Loxias-Colloques |  2. Littérature et réalité 

Monica Faggionato  : 

Narrer la réalité sans réalisme : la voie de l’imagination, la voix de Stefano Benni

Résumé

L’article explore le style de l’écriture romanesque de Stefano Benni en mettant en évidence son intention interprétative de la réalité contemporaine. Les exemples, extraits de trois romans publiés entre 1990 et 1996, sont l’occasion de réfléchir autour de la valeur que l’auteur donne à l’imagination et, plus largement, autour du choix de représenter les contradictions contemporaines par une manière littéraire à la fois fantastique et ironique.

Abstract

The article is focusing on the novels written by Stefano Benni between 1990 and 1996. His style, shown by some examples, allows some considerations about the significance of imagination for his production as well as for the literary representation of the contemporary contradictions.

Index

Mots-clés : Benni (Stefano) , polar, roman policier

Géographique : Italie

Chronologique : période contemporaine

Texte intégral

Les deux dernières décennies de l’histoire italienne et mondiale ont été affectées par de rapides et radicales transformations sociales. La chute du mur de Berlin a brisé les équilibres précaires, en déclenchant la mort des principaux partis politiques en Italie et la prolifération de beaucoup de conflits, difficilement gérables, dans le monde. La production de tout ce qui est matériel a laissé la place à l’immatériel et les images, les symboles, les narrations sont devenus plus importants que la réalité. Les entreprises se sont appropriées un territoire plus large et la mondialisation a raccourci toute distance, favorisée par internet et sa gestion non conventionnelle de l’espace et du temps.

À la nécessité d’interpréter une époque technologique, numérique et différemment communicative, certains écrivains ont répondu par une représentation de la réalité qui n’est pas complètement fidèle aux faits et aux événements. La réflexion sur une nouvelle position de l’individu, plongé dans une multitude de signaux et d’images, a donné naissance à une nouvelle forme d’humanisme qui vise à valoriser le potentiel imaginatif de l’homme, sans l’éloigner du contexte historique. Par conséquent, on voit le retour et le développement du genre fantastique1, capable de contenir l’intrusion des influences des médias, de la culture pop, des formes différentes de communication et de les utiliser au service de l’histoire narrative. Stefano Benni, écrivain contemporain qui fait de la contamination entre les différents langages et les expressions artistiques la structure profonde de son œuvre, choisit de décrire les changements sociaux par le choix de la fidélité à l’humour et par une recherche autour du potentiel de la langue. Son acte créatif est guidé par la maîtrise d’un mélange esthétique tout à fait postmoderne, ses textes dépassent les frontières des niveaux littéraires et accueillent la totalité de l’imaginaire, dans le but de représenter la complexité de l’époque contextuelle.

Les romans Baol (1990), La compagnie des Célestins (1993) et Hélianthe (1996) en sont les exemples les plus représentatifs. Les cadres irréels, parfois féériques, dans lesquels se situent les personnages fournissent à l’auteur le prétexte d’insérer des objets anthropomorphisés, des mondes parallèles et des créatures imaginaires. Cependant, les moments de satire politique et de dénonciation sociale sont assez fréquents, exprimés soit directement par la voix des personnages, soit transversalement par le biais des descriptions ou par le développement de l’intrigue. Le pouvoir du visuel, la manipulation de l’information, l’importance de l’audience sont les thématiques centrales et les personnages doués d’imagination et d’esprit de solidarité sont les héros de l’épique benniène.

Selon Benni l’activité d’écriture devient une activité politique, du moment qu’elle diffuse des images et des idées autour de la réalité autrement invisibles. L’écrivain se manifeste par sa vision du monde et il fait appel aux compétences du lecteur en le poussant vers une opinion plus ou moins concorde. Toutefois, il est difficile de la définir une écriture « engagée » : Benni ne cherche pas le consensus, il vise à éveiller le sens de la responsabilité et de la liberté individuelle par l’œuvre littéraire. Son texte est remanié à la recherche du terme le plus convenable et des formes les plus appropriées :

