Loxias-Colloques |  2. Littérature et réalité 

Marta Forno  : 

Le réalisme dans le roman policier italien contemporain

Résumé

Le genre policier est étroitement lié aux conditions économiques, sociales et culturelles ; sa naissance et son développement suivent donc des chemins variés selon les différents pays. En Italie, où la Révolution industrielle a été plus en retard par rapport aux autres pays européens, le roman policier, ou giallo, connaît un parcours assez tourmenté. Dès nos jours, il couvre une importante partie de la production de la littérature italienne contemporaine et il s’est imposé comme le genre de référence dans la littérature réaliste, par ses caractéristiques et contraintes génériques, mais également par les thématiques traitées. Entre autres, ce genre est devenu une espèce de loupe pour observer et comprendre la société actuelle.

Index

Mots-clés : contraintes génériques , enquête, giallo, roman policier italien, solution

Géographique : Italie

Chronologique : Période contemporaine

Texte intégral

Le roman policier est, par sa nature littéraire, fortement connoté par le réalisme au sens large du terme. L’objet du récit policier est la recherche de la vérité, apparaissant actuellement comme l’un des besoins les plus forts de notre époque et de notre système culturel. Il s’agit en effet, à travers l’enquête, de rétablir l’ordre social et moral qui a été subverti et brisé par le crime et cela advient par le dévoilement de l’identité du coupable. Au second degré, cette opération est chargée d’un tout autre sens : la recherche de la vérité s’oppose à la culture du doute qui naît là où la distance entre l’expérience pragmatique du monde et sa connaissance théorique se creuse. Ce que le lecteur recherche dans le roman policier ce n’est pas seulement la représentation d’une société idéale dans laquelle chaque crime est puni et chaque criminel est identifié, mais aussi et surtout un monde où la vérité a toujours cours et où l’on peut vivre sans être assailli en permanence des doutes qui concernent la véridicité des événements. Si pour le paysan du XVIIIe siècle, la connaissance coïncidait parfaitement avec son expérience du monde, si pour le chevalier médiéval elle dépendait essentiellement des voyages effectués et des batailles livrées, pour nous, aujourd’hui et maintenant, ce qui a cours en fait de vérité ne dépend plus exclusivement de ce que nous avons vu ou senti ou vécu à la  première personne, mais plutôt de l’ensemble des renseignements que nous avons du monde. Cet ensemble de renseignements est véhiculé jusqu’à nous par les différents moyens de communication à notre disposition : télévision, journaux, livres, essais, cinéma, web et nouvelles technologies. L’ailleurs est toujours proche de nous et, de plus en plus, le besoin de savoir comment se sont réellement déroulées les choses fait partie de nos besoins primaires. Pour certains il sera rassurant de disposer d’un large éventail de sources et d’informations, tandis que pour d’autres s’installera un sentiment de doute ou un sentiment, certes parfois excessivement paranoïaque, de complot permanent. Cela tient bien sûr à la capacité de chaque société à réfléchir et à débattre de son passé proche et de son présent ; en Italie, par exemple, les zones d’ombre autour des années du terrorisme, les anni di piombo, des attentats à la bombe, des meurtres politiques, des complots politiques et financiers restent encore sans explications et les vérités judiciaires issues des innombrables procès pénaux qui ont suivi n’ont pu qu’en partie établir des vérités considérées comme historiques.

La littérature policière a une fonction rassurante sur le lecteur, dans la mesure où celui-ci a la certitude qu’à la fin du récit le criminel sera identifié et possiblement arrêté. Mais il faut aussi souligner le fait que si d’un côté le lecteur se sert de cette fonction consolatrice et apaisante de la littérature policière, d’un autre côté ce n’est pas parce que dans la fiction le criminel est identifié que le lecteur-citoyen sera davantage rassuré sur sa réalité et son monde réel. La violence au quotidien, la micro-criminalité et un sentiment généralisé d’insécurité sont une des préoccupations principales du lecteur-citoyen au même titre que le chômage, le manque de logement, la perte du pouvoir d’achat. Le lecteur cherche plutôt dans la littérature policière un monde de vérité, où il n’est pas obligé de se questionner en permanence sur le déroulement effectif des événements et sur la nature des informations qui les concernent. Le lecteur sent que tous les efforts accomplis par l’enquêteur ont pour unique but d’arriver à la reconstitution d’un scénario historique qui correspond au vrai et que les mensonges sont bannis de ce monde fictionnel. De tout cela naît la question du rapport entre l’écriture policière et le réel : simple miroir, agencement d’un monde idéal ou autre ?

