Loxias-Colloques |  19. Autour d’Henri Bosco : voyageurs et expatriés en Afrique du nord. Textes et images 

Toufik Hadji  : 

L’Afrique du Nord face au miroir et à la mémoire : un espace de réappropriation dans Jours de Kabylie de Mouloud Feraoun et Des sables à la mer d’Henri Bosco

Résumé

Henri Bosco et Mouloud Feraoun sont deux auteurs, deux instituteurs, de la même génération : un Français et un natif d’Algérie. Cependant, l’Afrique du Nord était sous domination française et l’Algérie était un département français. Mouloud Feraoun, par sa formation et par son métier, fait partie de cette culture colonisatrice. De plus, entre le passé et le présent, Feraoun ne reconnaît plus son propre pays. Donc, peut-on parler d’un indigène ou d’un natif en quête d’une reconstruction personnelle ? Quant à Henri Bosco, l’expatriation, pendant 24 ans, au Maroc fut le résultat d’une quête adoptive. Cette adoption a inspiré l’œuvre de l’auteur, au point de s’intéresser au soufisme et à la culture de l’Autre. Décrire le Maroc devient, pour lui, une passion autour de son nouveau pays d’accueil. En effet, il semblerait que ces deux écrivains aillent au-delà d’un simple questionnement sur leur nouvel environnement : ils vont plutôt se réapproprier cet espace, qu’il soit nouveau ou revisité, grâce au texte illustré. Cette réappropriation perceptible dans leurs ouvrages était la conséquence d’un refus des identités sclérosées, tout en permettant un dialogue et/ou une rupture entre le passé et le présent. La réappropriation d’un nouvel espace transmue le désir des deux écrivains à se (re)définir grâce à l’écriture, mais aussi grâce à l’image. En réajustant l’écriture d’Henri Bosco et de Mouloud Feraoun par les aquarelles et les dessins de Louis Riou et de Charles Brouty, nous nous appliquons à comprendre cette réappropriation, à travers le miroir (la rencontre) et la mémoire, dans l’expatriation et la (re)naissance.

Abstract

Henri Bosco and Mouloud Feraoun are two authors, two schoolteachers of the same generation; a French and a native of Algeria. However, North Africa was under French domination and Algeria was a French department. Mouloud Feraoun, through his education and his profession, is part of this colonizing culture. Moreover, between the past and the present, Feraoun no longer recognizes his native country. So, can we talk about an indigenous or a native in search of personal reconstruction? As for Henri Bosco, the expatriation, for 24 years, in Morocco was the result of an adoptive quest. This adoption inspired the author’s work, to the point of being interested in Sufism and the culture of the Other. Describing Morocco becomes, for him, a passion around his new host country. Indeed, it would seem that these two writers go beyond a simple questioning of their new environment: they will rather reclaim this same space, whether it is new or revisited, due to the illustrated text. This perceptible reappropriation in their publications was the consequence of a rejection of sclerotic identities, while allowing a dialogue and/or a rupture between the past and the present. The reappropriation of a new space transmutes the desire of the two writers to (re)define themselves through writing, but also through the image. By readjusting the writing of Henri Bosco and Mouloud Feraoun with the watercolors and drawings of Louis Riou and Charles Brouty, we try to understand this reappropriation, through the mirror (the meeting) and memory, all within expatriation and (re)birth.

Index

Mots-clés : image , journal intime, littérature comparée, mémoire, réappropriation

Keywords : comparative literature , diary, image, memory, reappropriation

Plan

Texte intégral

Introduction

(Re)découvrir son propre pays ou s’expatrier par simple plaisir, pour s’enfuir ou pour finalement détailler son propre environnement ? L’expatrié français au Maroc, Henri Bosco (1888-1976), et le natif algérien, enfant de l’école française et instituteur, Mouloud Feraoun (1913-1962), éprouvent le besoin de représenter l’image d’un peuple et des paysages qui leur sont chers, non seulement à travers le texte, mais également en y ajoutant quelques dessins et aquarelles. L’image reproduite, comme c’est aussi le cas du texte d’ailleurs, est souvent dans une quête d’appropriation, ou plutôt de réappropriation, à travers un environnement qui nous semble négligeable : l’écrivain, le dessinateur, le photographe et le peintre choisissent souvent d’isoler un objet au milieu d’un cadre.