Sono passato dalla stazione. Forse volevo partire. O sognare che arrivasse qualcuno. Ho comprato a un kiosketto un panino al vorreiesserformaggio e magarifossimaiale, e quattro bonsai di fernet. Mi sono seduto a guardare il transito. Passavano giapponesi zainuti che reggevano sulle spalle sacche enormi contenenti forse un altro giapponese pronto a dare il cambio. Iperborei con lunghe gambe color mazzancolla. Tedeschi con valigie addestrate che li seguivano sulle rotelline. Americani con cartucce di carte di credito. E insieme a loro, emigranti e immigranti frollati da ore di treno, con mogli omofone o allofone, nonne pellerossa, figli meticci biondi con sopracciglia nere, efelidi rosse su volti mediterranei, vergogna e orrore per le Lighe della difesa della razza e del panettone. E poi una ventina di ultrà che augurava morte e menischi a una squadra rumena. E diverse tribù di extracomunitari che cercavano un posto da dormire per la notte.

Je suis allé à la gare. Peut-être que je voulais partir. Ou bien rêver de l’arrivée de quelqu’un. Dans un petit kiosque j’ai acheté un sandwich jevoudraisêtreaufromage et siseulementjétaisducochon, et quatre mignonnettes de Fernet. Je me suis assis pour regarder les gens passer. Il y avait des Japonais avec des sacs à dos qui soutenaient sur les épaules des sacs énormes avec dedans probablement un autre Japonais, prêt pour l’échange. Des Hyperboréens aux longues jambes couleur crevette royale. Des Allemands aux valises dressées qui les suivaient sur les roulettes. Des Américains avec des cartouches de cartes bancaires. Et avec eux, des émigrants et des immigrants faisandés par les heures passées dans le train, avec leurs femmes homophones ou allophones, des grands-mères peaux-rouges, des enfants métis, blonds aux sourcils noirs, des éphélides rouges sur des visages méditerranéens, symboles de honte et d’horreurs pour les Ligues de la défense de la race et du panettone. Et ensuite une vingtaine de supporteurs qui souhaitaient la mort et les ménisques en miettes à une équipe roumaine. Et de nombreuses tribus d’extracommunautaires qui cherchaient un endroit pour passer la nuit 2.

La description des visiteurs de la gare est fort détaillée. Les néologismes ont pour  but de mieux représenter les situations (le sandwich « siseulementjétaisducochon » veut indiquer le faux jambon), les adjectifs ont pour effet d’accentuer les oppositions (« allophones » et « homophones »), le lexème se fait porteur d’images en amplifiant l’illustration déjà riche. Il est assez probable que cette typologie de représentation littéraire de la réalité ait été inspirée non seulement par la lecture d’écrivains comme Italo Calvino, Jules Laforgue et Raymond Queneau, mais aussi par l’exercice de traduction de L’enlèvement d’Hortense de Jacques Roubaud (Ramsay, 1987), répété ensuite avec Quisaitout et Grobeta de Coline Serreau (Actes sud, 1993)3. Les narrations, les personnages et les descriptions sont en effet le prétexte pour restituer la richesse de la vie, exprimée dans ses formes multiples et ses contradictions indicibles par la manipulation de la langue. Les deux versions, française et italienne, du même texte de Roubaud montrent cette manipulation imaginative et linguistique :

Dans le silence de la nuit nocturne (le qualificatif de « nocturne » dont la nuit est ici ornée signifie qu’il s’agit d’une nuit véritable, profonde, nuitale, une nuit vraiment nuit) dans le silence de la nuit nocturne, au fond de la maison Sinouls, quelqu’un bougea. (Attention : il ne s’agit pas du père Sinouls. Le père Sinouls dort et ronfle, activités que, à la différence de l’ex-président des États-Unis, Gerald Ford, il peut mener de front simultanément.) Quelqu’un pourtant dans la maison Sinouls s’éveilla, s’étira, s’ébroua, se leva, poussa la porte du perron, descendit dans le jardin. S’avançant dans le jardin nocturnement arrosé de lune, quelqu’un renifla dans les rosiers, fit quelques pas, bâilla, péta, bâilla encore. Le rossignol chanta dans le tilleul. Une patrouille de six fourmis conduite par un lieutenant fourmi matricule 615243 (ce lieutenant était non pas uni-jambiste, les fourmis ayant plus de deux jambes, mais n-l-jambiste) traversa l’allée des héliotropes en direction des framboisiers4.