Dès sa naissance, le genre policier se positionne en tant qu’objet littéraire dans le domaine du réalisme. Il s’agit d’un genre littéraire relativement jeune, puisqu’il n’apparaît véritablement qu’à la moitié du XIXe siècle et donc à nos jours il ne compte qu’un peu plus de 150 ans de vie. La critique est d’accord sur sa date de naissance, c’est-à-dire 1841, qui correspond à l’année de publication de The Murders in the Rue Morgue d’Edgard Allan Poe, considéré de manière absolue comme le premier exemple de récit policier de l’histoire de la littérature. La France et l’Angleterre sont les véritables patries du genre qui se diffusera ensuite dans les autres pays européens et aux États-Unis. Du point de vue historique, social et économique, dès le début du XIXe siècle, la société européenne est en plein changement, grâce à la révolution industrielle et au développement des villes et suite à l’abandon massif des campagnes de la part du prolétariat et du sous-prolétariat. L’illettrisme recule, la presse écrite se développe, ainsi que des formes de littérature populaire et de divertissement. À cette période naissent également les premiers corps de police judiciaire et sont développées les techniques de classification des individus, tel le système de fichage par les empreintes digitales, ainsi que des techniques d’enquête scientifique. Le public des lecteurs s’élargit et les goûts littéraires changent petit à petit : à côté du roman, de la poésie, du théâtre apparaissent de nouveaux objets littéraires.

Le feuilleton, c’est-à-dire un roman à épisodes publié dans un journal, se diffuse largement et il correspond parfaitement au goût grandissant du public pour les récits judiciaires, les affaires criminelles, les comptes rendus des procès célèbres et les histoires sensationnelles en général. Les Mystères de Paris ou de Londres ou d’autres villes abondent également, ainsi que les histoires criminelles ou les mémoires liées au monde criminel, comme celles écrites en 1828 par Eugène Vidocq (1775-1857) passé du banditisme au commandement de la nouvelle Sûreté parisienne, tout juste créée en 1811. La forme du feuilleton, avec la suspension de la narration à chaque épisode et la nécessité d’exercer un fort degré de suspense chez le lecteur, se prête particulièrement aux récits qui épousent le point de vue du criminel, plus qu’aux récits policiers au sens strict. Les personnages principaux des récits changent et les héros positifs laissent la place aux criminels : par exemple Ponson du Terrail (1829-1871) crée Rocambole, le génie du mal, ancêtre littéraire d’Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur, né sous la plume de Maurice Leblanc (1864-1941) et également ancêtre de Fantômas de Marcel Allain (1885-1969) et de Pierre Souvestre (1874-1914).

Aux États-Unis, l’équivalent des feuilletons est représenté par les dime novels, publiés dès 1860. La nouveauté par rapport aux feuilletons réside dans le fait qu’il s’agit de fascicules indépendants vendus avec les journaux et contenant une histoire complète, qui n’est donc pas morcelée en plusieurs épisodes. Ils coûtent dix centimes, one dime, d’où leur nom, et ce sont les ancêtres des pulps américains et des éditions populaires policières italiennes distribuées uniquement chez les marchands de journaux. Au début, les pulps contiennent plutôt des récits d’aventure, surtout des histoires d’Indiens et de cowboys du Far West comme Kit Carson et Buffalo Bill, mais rapidement les histoires criminelles qui célèbrent des héros modernes comme Nick Carter y font leur apparition.

