « l’Autre » par excellence, à décrire et représenter sur le mode de la confrontation, de l’opposition ou de la parodie, cette dernière étant l’une des composantes du premier orientalisme.

Le danger turc affecta aussi la production théâtrale, au niveau de son fonctionnement interne et au niveau du choix des sujets à traiter sur scène. La guerre contre les Turcs eut son impact sur la vie sociale des Vénitiens, elle causa la fermeture occasionnelle de plusieurs théâtres publics, et elle provoqua également la baisse des subventions de la part des patrizi et des aristocrates envers la gestion des théâtres, leur aide financière s’adressant désormais aux guerres en cours. Les scènes vénitiennes transfiguraient donc la confrontation et l’opposition à la culture turque en l’intégrant dans les intrigues des drammi in musica. Ainsi, les héros dérivés de la mythologie gréco-romaine sont comparés aux héros militaires des guerres en cours, et les librettistes s’engagent à en louer les succès militaires ; les préfaces et les prologues, parfois les épilogues, surévaluent Venise et son rôle de défenseur de la paix contre la horde turque, au travers les voix des plus hautes divinités. Les spectateurs de la pièce Elena voient la Vérité louer « de l’Adria i gloriosi Eroi », les héros glorieux de l’Adriatique, et prier pour la défaite turque : « il Trace / Pentito », le thrace repenti de ses visées expansionnistes folles, implorera la paix20. Dans Cleopatra, Jupiter exhorte à se placer aux côtés des « Veneti Eroi », des héros vénitiens, et de se lever contre « l’empio Ottoman », l’ottoman cruel, impie et néfaste :

Ma che pace ? che pace ? à l’armi,
À l’ire
Contro l’empio Ottoman Veneti Eroi
Ecco dispiego il volo […]
21.

La préface de L’amor della patria superiore ad ogn’altro est sans doute la référence à cette situation géopolitique la moins équivoque de l’époque : le titre l’annonce déjà, le patriotisme vénitien y est prêché avec force, presque à vouloir instruire le spectateur à être conscient du privilège de vivre dans la République, et à se sentir obligé à bien servir la patrie, prospère et bien aimée.

[Il] soprafino talento, e fertilissimo ingegno del Sig. Francesco Sbarra, […] pare, che s’aggiusti alla misura del Grado, nel quale si trovano i publici interessi ; già tanto proditoriamente versati dall’Immanità Ottomana ; Hà stimato proprio, ch’io […] debba Publicar [questo nobile libretto dove esorto a sostenere] del più memorabile Essempio d’un intiera Republica, con Attioni così gloriose, che sono ben degne d’esser scolpite à Caratteri d’oro Adamantini, negl’animi veramente Amanti della riverita, Adorabile Patria, per conservar il pretiosissimo Tesoro dell’Inestimabile Gemma della sicura libertà ; Unico Oggetto, che move all’espressione di questi devotissimi ossequij ; con infiammato desiderio, che nei Cuori de tutti venga Universalmente impresso, sostenuto, e coll’opre comprobato, ch’attualmente sia L’AMOR DELLA PATRIA SUPERIORE AD OGN’ALTRO22.

La dépréciation de la culture turque passe aussi à travers l’absence d’un des éléments fondamentaux des drammi in musica vénitiens : la danse. Il est intéressant de constater que sur la totalité de 660 balli – ou divertissements dansés – traités parmi les 346 opéras représentés entre 1637 et 1700 à Venise, 110 danses sont dédiées à des personnages exotiques très diversifiés, tels Africains, Albanais, Arméniens, Assyriens, Égyptiens, Éthiopiens, Grecs, Indiens, Macédoniens, Maures et Persans, mais seulement 8 mettent en scène des personnages turcs, et n’apparaissent que vers la fin du siècle23.

