Loxias-Colloques |  19. Autour d’Henri Bosco : voyageurs et expatriés en Afrique du nord. Textes et images 

Irene Stütz  : 

La représentation de l’espace « oriental » dans les textes d’Isabelle Eberhardt

Résumé

Dans cet article, nous examinons la représentation de l’espace oriental dans les nouvelles de l’écrivaine russo-suisse, Isabelle Eberhardt (1877-1904). Eberhardt a été fortement influencée par la littérature orientaliste de l’époque et avec son œuvre, elle s’inscrit dans la même tradition. Fine observatrice de son environnement, Eberhardt convainc ses lecteurs avec un style pictural, chargé d’émotions et d’exotisme. Les sujets de ses nouvelles tournent autour des rencontres interculturelles dans une Algérie coloniale, des voyages et de l’amour pour cet Orient idéalisé dans les textes. Cet article s’intéresse aux images et aux mécanismes utilisés pour la création de l’espace oriental dans les textes.

Abstract

This article examines the representation of the oriental space in the short stories of the Swiss and Russian writer and traveller Isabelle Eberhardt (1877-1904). Eberhardt was strongly influenced by orientalist literature and inserts her writing in the same tradition. As a fine observer of her environment, Eberhardt convinces her readers with a pictorial style, full of emotion and exoticism. The topics of her short stories revolve around intercultural encounters in a colonial Algeria, travelling and the love for this idealized Orient. The following article examines which recurrent images and mechanisms are used in the text in order to create the oriental space.

Index

Mots-clés : Algérie , frontières, littérature de voyage, orientalisme, voyage en orient

Plan

Texte intégral

Isabelle Eberhardt : une vie de nomade

Issue de l’aristocratie russe, l’écrivaine Isabelle Eberhardt (1877-1904) est née à Genève où elle a reçu une éducation libérale et athée. Bilingue en russe et français, elle apprend l’allemand, le latin, l’arabe, l’italien et l’anglais comme langues étrangères1 et s’intéresse depuis son enfance à la culture et la religion des pays arabophones. Dans sa courte vie, elle publia, souvent sous des pseudonymes, des articles, des récits de voyage et des nouvelles, inspirés de ses séjours au Maghreb. Elle a vécu en Algérie pendant plusieurs années, se déguisant en homme sous le nom de Mahmoud Saadi pour se déplacer plus librement et elle s’est convertie à l’islam. Son goût pour les voyages et les aventures et l’excentricité de son caractère font d’elle un personnage hors du commun et lui assurent une place parmi les intellectuels de l’époque : Abu Naddara, son correspondant et mentor qui l’instruit à l’Islam, Lydia Pachkov, une écrivaine-voyageuse russe, son ami fidèle et éditeur Victor Barrucand, l’écrivain Robert Randau, mais aussi le peintre Maxime Noiré, les poètes Georges Tis et Marius et Ary Leblond2.

C’est seulement après sa mort – qu’elle trouve dans une inondation en plein milieu du désert à Aïn Sefra en 1904 – que des différents éditeurs, au premier rang desquels Victor Barrucand, publient des recueils de textes comme par exemple Dans l’Ombre chaude de l’Islam (1906), Notes de route (1908) et Mes Journaliers (1923). Avec son écriture, Eberhardt s’inscrit dans la tradition littéraire de l’orientalisme et suit ainsi les traces de son idole Pierre Loti (1850-1923). Ses textes témoignent d’une quête d’aventure et d’une attirance pour l’altérité, qui s’exprime dans la description d’un décor colonial au Maghreb avec un point de vue occidental, souvent idéalisé, de l’Orient. Un état d’âme, tantôt rêveur et nostalgique, tantôt décidé et aventureux, influe sur la perception et la description de l’espace oriental. Néanmoins, son point de vue inclut aussi une dimension critique qui questionne et dénonce les pratiques coloniales. Les protagonistes des nouvelles ont souvent des existences marginalisées et jouissent d’une liberté absolue dans leur déracinement : des vagabonds, des légionnaires, des prostituées et des « heimatlos3 ».