En Angleterre, l’essor du roman policier débute en 1887 avec la publication de A Study in Scarlet d’Arthur Conan Doyle. Étrangement, le véritable succès de Sherlock Holmes, le personnage de Doyle, ne viendra que deux ans plus tard quand celui-ci publiera The Sign of the Four. Ce récit atteint la notoriété aux États-Unis d’abord et son succès se répercutera ensuite en Angleterre et en Europe. C’est à partir de cette date et avec le personnage de Sherlock Holmes que le genre policier connaît une ascension fulgurante. Les livres de Doyle sont traduits dans toute l’Europe, même en Italie, et de nombreux auteurs essayeront de rivaliser avec les gestes du fameux detective, en créant à leur tour un véritable bataillon de personnages aux noms similaires1. Le phénomène est de longue durée et perdure jusqu’à nos jours2, les derniers étant écrits entre 1990 et 2000, au point que l’on peut parler d’un véritable sous-genre dans le genre, celui des écrits apocryphes de Sherlock Holmes.

En Italie, on publie en traductions des auteurs tels que Poe, Gaboriau, Collins et Doyle ; d’abord sous forme d’épisodes dans les journaux puis en volumes. Ces œuvres sont souvent traduites par des traducteurs de renom, écrivains à leur tour, comme Emilio Pragua qui traduit les ouvrages de Gaboriau. On publie également les comptes rendus de procès célèbres dans des journaux spécialisés, consacrés exclusivement aux chroniques judiciaires et destinés au grand public : La Corte d’Assise. Rivista popolare giudiziaria ; I Grandi Processi Illustrati ; Il Corriere Illustrato dei Processi Celebri Contemporanei ; I Processi etc...3Une longue série de Mystères, inspirés de ceux de Paris d’Eugène Sue (1843), mais situés en Italie, sont également publiés ; on retrouve ainsi I Misteri di Roma dès 1851, mais aussi di Livorno, di Palermo, di Milano, di Napoli.

Il est évident que le climat politique et culturel de l’Italie post-unitaire est assez différent de celui de la France et de l’Angleterre, où d’ailleurs la Révolution industrielle est plus avancée avec ses profondes modifications sociales et économiques. Ce fait, ainsi qu’une alphabétisation défaillante du prolétariat industriel et rural, peut en partie expliquer le retard du développement du genre policier en Italie, la plupart des œuvres publiées n’étant que des traductions d’ouvrages étrangers.

En 1914, la maison d’édition Sonzogno lance la première collection consacrée au roman policier, mais il s’agit, encore une fois, de traductions de récits étrangers et il faudra attendre encore quelques années pour voir publier les premiers titres d’auteurs italiens. Par la suite, d’autres maisons d’édition (Nerbini, Salani et d’autres) suivront cet exemple et on assistera à la multiplication des collections policières. En 1929, avec la naissance de la collection I Libri Gialli chez Mondadori, s’opère la consécration définitive du genre par des auteurs italiens. Giallo deviendra à partir de ce moment-là le synonyme en italien de roman policier. Cette décennie devient la période d’or du roman policier italien, avec enfin de nombreux auteurs italiens de renom comme Augusto De Angelis, Alessandro Varaldo, Ezio D’Errico et l’inoubliable Giorgio Scerbanenco. Au cours de ces mêmes années, les grands écrivains étrangers comme SS.Van Dine, Simenon, Chandler, Dashiell Hammett, Agatha Christie, Rex Stout et bien d’autres encore, seront traduits et largement diffusés auprès des lecteurs italiens. C’est véritablement à partir de ces années-là que le genre policier va se développer et s’épanouir en Italie, avec une bonne cinquantaine d’années de retard par rapport aux autres pays européens. Si l’on devait raisonner en termes historiques, c’est bien à ce moment-là qu’en Italie se termine la préhistoire du roman policier et que démarre sa véritable histoire.

