Loxias-Colloques |  5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire | I. Les premiers pas vers la reconnaissance 

Aude Petit Marquis  : 

Écriture de l’expérience et expérimentation de l’écriture : la maternité, un enjeu stylistique chez George Eliot

Résumé

À travers le jeu des comparaisons entre le chapitre XVII d’Adam Bede et de « Woman in France: Madame de Sablé », publié en octobre 1854 dans la Westminster Review, le but de cet article est d’analyser la manière dont les discours scientifiques et évolutionnistes de l’époque influencent George Eliot dans son interprétation du corps féminin et maternel, et dont elle transpose ces théories à la littérature afin d’identifier un style féminin de l’écriture.

Abstract

Through the comparison between chapter XVII in Adam Bede and an article she wrote in 1854, entitled “Woman in France: Mme de Sablé”, the purpose of this paper is to analyse how George Eliot is influenced by scientific and evolutionary discourses in her interpretation of the female and maternal body, and how she transposes these theories to literature in order to identify a feminine writing style.

Index

Mots-clés : Eliot (George) , femmes et écriture littéraire, littérature victorienne, maternité

Keywords : Eliot (George)

Géographique : Angleterre

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

1Dès sa parution en 1859, Adam Bede connu un franc succès auprès du lectorat britannique. Pour ce premier roman, George Eliot choisit de placer au centre de son œuvre une thématique intimement liée à l’expérience féminine : celle de la maternité. À travers les personnages féminins qui peuplent cette fiction, Eliot décline la question de la maternité sous divers angles – en tant que mécanismes purement biologiques, identités sociales, ou encore ressentis intimes et singuliers. Si le cas d’Hetty Sorrel, cette jeune fille-mère infanticide, est le plus marquant, d’autres viennent compléter le tableau et nuancer le propos. On peut citer à cet égard l’amour étouffant de Lisbeth Bede pour son aîné, Adam ; le désintérêt de Mrs Irwine pour ses filles, dont la beauté trop ordinaire n’a pas su susciter la convoitise de prétendants ; ou encore la bienveillance toute maternelle de Dinah Morris à l’égard de ses semblables, malgré son refus initial de se marier et d’enfanter. À cela s’ajoute une autre approche du sujet, métafictionnelle cette fois, qui relie la procréation à la création littéraire. C’est cette dimension qui fera ici l’objet d’une réflexion à travers l’analyse du chapitre XVII « In Which the Story Pauses a Little1 ». Ce chapitre se distingue des autres dans la mesure où, comme son titre l’indique, la diégèse est suspendue pour mieux permettre au narrateur-auteur d’intervenir à la première personne et porter un regard critique sur l’écriture. Eliot propose ainsi au lecteur, à travers le prisme de son narrateur, sa propre définition du réalisme en littérature et énonce les qualités que l’auteur se doit de rassembler au moment où il prend la plume et que l’on peut résumer en ces mots : véracité, exactitude et compassion.

2Ce chapitre n’est pas sans rappeler les premières pages de l’article qu’elle composa en 1854 à la demande de John Chapman pour la Westminster Review, intitulé « Woman in France : Madame de Sablé2 ». Destiné en premier lieu à être une lecture critique de l’ouvrage de Victor Cousin, Madame de Sablé : Étude sur les Femmes Illustres et la Société du XVIIe Siècle, Eliot utilise cet article comme prétexte pour aborder la question de la place des femmes en tant qu’auteurs dans la littérature et postuler que l’écriture littéraire est genrée. La maternité, aussi bien comprise dans sa dimension physiologique que métaphorique, semble être la composante essentielle d’une écriture féminine qui est, par ailleurs, définie comme étant une écriture de l’expérience. Nous nous interrogerons donc, à travers l’étude de « Woman in France » et du chapitre XVII d’Adam Bede, sur la manière dont la maternité, à la fois en tant qu’expérience féminine et objet d’expérimentation, est instrumentalisée par Eliot afin de poser l’existence d’une stylistique féminine et d’en proposer une définition.