Année

Titre de la pièce

Librettiste(s) / Compositeur

Intermèdes dansés

1679

Il perfetto Ibraim gran visir di Costantinopoli

Manni / Anonyme

AII/S18 Ballo di Turchi, e Turche

1686

Il Seiano moderno della Tracia, overo La caduta dell’ultimo gran Visir

Girapoli / Rossi

AI/S18 Ballo di Turchi, e Turche

1687

Elmiro rè di Corinto

Grimani ; Frisari / Pallavicino

AII/S1 Ballo di Turchi, e Mori

1689

Il gran Tamerlano

Corradi / M.A. Ziani

AI/S4 Ballo di Buffoni con instromenti Turcheschi

1695

Irene, Tragedia per musica

Frigimelica Roberti / Pollarolo

-AI7S8 Intermezzo di Muti che servono il Gran Signore, e di Turche parlandosi à cenni

-AII/S7 Intramezzo d’Eunuchi Mori, e Turche con Tamburini ed Instrumenti alla Turchesca, che festeggiano nel Bairano

-AIV/S10 Intramezzo di Giannizzeri, e More che fanno un gioco con l’arme al suono di Tromba, e Tamburo

1696

Il Domizio

Corradi / M.A. Ziani

AIII/S16 Ballo di Turchetti, e 4. Turchette

Si ces statistiques ne sont pas complètement fiables – la présence des danses n’était pas toujours indiquée dans les livrets d’opéra – il paraît que considérablement, le sujet « turc » devait être trop délicat pour la population vénitienne pour être représenté sur scène en un format chorégraphique : Venise savait que l’on engageait des vies et des matériaux pour lutter contre la menace ottomane, et ne pouvait pas tolérer la vision de ce thème sérieux et douloureux tourné au fictif, ou peut-être bien au ridicule.

La situation a dû changer seulement au tournant du XVIIIe siècle. Pendant la première Guerre de Morée, lorsque le Général Francesco Morosini regagne certains territoires laissés aux Ottomans, les danses turques apparaissent sur scène, presque à vouloir rappeler aux citoyens de la Sérénissime les victoires militaires obtenues ; cela tout en agrémentant la scène par des accessoires exotiques. Il gran Tamerlano (1689) et Irene (1695) citent en effet l’utilisation d’instruments turcs, parmi lesquels nous retrouvons des tambours et des trompettes, qui devaient venir renforcer le goût exotique du ballo. Si malheureusement aucune partition musicale n’est parvenue jusqu’à nous, l’adaptation de l’accompagnement musical de la danse à une allure exotique suggère que la danse aussi devait s’harmoniser au sujet qu’elle représentait, et que des mouvements caractérisant la nationalité turque devaient agrémenter ce moment du spectacle24. Dans son Musica Scenica (1635-1639), le théoricien de la scène Giovanni Battista Doni cautionne cette harmonisation en insistant sur la nécessité de bien adapter la danse à son sujet de représentation.

Deve però avvertire quegli, che comporrà il Ballo, che non i medesimi movimenti, e passeggi convengono ad ogni sesso, età, e condizione di persone ; perché altro passeggio sarà dicevole a’ Soldati, altro a’ Contadini, altro a persone civili, e nutrite nell’ozio cittadinesco […]25.

Il est d’ailleurs intéressant de constater que la pièce Irene prévoyait la mise en scène de trois intermèdes ayant des personnages turcs comme protagonistes. La concrétion et le renforcement de ce sujet peuvent avoir conduit à la standardisation ou du moins à la stabilisation de cette typologie de danse sur les scènes vénitiennes, comme les deux gravures de Johann Georg Puschner contenues dans le traité de Gregorio Lambranzi Nuova e Curiosa Scuola de’ Balli Theatrali, Neue und curieuse theatralische Tanzschul (1716)26 paraissent en témoigner.

Pour résumer, le nombre considérable de danses exotiques exécutées sur les scènes vénitiennes entre 1637 et 1700 laisse présager que l’exotisme existait dans la Venise du XVIIe siècle, voire il satisfaisait une requête spécifique du public envers la représentation dansée27. Cet exotisme devait néanmoins s’adapter à la sensibilité et à l’idéologie politique du contexte socio-culturel vénitien de l’époque. La fascination pour un Orient imaginé persistait donc, mais elle ne s’adressait pas tant à Constantinople qu’aux Maures et aux Éthiopiens, la curiosité vers le différent restant propre à la culture cosmopolite de Venise ; cela du moins jusqu’au dernier quart du XVIIe siècle. Cette dernière assertion conduit le discours à questionner la nature imagée de la référence allogène : l’Orient figuré de l’opéra vénitien résumait en soi le tremens et fascinans de l’altérité, à la fois objet de fascination qu’il fallait s’approprier et objet de répulsion.