Pendant le Fascisme, le régime encourage tout d’abord la publication des auteurs italiens pour contrer l’influence culturelle des auteurs étrangers, surtout celle des Anglo-saxons, en imposant aux maisons d’édition des quotas d’ouvrages italiens. Ensuite, le même régime impose une série de restrictions aux écrivains en matière de scénarios, de personnages, de lieux de crimes : par exemple les enquêtes ne peuvent plus se dérouler en Italie mais seulement à l’étranger, dans le souci de donner une image parfaite et rassurante de la société italienne. Enfin, en 1941, le Ministère de la Culture impose une censure totale aux maisons d’édition en empêchant toute publication de roman policier, italien ou étranger. L’idée de base est que la société fasciste est une société d’ordre, où la morale, l’éthique et surtout la sécurité des citoyens sont assurées par le régime à tout niveau. Dans cette société idéale, le crime n’a pas lieu d’être et donc il ne peut pas faire l’objet de la littérature. On voit bien comment la réflexion autour du réalisme du roman policier se développe déjà pendant ces années-là, bien qu’elle soit évidement biaisée par des raisons politiques.

À la fin de la deuxième guerre mondiale, la publication du genre policier reprend sous forme de littérature de masse : il sera alors caractérisé par l’apparition de nombreux auteurs inconnus, par une production littéraire de qualité médiocre, par des collections à sortie hebdomadaire distribuées chez les marchands de journaux et non pas en librairie. Il s’agira en somme d’une littérature de gare et de divertissement. Néanmoins, un nombre restreint d’auteurs commencent à utiliser le roman policier pour décrire la société italienne et pour raconter son côté obscur : Carlo Emilio Gadda dans Quer pasticciaccio brutto de via Merulana4 met en scène la petite bourgeoisie romaine ; Giorgio Scerbanenco dans la série de Duca Lamberti décrit le côté violent de la Milan industrielle en plein essor économique de l’après-guerre. Le roman policier italien devient petit à petit un roman social, une loupe pour regarder de près la société et pour en dénoncer les problèmes. Cette caractéristique est encore fortement présente dans le giallo italien contemporain qui à partir de la moitié des années 1990 connaît un nouvel âge d’or, grâce à des auteurs comme Andrea Camilleri, Carlo Lucarelli, Massimo Carlotto, Gianni Biondillo, Piero Colaprico, Gianrico Carofiglio, Santo Piazzese, Piergiorgio Di Cara pour ne citer que les plus connus.

Depuis de nombreuses années, il existe une réflexion autour de la définition même du genre policier, cet étrange objet littéraire dont on reconnaît instinctivement la nature, mais qui reste parfois difficile à cerner. Ainsi, tout lecteur peut affirmer que le récit biblique de l’histoire de Caïn et Abel n’est pas un récit policier bien qu’il soit le récit d’un meurtre, de l’identification et de la punition du coupable, et ce malgré la présence d’un enquêteur surpuissant et décidément infaillible, c’est-à-dire Dieu en personne qui mène même l’interrogatoire. De la même façon, on ne définira pas non plus Hamlet comme un drame policier ou l’Œdipe Roi comme une tragédie policière, bien que des homicides et une enquête en constituent la trame. Trois éléments fondamentaux doivent être présents pour pouvoir définir un récit de récit policier : un meurtre, une enquête et une solution. Ces trois éléments fixes peuvent être déclinés sous différentes formes variables. Le crime, point de départ du récit, est de préférence un meurtre ; cependant, il peut s’agir d’un autre crime tel qu’un kidnapping, un vol, un viol, des menaces ou un chantage. L’enquête doit être menée par un enquêteur qui ait la volonté consciente d’éclairer l’énigme : donc, toute découverte de la solution par hasard, ainsi que les confessions ou les solutions d’ordre surnaturel, magique ou fantastique ne comptent pas. En ce qui concerne la solution, elle doit toujours prendre la forme de la découverte du coupable et du dévoilement de son identité au lecteur, ainsi que les motivations du crime et les modalités d’exécution.

