Loxias-Colloques |  3. D’une île du monde aux mondes de l’île : dynamiques littéraires et explorations critiques des écritures mauriciennes 

Eileen Lohka  : 

Lectures de l’écriture mauricienne à la lueur des penseurs canadiens

Résumé

Comme toutes les littératures dites « nationales », la littérature mauricienne contemporaine est déterritorialisée, prise dans la mouvance mondiale des gens et des idées. Dans un même temps, elle est littérature minoritaire, « de l’exiguïté » comme le dit François Paré, une littérature subversive, résistante à l’hégémonie du centre. L’évolution chronologique perçue au fil des changements idéologiques historiques permet une mise au point sur l’écriture mauricienne contemporaine, dès lors qu’elle s’ancre dans le terreau des idées socioculturelles postmodernes. De plus, les théories canadiennes du nomadisme et de l’itinérance, telles qu’elles sont appliquées aux littératures minoritaires et à celles dites « migrantes », peuvent nous aider à considérer une littérature née dans la violence et dans le mythe de nos multiples origines, une écriture forgée au gré de sa diaspora. Une littérature îlienne, paradoxalement insulaire et ouverte sur le monde ?

Abstract

We will examine Mauritian literature in the light of theories developed by Canadian thinkers on minority and migrant writing, nomadism and interstitial space.

Index

Mots-clés : déterritorialisation , entre deux, exiguïté, nomadisme

Géographique : Maurice

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Préambule

Je cogite de plus en plus vers l’incertain ces jours-ci, devant la globalisation de la pensée critique : il me semble qu’on se retrouve avec l’équivalent des centres d’achats, tous construits sur le même modèle, avec leurs « Gap » ou « Ralph Lauren » sur tous les continents académiques. Le savoir se dissémine trop vite, nous n’avons pas le temps de penser sans être influencés par les centaines d’articles qui se recoupent et se chevauchent ; les chapelles se multiplient et nous n’avons plus le luxe du temps et de l’espace entre production littéraire et réception ou critique littéraire. Y a-t-il besoin ou moyen d’y remédier ? Prenons-nous le temps nécessaire pour le faire ? Mon but ici est d’utiliser les réflexions de nos théoriciens canadiens comme grille de lecture adaptée à la littérature mauricienne afin d’examiner la pertinence de certaines perspectives qu’on pourrait croire éculées mais qui voyagent en fait relativement bien et pourraient offrir une perspective élargie, parce que transposée, de la littérature mauricienne.

Globalisation de la littérature (mauricienne)

Comme toutes les littératures qualifiées de « nationales », la littérature mauricienne contemporaine est en fait déterritorialisée, prise dans la mouvance mondiale des gens et des idées. Dans un même temps, elle est littérature minoritaire, « de l’exiguïté » comme le dit François Paré, une littérature subversive, résistante à l’hégémonie du centre. Cette tension pourrait être éclairée par les réflexions de Paré qui souligne la fragilité des littératures francographiques du Canada, forcément minoritaires. Selon lui, ce phénomène résulte en un constant mouvement centrifuge et centripète d’accommodement et de révolte pour se créer un espace identitaire propre, une tentative de reconnaissance par l’autre. Serait-ce un moyen de voir notre littérature sans retomber dans les sempiternels discours sur le qualificatif « mauricienne » alors que certains de nos écrivains les plus (re)connus vivent dans un ailleurs qui ne peut que les avoir marqués et que leurs lecteurs eux aussi sont déterritorialisés, voire a-territorialisés1 ?

