Loxias-Colloques |  5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire | III. Combats féministes 

Mariane Bitar  : 

Le narrateur masculin dans Mémoires de la chair de Mosteghanemi : enjeux et significations

Résumé

Cet article sur l’écriture d’Ahlam Mosteghanemi vise à répondre à la question suivante : pourquoi l’écrivaine n’assume-t-elle pas la voix d’un personnage féminin et prend-elle le masque d’un homme ? L’analyse de son roman Mémoires de la chair, qui a reçu le prix Naguib Mahfouz et a réalisé les meilleures ventes durant la dernière décennie dans le monde arabe, démontre que le narrateur masculin a été sciemment choisi par l’écrivaine en premier lieu pour enrober la réalité d’une touche de fiction, en deuxième lieu pour une meilleure réception de son texte, et en troisième lieu pour donner plus de crédibilité à l’histoire tout en se soustrayant au jugement du public. En juxtaposant réalité et fiction, ce roman essaie de cadrer son récit dans la grande Histoire, en évoquant intelligemment les grands événements du monde arabe et critiquant les gouverneurs et le peuple noyé dans l’ignorance.

Abstract

This article about the writing of Ahlam Mosteghanemi aims to answer why a woman writer chooses a male narrator. Her novel “Memory in the flesh” received the Nagib Mahfouz price and has been the best-selling book for the ten last years in the Arabic world. Its study shows that the male narrator is chosen by the writer for many reasons: First, to cover the reality with a touch of fiction, second, to attract and to convince the public, and third to escape from his judgment. Her text, which smartly coordinates realism and fiction, tries to frame the individual story in the history of the country where the writer grew up. She tells her readers about the great events in the Arabic world and criticizes the politicians and the people drowned in ignorance.

Index

Mots-clés : critique , écriture féminine, fiction et réalité, hommage au père, Mosteghanemi (Ahlam), narrateur masculin, pouvoir, réception et public

Géographique : Pays arabophones

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Introduction

L’écriture féminine arabe non seulement fournit un bon exemple de la connaissance de soi et du monde mais donne aussi, dans une société patriarcale qui prohibe l’amélioration du statut de la femme au motif que son émancipation serait contraire au dogme religieux, l’occasion et le moyen d’influer sur le cours des choses.

Ahlam Mosteghanemi occupe de nos jours la première place parmi les écrivains arabes. Son œuvre est populaire dans le monde arabophone, notamment au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Tunisie et aux Émirats arabes unis. Mémoires de la chair a été adapté en feuilleton en 2010 par Abu Dhabi TV (Émirats arabes unis). Ce roman, édité en 2002, a reçu le prix Naguib Mahfouz et le prix Nour de la meilleure œuvre féminine en langue arabe. Le grand poète syrien Nizar Kabbani a écrit à propos de ce livre :

Ce roman m’a enivré, moi, qui m’enivre rarement devant les romans, et la raison de cette ivresse est que le texte que j’ai lu me ressemble jusqu’au point de se confondre avec moi. Il est fou, énervé, provocant, sauvage, humain et sensuel… et anarchiste comme moi. Et si quelqu’un me demandait de signer mon nom sous ce roman exceptionnel, trempé par la pluie de la poésie… je n’hésiterais pas une seconde…1

Jacques Berque, orientaliste et directeur de la thèse de Mosteghanemi à la Sorbonne, lui consacre un chapitre intitulé « l’intercession de la femme » dans Une cause jamais perdue, où il fait l’éloge de sa documentation, de sa lucidité et de sa capacité à utiliser une expérience vécue en se distanciant elle-même. Il va jusqu’à professer son adhésion à ses idées en décrivant l’écriture de Mosteghanemi avec ces mots : « une littérature faite par des hommes et s’adressant à des hommes ».

Son livre Dhakirat Al-Jassad, Mémoires de la chair2, est classé par les statistiques parmi les cent meilleurs romans arabes de tous les temps, tout comme il présente Mosteghanemi au regard du nombre remarquable de ses lecteurs au moment où le lectorat arabe fait un peu partout défection, comme l’une des femmes les plus influentes du monde arabe.