D’autres variables peuvent concerner le cadre narratif, par exemple les lieux ou le milieu social où se déroule le récit, mais aussi le cadre historique et temporel qui peut s’étaler de notre époque jusqu’à l’histoire ancienne (Moyen Âge, Rome Impériale, Renaissance, etc.). Ou la forme narrative elle-même, selon l’utilisation ou pas de la structure narrative dite de la chambre close (un récit qui se déroule dans une pièce fermée de l’extérieur), structure qui à son tour a été déclinée en plusieurs versions, comme les îles, les trains, les bateaux de croisière, les maisons isolées. Le personnage de l’enquêteur fait également l’objet de variations : il peut appartenir officiellement à un corps de police, être un détective privé ou être un amateur qui par hasard est confronté à un crime et à son enquête5. Le type de crime, ainsi que les modalités d’exécution des meurtres, sont aussi sujets à une multitude de variations. La construction même du récit policier peut avoir deux formes : une avec anticipation de la solution et reconstruction à rebours de l’histoire – et dans ce cas le lecteur connaît l’identité du coupable dès le début du récit – ou, au contraire, une autre qui est la narration linéaire temporelle et se déroule du crime jusqu’à sa solution. Le type de narration et de forme littéraire choisi permet de décliner le récit policier en plusieurs sous-genres : récit policier classique à énigme, noir, thriller, procedural, hard-boiled et bien d’autres encore. Dans tous les cas, l’enquête et l’enquêteur sont les éléments principaux et se trouvent au centre du récit policier. Alessandro Perissinotto, auteur italien de romans policiers, mais également critique littéraire et professeur universitaire, propose dans son essai La società dell’indagine6 une définition très subtile du roman policier : « récit d’enquête [...] vu comme un chemin qui mène à l’établissement d’une vérité initialement niée. Ce chemin est l’enquête7. »

Depuis toujours, au sein même du genre, des débats et des réflexions critiques autour de la fonction du roman policier, de son statut, de sa forme, de ses règles et contraintes, sont animés par les écrivains eux-mêmes. Plusieurs d’entre eux se sont penchés sur la question de la délimitation du genre et sur ses règles fictionnelles, en écrivant des décalogues. SS. Van Dine, dès 1928, a publié un célèbre article dans The American Magazine, au titre évocateur de Twenty rules for writing Detective Stories (traduit en français par Vingt règles pour un crime d’auteur). Il pose les bases du rapport du roman policier au réel, en préconisant par exemple des solutions logiques et non pas surnaturelles, le respect du lecteur qui ne doit jamais arriver à la fin du récit sans avoir reçu les explications de l’énigme, et en interdisant tout artifice banal ou attendu. D’autres auteurs ont apporté leur contribution à ce débat : le Suisse Friederich Glauser en 1937 dans une lettre ouverte sur le roman policier indique Georges Simenon comme l’auteur de référence et le modèle à suivre pour un renouveau du genre policier ; Ronald Knox en Angleterre publie en 1929 A Detective Story Decalogue qui reprend les thèmes abordés par SS. Van Dine ; l’écrivain Gilbert Keith Chesterton publie de nombreux articles sur la question générique. Tous ces auteurs soulignent l’importance du vraisemblable dans le récit policier et la nécessité d’une étroite correspondance entre réalité et fiction.