Écriture féminine : la maternité en plus

3Eliot3 débute son article « Woman in France » en s’adonnant au jeu des comparaisons entre l’œuvre des écrivaines françaises et celle de leurs homologues britanniques, et voici ce qu’elle conclut : « Dans la littérature qui existe bel et bien, il nous faut nous tourner vers la France afin de trouver les meilleurs exemples de productions par des femmes dans la quasi-totalité des domaines4. » À l’inverse, à propos de son pays, elle écrit :

À quelques rares exceptions notoires, notre propre littérature féminine se compose d’ouvrages qui auraient été meilleurs s’ils avaient été écrits par des hommes, […] quand ils ne sont pas une imitation médiocre du style masculin, ils en sont habituellement une exagération absurde comparable à la démarche arrogante et fanfaronne d’une mauvaise actrice affublée d’un costume d’homme5.

4Eliot, en parlant de « style masculin », introduit ici la notion de genre dans la caractérisation de l’écriture littéraire. Ce qui fait la force des femmes de lettres françaises au XVIIe siècle selon elle, c’est « [qu’] elles écrivaient dans des circonstances qui permettaient de laisser libre cours au caractère féminin de leur esprit, sans que celui-ci ne soit inhibé par la timidité, ou fatigué par de vains efforts6. » On peut ajouter que, dans l’argumentaire d’Eliot, le sexe de l’auteur a un impact sur son écriture. Les raisons peuvent être d’ordre social – ces « circonstances » dont elle parle peuvent renvoyer aux expériences vécues par ces femmes en tant que femmes dans une société patriarcale – ; mais pas seulement. Eliot insiste tout particulièrement sur les différences biologiques et physiologiques entre les sexes, inscrivant ainsi sa réflexion dans la même lignée que la littérature biomédicale et évolutionniste de l’époque. Elle s’en distingue néanmoins quant à la question de l’infériorité intellectuelle des femmes. Contrairement à l’idée selon laquelle le développement de l’intellect chez la femme mènerait au tarissement de ses capacités reproductives7, Eliot ne fait pas de distinction entre les sexes quant à leurs facultés intellectuelles : « La science n’a pas de sexe : les pures facultés de connaissance et de raisonnement, si elles fonctionnent correctement, empruntent les mêmes cheminements et arrivent aux mêmes résultats8 ». Cependant, si les mécanismes du cerveau menant à l’assimilation de connaissances fonctionnent de la même façon chez l’homme et la femme, il n’en est pas de même pour la création littéraire :

Mais dans l’art et dans la littérature, qui demandent l’action de l’être tout entier, dans lesquels chaque fibre de la nature est engagée, dans lesquels chaque modification particulière de l’individu se fait ressentir, la femme a une contribution particulière à apporter. Sous toutes les conditions sociales imaginables, elle possèdera nécessairement un éventail de sensations et d’émotions – que l’on peut qualifier de maternellesqui resteront toujours inconnues pour l’homme ; et le fait qu’elle soit physiquement plus frêle par comparaison, bien que cela ait pu être exagéré par une civilisation malveillante, ne peut être nié, ce qui introduit une condition féminine distinctive dans la merveilleuse alchimie des affections et des sentiments, et qui donne inévitablement naissance à des formes et à des combinaisons distinctives9.

5Ce qui frappe le lecteur dans cet extrait, ce sont les détails physiologiques qui sont convoqués. Eliot propose ici une dissection du corps féminin afin de localiser l’origine de cette écriture féminine (de ces « formes et combinaisons distinctives »). Elle mentionne notamment des détails microscopiques tels que les « fibres de la nature », faisant ainsi allusion aux composants organiques des tissus musculaires ou nerveux. Elle souligne ensuite la particularité de chaque individu quand elle affirme la présence de variations ou « modifications particulières » d’un être à un autre ; le tout afin d’étayer la thèse selon laquelle les femmes et les hommes n’ont pas la même appréhension du monde qui les entoure et le retranscrivent donc nécessairement différemment ; d’où l’indéniable impact du sexe sur la création, ce qui donne lieu à une écriture genrée. Cet exposé, aux tonalités scientifiques, repose sur une démarche logique de causes à effets qui va chercher au plus profond du corps humain afin d’expliquer le processus régissant la création littéraire. Ce processus aurait des origines physiologiques, car la nature du sexe d’un individu impliquerait une réaction particulière de celui-ci aux stimuli.