Ce roman raconte l’histoire de Hayat, l’écrivaine algérienne, fille du maquisard qui est un symbole de la résistance. Hayat vient à Paris pour continuer ses études en lettres arabes, et s’installe chez son oncle. Elle rencontre Khaled, son compatriote, un peintre manchot, camarade de son père, blessé en Algérie et faisant sa vie à Paris depuis plus de vingt ans. Après la rencontre de Hayat, Khaled se met à écrire un livre, pour raconter son amour pour cette fille qui incarne toutes les femmes de sa vie et qui représente l’Algérie, pays auquel il éprouve une grande nostalgie. Hayat fut mariée à Si Moustapha, appartenant à la classe corrompue gouvernant le pays.

Le père de Mosteghanemi joue un rôle très important dans sa carrière professionnelle. Il fut le premier à l’encourager. Elle a appris de lui l’amour de la langue arabe parce qu’il était sensible au frisson des mots, de la rime et de la tonalité de la phrase, poète à ses heures et rêveur d’une révolution aux dimensions maghrébines. Il a su transmettre cette sensibilité à sa fille et la soutenir dans sa progression littéraire. Dans le monde arabe la femme a jusqu’à présent besoin d’un mentor qui ait confiance en ses capacités pour aboutir et réaliser ses rêves. Pour Mosteghanemi, ce mentor était son père.

Un narrateur pour faire diversion : enrober la réalité par une touche de fiction

La question la plus évidente est de savoir pourquoi Mosteghanemi choisit la voix narrative masculine, alors que, femme, elle avait l’occasion de donner la parole à une femme. On peut supposer d’abord qu’elle ait souhaité installer une barrière entre les deux instances auctoriale et narrative, par le biais du changement du genre de la personne, mais surtout se protéger, en tant qu’auteur féminin des préjugés multiples concernant son roman et son idéologie. De quoi donc veut-elle se protéger en utilisant ce procédé littéraire ? Le narrateur-homme sera comme une enveloppe qui préservera l’auteure du regard accusateur du lecteur, qui aurait trop facilement tendance à assimiler narratrice et auteure, et à juger la femme en fonction de son personnage. Le lecteur pourrait être cruel, comme le personnage de Ziad dans ses préjugés. Ziad, le poète palestinien qui dit à propos des écrivaines :

Je déteste les femmes qui s’adonnent à la littérature au lieu de se réserver pour d’autres plaisirs. J’espère que ton amie n’est pas une vieille fille ou une femme à l’âge de la ménopause… parce que je n’ai pas de patience avec ce genre de femmes3 !

L’histoire qu’elle écrit est une histoire où beaucoup de faits coïncident avec la vie de son père auquel elle dédie son livre en écrivant : « … Et à mon père, Puisse-t-il trouver là-bas une âme qui maîtrise l’arabe et lui lise ce livre… son livre4 », mais aussi où les ressemblances avec sa propre vie rendent la lisière entre le réel et le fictif trop étroite. Comme l’héroïne du roman, elle est écrivaine et elle a vécu à Paris. L’héroïne, écrivaine, s’exprime à son tour en mettant en évidence l’importance de séparer la biographie et la création chez un artiste :

Il y a des créateurs qui savent mettre leur génie dans leur œuvre, d’autres confondent leur vie et leur génie, laissant derrière eux une biographie impossible à falsifier5.

Pour protéger de la critique du lecteur le côté réel qui échappe sciemment ou inconsciemment à travers l’écriture et pour le lui raconter comme un récit fictif, Mosteghanemi place un narrateur entre elle et son public. La fonction référentielle du « je » est ainsi plus distincte dans l’esprit de ce dernier, qui ne juge plus ni l’histoire d’amour avec des passages osés, ni la ressemblance qu’il soupçonne avec la vie privée de cette dernière, parce qu’il n’ose pas trancher ou critiquer (surtout pour le public arabe, qui juge la personne de l’écrivain dans son écriture parce qu’il ne lit pas beaucoup et est maintenu dans une certaine « misère culturelle6 ».