Définir clairement les contours du genre policier permet également une réflexion sur les mécanismes qui régissent ce type de récits. L’enquête est une interprétation de signes, qu’il s’agisse d’indices matériels ou de témoignages. L’enquêteur doit reconstruire une histoire dont il ne connaît rien et dont il ne voit que des parties éparses. Il doit également reconstituer une chronologie qui donne le sens aux événements. Sur la scène d’un crime, chaque objet est un indice potentiel, mais seulement ceux qui sont reliés au crime sont porteurs d’informations supplémentaires. L’indice a donc une double nature : d’un côté sa matérialité et d’un autre côté sa signification dans le contexte du récit. La plupart du temps, les indices sont des objets communs du quotidien, qui n’ont rien d’extraordinaire, mais qui apparaissent incongrus par rapport à la scène représentée. C’est seulement en vertu de cette incongruité, qu’ils attirent l’attention de l’enquêteur et déclenchent chez lui le questionnement typique du récit policier et la mise en place de plusieurs hypothèses à vérifier qui mènent enfin à la solution. Un exemple : Santo Piazzese dans La doppia vita di M. Laurent8 se sert d’une plante de géranium blanc posé sur un balcon sur le lieu d’un meurtre comme de l’élément permettant d’établir les liens entre différents personnages et d’arriver ensuite à la solution. Cet objet est dans un premier temps simplement vu par l’enquêteur, Lorenzo La Marca, un universitaire et non un commissaire de police, qui en enregistre l’existence. Ce ne sera que par la suite qu’il pourra lui donner sa véritable signification et l’intégrer dans son hypothèse concernant le meurtre. L’objet est devenu un signe, porteur de renseignements fondamentaux, et déclenche chez l’enquêteur la construction d’une ou de plusieurs hypothèses, à vérifier selon la méthode scientifique expérimentale qui à partir de faits construit une loi générale, un modèle et une théorie qui devront être ensuite vérifiés et validés.

Le souci des auteurs de rendre leur récit réaliste et vraisemblable est donc évident : rien n’est laissé au hasard et les détails sont soignés. Leur attention se porte sur la construction d’un monde fictionnel cohérent, mais aussi vraisemblable, parfaitement superposable au monde réel. Les descriptions des lieux, des objets, des personnages et des contextes sociaux ont toutes une fonction narrative précise. Dans L’isola nera9, Piergiorgio Di Cara met en scène un meurtre sur l’île de Linosa au sud de la Sicile. L’objet qui devient indice et qui sert de lien logique pour la réflexion de l’enquêteur n’est rien d’autre qu’une banale clé : sur l’île tout le monde se connaît, les maisons sont toutes ouvertes et personne ne ferme jamais les portes à clé. La présence de cet objet du quotidien est donc incongrue et pousse l’inspecteur Riccobono à se poser des questions et à comprendre qu’il n’est pas en présence d’une mort accidentelle, mais d’un meurtre :

Une enquête est comme un raisonnement mathématique. Chaque chose, chaque facteur doit trouver sa place logique, doit être expliqué, et s’ils ne le sont pas, ils doivent être expliqués par d’autres éléments. Tu dois penser un meurtre comme un événement qui provoque des changements de l’environnement : ce qu’il était avant ne sera jamais égal à ce qu’il est après. Je te dis cela pour t’expliquer que selon moi le meurtre parfait n’existe pas, c’est-à-dire le meurtre qui a été pensé dans ses moindres détails pour être incompréhensible. Il y aura toujours une variable qui n’a pas été évaluée. Si ce meurtre reste insoluble, cela dépend du fait que personne n’a trouvé les éléments pouvant l’amener à la découverte du bon point de vue. Il est d’autant plus difficile de réussir à créer un scénario nouveau, différent de l’existant, car il y a forcément quelque chose qui le rendra faux et invraisemblable10.

Une dernière réflexion peut être conduite sur une spécificité du roman policier, à savoir la présence de faux indices, techniquement appelés red herring. Il s’agit d’objets, d’événements, de signes ou de témoignages porteurs d’informations fallacieuses. Leur fonction est la même que celle des vrais indices, mais contrairement à ces derniers l’information qu’ils délivrent n’est pas importante pour la solution du cas. De plus, leur fonction est celle de dépister le lecteur et de le confondre. L’utilisation de ces faux indices fait partie des contraintes génériques et sert d’un côté à créer une attente majeure chez le lecteur, et de l’autre à rendre moins transparente la solution. Afin qu’un faux indice soit efficace du point de vue narratif, il faut qu’il soit aussi vraisemblable et crédible qu’un vrai et comme celui-ci, il doit trouver une place logique dans la série d’hypothèses émises par l’enquêteur. Seule la solution finale montrera que ces indices-là n’étaient pas pertinents et qu’ils n’apportaient aucune information utile : ce n’est pas leur nature réaliste qui est mise en cause, mais leur signification.