6L’argument ultime d’Eliot qui fonde cette différence entre l’homme et la femme trouve sa source dans cette expérience spécifiquement féminine qu’est la maternité. Ces « sensations et émotions maternelles » semblent ne pas dépendre de « la condition sociale », mais elles relèvent plutôt du domaine de la biologie. Ainsi, l’homme, possédant des caractéristiques physiologiques différentes de celles de la femme et qui ne lui permettent pas de faire l’expérience physique de la maternité, n’aura jamais accès aux sensations et émotions qui en résultent. Cette démarche consiste à discriminer la nature des sentiments en fonction des sexes et à identifier l’origine biologique de ces différences. Ceci n’est pas sans rappeler les théories scientifiques de contemporains d’Eliot. Parmi eux, on peut mentionner le célèbre phrénologiste George Combe. À travers l’observation de la forme des crânes et des mesures qu’il en faisait, Combe identifie des émotions différentes chez l’homme et la femme. Il discerne notamment deux types d’amour :

Les hommes [possèdent] un penchant incontestable pour l’amativité, ou désir sexuel, comme en atteste la présence d’un cervelet plus gros chez lui, siège de l’organe sexuel. Les femmes, en revanche, [ont] un sentiment de philoprogéniture (amour des enfants) plus intense, si intense qu’en effet, dans l’enfance, elles choisissaient de jouer avec des poupées et des berceaux plutôt qu’avec des tambours, chevaux ou fouets qui sont tant appréciés par les petits garçons10.

7Ici aussi, l’amour maternel est présenté comme étant une caractéristique essentielle du sexe féminin, dans la mesure où il explique certains comportements (amour des enfants ; choix des jeux dans l’enfance) et où il s’explique par des détails physiques (la taille du cervelet). D’autres hommes de sciences de l’époque font appel à une autre partie du corps de la femme – ses viscères – afin d’avancer l’idée selon laquelle l’amour maternel est plus prononcé chez celle-ci : « Les sentiments, selon certains naturalistes, ne se situent pas dans le cerveau mais dans l’abdomen, et la femme possède un abdomen plus grand11. » Autant de théories scientifiques, basées sur l’observation des corps, qui mettent en avant les différences physiques entre l’homme et la femme et viennent ainsi consolider les fondements de la société patriarcale victorienne en donnant une légitimité scientifique à son organisation genrée (le domaine public pour l’homme et la sphère domestique pour la femme). Si l’on retrouve des procédés d’analyse similaires dans l’argumentation d’Eliot (importance de l’observation, recours à la biologie pour expliquer des comportements), son propos est en revanche subversif dans la mesure où elle se sert de cette spécificité féminine qu’est la maternité afin de donner une place aux femmes dans la littérature : elles ont en effet « une contribution particulière à apporter ».

8Pour donner plus de poids à sa démonstration, Eliot poursuit sa démarche expérimentale en s’appuyant sur une autre branche scientifique de l’époque : l’anthropologie physique. Russett définit cette discipline en ces termes : « Faisant son apparition au milieu du [XIXe] siècle et trouvant ses sources dans l’anatomie, la zoologie et la médecine, [l’anthropologie physique] se caractérise dès ses débuts par un penchant pour l’analyse médicale et un accent mis sur la classification des races en fonction de la structure physique12 ». L’un des arguments majeurs d’Eliot, si ce n’est le principal, qui tend à expliquer la raison pour laquelle les écrivaines françaises ont devancé leurs homologues britanniques en littérature, souligne l’origine ethnique de celles-ci. Voici ce qu’elle écrit :