En tant que pays d’immigration à l’origine, et d’émigration presque aussi tôt durant son histoire, mais de façon plus marquée depuis l’indépendance, l’Île Maurice, coupée du reste du monde par l’immensité de l’océan, s’est construite sur ces vagues et ressacs qui gomment les frontières et même les notions d’altérité radicale, comme le propose l’ethnologue Arjun Appadurai dans son essai Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation. Les technologies de communication qui transcendent l’espace, les communautés virtuelles qui se forment dans l’ici et l’ailleurs, transcendent également les côtes de l’île et estompent jusqu’à un certain point les balises identitaires, en adoucissant les contours de l’altérité. C’est dans cet espace global et globalisant – homogénéisant jusqu’à un certain point – que se place la littérature mauricienne. Ses écrivains vivent et écrivent avec ce que Paré nomme une « mobilité des appartenances2 ». Souvent établis ailleurs, ils développent une tendance à écrire, comme le dit si bien Éric Landowski, « à la fois en deçà et au delà3 ». Comme je l’ai exposé dans un article du Canadian Literature4, les écrivains mauriciens contemporains, y compris ceux qui vivent à Maurice, intériorisent des traits culturels de l’île et de l’ailleurs ; selon Paré, une culture diasporale, comme celle de Maurice, est « pour ainsi dire sans territoire. Sans espace identitaire réel5 ». De ce fait, et toujours selon Paré, la fabrication de l’image, qu’elle soit réelle ou métaphorique, relie de multiples mondes, permettant aux écrivains – et aux lecteurs – « d’habiter la distance6 » entre soi et l’autre. Pour prendre l’œuvre d’Ananda Devi en exemple, je renvoie ici le lecteur à mon article publié dans le collectif de Véronique Bragard et Srilata Ravi7 : j’y discute les caractéristiques d’une écrivaine marquée par son pays natal tout en soulignant à quel point elle transgresse les frontières de l’île pour se retrouver dans un espace qu’on pourrait qualifier d’universel, sans que son écriture ne perde pour autant les traces du local.

Outre le tiraillement entre le local et l’universel, nous devons également mentionner ici les thèmes récurrents des littératures déterritorialisées, dont le déracinement, l’identité, la mémoire, et la constitution/(re)construction d’une communauté – réelle ou imaginaire – ainsi que les figures de style ou modalités narratives qui les expriment : pensons ici à la poésie d’Édouard Maunick qui choisit sciemment l’entre-deux : « et j’ai choisi le no man’s land de la mer / mais voici chaque rivage chaque terre / est une fidélité à courir8 ». Pensons encore à l’écriture de Marie-Thérèse Humbert autour d’un moi déchiré, gémeau, autre, dans À l’autre bout de moi et dans Amy ; ainsi qu’aux romans de Carl de Souza, Le Sang de l’Anglais ou En Chute libre. Nous pourrions exprimer ces lieux limitrophes dans les mots de Simon Harel qui explique, dans son livre Espaces en perdition : humanités jetables :

le lieu n’est pas que l’expression manifeste de l’univers géographique. Bien au contraire, le lieu ne cesse de bouger. Il dessine un passage mobile, parfois un panorama altéré. Il n’est pas qu’un centre grâce auquel l’espace consolide l’existence des frontières9.

Pour cette raison, Harel étudie ce qu’il qualifie de « plasticité » des lieux habités, ces « formes provisoires et malléables, non pas des réceptacles qui consolideraient la vitalité d’une identité, son essence10 ». Autant de lieux en construction, autant de pistes qui, si elles ne peuvent être développées en détail ici, pourraient s’avérer porteuses.

La littérature mauricienne en tant que littérature « minoritaire »

La littérature mauricienne évolue dans l’espace public francophone, forme provisoire et malléable d’où elle puise aussi bien son identité que son altérité. Écriture de la marge, géographique et politique, elle compose constamment : d’une part, à partir d’un profond désir « d’accommodements incessants, […] d’appropriation et de renoncement11 », et de l’autre, avec « toute l’ambiguïté, toute la méfiance qui marquent le rapport aux structures, aux hiérarchies, aux représentations, à l’imaginaire du pouvoir12 ». Pourrions-nous peut-être expliquer la prédominance de la thématique de la violence, par exemple, par le besoin de répondre à l’attente de l’institution littéraire parisienne, mue à son tour par le goût des lecteurs du XXIe siècle, endurcis aux scènes de plus en plus violentes banalisées par les médias13 ? La thèse doctorale et de nombreux articles rédigés par Bruno Jean-François nous permettent déjà d’appréhender l’écriture mauricienne sous cet angle.