Les textes traités se composent de trois nouvelles, parues dans les Œuvres complètes II (1990) sous l’édition de Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu4, dans lesquelles la représentation de l’espace oriental assure l’ancrage du récit. Dans cet article, nous allons analyser la construction de cet espace. Comment le narrateur fait-il comprendre que l’histoire se passe en Orient ? Comment et à travers de quels éléments, images et mécanismes cet Orient est-il caractérisé et créé dans le texte ?

Avant de commencer avec l’analyse des textes, il convient d’expliquer le concept de l’« Orient » et de prendre en compte sa problématique. Dans son œuvre Orientalism (publié en 1978), Edward Said aborde la construction discursive de l’Orient par les Européens et sa dimension géographique, culturelle et morale. Said plaide pour une utilisation du terme « orientalisme » en parlant de ce genre littéraire marqué par des écrivains tels que Victor Hugo, Gérard de Nerval et Gustave Flaubert. Néanmoins, Said insiste sur le fait que l’Orient est un mythe qui a été créé et transmis par des Européens à travers des décennies dans des textes et qui a été instrumentalisé politiquement5.

Les textes d’Isabelle Eberhardt confirment les théories de Said en ce sens qu’il s’agit d’une écrivaine-voyageuse européenne dans un contexte colonial qui décrit, explique et donc crée l’Orient dans son écriture afin de le rendre accessible à ses lecteurs. Suivant la ligne de pensée de Said, cet article s’intéresse à la création de l’Orient dans les textes d’Eberhardt, surtout à l’espace oriental représenté par l’environnement et le paysage. Outre des descriptions des personnages, relations et sociétés orientaux, l’espace joue un rôle important dans les textes d’Eberhardt et il est caractérisé à travers des mécanismes et des images spécifiques dans les textes. Selon Jean-Marc Moura, l’image littéraire est un ensemble d’idées sur l’étranger qui peut rester empreint dans un texte. Le stéréotype en tant qu’exemple emblématique d’une culture implique plusieurs significations idéologiques6. Les images utilisées pour décrire l’étranger dépassent souvent le champ littéraire et prennent une dimension anthropologique et historique7.

Eberhardt utilise des images récurrentes pour représenter l’espace oriental. Dans un environnement urbain, il s’agit des bâtiments, comme par exemple une mosquée ou des ruelles étroites et ombragées. Cependant, le point de référence peut aussi être la nature à la campagne, donc le paysage, la faune et flore spécifiques. Dans les deux cas, cadre urbain et cadre rural, très souvent, ce sont des facteurs climatiques qui marquent l’environnement et soulignent le caractère du sud ; le soleil, la chaleur, mais aussi la luminosité et les couleurs.

En ville

Le premier texte traité, « La Zaouïa », implique des exemples significatifs de la représentation du cadre urbain. Cette nouvelle raconte une journée normale dans la vie de la protagoniste qui, déguisée en homme, participe aux prières dans une communauté musulmane. Elle choisit le déguisement afin de se déplacer librement à Alger et elle occupe son temps avec des promenades en ville, des discussions avec ses amis et la participation aux prières de l’islam. Un symbole récurrent qui caractérise l’espace oriental dans les textes d’Eberhardt, est le centre religieux des musulmans, donc la mosquée et son minaret – ou ici, la zaouïa, un établissement religieux et siège d’une confrérie. Il s’agit à la fois d’un lieu sacré et d’un bâtiment imposant ; parfois il est visible de très loin et la première chose que l’on voit d’une ville à l’horizon quand on s’approche, comme c’est le cas de la tour du minaret. Dans l’ombre d’une mosquée ou d’une zaouïa, la protagoniste n’est pas seulement protégée de la chaleur et du soleil, mais en sécurité émotionnelle et spirituelle.

À l’ombre antique de cette mosquée sainte de l’islam, des émotions ineffables au son de la voix haute et forte de l’imam psalmodiant ces vieilles paroles de la foi musulmane en cette belle langue arabe, sonore et virile, musicale et puissante comme le vent du désert où elle est née, d’où elle est venue, sous l’impulsion d’une seule volonté humaine, conquérir la moitié de l’Univers8.

Ce furent des heures bienheureuses, des heures de contemplation et de paix, de renouveau de tout mon être, d’extase et d’ivresse que celles que je passais assise [...], sur cette marche de pierre à l’ombre fraîche de cette belle zaouïa tranquille9.