Quelles étaient les causes de ce développement plus précoce et de ces manifestations plus abondantes de l’intellect féminin en France ? La première réside peut-être dans les caractéristiques physiologiques de la race gauloise : un petit cerveau et un tempérament vif permettent au système fragile de la femme de soutenir l’activité exceptionnelle requise par la création intellectuelle ; tandis qu’à l’inverse, le cerveau plus gros et le tempérament plus lent des Anglais et des Allemands donnent lieu, chez la femme, à un [comportement] rêveur et passif. […] Et donc, les caractéristiques physiques de la femme peuvent suffire à former le substrat de la supériorité intellectuelle des femmes aux origines gauloises, mais elles sont un terreau trop pauvre pour permettre à l’intellect des femmes d’origine teutonne d’exceller à leur tour13.

9Ces considérations anthropologiques visent à légitimer son propos en lui donnant un fondement scientifique basé sur l’observation des corps. Eliot fait également appel à un principe très en vogue dans les domaines scientifiques au XIXe siècle pour fonder des hypothèses : celui de la comparaison avec le monde animal. Elle établit un parallèle entre les humains et les insectes afin d’expliquer cette différence d’intellect entre les femmes françaises et les Britanniques : « on voit rarement des insectes mal-développés ou malformés, mais on voit rarement un homme développé à la perfection, parfaitement constitué14. » Cette idée fait écho à la théorie évolutionniste qui postule que l’évolution des espèces tend vers leur complexification, et produit ainsi une plus grande diversité parmi les êtres. Eliot n’est pas pessimiste quant à la capacité future des écrivaines britanniques de pouvoir à leur tour exceller dans cet art qu’est la littérature. Néanmoins selon elle, à l’heure où elle écrit, les conditions physiques ne sont pas encore réunies chez ces femmes pour qu’elles puissent y parvenir.

10De la démarche d’Eliot qui consiste à expliquer les mécanismes biologiques qui régissent la création littéraire, on peut retenir les points suivants : tout d’abord, le rôle de l’observation, qui constitue son principal moyen d’analyse et qui, à travers l’importance accordée aux détails et à l’infiniment petit, donne une rigueur scientifique à sa réflexion. Par ailleurs, sa méthode est expérimentale dans la mesure où elle se fonde sur des faits observables : les paramètres physiologiques qui gouvernent la maternité sont donc passés au crible et servent de fondement à sa théorie du genre dans l’écriture. Cette écriture repose également sur des principes empiriques. En effet, le processus de création s’ancre principalement dans l’expérience personnelle et intime de l’auteur, et cette expérience trouve ses sources jusque dans les mécanismes biologiques de l’individu. Ainsi, Eliot met l’accent sur la question de l’authenticité de l’écriture ; d’où sa critique acerbe des productions littéraires de ses consœurs britanniques qui travestissent leur voix afin d’imiter le « style masculin », contrairement aux Françaises qui écrivent « dans leur langage habituel15 ». Tous ces éléments présentent un intérêt certain car ils seront convoqués de nouveau quelques années plus tard dans le chapitre XVII d’Adam Bede. Par ailleurs, ce premier roman d’Eliot offre l’opportunité d’observer la manière dont Eliot met en œuvre le style féminin de l’écriture qu’elle a formalisé dans « Woman in France ».

Genre réaliste et écriture genrée : métaphorisation de la figure de la mère dans le chapitre XVII d’Adam Bede

11À l’instar de l’article « Woman in France : Mme de Sablé », le chapitre XVII d’Adam Bede propose une réflexion sur l’écriture littéraire. Pour ce faire, le narrateur interrompt la diégèse et prend la parole à la première personne. Il s’adresse alors directement au lecteur afin de justifier ses choix d’écriture et de caractérisation des personnages. Son discours possède une dimension didactique ; le but étant d’éduquer le lecteur à une démarche d’écriture qui repose sur la représentation la plus fidèle possible du réel, et qui peut à cet égard parfois aller à l’encontre des attentes de ce dernier.