Dans les deux récits des deux écrivains cités : Pages marocaines (1950) [1948], Jours de Kabylie (1968) [1954], Louis Riou (1893-1958) et Charles Brouty (1897-1984), ainsi que les photographes, ne se contentent pas de reproduire ce qui leur semble exotique mais se donnent pour mission de fournir des informations pertinentes pour eux-mêmes, ainsi que pour le public. L’image dans le texte illustré dépasse le stade d’une admiration pour arriver à une image à lire : nous devenons désormais un public curieux. Danièle Meaux, dans son dernier ouvrage sur la photographie documentaire Enquêtes : nouvelles formes de photographie documentaire (2019), affirme qu’il est important de passer à la phase de miroir et de mémoire où le texte, le dessin et le cliché pourraient être, tout simplement, interrogés.

Si l’expatrié Henri Bosco au Maroc se définit en tant que résident connaisseur et en même temps en tant que visiteur (l’écrivain français a sous-titré son chapitre « le sanctuaire » par « un guide pour le voyageur » et « un guide pour celui qui sait »), pour souligner finalement son attachement et ses interrogations dans un pays nouveau, l’écrivain algérien de langue française, Mouloud Feraoun, quant à lui, se définit en tant qu’indigène : en utilisant le pronom personnel « je » tout au long de ses premiers chapitres, mais choisit d’utiliser « il » dans son dernier chapitre pour parler de son métier L’instituteur du bled après avoir vécu dans d’autres milieux. Nos deux écrivains évoquent une partie de leur quotidien dans le but d’une remémoration. D’ailleurs, l’écrivain algérien, Mouloud Feraoun, compare souvent entre le passé et le présent dans son ouvrage. Henri Bosco le fait également dans ses pages marocaines, mais moins que Mouloud Feraoun. L’illustration en images est devenue donc un moyen qui permet à nos deux écrivains de parler d’un passé qui n’existe plus, mais qui leur permet d’évoquer une mémoire du passé inoubliable :

[La photographie] … Elle date impitoyablement les êtres qui sont pour nous les plus vivants, mais en dehors de toute durée. Elle les met dans un espace strictement localisable, mais en dehors de vrais lieux. Chacun n’y est plus qu’une fraction d’instant et une coupe d’espace1.

Comment est donc utilisé ce passé dans un récit conjugué au présent à l’aide de l’image ? Ces récits en Afrique du Nord nous permettront d’évoquer, premièrement, le texte illustré en tant que genre pluriel et impersonnel puisque les deux écrivains jouent volontairement entre les pronoms personnels. Deuxièmement, nous retrouverons cette Afrique du Nord face à la voix et à l’œil révélateurs, dans les textes illustrés chez Bosco et Feraoun. Enfin, nous nous intéresserons à l’exil sous deux nouvelles formes : une fuite intérieure et un rejet d’un Moi unique.

Entre journal intime et croquis de voyage : une écriture plurielle

Mouloud Feraoun revient dans son village, après plusieurs séparations, et y remarque quelques changements au point de ne plus le reconnaître : comme s’il souhaitait évoquer un amour par la mémoire et un désamour du miroir – et donc du présent : « L’image de l’ancienne djemaa, je l’ai gardée intacte. Elle ne diffère pas tellement de celle qu’on peut voir à présent… » et il affirme : « mais c’est mon image que je préfère2. »

Mouloud Feraoun est désormais plus qu’un natif : il se sent même étranger dans son propre village de naissance : il préfère désormais garder ses bons souvenirs, ses images, que de se confronter au présent. D’ailleurs, Charles Brouty accompagne, par le dessin, ce qui semble inoubliable chez notre écrivain entre le passé et le présent. Ce sont souvent des dessins choisis par le dessinateur et l’écrivain, pour nous permettre, en tant que lecteurs et lectrices, de faire la différence dans une Kabylie entre hier et aujourd’hui, mais aussi pour s’éloigner du fantasme figé souvent soulevé dans les récits orientalistes de l’époque coloniale. Pour cela, Feraoun écrit son récit pour briser, par exemple, le cliché de la mosquée, ou, selon le langage de Feraoun, de la djamaa d’autrefois qui regroupait les gens du village pour se distraire et pour discuter de tout, et il conclut : « Eh bien ! Je me suis trompé. Notre djemaa a réellement changé. J’avais raison d’en être déçu3. »

