Loxias-Colloques |  6. Sociétés et académies savantes. Voyages et voyageurs, exploration et explorateurs, 1600-1900 

Elisa Garrido  : 

Atlas Pittoresque : le regard européen sur l’Amérique chez Alexander von Humboldt

Résumé

On peut définir le pittoresque comme un sentiment qui inviterait le spectateur d’une scène particulière à la reproduire dans un tableau, et qui a permis au XIXe siècle de transporter les images comme des possessions vers l’Europe. Cet article fait l’hypothèse de la représentation du pittoresque comme une forme d’appropriation du Nouveau Monde à travers l’art des peintres qui étaient au service des explorateurs. Lorsque le naturaliste allemand Alexandre de Humboldt a montré son désir de représenter des scènes fidèles à la nature, les planches de son Atlas Pittoresque. Vues des Cordillères et Monumens des Peuples Indigènes de l’Amérique ont été, d’une certaine façon, aussi théâtralisées par le langage de l’art.

Abstract

The picturesque can be defined as a feeling that invite the viewer of a particular scene to reproduce it in a table, and that was what allowed the images to be transported as possessions to Europe in the Nineteenth-Century. This article exposes the assumption of the picturesque representation as a form of appropriation of the New World through the art of painters who were employed by the scientific explorers. Although the German naturalist Alexander von Humboldt expressed his desire to represent scenes of true and real nature, the plates of his Atlas Pittoresque. Vues des Cordillères et Monumens des Peuples Indigènes de l’Amérique were embellished by the language of art.

Index

Mots-clés : Humboldt (Alexander von) , Humboldt (Alexandre de), pittoresque, récits de voyage

Géographique : Amérique Du Sud , Europe

Chronologique : XIXe siècle

Schlagwortindex : Humboldt (Alexander von)

Plan

Texte intégral

Le pittoresque entre art, science et voyage

Le pittoresque est une catégorie esthétique du XVIIIe siècle très liée au mouvement romantique ; il vient du mot italien pittoresco et exprime la propriété de quelque chose qui, par sa nature, est digne d’être représenté dans une œuvre d’art, un sentiment unique qui invite le spectateur d’une scène particulière à la reproduire dans un tableau. À l’origine, le terme pittoresque renvoyait strictement à la peinture. Giorgio Vasari dans ses Vies1 a utilisé l’expression « alla pittoresca » pour décrire quelque chose capable de produire de nouveaux effets dans l’art à la manière du peintre. Cependant, bien que né en Italie, le concept s’est finalement développé en Angleterre au cours du XVIIIe siècle en parallèle avec d’autres nouvelles catégories esthétiques comme le sublime2.

William Gilpin (1724-1804) a été l’un des premiers à parler du concept du pittoresque dans le paysage comme d’une catégorie liée à la variété des formes irrégulières de la nature. Gilpin a parlé de la nouveauté comme d’une source de plaisir, un sentiment qui excite le voyageur au-delà de la pensée et invite à représenter des scènes sans copier la nature, mais en représentant des scènes fantastiques :

There is still another amusement arising from the correct knowledge of objects; and that is the power of creating, and representing scenes of fancy; which is still more a work of creation, than copying from nature. The imagination becomes a camera obscura, only with this difference, that the camera represents objects as they really are : while the imagination, impressed with the most beautiful scenes, and chastened by rules of art, forms it’s pictures, not only from the most admirable parts of nature ; but in the best taste3.

Il y a encore un autre attrait résultant de la connaissance correcte des objets ; et qui est le pouvoir de créer, et de représenter des scènes de fantaisie ; ce qui est encore plus un travail de création que la copie de la nature. L’imagination devient une camera obscura, avec cette seule différence que cette chambre obscure représente les objets tels qu’ils sont vraiment, alors que l’imagination, impressionnée par les plus belles scènes, et châtiée par les règles de l’art, forme des images, non seulement des plus admirables parties de la nature ; mais dans le meilleur goût.

Pour Gilpin, un objet que l’on peut qualifier de pittoresque était « that kind of beauty which is agreeable in a picture4 » (« ce genre de beauté qui est agréable dans un tableau »). Pour lui, la beauté de la nature ne doit pas être seulement observée, mais il est nécessaire de réorganiser ses éléments représentés. Il a encouragé les voyageurs à analyser la nature avec le regard du peintre, composant des pièces en formant un tout, compréhensible dans une seule scène : « Hence the necessity of unity, or a whole, in painting. The eye on a complex view must be able to comprehend the picture as one object, or it cannot be satisfied5 » (« De là la nécessité d’unité, ou d’ensemble, dans la peinture. L’œil face à un spectacle complexe doit être capable de comprendre l’image comme un objet unique pour être satisfait »).