12Le chapitre XVII s’ouvre sur un jeu de travestissement des voix – travestissement qu’Eliot condamne tant dans « Woman in France » – pour mieux mettre en avant la nécessité d’une authenticité de l’écriture. Le narrateur cite tout d’abord un commentaire imaginaire : « ‘Le pasteur de Broxton ne vaut guère mieux qu’un païen’, entends-je dire un de mes lecteurs. ‘Comme il eût été plus édifiant de lui faire donner à Arthur quelques bons conseils spirituels. Vous auriez pu placer dans sa bouche de belles choses : cela aurait valu la lecture d’un sermon16.’« Cette remarque fait référence aux paroles échangées entre Arthur Donnithorne, l’amant d’Hetty Sorrel, et le pasteur Irwine à propos des dangers de l’amour. À ce reproche concernant le manque de fermeté morale de la part du pasteur envers le jeune homme, le narrateur répond :

Certainement je l’aurais pu, si pour moi la vocation première d’un romancier était de présenter les choses telles qu’elles n’ont jamais été, et jamais ne seront. Dans un tel cas, alors, oui, bien sûr, j’aurais pu façonner la vie et les personnages à mon goût. […] Mais il s’avère, au contraire, que le plus grand de mes efforts est d’éviter toute peinture arbitraire, et de représenter fidèlement les hommes et les choses tels qu’ils se reflètent dans mon esprit. Ce miroir est sans doute défectueux ; les contours seront parfois imprécis ; l’image floue ou confuse ; mais je me crois tenu de vous montrer aussi précisément que possible cette image, comme si je me trouvais à la barre des témoins, en train de narrer mon expérience sous serment17.

13Cette comparaison entre l’acte d’écriture et le reflet fidèle du miroir n’est pas sans évoquer les premières lignes du roman :

À l’aide d’une seule goutte d’encre pour tout miroir, le sorcier égyptien entreprend de révéler aux passants des visions provenant d’un lointain passé. C’est ce que j’entreprends de faire ici pour vous, lecteur. Avec cette seule goutte d’encre au bout de ma plume, je vais vous montrer le grand atelier de Mr Jonathan Burge […]18.

14Dans les deux cas, ce miroir métaphorique n’est autre que la transcription par écrit du reflet de la réalité perçue à travers la lunette de l’écrivain. Ce filtre entre l’écriture et le réel impose à l’auteur un engagement d’honnêteté. Ainsi ici, le narrateur conclut un pacte avec le lecteur dans lequel il s’engage à ne donner aucune version biaisée de la réalité en évitant « toute peinture arbitraire. » Il met l’accent sur l’authenticité de sa démarche qui vise à dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, « comme [s’il] se trouvait à la barre des témoins, en train de narrer son expérience sous serment. » Ce serment porte également la promesse d’une écriture fondée sur l’expérience personnelle de l’auteur, élément mis en avant par Eliot dans « Woman in France ».

15Ainsi, Eliot rejette toute caractérisation facile des personnages basée sur une division manichéenne du monde19. De plus, elle bannit tout penchant pour l’excès ou la distorsion dans l’écriture. Eliot tire son exemple du monde animal et de la mythologie afin de souligner la difficulté rencontrée lorsqu’on veut dépeindre « un vrai lion sans exagération » comparé à « la facilité jubilatoire qu’il y a à dessiner un griffon20. » Ce rejet de l’exagération des traits, de la caricature, implique une rigueur quasi-scientifique de la part de l’auteur quant à l’exactitude des représentations. L’écrivain est présenté comme étant un observateur neutre et « désintéressé », une qualité que l’on rencontre chez les « vrai[s] homme[s] de sciences21. » On retrouve ici l’importance accordée à l’observation ainsi que la nécessité de traduire par écrit toute la complexité du réel, points déjà soulevés dans « Woman in France ». Ce souci du détail qui témoigne de la singularité de chaque être inscrit le roman d’Eliot dans son temps, notamment à travers l’évocation de la théorie de la complexification des organismes au cours de leur évolution. En effet, cette complexification donne lieu à une plus grande richesse et diversité des êtres ; ce qui doit être soigneusement répertorié par le scientifique et retranscrit par l’écrivain dans la littérature. Cette définition éliotienne de l’écriture réaliste s’inscrit d’autant plus dans les démarches scientifiques et évolutionnistes de son siècle qu’elle s’intéresse non pas aux destins exceptionnels et héroïques, mais au commun des mortels :