L’écrivain algérien décrit les souvenirs de son village d’autrefois, pour finalement raconter son enfance, souvent à l’aide du crayon de Brouty ; à leur manière et par leurs sentiments. Conjointement au texte feraounien, les dessins de Charles Brouty, qui a vécu de 1912 à 1963 en Algérie et qui s’est senti exclu de sa terre algérienne après l’indépendance, complète les mots de Mouloud Feraoun pour influencer, à son tour, son écriture en s’interrogeant souvent sur leur rapport au passé, et non à l’imaginaire.

Hormis la question de l’auteur intra-diégétique dans le texte illustré, suite à l’utilisation de la première personne du singulier, le « je » remplace ici ce retour à un passé choisi et assumé. C’est donc un récit narratif à voix unique : le « je » d’un passé et donc d’une mémoire encore recherchée dans le présent. L’écriture feraounienne est similaire à un journal intime : nous pouvons, d’ailleurs, imaginer un texte émanant d’un voyageur qui expose ses aventures du quotidien.

Quant à Henri Bosco, il ne commence pas son premier chapitre « Une mer, un rivage » dans Des sables à la mer (1950) dès la première page par un « je » mais évoque l’histoire, et donc ce passé soulevé chez Mouloud Feraoun, d’un pays, le Maroc, qu’il a adopté. Néanmoins, Bosco insiste sur cette relation entre passé et présent :

Le passé, le présent sont lourds, de cette ville contenue, de cet étroit rassemblement de réflexions, de calculs de prières et de maisons au lait de chaux qui règlent le sable et la mer horizontale4.

Le journal de Bosco doit ici servir à informer le lecteur, mais aussi à s’informer soi-même car, contrairement à Mouloud Feraoun, il n’a pas vécu son enfance dans son nouveau pays d’adoption. Cette mission d’information ajoute l’aquarelle au texte (dans la première édition de Pages marocaines en 1948) et lui confère une autre signification : rétablir les étapes et les événements pour servir, à long terme, de mémoire de l’auteur, mais aussi pour faire vivre cette histoire, souvent méconnue, du Moghreb5. C’est pour cela que Bosco affirme dans son deuxième chapitre « Deux villes sur le fleuve » par une identification et une présentation géographique de Rabat tant aimée, dans le but d’une meilleure connaissance de la ville grâce au guide touristique par exemple : « Un voyageur a toujours besoin de conseils6. »

Les dessins de Louis Riou viennent souligner le voyage d’un expatrié français à Rabat : il s’agit ici d’un besoin pittoresque pour fuir la société colonialiste qui utilisait des affiches ou des guides que l’on peut qualifier d’orientalistes et touristiques pour réduire le pays de l’Autre à un simple pays exotique : « Le pittoresque un jour ou l’autre attire l’ironie : c’est fatale attraction7. » Bosco brise donc le cliché des images interprétées – souvent mal interprétées ? : « Il faut, en pays exotique, fuir l’exotisme, et ne prendre de la couleur que sa vibration invisible, du décors fastueux et insolite que la féerie intérieure dont il provoque le rayonnement8. » Ou encore : « Le pittoresque nous égare, fausse le jugement et sous l’oripeau cache l’âme9. » Henri Bosco vient donc d’employer le mot âme et va le réutiliser plusieurs fois dans ses pages marocaines. C’est ce mot qui va nous induire à ce besoin de s’évader, même intérieurement. Henri Bosco va donc utiliser le mot arabe khalwa qui désigne l’intimité : « Et maintenant tu vas franchir le mur et pénétrer dans la Khalwa. Et tu trouveras, devant toi, des tombes, un jardin et un miroir d’eau10. » En effet, le mot khalwa qui signifie la pureté intérieure, et selon le soufisme, il peut s’agir de ce voyage vers les sens profonds de son corps et de son cœur pour atteindre la source éternelle : « ... Ah ! J’ai franchi le mur ; j’ai pénétré dans la Khalwa, et mon cœur, mon corps, mon esprit ont reçu les contentements que m’avait annoncée La Louange11. » Et il confirme : « Et maintenant, je repose et je songe12. »

