Loxias-Colloques |  19. Autour d’Henri Bosco : voyageurs et expatriés en Afrique du nord. Textes et images 

Alain Tassel  : 

Configurations d’Alger ou Alger entre songe et mémoire dans Sites et Mirages d’Henri Bosco

Résumé

D’abord intitulé Alger, cette ville fabuleuse, le récit de voyage d’Henri Bosco, Sites et mirages (1951), centré sur la ville d’Alger, relève de l’intermédialité, d’une sorte de fraternité entre les arts, entre peinture, littérature et musique. Nourri par des souvenirs de famille, par la légende du corsaire Thomas Bosco, par des séjours de l’écrivain à Alger, le texte de Bosco dialogue avec les illustrations du peintre Albert Marquet comme avec des références intertextuelles dues à d’autres voyageurs qui donnent lieu à des commentaires. Alger est ainsi appréhendée à travers un faisceau de perspectives. Sites et mirages se donne à lire comme un hymne à la Méditerranée et à la ville d’Alger. Tel un peintre coloriste, Bosco restitue les métamorphoses du paysage algérois sous l’effet de la lumière ou de la pluie. Il porte un regard avisé et critique sur d’autres évocations du pays algérois dus à Regnard, à Alphonse Daudet ou à Hippolyte Blancardin. Attentif au danger que représente l’islamisme, Bosco a su proposer une vision équilibrée de la population algéroise. Sites et mirages se présente comme une passionnante arborescence d’échanges et d’interconnexions entre la peinture et la littérature.

Abstract

Originally entitled Alger, cette ville fabuleuse, Henri Bosco’s travelogue Sites et Mirages (1951), centered on the city of Algiers, is a work of intermediality, a kind of fraternity between painting, literature and music. Nourished by family memories, by the legend of the privateer Thomas Bosco, by the writer’s stays in Algiers, Bosco’s text dialogues with the illustrations of the painter Albert Marquet as well as with intertextual references due to other travellers who give rise to comments. Algiers is thus apprenhended through a range of perspectives. Sites et Mirages can be read as an hymn to the Mediterranean and to the city of Algiers. Like a colourist painter, Bosco renders the metamorphoses of the Algerian landscape under the effect of light and rain. He takes an informed and critical look at other evocations of the Algerian country by Jean-François Regnard, Alphonse Daudet or Hippolyte Blancardin. Attentive to the danger posed by Islamism, Bosco was able to offer a balanced vision of the Algerian population. Sites et Mirages presents itself as a fascinating tree of exchanges and interconnections between painting and literature.

Index

Mots-clés : Albert Marquet , Bosco, interconnexions, intermédialité, récit de voyage, Sites et Mirages

Géographique : Algérie

Chronologique : XXe siècle

Texte intégral

Au milieu des années 1940, le peintre Albert Marquet, célèbre paysagiste épris d’Alger où il prit régulièrement ses quartiers d’hiver pendant une vingtaine d’année, demanda à Henri Bosco d’écrire des textes susceptibles d’illustrer ses paysages algérois. Trois ans après la mort du peintre parut aux éditions de la Cigogne, à Casablanca, Alger, cette ville fabuleuse, un somptueux ouvrage pour bibliophile imprimé à 250 exemplaires réunissant des textes de Bosco sertis de 47 illustrations dues à Albert Marquet, en l’occurrence des aquarelles et des dessins gravés sur bois. Et c’est un peu plus d’un an plus tard, en mai 1951, que ce récit de voyage, intitulé Sites et Mirages, fut publié dans la collection blanche de Gallimard, sans les illustrations.

Dans un « Avertissement », Bosco relie la rédaction de cet ouvrage à l’amitié qu’il éprouve pour Alger et aux pouvoirs d’une mémoire dont il s’emploie à dessiner les contours. Il privilégie en effet la mémoire sensorielle, celle qui s’appuie sur « les couleurs, les traits, les sons [et] les parfums1 » et met en lumière son hétérogénéité, fondée sur l’alliance de l’observation et de la reconstruction mentale, du témoignage et du songe : « La mémoire a ses secrets. Le réel et l’imaginaire s’y confondent2 » écrit-il dans ce texte liminaire. Portée par une forme de syncrétisme, cette représentation de la mémoire éclaire le titre de l’ouvrage, Sites et Mirages, en attirant notre attention sur la valeur intégrative de la conjonction de coordination. Aussi Bosco nous invite-t-il à accepter cette définition élargie de la mémoire, à accueillir avec autant de bienveillance les témoignages que les rêveries : « Pour me comprendre, en me lisant, lecteur, tu useras de tes propres sortilèges3 ».