Le chirurgien qui ampute Khaled lui propose d’écrire pour exprimer sa nouvelle façon de voir le monde au cours d’une longue discussion au sujet de l’écriture et la peinture. Il lui explique :

Peu importent le style et le niveau littéraire du résultat, ce qui compte, c’est l’écriture comme moyen de vidange, et outil de rafistolage intérieur7.

Nous écrivons pour nous défouler, pour raconter une histoire (personnelle ou fictive), la rendre publique. Nous écrivons pour quelqu’un de précis, pour nous-même en premier lieu, et pour quelqu’un que nous connaissons :

Les dédicaces sont destinées à ceux qu’on ne connaît pas. La place de ceux qu’on aime est au cœur du livre, non sur la première page8.

La citation précédente est complètement contradictoire avec la dédicace au père. Elle s’avère un mécanisme pour convaincre le lecteur que l’héroïne n’est pas l’écrivain, que le père n’est pas le héros, bien qu’il soit ramené par la fiction pour jouer un rôle dans l’histoire. Sa place est aussi bien au cœur du livre que dans la dédicace.

Pour protéger l’intimité dévoilée par le défoulement qui réside dans tout acte d’écriture, l’écrivaine a recouru à la mise en abyme métatextuelle du personnage féminin écrivain et lecteur et du personnage masculin écrivain et lecteur qui se lisent réciproquement et se critiquent mutuellement.

Tout récit à la première personne est équivoque et se prête à des confusions dans son appréhension. Dans le récit à la première personne le narrateur est incarné dans le monde des personnages. Stanzel écrit :

Le narrateur à la première personne se distingue du narrateur à la troisième personne auctorial par la présence physique et existentielle dans le monde fictionnel9.

L’héroïne exprime à son admirateur :

Il suffit qu’une romancière écrive un livre d’amour pour que, parmi les lecteurs, des inspecteurs de police trouvent des preuves leur permettant d’affirmer que c’est leur propre histoire. Il est temps que les critiques tranchent définitivement sur cette affaire. Soit ils reconnaissent que la femme a une imagination supérieure à celle de l’homme, soit ils doivent toutes les juger10 !

La distance entre le récit et la vie doit être maintenue sachant que le roman peut avoir pour fonction d’introduire une histoire dans la grande Histoire, c’est-à-dire de faire d’une vie un mythe personnel, notamment dans les récits à la première personne. Sylvie Patron trouve une différence de motivation narrative entre le narrateur du récit à la première personne et le narrateur auctorial. Elle précise que

la motivation narrative du premier est existentielle ou psychologique […] Stanzel écrit aussi que : dans la situation narrative à la première personne, l’acte narratif est une forme de continuation des expériences du moi qui a pour conséquence que le narrateur a une motivation existentielle pour raconter, motivation qui n’existe pas dans la situation narrative auctoriale11.

La motivation existentielle et psychologique semble évidente dans le roman de Mosteghanemi où le récit se résume à une narration postérieure à l’histoire, qui consiste en une remémoration du passé, en voix off tantôt (ou monologue) et en discours s’adressant au personnage féminin absent physiquement en utilisant le pronom personnel à la deuxième personne du singulier, comme dans le passage suivant :

Je te déflorais…
Je traçais de mes lèvres les bornes de ton corps.
Je délimiterais ta féminité avec ma virilité12.

C’est cette existence dans le monde fictionnel qui facilite l’identification du lecteur et met à l’écart la personne de l’auteur réel. Le lecteur se projette sur le héros et s’apprête à l’adhésion au pacte lecteur-auteur. En cas d’absence de limite entre le fictionnel et le référentiel, le lecteur se trouve essayer de trouver dans la vie réelle une explication pour chaque mot et chaque événement.