Cette intimité, ou cette pureté recherchée et trouvée (je repose au présent) à travers la spiritualité influence l’écriture d’Henri Bosco. L’expatrié français recherche donc un environnement qui lui permet de s’évader et il nous le fait savoir dans ses pages marocaines. Il se retrouve finalement en adoptant de nouveaux modes de vie, en nous racontant ce qu’il l’émerveille et, surtout, ce qui le touche personnellement et intérieurement dans son nouveau pays ; le Maroc. Le voyage pittoresque s’ajoute à son écriture intime, à l’aide des dessins de Louis Riou, qui faisait partie de son cercle d’amis au Maroc.

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Fonds Henri Bosco. Université Côte d’Azur. Droits réservés

Sur cette photographie conservée au fond patrimonial de la Bibliothèque Universitaire Henri Bosco (Université Côte d’Azur), prise en 1945, nous retrouvons Henri Bosco dans la forêt du Zaër pour fêter le prix Théophraste Renaudot, en compagnie de François Bonjean. Nous n’avons pas trouvé de photographies en compagnie de Louis Riou dans le fond Henri Bosco, mais le peintre et l’ami, professeur de dessin au Maroc entre 1931 et 1945, ajoute ses dessins au texte de Bosco, dans la première édition de 1948, pour évoquer un quotidien hors normes et, donc, nouveau. Cela leur permet, à tous les deux, de se reconstruire et de se réapproprier un nouvel environnement, comme le confirme Ruth Amossy dans Image de soi dans le discours (1999) : « Toute prise de parole implique la construction d’une image de soi13. »

D’autre part, concernant l’écrivain kabyle de langue française Mouloud Feraoun, dans Jours de Kabylie, ce retour au passé, et donc à l’intime, est caractérisé par une sorte de désamour du présent qui est traduit en écriture, tout en dessinant la beauté kabyle à l’aide des dessins de Charles Brouty : il s’agit donc, ici, d’une réappropriation du lieu mémoriel, ou du lieu recherché.

La voix et l’œil puissants, ou quand l’écriture ne suffit pas dans un journal intime

À partir de ce journal intime, il existe un désir de briser un certain silence : l’écrivain utilise son écriture pour une prise de parole, mais utilise l’œil à l’aide de l’image. Mouloud Feraoun va donc décrire « Le marché du Tléta » en s’appuyant sur le dessin de Charles Brouty. Nous y voyons le marché (une vue centrée : donc l’essentiel d’un marché) mais tout le reste des détails n’est pas précis (ou en désordre). Feraoun va par conséquent décrire, à sa façon, ce qu’il manque au dessin, et pour cela il utilise toujours ce retour au passé. Mais cette fois-ci, pour décrire le marché kabyle, il y a une complémentarité entre le présent et le passé (et donc entre écriture et image) : « Dans l’ancien temps, il se tenait au haut d’une crête, autour des chênes séculaires14… » Et il ajoute : « Maintenant, les chênes ont tous presque disparu15. » Sur le dessin de Brouty, ces chênes ne sont effectivement pas identifiés. Feraoun a besoin de faire entendre sa Kabylie aux autres, aux colons, à ceux qui ont une autre image de la Kabylie et aux voyageurs (à long ou à court terme). Ainsi, il le fait en image (grâce à l’œil) et par sa propre écriture (la voix) : « […] Leur faire entendre une extraordinaire confusion d’appels, de cris, de bruits16. »

Mouloud Feraoun cherche, dans le dessin de Brouty, un œil révélateur : « C’est pourquoi décrire est une chose mais voir en est une autre. Notre marché, il faudrait le voir17. » Dans le dessin du marché, Mouloud Feraoun va décrire ce qui n’a pas été dessiné par Brouty, ou le désordre comme l’appelle l’écrivain lui-même : « Tout autour c’étaient des gourbis en branchage ou en pisé18… » Mais il va traduire les échanges des paysans kabyles du marché du Tléta en écriture (ce que ne peut pas faire Brouty avec son crayon). Christiane Achour, dans Mouloud Feraoun, une voix en contrepoint (1986), parle alors d’un traducteur de la voix par les mots : « Sur le plan du savoir-dire, seule passe la voix du narrateur s’exprimant pour son propre compte ou « traduisant » en langue autorisée les paroles des paysans kabyles19. » Dans Jours de Kabylie, il s’agit de l’impuissance de la voix du crayon chez Charles Brouty. Pour cela et grâce à l’écriture feraounienne, le lecteur peut suivre et lire les échanges des marchands kabyles.