Ce récit de voyage comprend quatre inégales parties. La première, intitulée « Alger », inscrit cette ville dans l’histoire familiale par le biais d’une chanson interprétée à la guitare par le père de l’écrivain, Louis Bosco, luthier et chanteur d’opéra. Cette chanson relate succinctement « une légende (ou une histoire) de famille4 ». L’hésitation sur le statut de cet épisode est éphémère : le texte tend à accréditer les aventures de Thomas Bosco, l’arrière-grand-oncle, un marin qui aurait affronté les Turcs en Méditerranée et aurait capturé « un grand corsaire d’Alger5 ». La ville d’Alger a dès lors partie liée avec le roman familial de l’écrivain : « Et c’est ainsi qu’Alger, lorsque j’avais six ans, est entrée dans ma vie. Une sorte d’entrée en famille, ingénue et épique, fabuleuse et bon enfant6 ». La deuxième partie, « Journal », réunit des notes prises lors de deux séjours effectués à Alger dans les années vingt et dans les années quarante. En recourant à cette écriture fragmentée, discontinue, Bosco renoue avec l’une de ses dilections. Son intérêt pour l’écriture diaristique parcourt toute son œuvre, que l’on songe au Diaire, encore inédit ou aux journaux insérés dans des romans, tel le « Journal de Monsieur Cyprien » dans L’Âne Culotte. La troisième partie, dénommée « L’été », occupe la moitié de l’ouvrage. Elle réunit douze subdivisions au sein desquelles Bosco consigne des « choses vues », des témoignages et des souvenirs de lecture. Elle se signale par la transposition au sein du récit viatique d’une variété de mise en abyme appelée « le théâtre dans le théâtre » : le narrateur de ce récit de voyage cite et commente des fragments de récit de voyage centrés sur Alger. La dernière partie abrite les vingt-deux couplets de la « chanson du corsaire Thomas » et la partition de la musique. Ce volume s’ouvre et se clôt sur la figure de cet arrière-grand-oncle. Ce retour crée un effet de boucle, en dessinant un arrière-plan historique, celui de l’Algérie ottomane, de la course conduite par les Barbaresques sur le commerce maritime, en Méditerranée occidentale.

Dans Sites et mirages, ce qui frappe le lecteur c’est tantôt le relais, tantôt l’entrecroisement des perspectives et des voix, en somme la subtilité de l’écriture polyphonique. Ce livre présente des convergences avec l’écriture d’un concerto : le texte précède, accompagne ou s’inscrit en contrepoint de l’illustration, comme le montrent notamment deux subdivisions intitulées respectivement « Croquis » et « Toitures » : dans cette dernière unité, Bosco, qui « déteste les toits rouges » reconnaît néanmoins le « pouvoir explosif de la couleur rouge7 », devenue « couleur mentale8 » sur les toitures algéroises peintes par Albert Marquet dans ses aquarelles. Alger est ainsi appréhendée à travers un faisceau de perspectives : les fragments d’une histoire familiale en partie romancée croisent d’une part les observations effectuées par Bosco lors de ses deux séjours, et, d’autre part les témoignages de visiteurs ou de résidents installés en Algérie depuis de longues années Ces différents éclairages sont complétés, au cœur de l’ouvrage, par des aperçus sur quelques représentations littéraires de cette ville, celle de Cervantès dans Vie d’Alger, celle de Jean-François Regnard dans La Provençale, ou encore celle de Daudet avec Tartarin de Tarascon.