Ces deux extraits de texte de la nouvelle « La Zaouïa » expriment des fortes émotions de la protagoniste quand elle s’approche de la mosquée et les sentiments se renforcent quand elle entre dans le bâtiment. La protagoniste expérimente l’altérité en plongeant dans un environnement marqué par des éléments orientaux ; la mosquée, la prière de l’islam, l’arabe, le désert ; et à travers son expérience spirituelle. Avec leurs connotations positives, les adjectifs qui caractérisent la langue arabe font preuve de subjectivité et d’idéalisation : « belle », « sonore », « musicale », « virile », « puissante », « forte ». En outre, les termes « antique » et « vieille » soulignent l’historicité de l’islam et de la mosquée. La participation à la prière signifie pour la protagoniste d’appartenir à l’ancienne tradition de l’islam qui, pour elle, gagne de l’autorité grâce à sa longue histoire. Ainsi, elle s’insère dans une entité majeure et expérimente une prise en charge par une force divine. La zaouïa en tant qu’édifice sacré marque l’espace oriental et provoque des sentiments liés à l’état spirituel du personnage principal ; de l’admiration, du respect et une sorte de prosternation.

Une cathédrale européenne, lieu sacré, elle aussi, n’inspire pas ce même sentiment et n’arrive pas à combler le protagoniste de la deuxième nouvelle, « Nostalgies » :

Maintenant, sur le quai de Marseille, à l’ombre de la grande cathédrale qui ne jetait en lui aucune douceur d’espérance, l’aurore aussi n’était belle que d’un autre jour10.

Cette nouvelle aborde ce phénomène qui consiste à rêver d’un ailleurs, d’un temps et d’un endroit perdus. Eberhardt décrit dans ce texte comment l’homme a tendance à idéaliser le passé et comment des endroits que l’on doit quitter deviennent d’autant plus attirants et charmants. Le protagoniste est assis devant la cathédrale de Marseille, témoin d’une époque d’expansion et d’essor économique de la France. Elle peut être interprétée comme symbole du colonialisme à cause de sa construction au milieu du XIXe siècle – en même temps que la colonisation française de l’Algérie. Avec ses clochers et ses coupoles, l’architecture de ce bâtiment combine des éléments occidentaux et orientaux. Néanmoins, le protagoniste de la nouvelle ne ressent rien de consolant ou de familier à côté de la cathédrale. Ses éléments occidentaux sont accentués avec une connotation négative qui évoquent de l’antipathie et du rejet. L’atmosphère du matin projette la pensée du protagoniste dans des jours déjà passés, plus heureux, avec une luminosité semblable et agréable, ailleurs en Orient. Le protagoniste se perd dans ses imaginations et souvenirs. Il est incapable de vivre dans le moment et d’apercevoir la beauté du présent.

Dans la troisième nouvelle, « M’Tourni », la première impression de l’Orient est construite avec des mécanismes similaires à ceux que Said aborde dans son ouvrage. La différence des natifs est décrite en contraste avec la culture d’origine du protagoniste, de manière obstinément dévalorisante. Les indigènes sont caractérisés comme primitifs, lents, mélancoliques et simples. Pour Said, ce dénigrement continuel exprime la relation inégale entre la société orientale et européenne dans le contexte colonial, où le côté européen représente toujours une forme de force, autorité et supériorité11.

« M’Tourni » raconte l’histoire d’une assimilation réussie. Le protagoniste, Roberto Fraugi, grandit dans une pauvre famille dans les montagnes piémontaises. Il apprend l’artisanat du maçon et décide d’aller en Afrique pour gagner sa vie. D’abord, il se sent déraciné et étranger, mais peu à peu, il s’adapte à son nouvel environnement et finalement, il va rester en Algérie, se convertissant à l’islam et se mariant avec la sœur de son ami. Grâce à son métier, Fraugi est sensible à l’architecture et perçoit son nouvel environnement tout d’abord à travers les bâtiments dans un village saharien :

Ils franchirent l’oued, dans son lit profond. Le jour naissant irisait les vieilles maisons en toub, les koubba sahariennes, aux formes étranges12.

L’intégration de termes arabes comme oued pour vallée, toub pour argile séchée et koubba pour édicule, souligne la différence des bâtiments sahariens en ce qui concerne leur architecture et les matériaux de construction, et l’incapacité de saisir ce nouvel environnement avec sa langue maternelle. Le fait de ne pas franciser ces termes évoque aussi un processus d’assimilation en cours.