Un souci de réception

Le personnage est toujours perçu par référence à un au-delà du texte. Par conséquent, l’interaction du lecteur avec le personnage détermine la réception de l’œuvre et est prédéterminée par l’aptitude de l’œuvre à programmer les mouvements affectifs de son lecteur. Genette affirme à ce sujet :

La sympathie et l’antipathie pour un personnage dépendent essentiellement des caractéristiques psychologiques et morales (ou physiques !) que lui prête l’auteur, des conduites et des discours qu’il lui attribue, et fort peu des techniques du récit où il figure13.

Le personnage inventé par Mosteghanemi est soutenu par le lecteur arabe parce qu’il partage avec lui des options idéologiques et morales. Physiquement, le lecteur éprouve de l’empathie pour le héros amputé du bras, exilé et solitaire ; il respecte le combattant, résistant qui survit aux maux et douleurs ; il compatit avec l’amour de cet homme âgé pour une jeune femme qui aurait pu être sa fille, et finalement il se projette sur lui, le créateur, peintre et écrivain qui se réalise et a du succès. Le personnage masculin du roman ressemble à la femme qui se sent, en raison de son sexe, amoindrie par la société et démunie de tout pouvoir. Ils ont en commun le sentiment de manque, l’un, par l’effet de l’amputation, l’autre par l’effet de l’éducation et de la société.

Le choix de héros qui sont eux-mêmes écrivains n’est pas anodin. L’image que le lecteur perçoit de ces deux héros se trouve partagée entre le référentiel (les deux personnages se réfèrent à l’auteur) et le discursif (la part fictive et construite par le discours), dans l’intention de stimuler l’identification et, par ailleurs, de favoriser la réception de l’œuvre tout en éveillant la curiosité du lecteur pour répondre à la question posée par le personnage qui est en position de lecteur : « Où se situe la limite entre l’illusion et la réalité ? 14 »

Le personnage du roman est autodiégétique. Or selon Vincent Jouve, « Le "je" est le personnage littéraire le moins déterminé qui soit. Pour cette raison, il est le support privilégié de l’identification. […] Plus souvent, l’indétermination du personnage lui confère une existence abstraite, désincarnée, plus intellectuelle que physique. […] L’indétermination provoque une espèce d’« intériorisation » du monde extérieur et de ses figures : le lecteur quitte son statut de spectateur pour devenir le théâtre même des enjeux narratifs15. »

Le narrateur est aussi la voix qui parle à la femme (écrivaine) en lui disant :

Mais je voulais aussi que tu découvres l’exceptionnelle arabité d’hommes tels que cette nation n’en produit plus […]. Je voulais que tu remplisses tes romans de héros plus vivants, des héros avec lesquels tu sortirais de ton adolescence politique et sentimentale…16

Il joue le rôle de l’initiateur de la femme à la maturité politique. Si elle écrit sur la politique, c’est parce que des hommes écrivent l’Histoire, écrivent la gloire, écrivent la résistance. La femme, dont le seul rôle était de mettre au monde les hommes et les préparer pour la domination, s’inscrit une fois de plus dans leur consécration. On lui permet d’écrire l’homme.

Le pouvoir et la crédibilité pour critiquer et échapper au jugement

Dans ce cas d’absence ou de rareté d’ancêtre féminin dans l’écriture arabe, Mosteghanemi établit une filiation avec le père ou Père avec majuscule dans la littérature arabe. Elle choisit d’utiliser la plume, à l’instar des hommes, comme un phallus. L’écriture lui permet dans ce cas d’accéder à un statut supérieur, ce pénis métaphorique lui donnant la possibilité de s’engager dans le cercle masculin avec de la force, le succès de ses livres devenant une arme qu’elle utilisera pour éveiller le peuple arabe et exhorter implicitement la jeunesse, surtout masculine, à un changement réel dans son comportement social. Ahlam Mosteghanemi a su investir dans ses écrits les deux traditions :

[La sienne], construite à l’aide d’outils spécifiques et à partir de vécu de femmes, et celle transmise par les pères de la culture, qu’ [elle ne s’est] d’ailleurs jamais privée de reprendre et de réviser17.

La force de Mosteghanemi et le secret de son succès résident d’ailleurs dans le choix du narrateur masculin. Le narrateur, en tant qu’homme, est mieux placé pour raconter l’histoire de la résistance algérienne, du combat des maquisards, et pour critiquer la vérité politique du pays.