Dans le roman policier italien contemporain, les auteurs accordent une grande attention à la construction des personnages, en particulier en ce qui concerne les enquêteurs. Il ne s’agit plus des héros de l’âge d’or du roman policier classique à énigme, d’êtres exceptionnels et surdoués en logique comme Sherlock Holmes, mais ce sont des personnages ordinaires calqués sur des personnes ordinaires. Ils sont décrits dans leur ensemble et tous dotés d’une biographie et d’un profil psychologique approfondi. On en connaît les goûts littéraires et musicaux, comment ils s’habillent, quel type de nourriture ou de boissons ils aiment, comment est leur appartement ; on connaît également les détails de leurs histoires sentimentales, leur caractère, leurs manies, leurs idées politiques, leurs faiblesses, mais étrangement il y a très peu de descriptions physiques détaillées. Le commissaire Salvo Montalbano, créé par Andrea Camilleri en 1994, est certainement le plus fameux des enquêteurs italiens ; personnage principal d’une quinzaine de romans et de plusieurs recueils de nouvelles policières, protagoniste d’une série télévisée à succès, il n’a jamais été décrit physiquement par son auteur. On lui connaît uniquement un grain de beauté et une paire de moustaches, détails mentionnés une seule fois : dans l’imaginaire collectif des lecteurs s’est donc imposée l’image de l’acteur qui l’incarne à l’écran.

Les lieux et les contextes narratifs sont également très soignés et représentatifs du réel. Massimo Carlotto décrit le Nord-Est de l’Italie et ses romans policiers mettent en scène le contexte économique et politique contemporain. Ce sont des romans forts, souvent sombres, qui ont comme point de départ des cas judiciaires fameux et qui montrent la face cachée de la riche bourgeoisie industrielle de la région de Padoue et de Venise : trafic d’armes, de drogue, prostitution, pédophilie, trafic d’influence, cercles sadomasochistes et échangistes, nouvelle criminalité en sont les thématiques principales. Santo Piazzese, sicilien originaire de Palerme, a choisi une écriture hyperréaliste au point qu’en lisant ses romans policiers, du sous-genre de l’hard-boiled, on peut se promener dans sa ville natale et suivre un vrai parcours touristique à travers les places et les rues, découvrant ainsi les monuments historiques et les lieux célèbres. Andrea Camilleri, au contraire, a inventé une ville imaginaire en Sicile, Vigàta, mais qui est aussi réelle, entre tradition et modernité, stéréotypes et réalité, que n’importe quelle petite ville de province sicilienne. Carlo Lucarelli, écrivain et journaliste, constitue de vrais dossiers politiques et historiques comme point de départ de ses romans policiers qui se déroulent pour la plupart à Bologne et dans ses environs. Gianrico Carofiglio, magistrat de Bari, utilise toujours cette ville comme cadre de ses récits policiers. Gianni Biondillo a créé l’inspecteur Ferraro et ses récits se déroulent tous à Milan, la plupart du temps dans un quartier populaire de banlieue, Quarto Oggiaro, où se trouve le siège du commissariat et où l’auteur a réellement vécu pendant de nombreuses années.

Toute cette génération d’écrivains de gialli utilise largement les références à l’actualité politique, économique et sociale italienne. Après le G8 de Gênes de 2001, qui s’est déroulé pendant le gouvernement Berlusconi et qui est devenu tristement fameux pour la violence, les débordements et la totale désorganisation de la police italienne, plusieurs romans policiers ont pris pour objet cet événement. Les hommes politiques, l’activité du gouvernement, les lois adoptées, les scandales sur fond de politique sont également cités. Les problèmes liés à la criminalité, à la mafia, aux débarquements d’immigrés clandestins, aux trafics de drogue ou d’armes, mais également le chômage, les problèmes sociaux, l’environnement, l’école, le manque de logements ou encore la santé publique sont devenus des thématiques récurrentes.