À la fin du XVIIIe siècle, le pittoresque s’est propagé du domaine de la peinture à d’autres champs comme l’architecture ou le jardin, et s’est trouvé reformulé par des théoriciens comme Uvedale Price, Richard Payne Knight et Humphry Repton6 qui ont participé à la discussion intitulée « the picturesque controversy7 ». Ces catégories comme le pittoresque et le sublime préfigurent la modernité et ces nouvelles approches de la nature ont créé de nouvelles définitions de la beauté. Les images naturelles ont favorisé de nouveaux rêves de l’homme qui commençait à sentir que l’on pouvait manipuler la nature à volonté. Le point de vue rationnel d’une nature créée par nous a cédé la place à une nouvelle envie de découvrir la vaste extension d’un monde sauvage. Ainsi, le voyage pittoresque est devenu la recherche de la beauté dans ses formes plus curieuses et surprenantes et a conduit à la rencontre de paysages spectaculaires. Bien que le pittoresque soit associé à la représentation de scènes singulières liées aux ruines et à l’architecture du passé pendant la période romantique, le sublime a cherché l’exaltation de l’homme dans la contemplation des paysages grandioses et sans limites.

Le terme d’« atlas » nous ramène à la mythologie grecque et à la figure bien connue du jeune titan à qui Zeus a imposé la sanction de soutenir la Terre sur ses épaules. Après 1585, le géographe flamand Mercator a intitulé Atlas sa collection d’images cartographiques8, contenant des informations provenant de divers domaines ; une définition qui perdure encore aujourd’hui. Toutefois, l’« atlas pittoresque » est un concept différent car le pittoresque implique en soi une expérience particulière et l’expression des sentiments que les scènes représentées provoquent dans l’esprit du voyageur. Pour l’explorateur, la nature représentait une source de joie et de plaisir esthétique ; dans l’idéologie de l’illustration la nature devait être étudiée scientifiquement, mais chez les romantiques, elle a été aussi un modèle esthétique pour l’artiste. Dans ce contexte du mariage entre l’art et la science « pittoresque » a été une formule souvent utilisée dans les titres donnés aux albums d’illustrations faites par les voyageurs, à une époque où le voyage à Rome devenait particulièrement populaire dans le cadre de la formation des étudiants de l’élite bourgeoise. En ce qui concerne les relations scientifiques et artistiques qui ont eu lieu dans les voyages, il existe des études fondamentales comme celles de Bernard Smith9 et Barbara Maria Stafford10. Ces travaux montrent comment l’art et la science sont associés intrinsèquement à travers le voyage et, de notre point de vue, on peut surligner trois éléments visuels caractéristiques de ce phénomène, qui sont la carte, l’herbier et la peinture de paysage. Bien que ces trois modes de représentation soient étroitement liés avec l’art et la science, ils ont des intentions différentes : la carte a été utilisée pour contrôler le territoire politique, tandis que l’herbier a (ou avait, dans ses débuts) un sens objectif et scientifique ; enfin la peinture de paysage, qui peut signifier la synthèse de toutes ces formes visuelles d’information, constitue la représentation totale comprenant le politique, le scientifique et l’artistique ; mais comme cela a été montré par plusieurs chercheurs, toutes ces formes de représentation sont des moyens de possession impérialiste11.

La figure de l’artiste dans le domaine des sciences a parfois été ambiguë. D’un côté l’on trouve la figure de l’artiste embauché pour accompagner une expédition scientifique, et qui a pris les fonctions d’illustrateur ; les sciences, comme la botanique ou la zoologie, nécessitaient l’assistance des dessinateurs pour décrire tout ce qui était recueilli dans le cadre des principes du Systema Naturae12. C’est au milieu du XVIIIe siècle que l’on a commencé à donner de l’importance à la nécessité d’embarquer des artistes dans les expéditions et à accorder de la valeur aux enregistrements, à la fois verbaux et visuels, de l’information. Toutefois, selon Bernard Smith, les artistes professionnels dans les expéditions n’étaient pas très différents des dessinateurs scientifiques car ils pouvaient avoir des origines différentes mais étaient embauchés pour un travail similaire13. De l’autre côté, on doit différencier l’artiste voyageur indépendant : par exemple, dans les représentations visuelles de l’Amérique, les peintres qui ont travaillé dans les ateliers de José Celestino Mutis ou ceux qui ont accompagné les expéditions scientifiques comme Malaspina, sont loin de ce que seront plus tard les œuvres du paysage sublime américain que nous ont laissées des peintres comme Ferdinand Bellermann ou Moritz Rugendas un siècle plus tard.