Nel silenzio della notte notturna (l’aggettivo “notturna” di cui è qui ornata la notte indica che trattasi di notte autentica, profonda, nuttiforme, una notte veramente notte), nel silenzio della notte notturna, in fondo alla casa Sinouls, qualcuno si mosse. (Attenzione ! Non è Sinouls padre. Sinouls padre dorme e russa, attività alle quali, a differenza dell’ex presidente degli Stati Uniti Gerald Ford, egli può far fronte contemporaneamente.) Qualcuno pertanto si svegliò, a casa Sinouls, si stirò, si scrollò, si alzò, spinse la porta delle scale, scese in giardino. Avanzando nel giardino irrorato dalla luna notturna, qualcuno annusò tra i rosai, fece qualche passo, sbadigliò, spetezzò, di nuovo sbadigliò. Un usignolo cantò sul tiglio. Una pattuglia di sei formiche (condotta da una formica-tenente matricola 615423, la quale faceva battere il passo non già a ritmo un-dué, avendo le formiche più di due gambe, ma a ritmo un-n), una pattuglia dicevamo traversò la corsia dei girasoli in direzione dei lamponi5.

Benni paraît se reconnaître dans la liberté créative du mathématicien français à laquelle il ajoute la sienne en donnant des résultats de traductions comme « nuttiforme » et « spetezzò ». Le lecteur ne peut pas s’empêcher de remarquer le travail de recherche et le ton ironique qui se cachent derrière la description des événements et l’histoire narrative.

La réalité contemporaine est toujours présente dans les romans bénniens, mais déguisés en produit littéraire par l’usage d’un langage amusant aussi bien que tragique. Le comique est évident non en soi, mais par le biais de la comparaison qui s’instaure entre la situation narrée et le paradigme de la réalité qui l’inspire :

Presentava un programma di barzellette razziste alla Tivù Liga Artica. Fu lui che coniò lo slogan « Più a Nord di noi non c’è nessuno ».
Stanno facendo un provino per duemila aspiranti a Pubblico adorante. Ci sono duecento candidati, fermi da un’ora a guardare nel vuoto. Uno sbadiglio, uno sbattere di palpebre, un momento di disattenzione e si è scartati.
Leggo di un aereo caduto in circostanze misteriose dieci anni fa, cui è stato abbinato il concorso « Chi l’ha abbattuto ? ».
Dopo lo spettacolo c’era la selezione regionale del concorso « Sederino d’oro ». Si aggiravano culi dentro mantelli da ku-klux-klan. Era difficile fare conversazione.

Il conduisait une émission de blagues racistes à la Télé-Ligue-Arctique. C’est à lui qu’on doit le slogan : “Personne n’est plus au Nord que nous.” » (p. 32). « Ils sont en train de faire une sélection pour deux mille aspirants au rôle de Public adorateur. Il y a deux cents candidats, les yeux fixés dans le vide depuis une heure. Un bâillement, un clin d’œil, un moment de distraction et on est éliminé. » (p. 42). « Je lis la nouvelle d’un avion qui est tombé dans des circonstances mystérieuses il y a dix ans, en l’honneur duquel on a créé le concours “Qui l’a abattu ?” » (p. 56). « Après le spectacle il y avait la sélection régionale du concours “Fesses d’or”. Des culs erraient dans des manteaux de ku-klux-klan. Il était difficile de converser »6.