On se demandera comment ces références littéraires s’articulent sur les différents regards portés sur cette ville. Comme l’a montré l’un des spécialistes de ce genre, Sarga Moussa, le récit de voyage se caractérise par un entrecroisement de discours, par une « porosité discursive9 » dont on interrogera la cohérence et la force de suggestion. Pour appréhender l’effet de surprise propre à ce récit de voyage on commencera par examiner la représentation inattendue et personnelle d’Alger qui parcourt ce livre. Puis, on mettra en évidence les relais de regard et de parole, en interrogeant les enjeux propres à l’insertion d’une altérité testimoniale et littéraire. Enfin, on appréciera l’originalité de ce texte à la lumière des différentes facettes de l’écriture viatique qui s’y déploie et des commentaires métatextuels qui les escortent.

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C’est un voyageur épris de « la Ville des villes africaines10 » qui nous invite à la découvrir en portant sur elle un regard tantôt enthousiaste, tantôt artistique.

Cette « ville fabuleuse » séduit d’abord Bosco par la beauté du site ; elle le surprend et le déconcerte également par l’intensité de sa luminosité et de sa chaleur. L’écriture de la sensation constitue l’une des lignes de force du récit viatique. L’exaltation conduit le voyageur à une déclaration en bonne et due forme : « Nous aimons ce pays d’un incurable amour, nous, en Provence…On y est même à l’occasion quelque peu Sarrasin…Témoin ce délicieux Paul Arène, Gavot, qui rêva longuement de ses ancêtres – non pas Grecs, Romains ou Ligures – mais, affirme-t-il Maures authentiques11 ». La Méditerranée relie la Provence à l’Algérie, rapproche les deux pays comme les deux peuples : « Dans ces eaux communicatives il n’est choc si léger qui ne se propage d’un bord à l’autre. C’est ainsi qu’à travers tous les abîmes circulent des ondes secrètes, glissent des courants invisibles qui nous réunissent dans les profondeurs12 ».

L’attrait que cette mer exerce sur Bosco transparaît indirectement dans l’hymne à la Méditerranée qu’entonne l’un des personnages de ce récit, l’énigmatique bouquiniste Cristobal Mouzakis-Lefort :

Tout est gloire le long de son onde nerveuse, de son écume courte, étalée aux sables immenses des Syrtes, ou étincelant sur les rocs inébranlables. Les rocs qui modèlent ses eaux, ces beaux rocs clairs ou roux, dont le conflit avec les ondes contraint leur nature mobile […] engendre ce corps souple et bleu si fécond en amours et en créatures solides13.

L’évocation de la Méditerranée revêt l’aspect d’un hymne : la veine lyrique puise sa force dans l’ampleur du rythme, dans le recours à l’anadiplose et à la métaphore féminine. Le récit viatique se présente dès lors sous la forme d’une prose poétique envoûtante portée par la récurrence du rythme binaire et des antithèses, par la reprise du mot « corps » et par la métaphore filée de la mer-femme et mère :

[…] notre mer a un vrai corps, sensuel et mouvant, fluide et dur, calme et passionné, un corps qui jouit et enfante, qui s’émeut et calcule, qui s’abandonne et ruse, un corps lucide et ambigu, simple et multiple […]14.

La sensualité de cette phrase éclaire le propos de Bosco qui file la métaphore du corps en l’appliquant à une prose rythmée dans le chapitre « Points de vue » : « La phrase, ce n’est pas une pensée abstraite, mais un corps vivant15 ».

Fille de la Méditerranée, Alger se distingue aussi par sa luminosité. La nuit, « cette ville allume sur la mer […] par milliers de lampes, les feux les plus avancés de l’Afrique, et, à l’aube, pour qui vient du large, blanchit la première16 ». Et le lecteur est invité à interroger la qualification à valeur de définition que les colons français ont attribué à cette ville : « Alger, la blanche », où l’adjectif substantif revêt a priori la valeur d’une antonomase. Or, la portée de cette périphrase donne lieu à une rectification, est éclairée et délimitée par le narrateur :

Blancheur qui frappe et tellement qu’elle a donné vie à un faux-sens, somme toute utile. N’entendons-nous pas souvent dire « La Blanche », comme si le mot qui la nomme, Alger, avait ce sens ? Erreur heureuse ! Car, c’est à sa blancheur que la ville doit, je suppose, d’avoir imprimé son image si vivement dans la mémoire de tous ceux qui, arrivant du Nord avec lenteur, l’ont vue dans le lointain. […] Vision qu’on n’oublie pas : elle émeut les plus simples17.