Dans la même foulée, cette écriture, qui s’accommode aux goûts de lecture de notre génération, s’insurge. Elle s’écrit à contre-courant, elle se rebiffe, elle tient à camper ses personnages dans des lieux mouvants, a-topiques, aux horizons flous, des lieux qui rappellent l’île mais une île dont les contours et la réalité se seraient estompés puis reconstruits à partir d’un ailleurs – physique aussi bien que psychique. Elle se campe contre la norme, contre le centre. Comme la majorité des littératures postcoloniales, elle fait preuve de diglossie – dans le cas de la littérature mauricienne, le créole crée un espace de contestation (je pense ici au chapitre du mariage dans Pagli14 de Devi, aux récits de Rada Gungaloo mais aussi à tous les textes de Dev Virahsawmy, entre autres). De la même manière, la folie, voire la mort, ouvrent des espaces de libération (voir entre autres les textes de Devi : Pagli et La Vie de Joséphin le fou15). Dans ce sens, la littérature mauricienne veut s’imposer par son propre message au point où l’on se demande quelquefois jusqu’où ira l’écriture dans son besoin d’affirmer sa différence : mentionnons à ce propos l’extrême violence psychique dans Le Sari vert16, par exemple.

La littérature mauricienne est-elle si différente, après tout, si les modalités structurales et esthétiques (polyphonie, écriture éclatée, parcellaire, utilisation de langues minorisées) se retrouvent dans l’écriture des Caraïbes, d’Afrique ou d’Acadie ? Il se peut que la littérature mauricienne réagisse comme les cultures minoritaires – le français au Canada – que Paré décrit. Ce dernier souligne en effet qu’elles « dégagent leur changeantes identités d’une multitude de discours concurrents […], forment […] des ‘communautés relationnelles’, basées sur une participation plus ou moins volontaire de leurs membres et sur des conceptions variables de l’identité collective17 ». Si nous imaginons les écrivains mauriciens, tant ceux qui vivent à Maurice que ceux de la diaspora, comme des membres d’une seule communauté, aux conceptions variables de l’identité collective, nous pouvons alors comprendre les représentations plurielles de la communauté telle qu’elle nous est présentée dans les romans d’Amal Sewtohul, de Nathacha Appanah, de Barlen Pyamootoo ou de Shenaz Patel. Les peintures sociétales qui nous sont révélées par nos écrivains contemporains font écho aux paroles de Simon Harel : « l’ancienne règle qui nous imposait d’habiter un lieu pour revendiquer le statut de sujet ne tient plus18 ». Non seulement l’habitus est déstabilisé par la migration et par les technologies de l’information, il est dilué par la multiplication de « formes mineures » de la déterritorialisation individuelle, à savoir le lieu de travail, le club social, la communauté virtuelle de Facebook, etc., qui nous rappellent que les lieux du quotidien sont de plus en plus précaires.

C’est dans ce monde fragilisé, (dé)multiplié et éclaté à l’échelle mondiale que fonctionnent nos écrivains. La toile de fond de notre île, si elle rattache l’écriture à un quotidien vécu, n’empêche pas l’infiltration d’espaces autres – qui peuvent servir de faire-valoir ou qui peuvent occulter l’espace originel – et qui proviennent du vécu comme de l’imaginaire des écrivains. Le monde interlope que décrit Devi dans Ève de ses décombres19 n’est pas nécessairement un instantané (une photo ponctuelle) d’un de nos bidonvilles mauriciens : il rappelle tout autant les bidonvilles brésiliens mis en scène par Sami Tchak dans Le Paradis des chiots20 ; il interpelle le Chamarel de Sensitive21 ; il se retrouve dans le Macao de l’écrivain québécois Jean Perron22. Ce monde des bas-fonds nous laisse entendre que le centre et la périphérie en tant que tels ont perdu de leur valeur intrinsèque, que nous vivons maintenant, comme le dit Harel, dans des « multilocalités urbaines […] qui toutes incarnent, au gré des turbulences géopolitiques, des centres démultipliés23 » et que les espaces dits de la périphérie, comme le Troumaron d’Ève de ses décombres, ont migré vers le centre des espaces urbains – et de notre imaginaire. Harel le confirme : « La mise au ban de populations entières est d’actualité, tellement les espaces en perdition décrivent un territoire violenté et les migrations massives de nouveaux exclus du quotidien24 ». Constat pessimiste de la société postmoderne où les valeurs traditionnelles, de la religion à l’héroïsme, ne sont plus de mise ?