Galbraith rappelle :

Pragmatiquement parlant, une œuvre de fiction est toujours l’œuvre de quelqu’un – l’auteur, qui est responsable de l’agencement des mots [who arranges the words], de la représentation linguistique de la subjectivité des personnages [articulates the subjectivities of characters], de l’expression de positions idéologiques dans et par le langage du récit [and expresses attitudes through the langage of the narrative]18.

L’auteur tient en l’occurrence les instruments de pilotage et gère le discours. Mosteghanemi déteint sur son personnage-narrateur qu’elle dote de tout le savoir qu’elle possède, qu’elle enrichit de sa culture, et avec qui elle partage un niveau de langue littéraire et une poéticité de la diction. Elle dit par la bouche de son personnage : « Le verbe est porteur d’idéaux et de valeurs19 ».

Dans la suite du récit, la réflexion porte sur le rôle de l’écrivain. C’est un rôle sacré qui est attribué à celui qui arrive à écrire, grâce à l’analogie employée entre Khalid, qui entend une voix qui lui dit d’écrire, et le prophète. Il dit :

Me revint alors en mémoire la première sourate coranique. L’injonction de l’ange Gabriel au Prophète me fit tressaillir de peur. Lis… Lire quoi ? avait demandé le Prophète à l’ange en tremblant de peur. Lis au nom de ton Seigneur qui a créé20 !

L’écriture est d’ordre divin, et l’écrivain est un démiurge. La question de l’écrivain-femme est aussi évoquée. L’écriture purifie la femme, l’élève, et la sanctifie, et l’héroïne-écrivaine de dire :

Une femme qui écrit est une personne au-dessus de tout soupçon… elle est transparente par nature. L’écriture nous purifie de toutes les saletés acquises depuis la naissance. La pourriture est là où la littérature fait défaut21.

Lorsque Mosteghanemi l’écrivaine prête la voix narrative à l’homme, elle essaie à sa façon de combattre l’image orientale stéréotypée de la femme. Elle donne à son héroïne le statut d’écrivaine, pouvoir qu’elle a la fierté d’avoir elle-même, et qui accorde au créateur une supériorité par rapport aux autres, indépendamment du sexe. Elle se met sur un pied d’égalité avec l’homme alors que les documents historiques montrent que la femme ne pouvait pas écrire dans le monde arabe jusqu’au dix-neuvième siècle.

D’un autre côté, toute écriture féminine se veut une écriture engagée, parce qu’il s’agit avant tout d’une lutte afin de s’exprimer, de s’affirmer et de faire entendre sa voix, de dire tout haut ce que son genre pense tout bas, crier son opinion en public. Écrire devient un acte important pour l’émancipation de la femme. Selon Margot Badran :

En écrivant pour être publiées, les femmes transcendaient leur enfermement domestique, commençaient à acquérir une « présence publique » et en faisant entendre leurs voix et en clamant leurs noms, prenaient la responsabilité d’elles-mêmes et acceptaient de devoir rendre des comptes22.

Dans Le Féminin en miroir, l’auteur explique :

Longtemps interdite de création en art et en littérature, la femme a utilisé la parole poétique et celle du conte pour résister à l’oubli, à l’amnésie du temps, et elle a pu ainsi, se construire un être se situant à la croisée de la réalité et du rêve. Mais on sait bien, et avant que Freud le démontre, que « notre réalité est dans nos rêves »23.

Quant à la narration qui est synonyme du conte (acception plutôt imaginaire et onirique du merveilleux), attribuée dans Les Mille et une nuit à Shéhérazade, celle qui en contant séduit avec sa voix le roi et échappe à la mort, Mosteghanemi l’accorde à l’homme. C’est aussi dans une tradition qui prive la femme du verbe proféré à haute voix, et qui accorde à l’homme, dominant de toute espèce, le privilège de parler en public, que parle le narrateur. Il parle de politique, d’économie et de littérature, mais c’est la femme qui lui met les mots dans la bouche selon ses objectifs et ses volontés. Son auditoire, à majorité masculine, l’écoute mieux, et mieux encore, la croit et adhère à ses idées.