La mémoire sensorielle s’appuie autant sur les sensations thermiques que sur les sensations visuelles. La touffeur accablante d’Alger donne lieu à des développements suggestifs sur ses manifestations comme sur ses effets : « Un air sec et déjà intolérable : l’air matinal du Sud vers sept heures du matin. Il est acide. Il fend et resserre la pellicule desséchée des lèvres ; perfidement il irrite la gorge où éclatent des veinules frêles qui ont l’âcreté du sel ». Le malaise provoqué par cette chaleur humide est restitué avec justesse par la phrase nominale et par l’accumulation des notations : « Une peau gluante, poisseuse ; des draps imbibés de sueur ; les narines sèches ; la bouche calcinée ; une soif affolante18… ». Le paroxysme de la chaleur s’accompagne d’un glissement de la description vers une forme d’hallucination ; la chaleur est animée, dotée d’un pouvoir maléfique :

La chaleur seule règne. Elle commence avec ardeur à construire son édifice. Elle entasse des blocs de feu ; elle les durcit ; elle les cimente ; elle les enduit de lumière grasse. De minute en minute s’élève cet énorme amoncellement […]. Là-haut, l’air qui flambe n’annonce-t-il pas la fournaise immense du désert19 ?

Comme dans le roman Malicroix publié trois ans avant Sites et Mirages, la représentation des événements climatiques extrêmes est rehaussée par le déploiement d’une veine épique qui transfigure l’événement en scène dramatique.

Très sensible aux transformations du paysage sous l’effet des variations climatiques, comme les averses ou les rafales de vent, Bosco note avec une grande précision les effets de la pluie sur Alger. Tel un peintre coloriste il rend sensibles les effets de la pluie sur le littoral algérois :

Le gris de la mer, qui est lourd, épais, décourage le regard. Pourtant il repose, au lointain, contre une barre bleue, la ligne basse de la terre […] Les nuées les plus basses restent ténébreuses ; quelques-unes traînent de lourds ventres noirs, presque au ras de l’eau […], d’autres […] prennent quelques faibles couleurs au jour qui tombe. Mais « couleur » est-il bien dit ? Ne sont-ce pas de simples tendances au bleu, au gris, au rose, les plus pâles20 ?

Attentif « aux moindres modulations de la lumière21 », Bosco saisit les métamorphoses éphémères du paysage à la manière des peintres impressionnistes ; le vent fait naître « toutes sortes de mirages délicats22 » qu’il s’emploie à fixer par des images :

Ce paysage s’invente à lui-même des sites, des étendues, des horizons, au gré de ces accords fragiles entre l’onde fraîche et les souffles chauds. […] À tous moments, la mer innove et la terre imagine. […] À mesure que vers l’Ouest s’affaisse la lumière, ces masses se colorent et il en naît des îles, des péninsules et des promontoires colossaux. […] les couleurs font pivoter les formes, changent le poids d’un littoral, alourdissent une maison, allègent une plage […] tellement riche est ici la lumière en inventions, ou pour mieux dire en insaisissables sortilèges23.

Ce que nous propose Bosco, ce sont des images personnelles, singulières, inédites d’Alger, éloignées des cartes postales et des clichés pour touristes ; la vision d’un artiste sensible à l’influence magique des données climatiques sur l’espace méditerranéen, à des paysages éphémères, oniriques, qui se prêtent à une transposition picturale.

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L’une des spécificités de ce récit de voyage tient dans la diversité des approches, dans les relais de perspective et de paroles qui confèrent à ce texte l’aspect d’un feuilleté visuel et sonore.

La représentation de la vieille ville d’Alger est confiée à un « amateur de beau langage24 », le bouquiniste Cristobal Mouzakis-Lefort qui s’exprime par intermittence en pataouète, le parler populaire des Français d’Algérie. La Casbah d’Alger est dépeinte comme un quartier vétuste, misérable et délabré, propice à l’expression d’une violence sociale qui suscite la crainte :

Dans ces bâtisses entassées et qui se superposent, dans ces taudis, dans ces patios qui sentent l’urine, le musc, la cannelle, la peau de bouc, sur ces terrasses où halètent, dans la chaleur nocturne, tant d’incandescentes poitrines, imaginez ce qu’il peut fermenter de passions, chez des êtres qui, tous, ont le feu dans le sang25.