Il n’empêche que, comme le souligne encore Harel,

[…] nous ne sommes pas condamnés d’office à subir la violence d’un lieu qui nous prescrit l’obligation de vivre ici ou ailleurs. Nous ne sommes pas les acteurs passifs d’une géographie qui nous dépossède et nous enlève toute initiative. Nous n’habitons pas que des lieux déjà nommés et répertoriés dont nous n’avons pas la maîtrise. Le lieu aussi est une invention nouvelle, une composition plastique. Si le lieu n’est pas la figure d’un assujettissement ou d’une domination implacable, il exprimera alors un ressaisissement de la forme […]. En somme, le lieu peut nous permettre de vivre pleinement dans le monde, puis d’éloigner cette passivité qui nous contraint d’accepter l’expression d’une violence diffuse dont l’espace serait le carcan25.

D’où l’importance de l’écriture, représentation à la fois fugace et permanente, une fuite en avant et, en même temps, un arrêt sur l’image26. D’où l’importance aussi de l’énonciation qui, selon Pierre Ouellet, « est une sortie de soi, une transcendance du sujet qui se dépasse dans une intersubjectivité en acte – c’est-à-dire dans un monde parlé ou communiqué entre soi et l’autre – et qui crée et recrée les communautés27 ». Communauté diasporale ou imaginaire, lien par-delà la distance.

Ancrage socioculturel ?

Pour sa part, et pour resserrer quelque peu l’angle de réflexion, dans L’Écologie du réel, Pierre Nepveu s’interroge sur le concept de « littérature québécoise », grand projet culturel et identitaire issu de la Révolution tranquille des années 1960, se demandant si, comme un fantôme, « un concept faussement totalisant, une simple formule commode28 », elle n’occulterait pas « la pluralité, la diversité, la mouvance des textes29 » qui caractérisent l’écriture franco-canadienne actuelle. Son parcours de lecture l’amène à explorer une littérature « nationale » en genèse, consciente de l’insuffisance identitaire du peuple canadien-français, où l’exil devient une notion intériorisée, un phénomène psychique de division de l’être, où la dépossession, le vide, l’aliénation et la mort priment et où la collectivité est écrite « comme réunion de solitudes30 ». Comme l’indique Nepveu, la littérature québécoise semble incapable de croire au mythe du salut. De ce point de départ de la littérature québécoise moderne, il constate le cheminement conceptuel vers une vision plurielle, axée sur l’écriture plutôt que la littérature, avec une attention particulière à la forme, à la polyphonie, au fragmentaire et à la noirceur. Son étude se termine par un chapitre sur ce que l’on a appelé « les écritures migrantes », où il souligne la pluralité d’approches à l’écriture : du métissage et de l’hybridation au déracinement s’ajoutent le retour du narratif, les références autobiographiques, le « combat entre la persistance et l’effacement des traces31 » distinctives. La traversée est considérée comme une épreuve, l’écriture reconfigure le réel brouillé par la migration ; « une véritable écologie de l’ici32 » est en effet une des pierres d’achoppement de l’imaginaire contemporain.