Dans le cas d’Alexandre de Humboldt, son grand succès a été le déplacement indépendant et autofinancé d’un scientifique, dans le cadre d’un voyage pittoresque où il pouvait admirer la nature avec les yeux d’un artiste, mû par le plaisir de la beauté qui était autour de lui. C’est ce qui lui a permis de développer une théorie du paysage dans laquelle tous les éléments sont réunis pour un nouveau modèle de représentation de la nature, en complétant l’information scientifique rigoureuse avec le sentiment que provoque la situation de l’homme devant l’immensité de la nature. Ses écrits sont considérés comme la référence la plus importante pour la réflexion sur la représentation de la nature américaine. Dans plusieurs de ses œuvres, comme Essai sur la Géographie des Plantes ou Tableaux de la Nature, il a réfléchi à l’utilité de créer une école du paysage consacrée à la représentation des tropiques ; à ce sujet, il a dédié une partie de son dernier ouvrage Kosmos14 à la théorisation de l’histoire du paysage comme un véritable historien de l’art. Bien que son objectif ait été scientifique, dans ses publications il a établi de nouvelles relations entre la science et l’art, en défendant la nécessité d’une peinture du paysage pour exprimer le tableau de la nature dans toute son immensité.

Alexandre de Humboldt et les vues des cordillères

Alexandre de Humboldt, savant prussien formé comme ingénieur des mines, a mené pendant cinq années une expédition américaine approuvée par la Couronne espagnole ; sa vaste production scientifique, après ce voyage, peut être considérée comme l’un des plus grands héritages scientifiques du XIXe siècle sur l’étude de la nature. Il faut néanmoins considérer qu’une partie de son travail a également influencé l’histoire de l’art et de la peinture du paysage.

La manière de Humboldt pour s’approcher de la nature se caractérise par la proposition d’une étude approfondie de ses qualités dans son ensemble. Il parle d’une peinture du paysage légitimée par l’étude empirique de la nature car « quelles que soient la richesse et la flexibilité d’une langue, ce n’est pas néanmoins une entreprise sans difficultés que celle de décrire avec des mots ce que l’art du peintre est seul apte à représenter15 ». Dès sa jeunesse, il a eu l’occasion d’acquérir une formation artistique, en suivant des cours de dessin, et d’apprendre les techniques de la gravure. Par conséquent, dans toute son œuvre, il y a une grande appréciation de l’histoire de l’art. La peinture de paysage offrait de grandes possibilités pour que la science soit capable de représenter, très fidèlement, ses subtils détails de manière visible, et les intègre en même temps, dans un tout, pour former un véritable tableau de la nature. C’est pour cela que Humboldt a décidé d’accompagner son carnet de voyage d’un atlas pittoresque qui sera publié en 1810 et réédité par la suite sous le titre Vues des Cordillères et monumens des peuples indigènes de l’Amérique (1816).

Au sujet de l’œuvre dont Humboldt a pu s’inspirer pour développer cette idée, on trouve une lettre à son éditeur Johann Friedrich Cotta16, dans laquelle il dit qu’il aurait été influencé par la description du voyage en Égypte de Dominique Vivant Denon, l’un des premiers égyptologues européens à contempler et dessiner les monuments de l’Égypte ancienne. Dans les Vues de Cordillères mêmes, Humboldt fait également une référence particulière au Voyage pittoresque de la Grèce, du comte de Choiseul-Gouffier17, ainsi qu’aux peintres Tomas Daniell et William Hodges18. Comme on peut le voir, il y a une tendance à la référence orientaliste très liée à une conception de la représentation de l’autre et des paysages lointains comme quelque chose d’exotique quelle qu’en soit l’origine.