Peignez-nous un ange, si vous le pouvez, vêtu d’une robe violette flottante, et au visage pâli par la lumière céleste ; peignez-nous plus souvent encore une Madone, au doux visage tourné vers le ciel et aux bras ouverts pour accueillir la gloire divine ; mais ne nous imposez pas de règles esthétiques qui bannissent du domaine de l’Art ces vieilles femmes qui préparent les carottes de leurs mains usées par le travail, […]. Dans ce monde, il y a tant de personnes banales et grossières, dont la vie ne présente pas d’infortune sentimentale pittoresque. Il faut absolument que nous nous souvenions de leur existence, sinon nous risquerions fort de les exclure de notre religion et philosophie, et de concevoir de nobles théories qui ne s’appliqueraient qu’à un monde fait d’extrêmes22.

16Loin de restreindre l’art au beau et aux sujets élitistes, Eliot adopte ici une démarche anthropologique qui a pour but de porter son attention sur le quotidien afin de consigner la singularité d’existences banales. À cette nature polymorphique de la figure de l’écrivain (à la fois auteur fiable et effacé qui écrit sous serment à partir de son expérience, ou encore collecteur de données et garant de la mémoire collective) s’ajoute une autre caractéristique : la dimension éthique. C’est à travers ce dernier paramètre que la figure maternelle apparaît.

17Cette consécration du singulier et du commun dans l’écriture s’inscrit dans une démarche esthétique qui se propose de réfléchir sur les thèmes qui méritent de figurer dans la littérature. Aux lecteurs qui s’offusquent de voir évoluer sous leurs yeux le cours ordinaire de la vie de personnages prosaïques, le narrateur rétorque : « Mais, Dieu soit loué, on peut éprouver de la sympathie pour les choses qui ne sont pas totalement belles, je l’espère23 ! » On retrouve ici le rôle didactique de l’écrivain qui a pour mission de sensibiliser son lecteur à la diversité humaine et de la lui faire aimer : « […] et ce sont ces gens-là – parmi lesquels vous vivez – qu’il vous faut tolérer, plaindre et aimer […]24. » Afin d’y parvenir, l’auteur doit lui-même aimer ses sujets et éprouver de la compassion25 envers eux. On peut se demander quelle est la nature de cet amour en nous référant à la classification des sentiments en fonction des sexes telle que la pratique les phrénologistes par exemple. S’agit-il d’une passion amoureuse ou d’une bienveillance maternelle ? Si l’on observe les exemples proposés par Eliot, on peut en conclure que l’amour éprouvé par l’écrivain pour son œuvre est une émotion genrée, associée au féminin, et qui, à plusieurs reprises au cours du chapitre, est incarnée par une figure maternelle. Afin de prouver au lecteur que les vies ordinaires sont dignes d’intérêt, le narrateur s’engage à la première personne et raconte une anecdote qui met en avant l’amour maternel :

J’ai un ou deux amis dont les traits sont tels qu’une boucle d’Apollon sur le haut du front leur serait certainement difficile à porter ; cependant, à ma connaissance certaine, des cœurs tendres ont battu pour eux, et leurs miniatures – flatteuses, mais malgré tout pas jolies – sont baisées en secret par des lèvres maternelles26.

18L’utilisation de l’adjectif « maternelle » (« motherly » dans le texte d’origine) et non pas de la tournure possessive » their mothers’ lips » insiste sur les qualités que recouvre le terme « maternel », bien plus que sur le lien de parenté entre une mère biologique et son enfant. Ainsi, ce choix détache la maternité de ses fonctions purement biologiques pour mettre l’accent sur les émotions qui en résultent, émotions qui, dans « Woman in France », sont à l’origine du style féminin dans l’écriture.