Baol est le roman qui raconte les aventures de Bedrosian Melchiade, un magicien formé dans l’école Baol, qui observe, avec de la nostalgie et de l’intelligence, l’avancement du pouvoir économique et médiatique et décide de recommencer à exercer son activité de magicien contre le Régime qui contrôle le pays. La terminologie, liée à l’époque fasciste, est employée pour souligner les risques et les dangers d’un contrôle qui prend pied sournoisement. Grapatax, un célèbre comique dissident tombé en disgrâce qui fait semblant d’être mort, découvre que le Grand Gérarque le commémore comme un copain et un défenseur du système ; il décide alors de faire connaître la vérité au monde et demande à Baol de retrouver l’épreuve révélatrice. Pendant sa mission le magicien découvre Enfer, un lieu où tous les documents sont gardés pour être ensuite modifiés par le régime. En même temps, il se trouve aussi poussé à réfléchir sur la vraie signification de la magie et sur sa propre existence. Il apprend par son amie Alice que les magiciens Baols n’existent pas, qu’ils ne sont que des créatures imaginaires inventées par ceux qui trouvent l’existence insupportable. Ce n’est pas par hasard que le personnage député à la vérité s’appelle Alice, car en vertu de son prénom fantastique, elle montre l’existence d’une liaison entre le monde réel et celui imaginaire.

Deux réflexions s’imposent. La première concerne le dédoublement de l’effet de réel, celui de l’existence dans une dimension parallèle de Baol et celui de la réalité littéraire de Alice ; si du point de vue du lecteur les deux mondes restent confinés au plan de la fiction romanesque, donc irréelle, il est intéressant de voir que leur construction entraîne une double signification de vraisemblance à la fois narrative et fantastique. Baol vit en effet en tant que personnage et agit à côté d’Alice et des autres, mais, parallèlement, il n’existe pas, il n’est qu’une créature imaginaire, contrairement à Alice qui est « réelle ». Genette dit que le rapport entre le récit vraisemblable et le système de vraisemblance auquel il s’astreint est essentiellement muet, que le récit obéit aux conventions sans les nommer7. Ici le mutisme fait que le texte obéit aux conventions, soit narratives – de cohésion textuelle – soit fantastiques – d’acceptation de données implicites – tout en entraînant le lecteur dans la même surprise et le même regret ressentis à la finpar Baol. La seconde réflexion se porte sur le social : Baol n’est pas simplement le protagoniste positif, le héros contre les forces du mal ; il est aussi le prétexte, pour l’auteur, à montrer une voie de fuite, une sortie de secours pour échapper à un système contaminé par la réalité visuelle et le contrôle de l’information. Puisque le but de Baol est de rétablir la vérité modifiée par les « compositeurs » au service du Régime, le thème du contrôle médiatique opéré par un petit nombre de gens sur la totalité de la population conduit à l’importance d’imaginer des formes différentes de réalité. Quoiqu’irréelles ou absurdes, les images évoquées par la narration permettent de rétablir la richesse et la variété de la vie, d’exprimer les sentiments et de supposer les changements. La morale, que l’on voit se profiler, s’explicite dans la valeur d’une action politique représentée par le rôle des petits groupes et soutenue par un idéal partagé. Le roman est construit sur la nécessité de récupérer le film qui rendrait à l’acteur comique sa dignité : la vérité est défendue et dévoilée par la voix d’un magicien inexistant, par la voie de l’imagination.

O ricominciamo a considerare l’immaginazione non solo come utopia e svago, bensì come momento dinamico e conoscitivo del pensiero, oppure ci rassegniamo alla miseria. Nessuno vuole trasformare il mondo in una processione di pierrot lunari, ma dobbiamo ricordare che l’immaginazione è una risorsa, non un ostacolo alla vita. Dobbiamo ricordarlo soprattutto ai giovani che sono sempre più consumatori di immagini e sempre meno produttori di immaginazione.

Soit on recommence à considérer l’imagination non seulement comme utopie ou divertissement, mais comme un moment dynamique et cognitif de la pensée, soit on se résigne à la misère. Personne ne veut transformer le monde dans une procession de tristes pierrots, mais on doit se rappeler que l’imagination est une ressource, non un obstacle à la vie. On doit le rappeler surtout aux jeunes qui sont de plus en plus des consommateurs d’images et de moins en moins des producteurs d’imagination8.