Cette étude chronologique de la littérature québécoise des cinquante dernières années m’amène déjà à me demander comment l’on classifierait la littérature mauricienne des quarante-cinq ans depuis l’Indépendance en 1968. Les perspectives énumérées dans l’appel à communications éclairent le cheminement de la pensée critique d’une perspective nationale – suivant la logique d’un pays en émergence – à une géopoétique plus ouverte sur la région, voire sur les problématiques identitaires internationales liées à la langue d’écriture. Nous y voyons une progression qui pourrait se comparer à la maturation graduelle d’un enfant préoccupé de sa seule identité vers une conscientisation de sa place dans le monde et des relations qui en découlent – et qui ramènent aux préoccupations mentionnées dans la première partie de cet article. La littérature mauricienne elle-même s’est imposée de la sorte, plus concrètement, durant les cinquante dernières années, se libérant graduellement du mimétisme généré, jusqu’à un certain point, par une éducation qui renforce la primauté des littératures de Paris ou de Londres dans un pays qui a été doublement colonisé. Il n’empêche que je ressens toujours un certain malaise personnel à simplifier de la sorte. Il n’empêche également que nous aurons toujours des écrivains – je pense ici à l’originalité créatrice d’un Malcolm de Chazal, par exemple – qui se retrouvent en marge de la norme, ce dont je me réjouis immanquablement. La manière d’appréhender les textes mauriciens se diversifie en parallèle, en partie suite à l’émigration d’une vague d’étudiants scolarisés aux cycles supérieurs surtout en Europe et en Amérique du Nord. Non seulement le cadrage théorique s’enrichit de perspectives diverses mais les lecteurs/critiques sont aussi en mesure de lire la littérature mauricienne au double filtre de l’ici et de l’ailleurs. Les sensibilités plurielles façonnées au creuset de l’exil permettent une multiple appréhension du texte tout comme elles ont permis une multiple dimension à l’écriture. Pour cette raison, l’évolution chronologique perçue au fil des changements idéologiques historiques peut nous permettre une mise au point sur l’écriture mauricienne dans son ensemble, et sur la littérature contemporaine en particulier, dès lors qu’elle s’ancre dans le terreau des idées socioculturelles postmodernes.

Vu mon parcours personnel, j’ai tendance à me ranger au nombre des théoriciens canadiens qui travaillent sur des concepts qui s’entrecroisent pour tisser un espace riche en potentiel. Paré explore le concept d’itinérance qui, selon lui, structure notre insertion dans les collectivités incertaines ou cultures minorisées. Les lieux de passage souvent éphémères, propres à l’itinérance, ne sont pas sans rappeler l’esthétique du nomadisme prônée par Hédi Bouraoui qui loue l’ouverture d’espaces interstitiels propices à la création, ce que Paré appelle, pour sa part, « la distance habitée » entre soi et l’autre. S’il est revenu sur la notion de réalité transculturelle qu’il qualifie, à l’instar d’Appadurai, de « touffue et éclatée33 », Harel n’en a pas moins exposé une écriture du « trans », en marge du discours national, et qui enrichit la littérature canadienne francographique de par son ouverture à la différence dans les repères identitaires et dans l’écriture. Il est vrai que son ouvrage, intitulé Passages obligés de la littérature migrante, considère l’écriture des écrivains ayant immigré au Québec d’un point de vue hégémonique et toujours par rapport à la littérature des écrivains québécois dits « de souche », tout en reconnaissant le fait que louer uniquement la richesse plurielle et l’appartenance multiple de l’écriture migrante nie l’impact du traumatisme identitaire lié à la perte et au déracinement. Dès lors, il tente de concilier le « trans » et le « dis » de l’imaginaire contemporain, à savoir « la disjonction, le disparate : des perspectives qui traduisent la délocalisation du sens, sa dissémination, si ce n’est sa disparition34 ». Il souligne l’importance de la « territorialité imaginaire » ou « espace potentiel35 », un lieu psychique qui autorise le sentiment d’identité. Selon lui, l’écriture pourrait correspondre à la réalisation de ce lieu potentiel où se confondrait identité et altérité dans un possible « pacte dialogique où [le narrateur] se situe comme sujet étranger lors de la conduite du récit36 ». L’écrivain haïtiano-canadien Émile Ollivier se situerait dans cette mouvance, tout comme Naïm Kattan, Bouraoui et d’autres écrivains canadiens.