D’autre part, si ce passé est si important aux yeux de l’écrivain kabyle, le présent et le futur le sont également pour évoquer les identités, et non une seule identité : « Je tiens à mes souvenirs, mais la jeunesse tient à ses idées et c’est la jeunesse qui changera le monde20. » Afin d’écarter la question autobiographique, l’écriture feraounienne joue un rôle dans la révélation d’une réalité par les mots qui se transforment en voix et en images, comme le confirme Christiane Achour : « Mouloud Feraoun est exemplaire ; son texte est le miroir de la réalité et de la société ; la langue est transparence : les mots sont des moyens qui permettent de traduire sans équivoque cette réalité21. »

Si la voix feraounienne devient la traductrice du futur et de l’image « silencieuse » du peintre Charles Brouty, Henri Bosco, quant à lui, utilise le thème du silence pour se retrouver : « Le secret est dans le silence. Il n’est pas défaut de parole, mais présence de soi si proche que le moindre chuchotement en devient inutile. Tout se tait car tout se pénètre22. » Ce silence il l’a espéré dans le passé : « J’ai longtemps cherché23. » Et il finit par : « Maintenant je sais24. »

Bosco est fasciné par cette pureté intérieure. Il n’a plus besoin d’utiliser la voix, contrairement à Mouloud Feraoun, pour faire connaître une mémoire (presque absente chez Bosco). Il préfère désormais que le voyageur ou le lecteur se laisse emporter par la beauté pittoresque, spirituelle et historique. Il va donc évoquer le touriste et le recours à la publicité et aux affiches : « … On vous allèche ; vous êtes pris, charmé par les prestiges de l’affiche, de la photographie, de la formule incantatoire : vingt siècles d’histoire en vingt jours25 ! » Henri Bosco va critiquer le tourisme au point de le trouver « laid » et trouve que le vrai voyageur doit prendre son temps pour voir et pour écouter : « … Où le voyageur d’emblée s’émerveille, où tout ce qu’on voit paraît peint et ce qu’on entend inspiré ?26 » Et il ajoute : « Le touriste affronte tout, et même le tourisme. Il est pressé. C’est sa loi27… » Henri Bosco cherche à connaître ce pays, et pour cela, il va adopter la culture de son pays de « cœur ». Tout au long de son installation au Maroc, il nous semble que chaque jour lui apporte une nouvelle satisfaction et une nouvelle découverte : il va donc écrire, mais aussi dessiner. Le silence de cette ville de Rabat va donc influencer son écriture, mais également ses dessins28.

Ce silence remarqué dans Rabat est également retrouvé dans sa maison de la même ville. C’est dans cette maison qu’Henri Bosco écrit, mais aussi photographie et dessine le beau pittoresque ou la beauté marocaine. Dans la maison de Bosco, nous remarquons ce grand espace vide du milieu qui représente ce silence, tant répété dans ses pages marocaines ». C’est en effet une villa achetée par l’expatrié français, rue de Marrakech, à Rabat, avec des murs modernes et un intérieur/un décor majoritairement traditionnel (nord-africain).