Cela est encore plus évident dans le roman publié deux ans après : La compagnie des Célestins, qui est un véritable hymne à liberté. Le thème de l’espoir menacé par les mouvements secrets du pouvoir politique et celui de l’équilibre entre l’expression de soi et le conformisme, se développent à travers les aventures de trois enfants, qui s’échappent de l’orphelinat pour participer à la compétition mondiale de Pallastrada (le foot de rue, en français, est un jeu clandestin pratiqué dans la rue, loin de toute forme de règles conventionnelles et de spectacles médiatiques). Le cadre est l’état de Gladonia, littéralement « Terre de Gladio », une organisation secrète qui a marqué une partie de l’histoire italienne et qui a vu la participation, entre autres, d’importants politiciens. Benni choisit d’exprimer son irritation en narrant les aventures de trois enfants abandonnés, à la recherche obstinée d’un monde non corrompu. Les Célestins, nom que les orphelins empruntent à Sainte Céleste, protectrice de la ville, luttent contre la soumission aux schémas acceptés comme normaux. Dans leur lutte ils sont guidés par le Gran Bastardo, chef suprême de tous les orphelins de la planète, le seul capable de les réunir de partout pour la compétition. À la poursuite des enfants, Benni place les méchants, c’est-à-dire ceux qui ont perdu le sens social : le père de l’orphelinat, une politicienne, un journaliste et surtout Mussolardi, l’homme le plus riche et puissant de Gladonia, propriétaire de services de presse, de chaînes de télévision, de maisons de production et donc intéressé à filmer le match. Le choix du nom, lié évidemment à la mémoire de l’époque fasciste, participe à renforcer l’antithèse entre un réseau institutionnel poussé par l’enrichissement et la vie commune de ceux qui s’y opposent.

« Cari signori » disse Mussolardi con un sorriso radioso « sono lieto di avervi qui per presentarvi non solo il primo Tivumondiale di Pallastrada, ma anche la futura politica del nostro Gruppo. Sono lieto di incontrarvi in un’occasione sportiva perché lo sport affratella ogni quattro e talvolta ogni due anni. Lo sport è uno dei linguaggi interclassisti interraziali e internazionali. L’altro è il denaro. In questa occasione io li unirò, e ho grandi idee e grandi progetti. Conto perciò sulla vostra collaborazione. Perché le idee (sventagliata) sono come le tette, se non sono abbastanza grandi si posso sempre gonfiare » (risate).

« Chers Messieurs », dit Mussolardi avec un sourire radieux « je suis heureux de vous avoir ici pour vous présenter non seulement le premier Télémondial de Foot de Rue, mais aussi la future politique de notre Groupe. Je suis heureux de vous rencontrer à l’occasion d’une manifestation de sport, car le sport réunit tous les quatre ans, parfois deux ans. Le sport est un des langages interclassistes, interraciaux et internationaux. L’autre est l’argent. Pour l’occasion je les unifierai, et j’ai de grandes idées et de grands projets. Je compte donc sur votre collaboration. Parce que les idées (coup d’éventail) sont comme les nichons, s’ils ne sont pas assez grands, on peut toujours les gonfler » (éclat de rire)9.

La seule forme de politique, de religiosité et de sacralité acceptée par les Célestins est celle de la congrégation spontanée du jeu, de l’action organisée dans un projet partagé. Les Célestins sont des enfants spéciaux, doués de capacité à la réflexion, de courage et de sens d’appartenance ; privés de la valeur de la famille, forme première de société, ils s’imposent en tant que protagonistes-antagonistes non seulement à l’intérieur de la construction narrative, mais aussi, dans la dimension élargie du système social. Pas du tout affectés par leur condition, ils répondent avec ferveur et orgueil à la convocation. Toutefois ils ne sont poussés par aucune idée de révolution, de rachat ou de renversement : les Célestins, témoins de la philosophie de Benni, ne s’opposent au système que par la poursuite de leur passion.