Conclusions : l’orientalisme imagé et l’orientalisme vécu à Venise au XVIIe siècle

Nous avons observé que le Turc était représenté, dans les drammi in musica vénitiens du XVIIe siècle, comme l’ennemi le plus proche à combattre, et il était réduit à des stéréotypes, tels que la puissance, la barbarie et la distance géographique, donc l’inconnu. Il était aussi le bouc émissaire pour les malheurs qui tombaient sur la ville, et cela, avec le « perfide juif ». Et pourtant, le commerce des textiles et des tapis, des verreries et des objets précieux entre la République de Venise et le monde oriental était florissant, qu’il s’agît de l’Égypte ou de la Turquie. Les Turcs étaient acceptés ou éloignés de la ville de Venise selon les besoins d’état, comme le témoigne cette chronique de voyage de Peter Tolstoi :

Cette année [1697] il n’y a aucun Turc ici parce qu’ils [les Vénitiens] sont en guerre contre eux ; mais précédemment, il y avait beaucoup de Turcs à Venise et une grande maison en pierre fut construite pour les commerçants turcs [il Fondaco dei Turchi, fondé en 1621], avec une multiplicité de chambres à l’intérieur, et elle est à présent vide28.

Nous comprenons que la relation à l’Autre se faisait sur la base de l’intérêt : la cité avait besoin d’entretenir de bonnes relations diplomatiques avec le monde ottoman, sans pour autant renoncer à son rôle de défenseur de la chrétienté en Europe, dont elle tirait l’autre moitié de ses ressources économiques. L’opposition à la culture turque n’était donc qu’une affaire géopolitique, un pragmatisme dont les élites dirigeantes vénitiennes n’hésitaient pas à user pour défendre leurs intérêts commerciaux et économiques.

L’image de Nicolò Nelli qui suit résume ce double aspect de l’orientalisme vénitien : d’une part l’Ottoman y est représenté sous les traits d’un homme opulent, viril et charismatique, représentant ainsi la perception réelle que l’on avait de ce peuple puissant, riche et autoritaire. Cependant, lorsqu’on fait tourner la gravure de cent quatre-vingts degrés, la figure une fois humaine et masculine se transforme en une bête diabolique, qu’il faut éviter et craindre.

Image 10000000000001A9000001202476F43D.jpg

Nicolò Nelli, ca.1530-1576/1585, Turco con Turbante, 1571, in Raby Julian « La Sérénissime et la Sublime Porte : les arts dans l’art diplomatique, 1453-1600 »29

Ainsi:

The responses [to the Turkish threat] ranged from respect to fear. […] A strong sense of strangeness of Turkish life and customs persisted in Venice, and indeed exerted a genuine fascination30.

Ces considérations nous amènent à penser que Venise adoptait une position idéologique différente envers la culture turque selon le contexte : dans l’espace public, elle adoptait une attitude plus occidentale et philo-romaine – et quel meilleur moyen pour déclarer ce positionnement si non celui du théâtre, la production culturelle la plus originale de Venise, et dont le bénéficiaire principal était le citoyen ; dans l’espace privé, la collection et l’exposition, même l’imitation d’artefacts islamiques et turques était synonyme de richesse politique et économique.

Notes de bas de page numériques

1 Voyage d’Italie des années 1611-1612, cité in Irene Alm, « Dances from the "Four Corners of the Earth". Exotism in Seventeenth-Century Venetian Opera », in Irene Alm, Alyson McLamore, Colleen Reardon (dir.), Musica Franca : Essays in Honor of Frank D’Accone, Stuyvesant, New York, Pendragon Press, 1996, p. 234.