Des études comme celle de Marie Louise Pratt19 affirment que tous les voyageurs illustres que nous connaissons aujourd’hui (Bougainville, Cook) ont suivi le même schéma : des hommes, bourgeois et occidentaux, qui, en ce qui concerne leurs qualités scientifiques, commerciales et esthétiques, se sont toujours déplacés à l’intérieur d’un circuit similaire en grande part prédéterminée. Ainsi le Humboldt savant, influencé par ses relations avec les meilleurs cercles scientifiques, a vécu un XIXe siècle marqué par l’art académique européen qui a inévitablement laissé une empreinte sur ses œuvres. L’éditeur nous présente la réédition de son Atlas Pittoresque ainsi :

L’Atlas pittoresque qui accompagne l’édition in-4º du Voyage de MM. de Humboldt et Bonpland dans les régions équinoxiales du nouveau continent, forme un volume grand in-folio, orné de soixante-neuf Planches exécutées par les premiers artistes de Paris, de Rome et de Berlin20.

Comme on le voit, tous sont des artistes européens qui, choisis par Humboldt, avaient été sélectionnés minutieusement : il a en effet passé beaucoup de temps à recruter ceux qui devaient représenter ses vues. Parmi ces graveurs et ces peintres se trouvent des noms comme Louis Bouquet (à Paris), Wilhelm Friedrich Gmelin (à Rome), Christian-Friedrich Duttenhofer (à Berlin), ainsi que des noms d’Espagnols jésuites et d’autres naturalistes. Il y a beaucoup de nationalités, ainsi que des copies de quelques manuscrits américains, mais pour la représentation de la nature, ce sont des académiciens européens qui dominent. Par conséquent, l’Atlas Pittoresque est une œuvre à laquelle collaborent principalement des artistes que l’on pourrait qualifier d’artistes d’atelier : c’est-à-dire que les peintres et les graveurs de Humboldt ont suivi ses instructions, mais n’avaient, dans leur majorité, jamais été en mesure de voir les images de la réalité américaine, et il leur fut donc très difficile de ne pas tomber dans certains stéréotypes de la représentation artistique.

Ce régime ne s’applique pas à toutes les images car il y a des différences notables ; certaines planches, en particulier celles qui comportent des motifs de la culture aztèque et ses hiéroglyphes, ont été dessinées directement par les Américains sur place et copiées par la suite, mais d’autres ont été faites par les Jésuites et trouvées par Humboldt dans la bibliothèque du Vatican. Cependant, spécialement dans les planches qui montrent le paysage américain, ces dessins ont été faits à partir des croquis de Humboldt lui-même, réalisés sur le terrain21 et terminés par ces artistes en Europe. Humboldt était conscient de ces difficultés et de ces différences, et, pour cette raison, s’est justifié comme suit :

J’ai tâché de donner la plus grande exactitude à la représentation des objets qu’offrent ces gravures. Ceux qui s’occupent de la partie pratique des arts savent combien il est difficile de surveiller le grand nombre de Planches qui composent un Atlas pittoresque. Si quelques-unes sont moins parfaites que les connaisseurs ne pourront le désirer cette imperfection ne doit pas être attribuée aux artistes chargés, sous mes yeux de l’exécution de mon ouvrage, mais aux esquisses que j’ai faites sur les lieux dans des circonstances souvent très pénibles22.

Dans le cas de la planche intitulé « Pyramide de Cholula », réalisée par Gmelin à Rome d’après un dessin de Humboldt fait sur l’Amérique, on voit que les vêtements des deux hommes sont composés de draperies, à l’exacte manière des robes classiques ; en particulier, la figure placée à gauche, qui peut représenter un indigène américain, est dans une position très forcée, presque comme une sculpture grecque23. Humboldt était un expert théorique, connaisseur remarquable de l’histoire et de l’art, mais malheureusement son habileté en dessin n’était pas suffisante ; il s’est limité à faire des croquis et des schémas qui devaient guider les artistes pour la réalisation de l’œuvre finale, peut-être du fait que les conditions de leur exécution sur le terrain étaient précaires. Bien qu’il ait reçu une formation artistique dans sa jeunesse, nous devons penser à la difficulté de dessiner dans la marche, au cours d’un voyage compliqué, rempli d’obstacles pour un bourgeois, dans la nature américaine imprévisible. Si l’on regarde les images, on observe des différences intéressantes24 visibles entre le croquis initial et le dessin final : comme l’artiste développeur impose inévitablement son regard à la création d’un paysage pittoresque25, cette intervention est visible dans les gravures de l’œuvre finale.