19Si ce premier exemple semble placer les émotions maternelles avant la réalité biologique, Eliot n’omet pas d’inscrire ces sentiments dans le corps quand elle fait dire à son narrateur-auteur : « Il est bien plus nécessaire que je possède une fibre de compassion qui me relie à ce citoyen grossier […]27. » Si l’expression « une fibre de compassion » (« a fibre of sympathy » dans le texte original) peut être interprétée au sens figuré, l’article « Woman in France » en propose un tout autre éclairage. Cette « fibre de compassion » évoque les « fibre[s] de la nature » qui sont à l’origine de la dimension genrée de l’écriture selon Eliot. Ainsi, on retrouve ici un raisonnement similaire qui s’appuie sur le corps pour localiser les émotions et définir le ton de l’écriture.

Conclusion

20Écrit cinq années auparavant, l’article « Woman in France » offre une perspective intéressante sur le premier roman de George Eliot. Ces deux textes, à travers les premières pages de « Woman in France » et le chapitre XVII d’Adam Bede, amorcent une réflexion commune sur l’écriture littéraire. Si les propos du narrateur dans Adam Bede n’évoquent pas directement la question du genre dans l’écriture mais visent plutôt à formaliser le genre réaliste, des points communs avec l’article « Woman in France » sont tout de même identifiables. On remarque tout d’abord des similitudes méthodologiques quant à la démarche d’écriture, avec notamment l’influence de la culture scientifique de l’époque, à travers l’accent mis sur la rigueur d’analyse de faits observables, qui se traduit par un souci de vraisemblance et d’exactitude dans la littérature. Par ailleurs, la prégnance du corps se retrouve convoquée dans les deux textes afin de localiser des émotions et de définir le style de l’écriture. La figure maternelle et les sentiments qui lui sont associés forment la clé de voûte de cette écriture dans la mesure où ces qualités maternelles donnent à l’écriture son identité et pose les jalons d’un style à la Eliot. En effet, cet amour maternel bienveillant, qui se transforme en compassion universelle sous la plume de l’écrivain, n’est peut-être pas la manifestation d’un style féminin comme l’affirme Eliot dans « Woman in France », mais bien plutôt d’une écriture éliotienne.

Notes de bas de page numériques

1 « Où l’Histoire s’arrête un peu », George Eliot, Adam Bede. Tome 1, [1859], trad. F. d’Albert-Durade, Hachette, 1913, p. 220. http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k65884g/f229.image (cons. le 26 janvier 2014).

2 Voir Joanne Shattock, “The ‘Orbit’ of the Feminine Critic: Gaskell and Eliot”, Nineteenth Century Gender Studies (6:2) Summer 2010. http://www.ncgsjournal.com/issue62/shattock.htm (cons. le 26 janvier 2014).

3 George Eliot était alors journaliste et critique littéraire, connue sous son vrai nom, Marian Evans. Nous garderons l’utilisation de son pseudonyme pour la nommer tout au long de cet article pour une plus grande cohérence.

4 George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé » [1854], Selected Essays, Poems and Other Writings, Penguin Books, 1990, p. 9 (ma traduction).

5 George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., p. 8. (Ma traduction ; je souligne).

6 George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., p. 9. (Ma traduction ; je souligne).

7 On peut citer à ce sujet le physiologiste Alexander Walker qui, en 1840, écrit ceci : « Quand une femme est connue pour son esprit, elle est généralement effroyablement laide, et il est certain qu’une grande fécondité intellectuelle s’accompagne généralement d’une stérilité ou d’un dérangement de la matrice. » Alexander Walker, Woman Physiologically Considered. pp. 42-43. Cité dans Jill Matus, Unstable Bodies: Victorian Representations of Sexuality and Maternity, Manchester University Press, 1995, p. 41 (Ma traduction).