Nous retrouvons en filigrane les idées d’espaces frontaliers, de tension et de création présentés par Françoise Lionnet dans Postcolonial Representations : Women, Literature, Identity37 ; le tiers espace proposé par Homi Bhabha38 ou encore le vide médian dont parle François Cheng39. Les théories canadiennes du nomadisme et de l’itinérance peuvent, dans ce sens, éclairer notre perception de la littérature mauricienne. Bouraoui parle beaucoup de nomadisme, justement, pour développer son concept de « transpoïétique du divers40 ». Il loue l’écriture interstitielle qui permet d’éviter d’écrire « dans l’hégémonie d’une seule culture ou dans la binarité infernale de deux cultures41 ». Il prône ainsi « une profonde connaissance de soi et de sa culture originelle afin de la trans/cender d’une part, et de la trans/vaser d’autre part, donc de la trans/mettre à l’altérité », afin de créer des ponts de tolérance et de compréhension entre soi et l’autre42. Parce que Jean-Marie Gustave Le Clézio se réclame de son origine mauricienne, informée/transformée par sa vie en France et sur divers continents, ce passeur de culture(s) nous semble emblématique de cette écriture du nomadisme, de la compréhension de l’autre, du respect de la différence. C’est un écrivain du « vagabondage continuel qui gomme l’idée d’arrêt définitif ou de domicile fixe43 ». Les poèmes de Khal Torabully44, nés de la coolitude et de la créolisation, voguant sur les flots des déplacements humains des XVIIe et XVIIIe siècles, gravés dans le corail de nos lagons, étalant leurs rhizomes des Mascareignes aux Antilles, s’inscrivent également dans la mouvance, tout comme ceux de Maunick avant lui.

Si Paré reconnaît pour sa part la scission d’avec l’origine, la perte linguistique et le malaise identitaire propres aux littératures du passage, s’il reconnaît la fragilité des communautés minoritaires et/ou diasporiques45, il souligne néanmoins que la collectivité diasporale est un important vecteur d’accès à la modernisation46, que la distance est chargée d’une grande puissance de renouvellement47 et d’affirmation collective, surtout si l’on considère la dimension nord-américaine (continentale) de la culture franco-canadienne. Et Paré de nous offrir cette belle phrase : « je me suis laissé enraciner dans cet héritage de l’éparpillement48 ». Notre écriture mauricienne, mise en œuvre dans un ici spatial ou imaginaire aussi bien que dans de nombreux ailleurs, géographiques et psychiques, a le même héritage. Comme l’écriture antillaise ou acadienne, elle fait revivre la trace, voire l’absence. Comme Marcelle Lagesse dans Un Peu de magie peut-être49, l’écriture mauricienne a « l’audace de fabriquer purement et simplement l’histoire occulte50 » : face à des pans entiers du passé, face à l’absence de femmes dans la mémoire institutionnelle du pays, elle reconstruit – à même l’espace béant mais prégnant de possibilités – une communauté, une présence, un imaginaire riche de nos multiples traversées et, comme le dit Torabully, « un enthousiasme de la rencontre51 ». L’esthétique de l’itinérance, du passage – un passage à répétition et éternel – nous permettrait de considérer une littérature née dans la violence52 et dans le mythe de nos multiples origines, une écriture forgée au gré de sa diaspora. Une littérature îlienne, paradoxalement insulaire et ouverte sur le monde53.