Le regard de l’art européen : nouveaux mondes, regard ancien

Tous les voyageurs européens avaient pris les concepts du pittoresque et du sublime pour les appliquer dans leurs récits de voyage, surtout dans le cadre du Grand Tour. Ils ont appliqué ces concepts en promouvant une approche particulière de toutes les questions relatives au paysage et aux lieux visités, en établissant des sujets qui ont acquis une importance particulière sur les montagnes et les volcans, surtout quand les vues du Vésuve et de l’Etna sont devenues célèbres. Le voyage en Italie a été un motif largement utilisé par les grands auteurs bien connus, tels que Montaigne, Goethe, Stendhal et Chateaubriand. Pour Humboldt, nous savons qu’il a fait une tournée européenne vers la Hollande et l’Angleterre avec Georg Forster26, où il a pu établir un contact avec les artistes de la Royal Academy, et il s’est également rendu en Italie au retour de sa tournée américaine à la recherche des meilleurs peintres pour illustrer son Atlas Pittoresque ; ces voyages et réseaux d’explorateurs modernes sont ceux qui ont créé la curieuse fusion entre le point de vue européen classique et les scènes tirées des régions lointaines.

Depuis sa relation historique du voyage, Humboldt a créé des analogies sur l’histoire traditionnelle de l’art occidental, et sa perception de l’Amérique a été guidée par l’histoire de l’Antiquité classique. Dans la forêt tropicale, le Prussien a fait différentes associations quand il parle, par exemple des serpents, et il se réfère automatiquement aux épisodes de Laocoon dans L’Énéide. Il va dans le même sens lorsqu’il parle des Caribéens et affirme que « [l]eurs grandes figures d’un rouge cuivré et pittoresquement drapées ressemblent de loin, en se projetant dans la steppe contre le ciel, à des statues antiques de bronze27 ». Ces correspondances ont été étudiées par des auteurs tels qu’Oliver Lubrich : pour lui, les références gréco-latines d’Alexandre de Humboldt sont finalement des tentatives de dominer l’autre, en connexion avec ce qui lui est connu. Dans le même sens, Mary Louise Pratt critique un discours impérial dans le livre déjà mentionné Imperial Eyes28. Cependant, je pense que Humboldt est un homme de son temps et qu’il utilise les ressources de son époque, car il demeure très difficile pour un auteur de se libérer d’un bagage culturel imposé. Plus tard, Humboldt est frappé par ce qu’il a trouvé dans les tropiques et cela l’oblige à réfléchir à la grandeur du paysage américain, l’Europe étant encore une fois sa référence :

Le sol classique de l’Italie renfermait donc, parmi tant de prodiges de la nature et des arts, une de ces bifurcations dont les forêts du Nouveau-Monde nous offrent un autre exemple, sur une échelle beaucoup plus grande29.

Les voyageurs romantiques ont voulu trouver non seulement la beauté mais aussi l’insolite et les frontières inconnues ; progressivement, l’Amérique avait donc commencé à enflammer l’imagination et le désir des intrépides visiteurs. Ces lieux n’ayant jamais été vus, les explorateurs se sont trouvés dans une nouvelle situation et, consciemment ou inconsciemment, ils ont commencé évaluer leur différence. Selon Pablo Diener, pour cela, le voyageur sous les tropiques s’est imposé deux devoirs fondamentaux : « Tout d’abord, trouver un archétype pour la représentation du paysage américain et construire un dénominateur commun, et d’autre part construire un nouveau chemin dans ces territoires, qui avaient été à peine étudiés avec des instruments scientifiques et l’art du Vieux Continent30 ». Dans cette optique, l’interprétation des endroits exotiques et lointains, avec des motifs classiques comme modèles impériaux de propriété, a été l’une des principales stratégies rhétoriques dans les récits des voyageurs européens. Mais Humboldt suit seulement le modèle qu’il a acquis dans son éducation et pour cela, en utilisant un langage visuel standardisé, il cherche à permettre la compréhension de la nature tropicale par le public européen. Sans aller trop loin, ces associations ne sont pas propres à Humboldt, mais sont un leitmotiv dans les grands récits de voyage du moment, qu’il avait lus et qui ont fortement influencé son travail. Par exemple, dans le premier voyage de Cook dans le Pacifique, Joseph Banks comparait constamment le paysage avec les œuvres classiques européennes, et les Tahitiens avec les anciens Grecs : « Leurs coutumes suggérèrent des parallèles avec l’Antiquité classique. Ils ont chanté la gloire de leurs visiteurs comme les anciens Grecs31 ». Bougainville, qui a lui-même voyagé à Tahiti, un an avant Cook, a comparé ses habitants avec les dieux de l’Antiquité. Et l’on trouve les mêmes références chez Payne Knight, l’un des principaux théoriciens de la théorie du pittoresque, qui compare les sociétés primitives contemporaines aux cultures traditionnelles de l’Antiquité. De plus, dans son œuvre, Humboldt a montré littéralement son désir de représenter des scènes qui sont plus fidèles à la nature que pittoresques, en affirmant :