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Fonds Henri Bosco. Université Côte d’Azur. Droits réservés

La maison traditionnelle marocaine (ou riad) possède un centre où toutes les âmes peuvent se rencontrer : « Par une fenêtre grillagée je vois furtivement un patio, des roses, une vasque et une chambre où luit une longue glace de Venise29. » Henri Bosco retient alors la luminosité et l’espace de la maison traditionnelle : « Riad lumineux, pénombre des chambres ; chaleur du ciel, fraîcheur des eaux courantes et des lieux de repos30… » Entre émerveillement et trouvailles, Henri Bosco n’est plus un simple étranger dans son nouveau d’adoption : « Plus j’y reviens et plus en moi l’idée s’enfonce que Fès s’inscrit parmi ces villes prohibées dont l’étranger en vain pense franchir les portes31. »

La mémoire chez Mouloud Feraoun qui se transforme en voix est aussi présente dans l’écriture d’Henri Bosco, mais reste silencieuse : « Du lac rien ne restait qu’un souvenir absorbé peu à peu par les profondeurs de ma mémoire32. » Il a besoin d’écouter et d’apprécier ce qu’il voit à l’œil nu (en accompagnant son écriture par les aquarelles de Louis Riou) : « J’hésite. J’écoute33. » Ainsi, pour affirmer cette idée d’écoute et de silence, il va parler enfin du vide : « Mais rien, fût-ce une bulle d’air, ne trouble le silence de cette étendue où le vide m’attire34… » Ce vide permet à Henri Bosco une réappropriation d’un Moi nouveau : l’écriture et l’image vont devenir son seul refuge. Tandis que chez Mouloud Feraoun, la complémentarité entre dessin et écriture lui permet de prendre la parole. En somme, les deux écrivains, ainsi que les deux dessinateurs, cherchent grâce aux moyens de l’art, de la spiritualité et de la mémoire une identité nouvelle.

De la fuite intérieure à un rejet d’un Moi unique

Dans le dernier chapitre « L’instituteur du bled » de Mouloud Feraoun dans Jours de Kabylie, nous remarquons en effet l’absence du « je » et écrit : « L’auteur de ces lignes est un instituteur kabyle35. » Il choisit donc le mot « auteur » pour préciser sa passion pour l’écriture ; une écriture en langue française. Il ajoute « instituteur kabyle » afin de transmettre au lecteur la passion d’un instituteur d’origine kabyle pour la langue du colonisateur.

Son cas est particulier, semble-t-il, car, en somme, il vit parmi les siens tout comme l’instituteur de France qui, sortant de l’école normale du chef-lieu, parvient à se faire nommer dans le petit hameau de son enfance ou dans un hameau voisin36.

Enfant de l’école française dans une Algérie française, Mouloud Feraoun, affirme ses deux cultures : « Il se sentira à l’aise le jour où tout le monde se sera rendu compte qu’il est instituteur et non plus l’enfant du douar37. » De l’indigène, ou de ce mot péjoratif inventé pendant la colonisation blédard à métropolitain, l’écrivain algérien d’expression française ne veut pas choisir entre la culture d’origine et celle d’adoption : « L’instituteur du bled, qu’il soit d’origine indigène ou métropolitaine, qu’il soit enfant du pays ou étranger à la région à laquelle il s’attache, existe bel et bien38. »

C’est donc en brisant le cliché de l’indigène avec une identité unique et exotique qu’il confirme : « Ce n’est pas un personnage fictif39. » Ce personnage kabyle a connu l’école française et en est fier :

Certaine région de Kabylie eut des écoles primaires dès que les lois scolaires de la Troisième République furent appliquées. Les premiers maîtres furent les apôtres, tout le monde le sait40.

Pour cela, Marie-Hélène Chèze, professeure de lettres qui a consacré son ouvrage à l’œuvre d’Emmanuel Roblès (l’un des amis fidèles de Mouloud Feraoun), parle d’un écrivain de langue française et de l’administration française, tout en rappelant sa revendication de son identité berbère : « Or, Feraoun est un écrivain de langue française ; par son métier d’instituteur il appartient à l’administration française41. » Et elle ajoute : « C’est précisément la France qui lui a donné cette culture humaniste qu’il n’a cessé de servir à son tour, tant par son œuvre littéraire que dans ses fonctions de maître d’école42. »

Par ailleurs, le peintre Charles Brouty choisit d’accompagner les confidences de l’instituteur par uniquement des dessins de son village. D’ailleurs, les quatre dessins des dernières pages illustrent la femme, l’enfant, la maison et la nature parce que Feraoun et Brouty tiennent à eux :

Et tel, qui était venu sans enthousiasme, est devenu très vite un modèle. Il goûte les joies du bon ouvrier, il comprend qu’il est utile, il s’attache à ses enfants et n’est plus pressé de partir43.

