Loxias-Colloques |  1. Voyage en écriture avec Michel Butor |  Le texte cherche sa voie et sa voix 

Martin Miguel  : 

Forcer l’issue

Résumé

Rencontre d’un artiste avec Michel Butor

Plan

Texte intégral

I. Première rencontre en 1995

A l’initiative de Raphaël Monticelli, pour un entretien en vue d’une publication dans un catalogue d’exposition à St Martin d’Hères, près de Grenoble.

Je n’avais rien lu de lui à part quelques petits textes, ici où là. Mais je savais que c’était un grand écrivain. Imaginez le stress qui m’envahissait à l’approche de sa maison, à l’écart, à Lucinges…

Quelques impressions :

Grande maison, haute sous plafond, avec des œuvres de ses amis artistes accrochées aux murs. Son bureau, à l’étage, envahi par le travail en cours (livres d’artistes dans le moindre recoin).

L’homme est prévenant, essayant de mettre à l’aise.

Surpris par la hauteur de sa voix douce et de ses éclats de rire sonore, de ses suites de oui oui oui pour acquiescer un propos.

II. Première collaboration à un livre en 1998

« Cohabitation »

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Livre en béton, bois et peintures.

C’est une proposition que j’avais faite d’abord à Raphaël Monticelli, qui m’a dit de le proposer à Butor. C’est donc un livre à trois.

- quelques mises au point ont été nécessaires (par correspondances)

- dimensions (surtout rapport bois et béton)

- lieu d’inscription pour chacun

- nombre d’éléments (5, c’est Butor qui a décidé)

- nombre de livres (6)

- envoi pour essais puis réalisation finale

Exposé à Nice dans le cadre de la Butoriade de 1998, ce livre a été en dépôt un certain temps au MAMAC de Nice.

Butor a dédié ce livre à tous les squatters du monde.

III. Suites

J’entre plus profondément dans l’œuvre de Michel Butor. (Il faut dire qu’il m’alimente en livres chaque fois que je passe le voir.)

Je me rends compte de sa monstruosité (son érudition, sa diversité, sa complexité, son étendu, sa profusion, son pouvoir d’invention, sa sensibilité)

et surtout de son besoin de sollicitations plastiques.

J’ose donc continuer à lui faire d’autres propositions (ce sont des propositions de « luxe pauvre », l’expression étant de lui, par opposition au « grand luxe »)

Matériaux dit non nobles, peu chers

Techniques souvent hors du domaine artistique traditionnel

Ecriture manuscrite

Peu d’exemplaires

Donc, suivent :

« L’œil de la suie »

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 « En-tête » (livre à 6 partenaires : un photographe, un plasticien et quatre écrivains. La même technique plastique est appliquée à un portrait (photo) de chacun des écrivains. Et chaque écrivain écrit sur le portrait des trois autres)

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« Fissure »

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En coursde réalisation : « Voyage autour d’un trou noir » et « Interstice » pour la collectionMano a mano, publication des éditions du Museur (Alain Freixe). Il s’agit de deux petits livrets. L’un, le texte sollicite le peintre (situation traditionnelle), l’autre c’est la proposition plastique qui sollicite l’écrivain.

IV. Le contenu des interventions de Butor

On ne découvre que progressivement la relation de son texte aux propositions plastiques.

Il y a évidemment une relation immédiate au visible des propositions.

Puis une relation plus profonde, à la nature du travail des propositions plastiques.

Exemple pour « Fissure » :

Dans le béton du quotidien les esprits des peuples nomades

Incendient un trou de serrure pour passer de l’autre côté

Il y a cette relation immédiate à l’objet, par la matière béton le creux qui fait référence au feu par sa forme et sa couleur et le fait que l’œil traverse l’objet par son échancrure.

Le mot quotidien a une grande importance pour moi, car j’ai souvent utilisé dans mon travail des objets, des gestes et des techniques du quotidien.

Par ailleurs, « les esprits des peuples nomades » sont, pour moi, les artistes qui errent sur les limites de leur domaine à la recherche d’un nouveau territoire, et qui, lorsqu’ils trouvent un soupçon de passage, « un trou de serrure », aussi étroit soit il, s’empressent de l’élargir, de le sensibiliser, pour s’y engouffrer et pour entrer dans cette toujours hypothétique terre promise, parce qu’elle a aussi ses limites (« passer de l’autre côté »).

V. L’insertion du texte dans un champ pictural

Ecrire sur une œuvre aboutie est un risque :

        Rompre ses équilibres

        La gâcher, l’altérer

Butor dit quelque part que la première fois qu’il s’est trouvé confronté à cela, il était dans un état de tremblement extrême.