Bruno Viendalmare, detto Alì, era un negretto con capigliatura a passatelli. Sul suo comodino c’erano una scatola di colori, una Storia della Pittura Universale e due poster, uno di Velasquez e l’altro del pugile Muhamed Alì con la scritta « A mio figlio Bruno, che presto rivedrò ». Alì infatti, a differenza dei suoi amici, ancora sperava che un giorno la sua orfanaggine sarebbe finita

Bruno Viendalmare, dit Alì, était un petit noir aux cheveux en tire-bouchon. Sur sa table de chevet il y avait une boîte de crayons, une Histoire de la Peinture Universelle et deux posters, un de Velasquez et l’autre du boxeur Muhamed Alì qui portait l’écriture “ À mon fils Bruno, que je reverrai bientôt ”. Alì en fait, contrairement aux autres, espérait encore qu’un jour son orphelinage aurait une fin 10.

La Compagnie des Célestins se présente, en utilisant l’expression de Claudio Milanini11, comme une possible parodie non accomplie, car pour se définir telle, la parodie nécessite d’un modèle littéraire fort, fixé dans des normes précises, ce qui serait absent dans le panorama narratif des années 90. Benni s’inspire d’une pluralité de formes expressives chaotiques, dans lesquelles il puise au fur et selon son intention humoristique. Les citations et les stéréotypes sont exploités avec malice dans la conviction que l’œuvre artistique se complète par la rencontre avec son destinataire. L’auteur met en scène les valeurs de l’arrivisme des années 80, l’arrogance du manager, la délinquance des loges secrètes et le transformisme des média, et il donne son point de vue en travaillant sur le contenu ainsi que sur la langue, sur le signifié aussi bien que sur le signifiant.

Trois ans après la publication des Célestins, dans Hélianthe, le pouvoir de l’imagination est élevé au rang de thématique principale. La narration, qui suit un schéma précis et conduit le lecteur vers la victoire du héros, se développe dans une géographie multiforme, caractérisée par la présence de plusieurs mondes et d’événements synchroniques. S’il est vrai que chaque roman est la construction d’une histoire et le roman fantastique celle d’un monde inexistant, Benni choisit ici de multiplier les vraisemblances en mettant en scène un univers de huit mondes parallèles, bien détaillés, visités alternativement par les différents personnages, poussés, à leur tour, par différentes raisons. Ici aussi, l’écrivain ne renonce pas à donner une matrice éthique à la signification globale du texte. D’un côté il montre Tristalia (traduction benniène de « la triste Italie ») piégée par une logique médiatique de sondages ; de l’autre côté il place les minorités, ceux qui sont en marge de la société, les malades, les rêveurs, les lecteurs. Les représentants du pouvoir télévisuel sont les vrais méchants contre lesquels même les diables de Lucifer se dressent et le Zentrum Win, le super ordinateur qui gouverne chaque activité, est le dragon de cette fable postmoderne. Il contrôle les sondages, les marchés publics, la distribution de l’eau, les titres des journaux, le nombre des naissances et de feux rouges.

La forma a chiodo era logisticamente la più adatta : nell’ampia capocchia era stato installato il supercomputer Zentrum con i suoi trecento addetti, oltre a sale riunione, ristoranti e auditorium. L’alta mole permetteva un’ottima sicurezza, garantita da ascensori blindati, schermi radar, elicotteri corazzati sul tetto, e batterie antiaeree. […] Riassumeva mirabilmente gli ideali di Tristalia : salire, scalare, assurgere, arrivare fino in cima

La forme de clou était logistiquement la plus convenable : dans son ample tête on avait installé le superordinateur Zentrum avec ses trois cents employés, ses salles de réunion, ses restaurants, son auditorium. La grande masse permettait une sécurité optimale, garantie par les ascenseurs blindés, les écrans radar, les hélicoptères cuirassés sur le toit, les batteries antiaériennes. […] Il résumait admirablement les idéaux de Tristalia : monter, escalader, parvenir, arriver au top12.