Mosteghanemi assume un engagement géopolitique majeur. Elle transmet à son lecteur son idéologie et, par le détour d’une histoire d’amour, elle lui apprend à partager une autre vision du monde. Elle soutient la cause arabe. Le narrateur masculin donne plus de crédibilité à son histoire, parce qu’il est capable de raconter les combats, d’afficher des avis politiques, et parce qu’en tant que héros, sur le terrain, parle d’un vécu sur le champ de bataille, lieu non accessible à la femme que par son imagination. Le narrateur transmet au lecteur sa vision du monde arabe, une société opprimante et corrompue, une classe politique qui accède au pouvoir sans aucun mérite, qui escroque les richesses du pays et fait en sorte que le peuple croupisse dans l’obscurantisme, parce que c’est le seul moyen qui lui assure le pouvoir. Les réformes et la connaissance éclairent le peuple et le poussent vers la révolution. Sur un ton sarcastique, le narrateur se moque de la restriction de la liberté d’expression dans ces pays. Il se moque de la censure pratiquée sur les textes littéraires. Le narrateur se dote du pouvoir d’agir sur le lecteur et de changer une mentalité, un peuple. En réalité, c’est une femme qui change ce peuple.

Conclusion

Mosteghanemi ne traite pas la question féminine de face, mais le fait qu’elle ait cet énorme succès dans le monde arabe nous amène à nous demander quels sont les facteurs qui le lui ont permis.

Des études sociologiques ont montré que « […] l’appartenance aux élites, avec ce qu’elle procure d’accès à l’enseignement supérieur et de ressources pour l’entrée dans la sphère publique, apparaît comme une composante essentielle, sinon comme une condition de l’action féminine […]24 ».

Cette écrivaine n’a-t-elle pas eu la chance d’appartenir à une famille qui valorise la femme ? Elle aurait probablement réussi grâce à ses propres efforts. Pourtant, elle écrit : « Les rejetons des symboles sont forcément destinés à la réussite comme leurs géniteurs25 ». Au vu du parcours du combattant de son père, elle était prédestinée à la gloire. La résidence en France lui a aussi bien donné l’occasion de faire des rencontres, s’ouvrir sur d’autres cultures, de se questionner sur le statut de la femme et d’échapper au moule qui façonne la femme arabe en limitant ses capacités. L’exil lui a présenté la possibilité de réussir car «  nul n’est prophète dans son pays » et elle a pu, grâce à l’expérience du voyage, apporter un monde parallèle dans ses romans à la portée de son lecteur; établir une comparaison interculturelle enrichissante ; et montrer à travers son personnage l’hybridation que l’être humain subit au contact d’une culture différente, malgré la grande nostalgie dans sa mémoire. D’ailleurs elle écrit :

Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as eue dans un pays qui t’a offert l’opportunité d’être une fille cultivée, qui peut étudier, travailler et même… écrire26.

L’utilisation du narrateur masculin est un procédé adopté par l’écrivaine, parce que le monde arabe se trouve encore au berceau du roman féminin, et qu’un narrateur-homme est plus crédible. C’est un choix en connaissance de cause et totalement littéraire afin de dialoguer avec son animus dans un désir d’individuation. Au niveau narratologique, en se mettant dans la peau d’un homme elle a pu regarder la femme avec recul et accéder à des opinions qui lui ont permis de libérer en soi « la femme sauvage27 ». Allant d’une peur interne du jugement ou d’une crainte de l’intrusion du lecteur dans son intimité, elle a su apprivoiser le lecteur, et lui dicter ses avis et ses convictions.

Notes de bas de page numériques

1 Ahlam Mosteghanemi, Dhakirat Al-Jassad, Beyrouth, Éditions Ahlam Mosteghanemi, 2003, quatrième de couverture.

2 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, Paris, Albin Michel, 2002.

3 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 166.

4 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 8.

5 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 124.