Il dit aussi « Lorsque j’écris à la main dans l’œuvre d’un artiste : dessin, gravure, gouache ou collage, j’éprouve à chaque mouvement de ma plume l’énorme influence de mes dessins-mots sur les dessins-images qui les entourent ».

Mettre ensemble texte et peinture ou photographie ou musique doit produire quelque chose de plus grand, de plus fort.

Un dialogue doit s’instaurer entre texte et image, à cet endroit qu’est le livre d’artiste. C’est un endroit unique. Et là ils sont inséparables, ils se fortifient, se rendent nécessaires l’un à l’autre.

Cependant, l’œuvre plastique a son indépendance, le texte aussi. Ils se développent selon leur propre nécessité.

Les textes peuvent être confrontés à d’autres contextes et Butor ne s’en prive pas et leurs échos se diversifient.

De même pour les œuvres plastiques.

Butor a toujours un grand Souci du détail

Masse du texte (là ramassé, ici aéré, éclaté, linéaire)

La disposition du texte est très ajustée, et je la trouve toujours très appropriée.

Pour « Fissure » le texte est à la verticale. Ce qui incite à tourner la tête. Cela fait prendre conscience de la relation du corps à l’objet. Ou bien alors, on prend l’objet dans les mains et on le tourne pour lire. Du coup, les verticales deviennent horizontales (cet horizon qu’il faut franchir pour passer de l’autre côté). Le livre prend tout son pesant d’objet, un peu comme dans transit A et B, livre à deux hémisphères que l’on tourne et retourne.

Outillage et encres de transcription sont recherchés (pour « Fissure », je lui

avais amené deux résultats différents, l’un était beaucoup plus gras que l’autre.

J’ai eu la surprise de voir qu’il avait changé l’épaisseur de son écriture pour s’adapter.)

Butor a une grande vitesse de vue due à sa grande expérience (antécédent du père. Et lui-même a hésité à devenir peintre.) Chaque fois que je lui ai amené quelque chose, je l’ai vu réagir très vite.

VI. Le besoin des artistes

Il l’a maintes fois dit et écrit. Ils lui permettent de se constituer un vocabulaire nouveau :

« l’œuvre met en branle en moi un nouveau discours »

Butor a besoin d’obstacles pour écrire.

Il se les constitue lui-même en établissant des règles très élaborées

Les procédures mises en place peuvent être très simples ou très complexes.

Je pense que l’artiste lui apporte une règle, un obstacle à franchir, un territoire à explorer.

Jeune, il disait détester écrire (en fait, commencer à écrire).

Je lui ai amené récemment le papier (une feuille pliée en deux et les deux extrémités rabattues sur le pli du milieu) de « Mano a Mano » pour qu’il écrive un texte à partir duquel je dois faire une intervention plastique. Quand je suis allé le récupérer, ma surprise a été grande de voir qu’il avait écrit en rapport avec le petit espace entre les deux rabats du papier et qu’il avait intitulé son texte « Interstice ».

Deux phrases de Butor, que j’aime beaucoup :

 « La peinture nous force au silence pour nous rendre capables d’entendre sa rumeur.

La poésie propose sa rumeur pour nous rendre sensibles aux couleurs du silence »

Pour finir :

Nous, les artistes, nous avons besoin de mots.

Nous ne pouvons pas travailler sans mots.

Nous avons les nôtres, bien sûr, mais nous avons surtout besoin de ceux des autres.

Et si ces mots sont ceux d’un poète, alors une lumière nous éclaire.

C’est pour cette raison que j’avais intitulé l’exposition chez Laure Matarasso, en janvier dernier, « Bétons illuminés ».

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Pour citer cet article

Martin Miguel, « Forcer l’issue », paru dans Loxias-Colloques, 1. Voyage en écriture avec Michel Butor, Le texte cherche sa voie et sa voix, Forcer l’issue, mis en ligne le 15 décembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=323.

Auteurs

Martin Miguel

Artiste plastique, membre du groupe INterVENTION (1968-1973) et co-fondateur du groupe 70 (1970), Martin Miguel est le créateur d’une œuvre qui « sort de son cadre », selon l’expression de Michel Butor. Son travail explore des matières du quotidien (le béton, le bois, les cendres, le plexiglas) et débouche sur des formes surprenantes, étranges, merveilleuses. Martin Miguel est l’auteur de plusieurs œuvres croisées, réalisées en collaboration avec Michel Butor, Alain Freixe, Raphaël Monticelli ou Marcel Alocco. Ses créations sont exposées dans la Galerie de la Marine à Nice (en 2007) et dans la Galerie-Librairie Jacques Matarasso à Nice (2007-2008). Son travail avec Michel Butor se décline sous des titres tels En tête (2007), Fissures (2007), L’œil de la suie (2004), Cohabitation (1998).