En conclusion, le roman policier italien contemporain se situe en plein dans le débat du positionnement de la littérature par rapport au réel. Que ce soit par ses caractéristiques génériques d’une écriture tournée vers la société contemporaine, par ses caractéristiques plutôt stylistiques, par ses caractéristiques esthétiques, ou bien encore par les choix opérés par bon nombre de ses auteurs, le roman policier italien puise sa force fictionnelle dans l’étroit lien entre la littérature et le réel. De plus, nous pouvons affirmer que son rôle de loupe sur la société et de littérature de dénonciation, rôle presque complètement abandonné en Italie par la littérature dite blanche (à quelques exceptions près si l’on pense à des auteurs comme Roberto Saviano ou Enrico Deaglio), devient fondamental pour raconter le monde, pour le connaître et pour dire le réel.

Notes de bas de page numériques

1  Luca Crovi, Tutti i colori del giallo, Marsilio, Venezia, 2002, pp. 235-240. Par exemple, dès 1902, Dante Minghelli Vaini publie sous le pseudonyme de Donan Coyle six nouvelles sous le titre de Shiarlock Holtes in Italia.

2  Luca Crovi, Tutti i colori del giallo, op. cit., pp. 241-245.

3  Maurizio Pistelli, Un secolo in giallo, Donzelli Editore, Roma, 2006, pp. 14-16.

4  Publié en volume chez Garzanti, Milan, 1957. Première édition, parue en cinq épisodes dans Letteratura, 1946.

5  Il suffit de penser à un des personnages le plus fameux de l’histoire du roman policier : Miss Marple d’Agatha Christie qui n’est rien d’autre qu’une vieille dame anglaise.

6  Alessandro Perissinotto, La società dell’indagine, Bompiani, Milano, 2008.

7  Alessandro Perissinotto, La società dell’indagine, Bompiani, Milano, 2008, pp. 7-8 : « narrativa d’indagine […] concepita come cammino verso l’accertamento o la manifestazione di una verità inizialmente negata. Questo cammino è l’indagine. »

8  Santo Piazzese, La doppia vita di M. Laurent, Sellerio editore, Palermo, 1998.

9  Piergiorgio Di Cara, L’isola nera, Edizioni e/o, Roma, 2002.

10  Di Cara, Isola nera, Edizioni e/o, p. 97 : « Un’indagine è come un ragionamento matematico. Ogni cosa, ogni fattore deve trovare una sua collocazione logica, deve essere spiegabile, e se non lo è da sé, deve essere spiegato da altri... come chiamarli... item. Pensa a un delitto come a un evento che provoca modifiche nell’ambiente circostante : ciò che era prima non sarà mai uguale a ciò che è dopo. [...] Ti dico questo per spiegarti che secondo me non esiste il delitto perfetto. Quel delitto, cioè, che è stato pensato sin nei minimi particolari al fine di risultare incomprensibile. Ci sarà sempre una variabile che non è stata considerata. Se rimane insoluto è perché nessuno ha raggiunto quegli item che lo possono portare alla scoperta del punto di vista giusto. Ancora più difficile è, [...], riuscire a creare uno scenario nuovo, diverso da quello esistente. Deve esserci necessariamente qualcosa che lo rende posticcio, falso. » (notre trad.).

Pour citer cet article

Marta Forno, « Le réalisme dans le roman policier italien contemporain », paru dans Loxias-Colloques, 2. Littérature et réalité, Le réalisme dans le roman policier italien contemporain, mis en ligne le 30 janvier 2013, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=356.

Auteurs

Marta Forno

Marta Forno est doctorante à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, laboratoire CTEL. Elle travaille sur la question des genres littéraires et sur la littérature italienne contemporaine et son domaine de spécialisation est la littérature policière italienne contemporaine. Sa thèse, « Essai de classification du roman policier italien de la dernière décennie (1994-2006) », sous la direction du professeur Antonello Perli, porte sur le roman policier italien contemporain. Elle a publié des articles et elle a participé à plusieurs colloques internationaux en France et à l’étranger.