Hélianthe, adolescent malade, hospitalisé dans une clinique soumise à un médecin affairiste, peut changer la situation : en utilisant ses lectures et son imagination il peut libérer sa région. Ses amis participent à la mission en s’engageant dans la recherche de l’antidote qui lui permet de guérir et qui se trouve dans un des Mondes Altéréens. Le voyage des amis d’Hélianthe fournit à Benni l’occasion de donner libre cours à son imagination : les lieux, les personnages et les dialogues sont innombrables. Cette capacité de vision correspond à une forme idéale de politique, qui, loin de toute idéologie, ne devient jamais didactique. L’auteur au lieu de prononcer des sentences fermées et de fournir des solutions préétablies recherche l’implication du lecteur par les stratégies propres à l’humour : les jeux de mots, l’hyperbole, les listes d’éléments sans liaison logique et, bien sûr, les nombreuses références à la vaste actualité amusent et en même temps poussent à la réflexion. Les conclusions des trois romans restent volontairement ouvertes à plusieurs interprétations, par respect de la stimulation fantastique ainsi que de la subjectivité participée du destinataire.

Benni, pour répéter l’expression utilisée par Bruno Pischedda13, écrit pour tous sauf pour ceux qui sont malades de réalisme et ceux qui ont déposé tout idéal sur l’autel du bon sens. Le lecteur est constamment pris à partie parce qu’on lui demande et d’apprécier le rappel à la réalité politique et sociale, et de se laisser conduire dans un univers fantastique, onirique et toujours densément peuplé. Il n’est pas évident de reconnaître les riches et fréquentes citations, qui, en posant leurs racines sur une multitude de références volées à tous les secteurs d’expression, satisfont le lecteur cultivé et amusent celui qui l’est moins. Benni arrive à joindre la faveur du grand public par sa capacité comique qui lui permet de mettre en scène les caractères typiques de la société contemporaine en rendant risibles les comportements les plus sérieux et les fragilités les plus tragiques. Même si la cohésion narrative laisse parfois la place à des parenthèses à finalité exclusivement comique, cela n’empêche de suivre les développements de l’intrigue et d’y voir l’expression d’une forte identité de plume. L’écrivain joue sans arrêt avec la langue en l’enrichissant par les emprunts aux dialectes, aux onomatopées et, lorsqu’il faut, aux néologismes.

L’apparente méfiance dans l’homme, poussé par le désir du pouvoir et de richesse vers la destruction de la planète et des rêves, est contrebalancée par l’existence d’une humanité qui résiste, individuellement ou associée en petits groupes. Déçu par une politique qui a oublié la signification de l’éthique et de la cohérence, Benni choisit la voie « fantastique » de la sensibilité et de la responsabilité individuelle. Il renonce à toute forme d’idéologie et confie symboliquement à l’enfance et à la narration la mission de diffuser le véritable contenu social.

È tutto un po’ diverso, un po’ troppo colorato, un po’ troppo buio, perché nei sogni e nella realtà la musica è la stessa, ma con note e strumenti diversi, ed è giusto così, perché noi che ascoltiamo siamo oggi diversi. Ma se io imparo a suonare gli strumenti che si odono nei sogni, e ricordo le note, non quelle che ascolto ogni giorno, ma quelle della notte, oltre il velo, ecco che potrò comporre la musica dei sogni. Nel momento in cui le due musiche si assomigliano, si intonano, si uniscono come le voci di un coro, ecco che in quel sovrapporsi di melodie e trascorrere di case e giardini e scale e carbonaie e camini, ecco che la tua casa sognata e il luogo ove abiti diventano la stessa cosa.

Tout est un peu différent, trop coloré d’un côté, trop sombre de l’autre, car dans les rêves et dans la réalité la musique est la même, mais jouée par des notes et des instruments différents, et il est juste comme ça, parce que nous qui écoutons sommes différents aujourd’hui. Mais si j’apprends à jouer des instruments qu’on écoute dans les rêves, et si je me rappelle les notes, pas celles que j’écoute tous les jours, mais celles qui sont propres à la nuit, au-delà du voile, alors je pourrai composer la musique des rêves. Au moment où les deux musiques se ressemblent, s’accordent, s’unissent comme les voix d’un chœur, alors voilà que cette superposition de mélodies et cet écoulement de maisons et de jardins et d’escaliers et de charbonnières et de cheminées, voilà que la maison rêvée et le lieu où l’on habite deviennent la même chose 14.