Étant maçon, Fraugi contribue à la rénovation et à la construction des bâtiments dans le village et gagne ainsi sa place et sa reconnaissance parmi les habitants du village. D’abord, il s’occupe de la résidence du caid, le chef du village. Une fois qu’il a fini, on lui propose de rester. Et Fraugi reste.

À la campagne

Le protagoniste de « M’Tourni » est donc confronté à une nouvelle architecture mais aussi à une végétation particulière. Il est entouré « des silhouettes de jeunes palmiers13 » et « quelques figuiers rabougris14 ». Il s’agit de plantes exotiques du sud qui marquent l’espace oriental. Cette flore orientale héberge aussi une faune particulière qui trouve son expression acoustiquement.

Au loin dans la campagne, les cigales chantaient, et leur crépitement immense emplissait le silence à peine troublé, en ville, par le glou-glou mystérieux des crapauds tapis dans les séguia chaudes15.

Fraugi entend la nature s’exprimer à travers des animaux typiques des régions méditerranéens. Dans la nouvelle, on lit aussi des scorpions16 et du « rauquement sauvage des chameaux17 ». L’imagologie littéraire se dédie à l’analyse des images de l’étranger dans la littérature et explique que chaque image repose sur une triple signification : i) l’image de l’étranger, ii) l’image d’une nation/société/culture et iii) l’image de l’auteur et son sentiment18. Ici, l’image de l’étranger est représentée par des plantes et des animaux comme le palmier, le scorpion et le chameau. Il s’agit d’éléments qualifiés comme orientaux que l’on ne trouve pas dans le pays d’origine du protagoniste. L’image de la société orientale est marquée par le silence et la paix à la campagne, des qualités qui se reflètent aussi dans le caractère des personnes orientaux, décrits comme peu loquaces et pacifiques. Le protagoniste Fraugi va trouver sa place parmi ce peuple où il se sentira à l’aise, tranquille et accepté. Malgré l’altérité quelque peu intimidante de l’étranger qui est problématisée au début de la nouvelle, le protagoniste surmonte le choc culturel et choisit de rester en Orient car il s’y habitue et il s’y plaît. Dans l’ensemble, « M’Tourni » ne renforce pas les mécanismes de dénigrement de l’Orient dont parle Said, même si la nouvelle se sert des exotismes.

De même, les souvenirs évoqués dans « Nostalgies » – « souvenirs de la terre d’Afrique19 » – transmettent une quantité d’exotisme et ont un lien direct avec la nature. Nous pouvons lire que « [l]es grands eucalyptus, roussis par les vents d’automne, se balançaient doucement dans la fraîcheur matinale20 » et des « dattiers ombreux et légers d’El-Moggar, l’oasis21 ». La végétation de l’oasis se compose des plantes à fruits ce qui évoque l’image paradisiaque d’un jardin d’Eden biblique où l’individu ne manque de rien. Ce scénario implique de l’ombre rafraîchissante, de l’eau et de la nourriture suffisante et alterne avec le paysage pauvre du désert, caractérisé par des minéraux, des cristaux, des couleurs rougeâtres et blanches et le noir des arbres desséchés.

[A]ucun vestige de vie n’y apparaissait, rien, sauf la mystérieuse végétation minérale des cristaux […]. Sur le fond gris rougeâtre du chott d’une platitude absolue, seules des efflorescences laiteuses de sel cristallisé se montraient […] Là, sur le sable tout blanc, d’une finesse presque impalpable, des arbustes rabougris, comme rampants, sèment une étrange glanure de rameaux morts, d’un noir d’ébène22.

Le paysage désertique est décrit de façon sombre, mélancolique mais en même temps, avec une fascination par cette morbidité. L’utilisation des termes tels que « mystérieuse », « finesse » et « étrange » suggère une attirance et une envie de découvrir le secret du Sahara. Le désert sert d’espace de projection pour les souhaits et les angoisses du narrateur. Il représente un point mort qui est en même temps la fin et un nouveau début. Face au désert, le protagoniste peut se réinventer, affirmer une nouvelle identité et adapter un nouveau mode de vie.