6 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 253.

7 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 50.

8 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 107.

9 Franz Stanzel, Narrative Situations in the novel, Australia, Indiana University Press, 1984, p. 143.

10 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 109.

11 Sylvie Patron, Le Narrateur, Paris, Armand Colin, 2009, p. 94.

12 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 154.

13 Gérard Genette, Nouveau discours du récit, Paris, Le Seuil, Collection « Poétique », 1983, p. 106.

14 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 108.

15 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 52-53.

16 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 133.

17 Marianne Camus, Création au féminin, Volume 3 : Filiations, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, Collection Kaléidoscopes, 2007, p. 109.

18 Marianne Camus, Création au féminin, p. 248.

19 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 128.

20 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 51.

21 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 278.

22 Margot Badran, Feminists, Islam and Nation, Gender and the making of modern Egypt, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 16.

23 Amina Benmansour, La littérature marocaine : paroles errantes, paroles conquérantes, sous la direction d’Isabelle Krier et Jamal Eddine el Hani, Le Féminin en miroir, Paris, Campagne Première, 2005, p. 153.

24 Alain Roussillon, Fatima-Zahra Zryouil, Être femme en Égypte, au Maroc et en Jordanie, Aux lieux d’être, 2006, p. 130.

25 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 90.

26 Ahlam Mosteghanemi, Mémoires de la chair, p. 90.

27 Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups. Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage, Paris, Grasset et Fasquelle, p. 41.

Bibliographie

Corpus

MOSTEGHANEMI Ahlam, [Dhakirat Al-Jassad, 1993], Mémoires de la chair, traduit de l’arabe par Mohamed Mokeddem, Paris, Albin Michel, 2002

Œuvres critiques

BADRAN Margot, Feminists, Islam and Nation, Gender and the making of modern Egypt, Princeton, Princeton University Press, 1994

CAMUS Marianne, Création au féminin, Volume 3 : Filiations, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, Collection Kaléidoscopes, 2007

DUCROT Oswald, TODOROV Tzvetan, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, collection « Point », 1972

GENETTE Gérard, Nouveau discours du récit, Paris, Le Seuil, collection « Poétique », 1983

GENETTE Gérard, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, Collection « Poétique », 1982

JOUVE Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992

KRIER Isabelle et EL HANI Jamal Eddine (dir.), Le Féminin en miroir, Paris, Campagne Première, 2005

PATRON Sylvie, Le Narrateur, Paris, Armand Colin, 2009

PINKOLA ESTÉS Clarissa, Femmes qui courent avec les loups. Histoires et mythes de la femme sauvage, Paris, Grasset et Fasquelle, 2001

ROUSSILLON Alain, ZRYOUIL Fatima-Zahra, Être femme en Egypte, au Maroc et en Jordanie, Aux Lieux d’Être, 2006

STANZEL Franz K., Narrative Situations in the novel, Australia, Indiana University Press, 1984

Pour citer cet article

Mariane Bitar, « Le narrateur masculin dans Mémoires de la chair de Mosteghanemi : enjeux et significations », paru dans Loxias-Colloques, 5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire, III., Le narrateur masculin dans Mémoires de la chair de Mosteghanemi : enjeux et significations, mis en ligne le 31 mai 2014, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=636.

Auteurs

Mariane Bitar

Mariane Bitar est doctorante en Lettres Modernes (IIIe année) sous la direction de Monsieur Alain Tassel. Elle est diplômée en Lettres Modernes et titulaire d’une licence en didactique des Langues et de la Littérature. Sa thèse porte sur l’univers romanesque de Didier van Cauwelaert, écrivain niçois, et notamment sur le thème de la naissance dans l’écriture (la naissance du style, de l’œuvre et du mythe personnel de l’écrivain). Sa recherche s’appuie sur plusieurs approches (génétique, psychocritique et esthétique), dans l’objectif de dévoiler l’inconscient des textes et de déceler le processus de l’écriture et la méthodologie de la création propres à van Cauwelaert. Son étude vise également à démontrer le lien existant entre l’écriture et l’écrivain.