2 Il suffit de rappeler qu’en 1566, le Pape Pius V promulgua un décret qui interdisait aux propriétaires catholiques de loger des personnes d’autres religions sur les territoires italiens ; Venise s’opposa à la publication de ce décret, et ne l’appliqua jamais, au risque de subir l’Interdiction du Pape. Cette résistance au pouvoir religieux était en partie dictée par l’opposition politique aux États pontificaux, en partie certainement aussi par des raisons pragmatiques : l’économie de Venise se basait sur l’hospitalité, élargie à des personnes de toutes religions et toutes mœurs. Au XVIIIe siècle, Casimir Frechot décrivit cet esprit de tolérance dans sa Nouvelle relation de la ville & république de Venise (Utrecht, chez Guillaume van Poolsum, 1709, p. 383) : « Non seulement les Luthériens sont tolérés à Venise mais les Réformés, les Grecs Hérétiques & Schismatiques & les Turcs, étant permis à tous d’exercer en particulier quelque sorte de culte que ce soit, & aux Grecs même une Eglise publique, pour les raisons qu’on a dites ailleurs. Les Turcs ont un quartier qu’on ferme tous les soirs comme celui des Juifs, où ils vivent à leurs modes. ».

3 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à ‘‘époque de Philippe II, cité in Stefano Carboni, « "Des instants visionnaires" : Venise et l’Orient (828-1797) », Stefano Carboni (dir.), Venise et l’Orient, 828-1797. Exposition présentée à l’Institut du monde arabe, Paris, du 2 octobre 2006 au 18 février 2007, au Metropolitan Museum of Art, New York, du 26 mars au 8 juillet 2007, Paris-New York, Institut du monde arabe, The Metropolitan Museum of Art, 2006, p. 15.

4 Cf. Aurélie Clemente-Ruiz, Venise et l’Orient, Paris, Découvertes Gallimard / Hors Série, 2006.

5 La question de la maternité vénitienne ou florentine du dramma in musica est encore aujourd’hui très controversée. Cependant, les chercheurs en arts du spectacle s’accordent à dire que l’institutionnalisation du théâtre public à gestion d’imprésario à Venise à partir de l’année 1637 permit le développement et la solidité artistique et économique de ce nouveau genre. Il devint ainsi un produit culturel typique de la lagune, à exporter dans le reste de l’Italie et en Europe. À propos de l’émergence du genre de l’opéra Cf. Ellen Rosand, Opera in Seventeenth Century Venice. The Creation of a Genre, Berkeley, University of California Press, 1991.

6 La chronologie ici proposée cherche à englober l’entière production théâtrale du XVIIe siècle, depuis son origine avec la production du premier dramma in musica vénitien – Andromeda, de Benedetto Ferrari, produit en 1637 au Teatro San Cassiano – jusqu’à la fin du siècle.

7 Le symbole du lion dérive d’une tradition ancienne selon laquelle un ange était apparu sous l’aspect d’un lion à Saint-Marc, naufragé sur la lagune de Venise, et lui avait transmis la devise : « Pax tibi Marce, evangelista meus. Hic requiescet corpus tuum ». L’ange lui aurait ainsi annoncé qu’il aurait trouvé la paix dans ce lieu.

8 Giulio Strozzi, La Venetia edificata, poema eroico di Giulio Strozzi, con gli argomenti del Sig. Francesco Cortesi, Venise, chez Ciotti, 1624.

9 http://books.google.it/books ?id =FroaEAvWhDsC&printsec =frontcover&hl =it&source =gbs_ge_summary_r&cad =0#v =thumbnail&q&f =false

10 Cf. Giulio Strozzi, La finta pazza, Venise, chez Gio. Battista Surian, 1641. Cette pièce fut un des opéras qui voyagea le plus dans le contexte italien et européen ; elle arriva en France aussi, en 1645, grâce au travail conjoint de Giacomo Torelli, scénographe, et Giovanni Battista Balbi, compositeur de ballets. Il est fondamental de rappeler ici que toutes les indications relatives à la spécificité culturelle de Venise disparaissaient une fois que la pièce quittait sa ville d’origine : ce genre d’informations n’avait plus de valeur auprès d’un public autre que celui vénitien, et ne réveillait plus la même ferveur identitaire. Éventuellement, la grandeur de Venise était rappelée dans le prologue ou dans le scénario, pour rendre hommage à la ville qui produisit en première la pièce.