La luminosité et les couleurs

Étroitement lié avec ce paysage oriental est son climat marqué par la chaleur et l’omniprésence du soleil. Eberhardt fait preuve d’une sensibilité à la luminosité et d’une perception précise des couleurs. Le rôle important des couleurs se manifeste aussi de façon métaphorique comme le montre ce passage de texte, au début de « Nostalgies » : « Il y a de grandes nuances dans le ciel de la durée : le Passé est rose, le Présent gris, l’Avenir bleu23. » Le rose du passé représente les doux souvenirs, souvent idéalisés, le gris du présent montre l’incapacité de vivre le présent et de bien en profiter, le bleu de l’avenir renvoie à l’espoir et l’optimisme face à une page non encore écrit dans le livre de la vie.

Le soleil plonge le paysage dans une luminosité particulière dont les nuances varient, selon l’horaire de la journée. « Nostalgies » compte cinq pages et six évocations du soleil. Dans « La Zaouïa », le soleil est évoqué à plusieurs reprises, comme un compagnon lumineux et consolant pendant la journée. La nouvelle compte quatre pages et cinq évocations du soleil.

Le soleil éclairait en plein la place coquette et les arbres du jardin Marengo. Le ciel était toujours d’une pureté immatérielle, d’une transparence de rêve. \ La mer scintillait à la lumière, opaline et claire, encore rosée des reflets du ciel matinal. [...] Je me reposais à cette heure douce et étonnamment joyeuse. Mon âme semblait flotter dans le vide charmeur de ce ciel inondé de lumière et de vie24.

Derrière le cap Rosa, le soleil se levait, inondant tout le beau golfe de lueurs sanglantes et dorées. […] Autour de lui, l’immensité moutonnante des grandes dunes de l’Ouady-Souf, les mêmes dos de bêtes monstrueuses, d’un beige décoloré par trop de lumière à l’infini […]. Dans le ciel sans un nuage, d’une infinie transparence azurée […]. Au milieu d’une plaine immense, d’un blanc qui passait au mauve, une grande ville blanche se dressait parmi les végétations obscures des jardins25.

Souvent, en préambule ou avant d’introduire des personnages dans la scène, Isabelle Eberhardt décrit en détail l’environnement et l’atmosphère qui entourent les événements, ce qui permet aux lecteurs de plonger dans ce décor oriental fascinant. Comme nous avons pu l’observer, elle aborde minutieusement des couleurs et des paysages spécifiques, des nuances de lumière et des ambiances. Eberhardt fait preuve d’une imagination picturale et avec ses mots elle dessine devant nos yeux le tableau oriental qui sert de cadre pour ses récits. Comment ne pas penser, en la lisant, à des peintures telles que Maxime Noiré les a créées.

Le paysage oriental d’Eberhardt est marqué par les couleurs et les contrastes. Les couleurs qui dominent sont le rouge, rougeâtre, beige, rose, jaune et blanc. Il s’agit des couleurs chaudes et claires devant un fond d’un bleu intense, le ciel, ou bien un bleu foncé et azuré, la mer. Le soleil souligne l’intensité de ces couleurs et leur brillance. Le texte reproduit de cette manière une image stéréotypée d’un Orient coloré, ensoleillé et brillant. L’image créée par le texte joue un rôle primordial dans les nouvelles d’Eberhardt et caractérise manifestement la construction de l’espace oriental.

Le contraste avec l’Occident

Comme l’on a vu avec l’exemple de la mosquée et de la cathédrale, souvent, dans les textes d’Eberhardt, l’espace oriental est caractérisé en contraste avec l’Occident. Moura explique que l’étranger marque la frontière d’une société et se définit par exclusion donc par ce qui lui est inconnu et par ce qui lui est fondamentalement propre26.

En soulignant le froid et la désolation de l’état actuel en France, les souvenirs de l’Algérie chaleureuse et réconfortante deviennent plus impressionnants. Les exemples suivants sont tirés de « Nostalgies » :

Le présent

Le souvenir

[P]ar un soir triste, la pluie battait furieusement les vitres de sa fenêtre27

[L]e soleil paisible se levait au-dessus de la plaine morte [...] Quelle paix radieuse et souriante28 !