C’est sur cette citation que Feraoun termine son ouvrage Jours de Kabylie. Dans la dernière phrase de Jours de Kabylie, Mouloud Feraoun, produit de l’école française et amoureux de son village natal, un étranger dans son propre pays colonisé, représente des enfants du village. Le thème de l’enfant est renvoyé à une nouvelle génération, attachée à l’Autre, imaginée par le dessinateur Charles Brouty et par l’écrivain Mouloud Feraoun.

Quant à Henri Bosco, cet expatrié français au Maroc, cet exilé qui cherche un nouveau refuge, va préférer fuir pour mieux se retrouver tout en se réappropriant le réel et l’imaginaire occidental dans ce pays berbère : « Cette hantise, et l’imminence de novembre, précurseur de l’hiver, mon moi natal, cette nuit, me tourmente44… » Et il ajoute :

Elle soulève en moi tant d’images lointaines dont l’apparition à mes yeux (quand jadis je les rencontrai réellement dans ce pays berbère) me rappelle soudain d’autres pays et d’autres hommes, abolis par l’oubli naturel des années, et que cependant une âme secrète me disait avoir vus, ailleurs, en d’autres temps45

Dans son avant-dernier chapitre, « L’Atlas », Bosco redéfinit l’inconnu : « L’étranger entre sans timidité. Ne soulève pas de curiosité indiscrète46. » Il renvoie la culture de son pays d’adoption à la femme berbère ridée et tatouée : « C’était visiblement bien moins une face de femme que le visage même de la race47. » Pour Bosco, la race ne s’écrit pas au pluriel : « Dès que la nuit tombe, de l’être au non-être, les frontières deviennent indéfinissables48. » Il évoque donc ces enfants « de ténèbres qui, dans quelque maison bien close de la ville » Ainsi : « Vainement. Ils n’ont pas reçu le vrai Signe, ni les Syllabes très-efficaces49. »

L’effacement des frontières permet à l’auteur d’évoquer les identités et non l’identité (au singulier) : « Ces interventions furtives modifient le visible et brouillent les identités50. » Henri Bosco cherche à briser, à son tour, les clichés et invite le lecteur à utiliser sa propre imagination, au lieu des imaginations (au pluriel) appartenant aux Autres : « Ils décomposent les distances et dégagent ces étendues imaginaires si propices à l’apparition du mirage51. » Le thème de la solitude, souvent soulevé dans les pages marocaines, est repris chez l’écrivain français Henri Bosco pour rappeler au lecteur ce Moi nouveau dans une terre nouvelle : « Ici, sur les morts abolis et leurs fabuleuses richesses, une âme peut atteindre à la substance52… »

Les deux écritures de nos deux écrivains sont souvent dans une recherche d’un Moi multiple au point d’utiliser conjointement l’image, ou les clichés souvent commentés et réinterprétés, à leurs écritures afin de parler de deux écrivains renaissants. Mouloud Feraoun cherche sa place dans son propre pays colonisé et se trouve attaché à deux identités ; tandis qu’Henri Bosco fuit son passé, sans l’oublier, pour retrouver finalement une identité qu’il a longtemps recherchée.

Conclusion

Les récits d’Henri Bosco et de Mouloud Feraoun à propos des cultures marocaine et kabyle sortent de l’ordinaire, ainsi que des récits de voyage orientalistes, pour évoquer finalement un voyage dans les temps. Ce sont également deux récits de voyage de deux écrivains qui ne sont pas voyageurs, puisqu’ils ont résidé plusieurs années au Maroc et en Kabylie. Cette nouvelle forme de dépaysement caractérise les récits illustrés de deux écrivains pourtant dans une situation différente vis-à-vis de leur pays, l’un expatrié, l’autre natif, qui cherchent à s’évader du quotidien et à revisiter leur propre environnement. L’image, la photographie et le dessin permettent aux auteurs français et algérien de souligner ce vide à travers chaque mot, à travers chaque image et à travers chaque rencontre pour finalement adopter d’autres identités ou une identité nouvelle. Les deux écritures d’Henri Bosco et de Mouloud Feraoun recourent à d’autres méthodes, hormis l’écriture, pour s’identifier, ou pour se réapproprier un nouvel espace puisque l’être humain est en perpétuelle recherche de soi : « Étrangement, l’étranger nous habite : il est la face de notre identité, l’espace qui ruine notre demeure, le temps où s’abime l’entente et la sympathie53. » Enfin, le texte illustré chez Bosco et Feraoun se lit grâce à la voix (la mémoire/l’écriture) et à l’œil (le miroir/l’image). Il permet au lecteur d’outrepasser l’imaginaire collectif et de finir avec les stéréotypes d’autrefois.