8 George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., p. 8 (ma traduction).

9 George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., p. 8 (ma traduction ; je souligne)

10 Cynthia Eagle Russett, Sexual Science: the Victorian Construction of Womanhood, Harvard University Press, 1989, p. 19 (ma traduction).

11 Cynthia Eagle Russett, Sexual Science: the Victorian Construction of Womanhood, op. cit., p. 43 (Ma traduction).

12 Cynthia Eagle Russett, Sexual Science: the Victorian Construction of Womanhood, op. cit., p. 25 (ma traduction).

13 George Eliot, « Woman in France: Madame de Sablé », op. cit., pp. 10-11 (ma traduction).

14 George Eliot, « Woman in France : Madame de Sablé », op. cit., p. 11 (ma traduction).

15 George Eliot, « Woman in France : Madame de Sablé », op. cit., p. 9 (ma traduction).

16 George Eliot, Adam Bede [1859], Penguin Classics, 2008, p. 193 (ma traduction).

17 George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 193 (ma traduction).

18 George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 9 (ma traduction ; je souligne).

19 Voir George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 194. Eliot fustige déjà cette tendance à la simplification et au manichéisme dans son article « Silly Novels by Lady Novelists » [1856].

20 George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 195 (ma traduction).

21 George Levine, Darwin and the Novelists: Patterns of Science in Victorian Fiction, The University of Chicago Press, 1988, p. 15.

22 George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 196 (ma traduction).

23 George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 195 (ma traduction).

24 George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 194 (ma traduction).

25 « sympathy » dans le texte original. George Eliot, Adam Bede, op. cit., pp. 195, 197.

26 George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 196 (ma traduction).

27 George Eliot, Adam Bede, op. cit., p. 197 (ma traduction).

Bibliographie

Corpus

Eliot George, Adam Bede [1859], London, Penguin Classics, 2008

Eliot George, « Woman in France: Madame de Sablé » [1854], Selected Essays, Poems and Other Writings, London, Penguin Books, 1990

Autres textes

Eliot George, Adam Bede. Tome 1, [1859], trad. F. d’Albert-Durade, Paris, Hachette, 1913, http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k65884g/f229.image (cons. le 26 janvier 2014)

Eliot George, « Silly Novels by Lady Novelists » [1856], Selected Essays, Poems and Other Writings, London, Penguin Books, 1990

Walker Alexander, Woman Physiologically Considered, 1840

Études

Levine George, Darwin and the Novelists: Patterns of Science in Victorian Fiction, Chicago, London, The University of Chicago Press, 1988

Matus Jill, Unstable Bodies: Victorian Representations of Sexuality and Maternity, Manchester, Manchester University Press, 1995

Paxton Nancy L, George Eliot and Herbert Spencer: Feminism, Evolutionism and the Reconstruction of Gender, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1991

Russett Cynthia Eagle, Sexual Science: the Victorian Construction of Womanhood, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1989

Shattock Joanne, « The “Orbit” of the Feminine Critic: Gaskell and Eliot », Nineteenth Century Gender Studies (6:2), Summer 2010, http://www.ncgsjournal.com/issue62/shattock.htm (cons. le 26 janvier 2014)

Pour citer cet article

Aude Petit Marquis, « Écriture de l’expérience et expérimentation de l’écriture : la maternité, un enjeu stylistique chez George Eliot », paru dans Loxias-Colloques, 5. L’expérience féminine dans l’écriture littéraire, I., Écriture de l’expérience et expérimentation de l’écriture : la maternité, un enjeu stylistique chez George Eliot, mis en ligne le 30 mai 2014, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=528.


Auteurs

Aude Petit Marquis

Aude Marquis (née Petit) est agrégée d’anglais. Elle est ATER à l’Université de Nantes et prépare une thèse de doctorat sous la direction de M. Georges Letissier sur les discours et la représentation de la maternité dans l’œuvre de George Eliot et d’Elizabeth Gaskell.