Une rafale glacée vint secouer le châssis et les vitres de sa fenêtre de Marseille29.

Devant ses yeux émerveillés, il vit passer alors un spectacle unique, inoubliable, une vision du vieil Orient fabuleux30.

La nuit froide et obscure était descendue sur cette ville, où il se sentait plus seul et plus étranger31.

Le lendemain, il partait enfiévré, ardent de voir et de sentir, pour une autre région de cette Afrique qui l’attirait invinciblement32.

La fenêtre est un thème typique qui représente la frontière33. Elle sépare l’extérieur de l’intérieur, ici la tempête hivernale à Marseille du souvenir chaleureux de l’Algérie construit à l’intérieur. Visiblement, le protagoniste lie avec son état présent des sentiments négatifs d’étrangeté, de solitude, de tristesse, de désolation. Par contre, dans son souvenir, il se construit une merveilleuse utopie orientale pour se consoler. Le protagoniste s’enfuit dans la fiction car la réalité lui est insupportable. Même s’il ne peut pas se rendre ailleurs physiquement, il voyage mentalement pour se réconforter. Son souvenir idéalise une image stéréotypée de l’espace oriental qui est chaud, lumineux, paisible et attrayant. Dans cet exemple, on remarque une forte subjectivité qui lie le narrateur émotivement au pays oriental. Selon Moura, l’imagologie saisit ce phénomène de subjectivité qui se passe dans le texte :

L’imagologie, elle, refuse de tenir l’image littéraire pour la mise en présence d’un étranger préexistant au texte ou pour un double de la réalité étrangère. Elle la considère plutôt comme l’indice d’un fantasme, d’une idéologie, d’une utopie propres à une conscience rêvant l’altérité [...]34.

Dans d’autres circonstances, Marseille, cette métropole de la Méditerranée, pourrait être considérée comme un endroit de liaison et de mixité avec son port important, des navires qui partent et viennent et tous ses éléments méditerranéens qui le caractérisent. Néanmoins, dans la nouvelle « Nostalgies », Marseille est clairement définie comme une ville européenne, occidentale, qui contraste avec l’espace oriental imaginé par le protagoniste. L’ambiance hivernale à Marseille est décrite comme froide, humide et inhospitalière.

Dans la nouvelle « M’Tourni », l’Algérie est représentée en contraste avec le pays d’origine du protagoniste, l’Italie. Le protagoniste, en provenance du Piémont, se retrouve en plein milieu d’un décor africain stéréotype.

M’Tourni : Italie

Algérie

Une masure en pierres disjointes, un champ maigre et caillouteux dans l’âpre montagne piémontaise35

Là-bas, en Afrique [...] Sur la terre ardente, aux grand horizons mornes36

[L]es bois obscurs où poussent les fougères gracieuses au bord des torrents37

Des silhouettes de jeunes palmiers38

Quelques figuiers rabougris poussaient dans le bas-fond, autour d’une fontaine tiède dont l’eau saumâtre s’écoulait dans la séguia où s’amassaient le sel rougeâtre et le salpêtre blanc en amas capricieux39.

Nous pouvons observer que dans le texte, la végétation et la qualité d’eau sont utilisés pour distinguer un pays de l’autre. Du côté de la forêt italienne, nous trouvons une abondance de plantes pendant qu’en Algérie, la végétation est moins verte et moins dense. La description du bois en Italie transmet l’image d’un paysage sombre et serré qui limite le champ de vue et concurrence avec les horizons larges dans les plaines d’Algérie et leurs couleurs claires. La montagne piémontaise dispose des sources d’eau claire et fraîche qui jaillit abondamment dans la nature tandis que le manque d’eau sur le sol africain mène à la construction des « séguia » (canal d’irrigation) où coule de l’eau tiède et saumâtre.

Conclusion

Cet article s’est focalisé sur la question de la construction de l’Orient, plus précisément, de l’espace oriental dans les textes d’Eberhardt à l’exemple de trois nouvelles dans lesquelles sont à l’œuvre les mécanismes de la construction de l’espace oriental. Les éléments utilisés par Eberhardt sont récurrents et les images évoquées stéréotypées : en ville, ce sont des bâtiments typiques, souvent de fonction religieuse ; à la campagne, c’est la végétation, des plantes spécifiques du sud qui nécessitent beaucoup de soleil et chaleur. La description détaillée du soleil, des couleurs chaudes et de leur brillance joue également un rôle important dans les récits. Nous sommes confrontés à une écriture picturale, très proche de l’image qui laisse une grande place à la description de l’environnement.