11 Giulio Strozzi, La finta pazza, Venise, chez Gio. Battista Surian, 1641, p. 38. Traduction personnelle : « Je sais que le Destin d’Asie voudrait que je sois vaincue, enfin. Mais le destin finit pour soulager aussi la grande douleur de mes pertes. Le Vénitien et le Romain doivent naître non d’Achille le Grec, mais du bon sang troyen : ce dont j’ai une vraie raison de m’enorgueillir ».

12 Giulio Strozzi, La finta pazza, Venise, chez Gio. Battista Surian, 1641, p. 87. Traduction personnelle : « Que sont ces mélodies ? Dites-moi ? Que sont ces très nouveaux théâtres ? Quelles nombreuses scènes prépare-t-on à Scyros ? »

13 Cristoforo Ivanovich, Memorie teatrali di Venezia, Contengono diversi trattamenti piacevoli della città, l’introduzione de’ teatri, il titolo di tutti i drammi rappresentati col nome degli autori di poesia e di musica sino a questo anno 1687 [1688], rééd. fac-similé, Lucca, Libreria Musicale Italiana, 1993, p. 393.

14 Vincenzo Nolfi, Il Bellerofonte drama musicale del signor Vincenzo Nolfi da rappresentarsi nel Teatro Nouissimo di Venetia l’anno 1642, Venise, chez Gio. Battista Surian, 1642, p. 8. Traduction personnelle : « Les qualités et les conditions de la ville de Venise ne peuvent pas être proprement décrites, puisqu’elles dépassent tous les mots et toutes les épithètes avec lesquels peut-on célébrer et magnifier les choses du monde, à exception de cette expression "rivale de la Rome antique". Mieux, il paraît que c’est l’ancienne Rome qui est née à nouveau à l’ère actuelle [sous les traits de Venise] […]. Mais le site singulier et miraculeux [dans lequel Venise se trouve] fait de Venise une ville supérieure à Rome, et à tout autre artefact humain, ainsi qu’on ne peut la comprendre que comme œuvre divine. […] Pour ce qui concerne les spectacles scéniques […] Venise a donné à voir avec les apparats des représentations qui méritent d’être attitrées de royales, et qui feraient rougir l’ancien Latium ; harmonie paradisiaque, illusions et machines époustouflantes, riches costumes, et cela dans plusieurs théâtres, avec des productions de plus incroyables. »

15 Vincenzo Nolfi, Il Bellerofonte drama musicale del signor Vincenzo Nolfi da rappresentarsi nel Teatro Nouissimo di Venetia l’anno 1642, Venise, chez Gio. Battista Surian, 1642, p. 9. Traduction personnelle : « De ses ordres [cf. de Neptune], on vit surgir de la mer la Ville de Venise, si exquise, et proprement formée, que le public la définit comme un effort de l’art : la Place [de Saint-Marc] avec les apparats publics [parfaitement] imités trompait l’œil, qui se réjouissait de cette tromperie, et oubliait presque la [place] réelle au profit de celle reproduite dans laquelle il se trouvait. »

16 http://publishing.cdlib.org/ucpressebooks/view ?docId =ft3199n7sm ;chunk.id =0 ;doc.view =print

17 Giovanni Faustini, L’Ersilla, dramma per musica di Giovanni Faustini. Favola Sesta, Prologue, Venise, chez Francesco Valuasense, 1648, p. 13.

18 Giovanni Faustini, L’Ersilla, dramma per musica di Giovanni Faustini. Favola Sesta, Prologue, Venise, chez Francesco Valuasense, 1648, pp. 12-13. Traduction personnelle : « Vous seuls [héros hôtes], vous pouvez freiner les furies déchaînées d’un monde barbare. […] Je vais remplir d’effroi le tyran de l’empire byzantin avec les cœurs orgueilleux et glorieux, invincibles et saints, d’une ville splendide de mer. Aux rugissements du Lion, le tombeau de Léandre vaincu par Xerxès [cf. les eaux de l’Hellespont], se tourna, effrayé, vers la mer noire ; il craignit, il trembla, que la magnanime bête allât boire la perfidie ottomane aux sources du repaire tartare ».