Notes de bas de page numériques

1 Henri Van Lier, Philosophie de la photographie, cité par Philippe Dubois, L’acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, p. 79.

2 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie [1954], Paris, Le Seuil, 1968, p. 23. Les références renverront désormais à cette édition.

3 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 24.

4 Henri Bosco, Des sables à la mer [1948], Paris, Gallimard, 1950, p. 32. Les références renverront désormais à cette édition.

5 Bosco utilise ici « Moghreb » pour évoquer l’appellation arabe du Maroc.

6 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 24, 25.

7 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 24.

8 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 30.

9 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 30.

10 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 54.

11 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 54.

12 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 55.

13 Ruth Amossy (dir.), Image de soi dans le discours. La construction de l’Ethos, Paris, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 9.

14 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 73.

15 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 73.

16 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 73.

17 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 73.

18 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 73.

19 Christiane Achour, Mouloud Feraoun, une voix en contrepoint, Paris, Silex, 1986, p. 65.

20 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 31.

21 Christiane Achour, Mouloud Feraoun, une voix en contrepoint, p. 27.

22 Henri Bosco, Des sables à la mer [1948], Paris, Gallimard, 1950, p. 24. Cette citation est tirée de la deuxième édition Des sables à la mer [1950] et qui est absente de la première édition [1948], dans le chapitre « Un guide pour celui qui sait ».

23 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 89.

24 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 90.

25 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 115.

26 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 113.

27 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 114.

28 Beaucoup de dessins de l’écrivain Henri Bosco sont conservés au fond patrimonial Henri Bosco, Université Côte d’Azur. Nous avons également trouvé un dessin de Madame Madeleine Bosco. Une photographie d’Henri Bosco a été prise à Lourmarin, à côté d’un des dessins de Madame Bosco. Elle a été prise par le journaliste R.-C. Pascal, pseudonyme de Robert Ytier, auteur du livre Henri Bosco ou l’amour de la vie (1974).

29 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 120.

30 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 162.

31 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 147.

32 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 181.

33 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 180.

34 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 180.

35 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 129.

36 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 129.

37 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 130.

38 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 130.

39 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 130.

40 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 130.

41 Marie-Hélène Chèze, Mouloud Feraoun, la voix et le silence, Paris, Le Seuil, 1982, p. 132.

42 Marie-Hélène Chèze, Mouloud Feraoun, la voix et le silence, p. 132.

43 Mouloud Feraoun, Jours de Kabylie, p. 136.

44 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 171. Nous soulignons.

45 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 171.

46 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 195.

47 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 174.

48 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 59.

49 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 60.

50 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 59.

51 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 59.

52 Henri Bosco, Des sables à la mer, p. 61.

53 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988, p. 9.

Bibliographie

Corpus

BOSCO Henri, Des sables à la mer, [1948], Paris, Gallimard, 1950.

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Études

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Pour citer cet article

Toufik Hadji, « L’Afrique du Nord face au miroir et à la mémoire : un espace de réappropriation dans Jours de Kabylie de Mouloud Feraoun et Des sables à la mer d’Henri Bosco », paru dans Loxias-Colloques, 19. Autour d’Henri Bosco : voyageurs et expatriés en Afrique du nord. Textes et images, L’Afrique du Nord face au miroir et à la mémoire : un espace de réappropriation dans Jours de Kabylie de Mouloud Feraoun et Des sables à la mer d’Henri Bosco, mis en ligne le 11 juin 2022, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1880.

Auteurs

Toufik Hadji

Toufik Hadji est doctorant en littérature comparée, sous la direction d’Odile Gannier, Université Côte d’Azur, CTEL.