Une partie de cet Atlas est destinée à faire connaître les grandes scènes que présente cette nature. On s’est moins attaché à peindre celles qui produisent un effet pittoresque qu’à représenter exactement les contours des montagnes, les vallées dont leurs flancs sont sillonnés, et les cascades imposantes32

Le plus remarquable dans les Vues des Cordillères, c’est qu’il est le fruit d’une collaboration, et que Humboldt n’en est pas l’auteur unique. Dans cet ouvrage, nous pouvons voir sa vision de l’Amérique sous de nombreux aspects car il a introduit des planches, des commentaires et des textes de différents auteurs, parmi lesquels il y a aussi des images élaborées par les Américains eux-mêmes et reproduites directement à partir des manuscrits des siècles précédents.

Conclusions

À la lecture de ces éléments, il est facile de supposer que le pittoresque est fortement lié à la théorie artistique européenne et au Grand Tour, aux ruines classiques qui parsèment le paysage… Mais pourtant, curieusement, le voyage pittoresque est un titre largement utilisé pour les tours de nombreux voyageurs à travers les continents américain et asiatique, ce qui a conduit à un mélange continu de points de vue divergents. Cependant, l’Amérique n’était ni le Classique ni l’Ancien, mais le Nouveau, un paysage qui ne pouvait pas répondre aux vieux modèles.

Ainsi, le plaisir de voir les ruines du Grand Tour européen classique a été remplacé par de nouvelles expériences en contemplant les temples détruits et les ruines d’une grande civilisation. Un peu après, les voyageurs ont suivi avec la recherche de l’expérience du sublime, qui supposait de contempler l’incompréhensible nature, tout ce qui n’avait jamais été connu, toujours motivé par le désir de montrer ces nouveaux mondes, tout en portant sur eux un regard ancien.

Notes de bas de page numériques

1 Voir Giorgio Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Florence, Giunti, 1568.

2 Voir Christopher Hussey, The Picturesque, Studies in a Point of View, London, Putnam’s Sons, 1927 ; Walter John Hipple, The beautiful, the sublime & the picturesque in eighteenth-century British aesthetic theory, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1957.

3 William Gilpin, Three essays on Picturesque, London, Blamire, 1794, p. 52 (nous traduisons).

4 , William Gilpin, An essay on prints, London, Straman, 1802, p. xii. (nous traduisons).

5 William Gilpin, An essay on prints, London, Straman 1802, p. 6 (nous traduisons).

6 Voir Richard Payne Knight, An Analytical Enquiry into the Principles of Taste, London, T. Payne, 1805 ; Humphry Repton, An Inquiry into the Changes of Taste in Landscape Gardening, with some Observations on its Theory and Practice, London, J. Taylor, 1806 ; Uvedale Price, Essays on the Picturesque as Compared with the Sublime and the Beautiful, London, J. Mawman, 1810.

7 Sur la picturesque controversy voir : Dorothy Dyck, The development of the Picturesque and the Knight-Price-Repton Controversy. Thesis dissertation, Department of Art History in McGill University, Montreal, 1991.

8 Atlas, sive cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura, Duisburg, Rumold Mercator, 1595.

9 Bernard Smith, European Vision and the South Pacific, 1768-1850 : a study in the history of art and ideas Oxford, Clarendon Press, 1960 (reprinted 1985).

10 Barbara Maria Stafford, Voyage into Substance : Art, Science, Nature, and the Illustrated Travel Account. 1760-1840. Cambridge Mass. and London, MIT Press, 1984.