19 Cf. Paolo Preto, « Le "paure" della società veneziana : le calamità, le sconfitte, i nemici esterni ed interni », in http://www.treccani.it/enciclopedia/dal-rinascimento-al-barocco-la-societa-le-paure-della-societa-veneziana-le-calamita-le-sconfitte-i-nemici-esterni-e_(Storia_di_Venezia)/ consulté le 4 février 2015 : « Venise [alors] tremble, s’arme, résiste, lutte, perd et se résigne à se retirer [de ses territoires sous les visées expansionnistes de l’Empire ottoman], au cours d’une histoire séculaire qui s’achève seulement à la fin du XVIIe siècle. La peur des Turcs est peur d’un ennemi lointain, puissant, invincible, barbare. Le mythe de la puissance se traduit aussi dans la peur d’un espionnage omniprésent, les Turcs disposant d’un bon service de renseignements en terre vénitienne, à Chypre, Candie, Corfou et à Venise même. […] On voit naturellement la main des Turcs dans l’incendie de l’Arsenal en 1569, on leur attribue des complices dans la communauté hébraïque, le perfide juif étant l’allié naturel des infidèles ». La traduction est personnelle.

20 Nicolò Minato, Elena. Drama per musica nel Teatro à S. Cassano, per l’anno 1659. All’illustriss. & eccellentiss. sig. Angelo Morosini ... procurator di S. Marco, Prologue, Venise, chez Andrea Giuliani, 1659.

21 Giacomo D’Angelo, La Cleopatra drama per musica di Giacomo Dall’Angelo da rappresentarsi nel nouiss. Theatro di s. Salvatore. Consecrato all’illustriss. & eccellentiss. sig. Ambrosio Bembo, Venise, chez Giacomo Batti, 1662, p. 13. Traduction personnelle : « Mais quelle paix ? Quelle paix ? Aux armes, à la haine, les héros Vénitiens, contre l’impie Ottoman, hélas, je m’envole […]. ».

22 Francesco Sbarra, L’amor della patria superior ad ogn’altro. Dramma musicale del Signor Francesco Sbarra, Préface, Venise, chez Nicolò Pezzana, 1668, pp. 3-4. Traduction personnelle : « Il paraît que le talent raffiné et que l’esprit très inventif de Francesco Sbarra […] sait s’adapter aux problèmes d’intérêt public, problèmes déjà fortement affectés par la question actuelle et insidieuse de la cruauté ottomane ; il a donc estimé […] que je fusse digne de publier [ce noble livret, où il exhorte à soutenir] l’un des plus mémorables exemples de République existants, [et cela] avec des gestes si glorieuses qu’elles sont dignes d’être gravées à caractères dorés adamantins dans les cœurs de vrais amants de la Patrie, adorée et révérée, afin de conserver le plus précieux des trésors, la gemme inestimable de la vraie liberté. Le seul propos d’exprimer cet hommage dévoué [à la ville de Venise] est le désir ardent que L’AMOUR DE LA PATRIE EST AUJOURD’HUI SUPÉRIEUR À TOUT AUTRE, et que cette devise soit universellement imprimée, soutenue, et établie par toutes les œuvres. ».

23 Cf. Irene Alm, Catalog of Venetian Librettos at the University of California, Berkeley & Los Angeles, University of California Press, 1992 ; Eleanor Selfridge Field, A New Chronology of Venetian Opera and Related Genres, 1660-1760, Standford, Standford University Press, 2007, Coll. « The Calendar of Venetian Opera ».

24 C’est d’ailleurs ce qui advient également pour les autres personnages exotiques, et notamment pour les Maures et les Éthiopiens : représentés comme des esclaves, des corsaires, ou des guerriers, faisant tourner leurs cimeterres au-dessus de leur tête, et jouant des cymbales et des percussions, les personnages faisaient de la danse un lieu de vivacité, de vitesse, parfois aussi de drôlerie. Pour s’identifier au mieux à ces personnages, il était d’ailleurs demandé aux danseurs de se peindre le corps en noir.

25 Cf. Giovanni Battista Doni, Appendice a Trattati della Musica Scenica : Musica Scenica, Parte I, in Lyra Barberina [1635-1639], rééd. fac-similé, Bologna, Forni Editore, 1974, p. 74. Traduction personnelle : « Je dois ici avertir ceux qui voudront composer une entrée, que les mêmes mouvements et marches ne conviennent pas aux deux sexes, à tous les âges, et conditions de gens ; car une marche sera adaptée aux soldats, une autre aux paysans, une autre aux citoyens nourris de l’oisiveté de la ville […]. ».