Notes de bas de page numériques

1  Je pense que l’opinion fréquemment énoncée selon laquelle l’écrivain exilé/immigré pense toujours au lectorat de son pays natal et de son pays d’accueil est une préconception erronée. Le lectorat moderne dépasse de loin le cadre binaire de ces deux aires géographiques et, grâce aux médias et aux achats cybernétiques, les œuvres littéraires se dispersent par-delà maintes frontières.

2  François Paré, La Distance habitée, Ottawa, Le Nordir, 2003, p. 10.

3  Éric Landowski, Présences de l’autre, Paris, PUF, 1997, « Formes Sémiotiques », p. 85.

4  Eileen Lohka, « Diaspora, anti-souchitude ou les écrivains sans frontières », Canadian Literature, n° 200, printemps 2009, pp. 107-119.

5  François Paré, La Distance habitée, p. 93.

6  François Paré, La Distance habitée, p. 62.

7  Eileen Lohka, « Repenser les catégorisations de l’écriture : le cas d’Ananda Devi », in Véronique Bragard et Srilata Ravi (dir.), Écritures mauriciennes au féminin : penser l’altérité, Paris, L’Harmattan, 2011.

8  Édouard Maunick, En Mémoire du mémorable, Paris, L’Harmattan, 1979, p. 84.

9  Simon Harel, Espaces en perdition : humanités jetables, Tome II, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 2.

10  Simon Harel, Espaces en perdition, p. 2.

11  François Paré, La Distance habitée, p. 46.

12  François Paré, La Distance habitée, p. 46.

13  Il a été reconnu, par exemple, que la répétition instantanée à la télévision d’images de la destruction catastrophique du World Trade Centre ou des scènes du génocide rwandais, s’ils ont stressé ceux qui les ont visionnées trop souvent, ont paradoxalement rendu certains insensibles à la violence. Les recherches de Fred Molitor et de Ken Hirsch (1994) confirment que « les enfants acceptent plus facilement l’agressivité dans la vie réelle s’ils en ont déjà été témoins dans des émissions ou des films violents ». (Blandine Kriegel, La Violence à la télévision, http://habilomedias.ca/violence/que-savons-nous-propos-violence-m%C3%A9dias) .

14  Ananda Devi, Pagli, Paris, Gallimard, 2001, « Continents Noirs ».

15  Ananda Devi, La Vie de Joséphin le fou, Paris, Gallimard, 2001, « Continents Noirs ».

16  Ananda Devi, Le Sari vert, Paris, Gallimard, 2009.

17  François Paré, La Distance habitée, p. 47.

18  Simon Harel, Espaces en perdition, p. 5.

19  Ananda Devi, Ève de ses décombres, Paris, Gallimard, 2006.

20  Sami Tchak, Le Paradis des chiots, Paris, Mercure de France, 2006.

21  Shenaz Patel, Sensitive, Paris, L’Olivier, 2003.

22  Jean Perron, Visions de Macao, Montréal, XYZ, 2011.

23  Simon Harel, Espaces en perdition, p. 8.

24  Simon Harel, Espaces en perdition, p. 8.

25  Simon Harel, Espaces en perdition, p. 3.

26  Simon Harel, Espaces en perdition, p. 2.

27  Ouellet souligne que la « communauté n’est pas fondée sur l’idée de propriété ou d’appartenance, selon des relations d’inclusion et d’exclusion […]. Elle est un vide, une dette, un don – tous sens du mot munus,qui a donné l’expression latine cum-munus […]. Elle est ce qui nous manque et qu’on se donne mutuellement en échangeant nos ‘manques’, justement, en communiquant ou en partageant nos besoins, nos désirs, nos droits et nos devoirs […] ». Pour une plus ample discussion, voir Pierre Ouellet, Politique de la parole : singularité et communauté, Montréal, Trait d’union, 2002, p. 9.