11 Sur l’histoire visuelle de l’impérialisme voir Denis Cosgrove, Mappings, London, Reaktion, 1999 ; Mary-Louise Pratt, Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation, Londres et New York, Routledge, 1992 ; John E. Crowley, Imperial Landscapes. Britain’s Global Visual Culture, 1745-1820, New Haven, Yale University Press, 2011 ; Daniela Bleichmar, Visible Empire. Botanical Expeditions and Visual Culture in the Hispanic Enlightenment, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2012.

12 Entièrement rédigée en latin, c’est l’œuvre majeure du médecin et botaniste suédois Carl von Linné (1707-1778) qui représentera le modèle pour plusieurs générations de naturalistes.

13 Bernard Smith, European Vision and the South Pacific, 1768-1850 : a study in the history of art and ideas Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 3.

14 Alexander von Humboldt, Kosmos. Entwurf einer physischen Weltbeschreibung (5 vol. ), Stuttgart, Cotta, 1845-1862.

15 Alexandre de Humboldt, Tableaux de la Nature, Paris, Librairie des Sciences Naturelles, 1865, p. 354.

16 Lettre 9 du juin 1805, Humboldt à Johann Friedrich Cotta.

17 Alexandre de Humboldt, Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique. Paris : Librairie Grecque-Latine-Allemande, 1816, p. 122.

18 Voir Elisa Garrido, « Alexander von Humboldt and British artists : the Oriental taste », Culture & History Digital Journal, 2, 2, 2013.

19 Mary-Louise Pratt, Imperial Eyes : Travel Writing and Transculturation, Londres et New York, Routledge, 1992.

20 Alexandre de Humboldt, Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique. Paris : Librairie Grecque-Latine-Allemande, 1816, p. 5.

21 On doit penser à la difficulté que cela entraîne et à la précarité des esquisses de Humboldt.

22 Alexandre de Humboldt, Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique. Paris : Librairie Grecque-Latine-Allemande, 1816, p. 16.

23 Alexandre de Humboldt, Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique. Paris : Librairie Grecque-Latine-Allemande, 1816, Planche VII.

24 On peut trouver les esquisses de Humboldt [en ligne] sur la Bibliothèque de Berlin [consulté le 1er mai 2015]. Disponible sur http://resolver.staatsbibliothek-berlin.de/SBB00015C9900000001 et http://resolver.staatsbibliothek-berlin.de/SBB00015C9900000002 .

25 Toujours sous la supervision de Humboldt.

26 Bernd Kölbel, et. al., « Das Fragment des englischen Tagebuches von Alexander von Humboldt », Humboldt im Netz, IX, 16, 2008.

27 Oliver Lubrich, « Como antiguas estatuas de bronce. Sobre la disolución del clasicismo en la Relación histórica de un viaje a las regiones equinocciales del nuevo mundo, de Alejandro de Humboldt » Revista de Indias, 2001, vol. LXI, nº 223 pp. 749-763.

28 Mary Louise Pratt, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation. Mary Louise Pratt, Londres et New York, Routledge, 1992, pp. 111-143.

29 Alexandre de Humboldt et Aimé Bonpland, Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, fait en 1799, 1800, 1801, 1802, 1803, et 1804, vol. 2, Paris, Schoell, 1819, p. 524.

30 Pablo Diener, « Lo pintoresco como categoría estética en el arte de viajeros. Apuntes para la obra de Rugendas », HISTORIA, nº 40, vol. II, 2007, pp. 285-309.

31 « Their customs suggested parallels with classical antiquity. They sang in praise of their visitors like ancient Greeks », Bernard Smith, European Vision and the South Pacific, 1768-1850 : a study in the history of art and ideas Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 41 (nous traduisons).

32 Alexandre de Humboldt, Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes de l’Amérique. Paris : Librairie Grecque-Latine-Allemande, 1816, p. 49.

Bibliographie

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Autres textes

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Pour citer cet article

Elisa Garrido, « Atlas Pittoresque : le regard européen sur l’Amérique chez Alexander von Humboldt », paru dans Loxias-Colloques, 6. Sociétés et académies savantes. Voyages et voyageurs, exploration et explorateurs, 1600-1900, Atlas Pittoresque : le regard européen sur l’Amérique chez Alexander von Humboldt, mis en ligne le 26 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=773.

Auteurs

Elisa Garrido

Doctorante en Histoire de l’art dans le Département d’Histoire des Sciences, Institut d’Histoire CCHS-CSIC, Madrid.