De plus, il est frappant que dans les exemples cités, la caractérisation de l’espace oriental fonctionne par exclusion : l’espace oriental est ce que l’espace occidental n’est pas. La représentation de l’Orient dans le texte est impensable sans la dimension de l’Occident. L’écrivain voyageur a intégré des critères occidentaux qu’il utilise pour mesurer les nouveaux éléments d’un environnement différent. Quand on prend en compte le public auquel Eberhardt s’adresse, un public européen, intéressé par les voyages en Orient, l’écrivaine ne déçoit pas les attentes : elle fournit l’image typique d’un Orient idéalisé et exotique, plein de couleurs, de lumière et de brillance, un Orient qui fait rêver.

Notes de bas de page numériques

1 Annette Kobak, Isabelle. The life of Isabelle Eberhardt, New York, Alfred A. Knopf, 1989, p. 26.

2 Edmonde Charles-Roux, Nomade j’étais. Les années africaines d’Isabelle Eberhardt, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 1995, p. 443.

3 Littéralement, le terme allemand « heimatlos » signifie sans-abri ou sans foyer. Eberhardt utilise ce concept pour exprimer un sentiment singulier de déracinement, souvent en lien avec des légionnaires.

4 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II. Écrits sur le sable. Nouvelles et roman. Édition établie, annotée et présentée par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu, Paris, Bernard Grasset, 1990.

5 Edward Said, Orientalism [1978], London, Penguin, 2003, p. 53.

6 Jean-Marc Moura, « L’imagologie littéraire, essai de mise au point historique et critique », Revue de Littérature Comparée, 66/3, 1992, p. 275.

7 Jean-Marc Moura, « L’imagologie littéraire », art. cit., p. 271.

8 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 89.

9 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 91.

10 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 201.

11 Jean-Marc Moura, « L’imagologie littéraire », art. cit., p. 40.

12 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 343.

13 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 343.

14 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 344.

15 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 343.

16 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 343.

17 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 344.

18 Jean-Marc Moura, « L’imagologie littéraire », éd. cit., p. 278.

19 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 200.

20 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 201.

21 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 201.

22 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 202.

23 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 200.

24 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 91.

25 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., pp. 201-203.

26 Jean-Marc Moura, « L’imagologie littéraire », éd. cit., p. 271.

27 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 202.

28 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 202.

29 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 204.

30 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 202.

31 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 204.

32 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 205.

33 Johan Schimanski, « Reading Gender in Border-crossing Narratives », in Aaron Jane, Altink Henrice et Weedon Chris (dir.), Gendering Border Studies, Cardiff, University of Wales Press, 2010, p. 107.

34 Jean-Marc Moura, « L’imagologie littéraire », éd. cit., p. 275.

35 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 342.

36 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 342.

37 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 342.

38 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 343.

39 Isabelle Eberhardt, Œuvres complètes II, éd. cit., p. 344.

Bibliographie

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Schimanski Johan, « Reading Gender in Border-crossing Narratives », in Aaron Jane, Altink Henrice et Weedon Chris (dir.), Gendering Border Studies, Cardiff, University of Wales Press, 2010, pp. 105-126.

Pour citer cet article

Irene Stütz, « La représentation de l’espace « oriental » dans les textes d’Isabelle Eberhardt », paru dans Loxias-Colloques, 19. Autour d’Henri Bosco : voyageurs et expatriés en Afrique du nord. Textes et images, La représentation de l’espace « oriental » dans les textes d’Isabelle Eberhardt, mis en ligne le 11 juin 2022, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1864.

Auteurs

Irene Stütz

Irene Stütz est Professeure Agrégée d’allemand ; sa thèse de doctorat en cours porte sur les transgressions de frontières spatiales, religieuses et du genre dans les textes de l’écrivaine-voyageuse Isabelle Eberhardt. Elle est encadrée par le Professeur Daniel Winkler à l’Université de Vienne (Autriche) où elle a fait aussi ses études de français et allemand et obtenu son grade de Magister.