La définition de fantastique-réel, si l’on veut à tout prix en chercher une, pourrait être la plus convenable pour Benni, car elle expliquerait cette capacité à représenter une époque historique en rapide évolution, où l’image et la réalité se fondent et se confondent, où les rapports sociaux virtuels sont en compétition avec les rapports réels, où les émotions narrées reflètent les besoins humains les plus profonds. En conclusion, on revient à Genette qui, en citant Jorge Luis Borgès et le rôle du lecteur dans la bibliothèque universelle, définit la littérature comme un monstre insatiable et l’homme comme une page à écrire :

Bien avant d’être lecteur, bibliothécaire, copiste, compilateur, « auteur », l’homme est une page d’écriture. Une conférence de Borges sur le fantastique s’achève sur cette question ironiquement angoissée : « A quelle sorte de littérature appartenons-nous, moi qui vous parle et vous qui m’écoutez : roman réaliste ou conte fantastique ? »15

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Notes de bas de page numériques

1  Paolo Giovannetti, « Ricordi e sogni. Romanzo fantastico : magia e multimedialità », in Tirature 2000. Romanzi di ogni genere : dieci modelli a confronto, Milano, Il Saggiatore, 2000, pp. 76-81.

2  Stefano Benni, Una tranquilla notte di regime, [1990], Milano, Feltrinelli, 2010, p. 49, (Notre traduction).

3  Benni traduit les deux livre français les années mêmes de leur publication nationale. Le premier est publié en Italie à Milan par Feltrinelli, sous le titre de Il rapimento di Ortensia ; le second est édité à Gênes par Marietti sous le titre de Tuttosa e Chebestia.

4  Jacques Roubaud, L’enlèvement d’Hortense, Paris, Ramsay, 1987, p. 13.

5  Jacques Roubaud, Il rapimento di Ortensia, traduzione di Stefano Benni,Milano, Feltrinelli, 1987, pp. 11-12.

6  Stefano Benni, Una tranquilla notte di regime, [1990], Milano, Feltrinelli, 2010, (p. 61).

7  Gérard Genette, « Vraisemblable et motivation », Communications 11,École pratique des hautes études. Centre d’études des communications de masses, Paris, Le Seuil, 1968, p. 8.

8  Stefano Benni interviewé par Bruno Ventavoli, « Benni. I guerrieri della fantasia. Intervista sul fascino dell’immaginazione », La Stampa, 20 avril 1996 (notre traduction).

9   Stefano Benni, La compagnia dei Celestini, [1992],Milano, Feltrinelli, 2009, p. 227 (notre traduction).

10  Stefano Benni, La compagnia dei Celestini, [1992],Milano, Feltrinelli, 2009, p. 22 (notre traduction).

11  Claudio Milanini, « Il bricolage dei “Celestini” », in Tirature 1993, Milano, Baldini e Castoldi, 1993, p. 106.

12   Stefano Benni, Elianto [1996], Feltrinelli, Milano, 1999, pp. 85-86 (notre traduction).

13  Bruno Pischedda, « La fantasia ingorda di Stefano Benni », in Mettere giudizio, Reggio Emilia, Diabasis, 2006, p. 158.

14  Stefano Benni, Elianto [1996], Feltrinelli, Milano, 1999, p. 138 (notre traduction).

15  Gérard Genette, Figures, Paris, Le Seuil, 1966, p. 127.

Pour citer cet article

Monica Faggionato, « Narrer la réalité sans réalisme : la voie de l’imagination, la voix de Stefano Benni », paru dans Loxias-Colloques, 2. Littérature et réalité, Narrer la réalité sans réalisme : la voie de l’imagination, la voix de Stefano Benni, mis en ligne le 30 janvier 2013, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=372.

Auteurs

Monica Faggionato

Monica Faggionato est enseignante et doctorante en 3e année à l’Université Nice-Sophia Antipolis en langue, littérature et civilisation italiennes sous la direction du professeur Michel Cassac. Sa thèse, préparée en cotutelle avec l’Université de Pavie et la direction de madame Anna Modena, se concentre sur la société italienne des années 1989-2009, telle que l’œuvre narrative de Stefano Benni et son écriture humoristique la laissent voir.