28  Pierre Nepveu, L’Écologie du réel, [1988], Montréal, Boréal, 1999, « Compact », p. 13.

29  Pierre Nepveu, L’Écologie du réel, p. 14.

30  Pierre Nepveu, L’Écologie du réel, p. 74.

31  Pierre Nepveu, L’Écologie du réel, p. 202.

32  Pierre Nepveu, L’Écologie du réel, p. 209.

33  Simon Harel, Espaces en perdition, p. 2.

34  Simon Harel, Les Passages obligés de la littérature migrante, Montréal, XYZ, 2005, « Théorie et Littérature », p. 111.

35  Simon Harel, Les Passages obligés de la littérature migrante, p. 149.

36  Simon Harel, Les Passages obligés de la littérature migrante, p. 149.

37  Françoise Lionnet, Postcolonial Representations: Women, Literature, Identity, Ithaca, Cornell University Press, 1995.

38  Voir Homi K. Bhabha, The Location of Culture, London/New York, Routledge, 1994.

39  Voir François Cheng, Et le souffle devient signe, Paris, L’iconoclaste, 2001.

40  Hédi Bouraoui, Transpoétique : éloge du nomadisme, Montréal, Mémoire d’encrier, 2005, p. 12.

41  Hédi Bouraoui, Transpoétique, p. 12.

42  Hédi Bouraoui, Transpoétique, p. 10.

43  Hédi Bouraoui, Transpoétique, p. 8.

44  Nous pensons ici à Chair corail : fragments Coolies, Cayenne, Ibis rouge, 1999 et à Mes Afriques, mes ivoires, Paris, L’Harmattan, 2004.

45  Voir Jean-Marc Dalpé, Un Vent se lève qui éparpille, Sudbury, Prise de Parole, 1999, p. 57 : « […] un jour, le raconter devient plus important que le souvenir ».

46  François Paré, Le Fantasme d’Escanaba, Québec, Nota Bene, 2007, p. 114.

47  François Paré, Le Fantasme d’Escanaba, p. 144.

48  François Paré, Le Fantasme d’Escanaba, p. 112.

49  Marcelle Lagesse, Un Peu de magie peut-être, Île Maurice, IPC, 2004.

50  François Paré, Le Fantasme d’Escanaba, p. 133.

51  Dédicace de ma copie de Chair corail.

52  Le mot « dérangement », causé par le déplacement spatial et identitaire de notre population, tant du point de vue historique que dans le passé plus récent, conviendrait peut-être mieux à ce que nous tentons d’exprimer ici.

53  Voir le concept de « cosmopolitique créole », développé par Françoise Lionnet, qui fait écho à ces propos. Le Su et l’incertain. Cosmopolitiques créoles de l’océan Indien, Trou d’Eau Douce, Île Maurice, L’Atelier d’écriture, 2012, « Essais et Critiques Littéraires ».

Bibliographie

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Pour citer cet article

Eileen Lohka, « Lectures de l’écriture mauricienne à la lueur des penseurs canadiens », paru dans Loxias-Colloques, 3. D’une île du monde aux mondes de l’île : dynamiques littéraires et explorations critiques des écritures mauriciennes, Lectures de l’écriture mauricienne à la lueur des penseurs canadiens, mis en ligne le 27 mai 2013, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=424.

Auteurs

Eileen Lohka

Eileen Lohka est professeure agrégée à l’Université de Calgary. Ses recherches portent sur les littératures francographiques des Mascareignes et des Antilles et sur l’écriture minoritaire et/ou diasporale. Elle a publié plusieurs articles dans ces domaines ainsi que des textes littéraires et poèmes dont C’était écrit (2009), co-récipiendaire du Prix Jean-Fanchette, finaliste du Prix des lecteurs de Radio-Canada et du Prix Émile-Ollivier ; et Miettes et morceaux (2005). Elle a co-édité Golden Threads, Women Creating Community (2009), Alberta, village sans mur(s) (2005) et édité un numéro spécial des Cahiers franco-canadiens de l’Ouest sur Nancy Huston (2008). Elle vient de publier La Femme, cette inconnue. Isle de France, terre des hommes (2013). Elle est présidente du Conseil International d’Études Francophones (CIÉF).