26 Cf. Gregorio Lambranzi, Nuova e Curiosa Scuola de’ Balli Theatrali, Neue und curieuse theatralische Tanzschul [1716], rééd. fac-similé, Mineola, New York, Dover Books, 2002. Comme le suggère Irene Alm, la relation de la danse théâtrale vénitienne à la danse décrite par Gregorio Lambranzi dans son traité est plus spéculative que prouvée d’un point de vue historique ; elle reste néanmoins nécessaire parce qu’elle démontre la diversité de sujets de la production chorégraphique qui devait déjà exister sur les scènes vénitiennes du XVIIe siècle. Cf. Irene Alm, Theatrical Dance in Seventeenth-Century Venetian Opera, Thèse de doctorat, Los Angeles, University of California, 1993.

27 Pour connaître les autres typologies de scènes dansées utilisées dans le théâtre public vénitien, cf. Irene Alm, « Winged Feet and Mute Eloquence : Dance in Seventeenth-Century Venetian Opera », in Cambridge Opera Journal, vol. 15, n° 3, Nov. 2003, pp. 216-280.

28 Max J. Okenfuss (dir.), The Travel Diary od Peter Tolstoi : A Muscovite in Early Modern Europe, DeKalb-Illinois, Northern Illinois University Press, 1987, pp. 76-77 ; cité in Irene Alm, « Dances from the "Four Corners of the Earth". Exotism in Seventeenth-Century Venetian Opera », in Irene Alm, Alyson McLamore, Colleen Reardon (dir.), Musica Franca : Essays in Honor of Frank D’Accone, Stuyvesant, New York, Pendragon Press, 1996, p. 235.

29 In Stefano Carboni (dir.), Venise et l’Orient, 828-1797. Exposition présentée à l’Institut du monde arabe, Paris, du 2 octobre 2006 au 18 février 2007, au Metropolitan Museum of Art, New York, du 26 mars au 8 juillet 2007, Paris-New-York, Institut du monde arabe/The Metropolitan Museum of Art, 2006, p. 91.

30 Deborah Howard, « Cultural transfer between Venice and the Ottomans in the fifteenth and sixteenth centuries », in Herman Roodenbourg, Bernd Roeck (dir.), Cultural Exchange in Early Modern Europe. vol. IV Forging European Identities, 1400-1700, Cambridge, New-York, Melbourne, Cambridge University Press, 2007, p. 175. La traduction est personnelle : « La réponse vénitienne à la menace turque allait du respect à la peur. […] Un sens très fort de l’étrangeté de la vie et des mœurs turques persista à Venise, tout en exerçant une fascination véritable. »

Bibliographie

Sources

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Pour citer cet article

Bianca Maurmayr, « « Contro l’empio Ottoman / Veneti Eroi » : la figure du Turc sur les scènes vénitiennes du XVIIe siècle », paru dans Loxias-Colloques, 7. Images de l’Oriental dans l’art et la littérature, « Contro l’empio Ottoman / Veneti Eroi » : la figure du Turc sur les scènes vénitiennes du XVIIe siècle, mis en ligne le 08 mai 2016, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=844.

Auteurs

Bianca Maurmayr

Bianca Maurmayr a obtenu un master en Théories et pratiques des arts, Études en danse à l’Université Nice Sophia Antipolis en 2012. Elle est actuellement inscrite en doctorat au Laboratoire CTEL de la même université, sous la direction de Marina Nordera, et elle a bénéficié d’un contrat doctoral entre 2012 et 2015. Sa recherche porte sur les échanges culturels entre Paris et Venise au XVIIe siècle pour ce qui concerne la danse théâtrale. Auteure de « Marie-Catherine Guyot : une danseuse professionnelle du XVIIIe siècle, entre norme et invention », Recherches en danse [en ligne] 3|2015. Elle a suivi un stage de formation auprès de la Fondazione Cini Onlus de Venise (2012) et du Centre national de la danse de Pantin (2011). Elle fait partie de AIRdanza, de l’aCD et de l’équipe des Ateliers des Doctorants en Danse auprès du CND.