Mais lorsqu’il élargit son propos à d’autres quartiers d’Alger, c’est un regard nuancé et bienveillant que ce pied-noir porte sur le peuple algérois :

[…] je sais bien que l’on voit parfois, dans les pires quartiers, des gens simples […] Tous les petits commerces de ces rues obscures […] ce sont le plus souvent des têtes graves, des visages vénérables, soigneusement enturbannés qui les gouvernent, sagement, en gagne-petit26.

Dans la lignée de la mémoire familiale, Alger est très souvent associée dans cet ouvrage à la période de la domination ottomane, à la capture et à la détention des Chrétiens, au trafic des esclaves. Bosco mentionne sommairement la période d’emprisonnement de Miguel de Cervantes. Il accorde une place bien plus conséquente à La Provençale (1683) du dramaturge Jean-François Regnard (1655-1709). Dans ce récit, Regnard, vendu comme esclave à Alger en 1678, a transposé fictionnellement sa captivité. Au sein d’un long développement explicitement métatextuel, Bosco cite d’amples extraits de ce roman en les accompagnant de commentaires ironiques et critiques sur les situations qu’il juge invraisemblables et sur les portraits peu crédibles de ces pirates algérois « nés et situés sur la Carte du Tendre27 ». Le narrateur-critique met en évidence le travail de reconfiguration littéraire en pointant les phénomènes d’esthétisation, de théâtralisation et d’adaptation aux schémas littéraires européens. La description du palais du Dey d’Alger reproduite à la fin du chapitre intitulé « comédie italienne » est donnée à lire comme un exemple de ces mirages qui ont concouru à la construction d’une légende d’Alger. Aux yeux de Bosco, en commettant cet ouvrage, Regnard a donné dans l’artifice, « a peint son paravent28 ». Il montre que ce récit fantaisiste relève du théâtre de divertissement, plus précisément de la « Commedia dell’arte29 », et lui dénie toute dimension référentielle.

Bosco a une plume encore plus acérée pour fustiger les croquis algérois qu’Alphonse Daudet, ce « “Parisien en vacances”30 » a insérés dans Tartarin de Tarascon : « Il me reste à penser que Daudet n’a su voir – ou bien même n’a voulu voir – que la moitié à peine (et naturellement la pire) de ce que Fromentin a connu familièrement et a aimé31 ». Il oppose le témoignage avisé et pertinent de Fromentin au regard sommaire de Daudet « qui voyageait avec une collection d’images d’Épinal en tête32 ». Dans le chapitre « Témoignages » un autre intertexte est abondamment sollicité : il s’agit d’impressions de voyages rédigées en 1850 par un pharmacien, Hippolyte Blancardin, qui effectua un séjour de deux mois à Alger. Bosco s’est procuré ces notes inédites et il les cite sur une dizaine de pages. Ce témoin qui, pour Bosco, « sait voir33 », porte un jugement clairvoyant et corrosif, caustique, sur les tâches respectives des femmes et des hommes :

Chez les Arabes, c’est la femme qui travaille : elle prend soin de la maison et toute l’industrie est dans ses mains. Quand le ménage est achevé […] voilà les femmes qui s’activent à d’autres tâches : elles taillent, elles soignent, elles cultivent leurs vignes […] Je les mets fort au-dessus de leurs époux dont la race est la plus indolente qui soit. La population mâle du village flâne, à longueur du jour, sous les vignes, sous les figuiers, sous les dattiers favorables à la halte, au repos, à la conversation et à la sieste. […] Tout le temps de ces hommes se passe ainsi à écouter, à fumer du tabac, à boire du café […]34.

Ces propos polémiques sont relayés par des vues pénétrantes sur la culture algéroise, sur les conteurs et musiciens. Blancardin relève notamment les différences entre la vie européenne et la vie algéroise en pointant l’influence spécifique et déterminante de la religion : « Ici Dieu va partout. On aurait tort de critiquer cette habitude : mais il est vrai que chez ce peuple la Foi est le pain même de la vie35 ». Le narrateur reprend à son compte cette observation et s’interroge sur l’impact social de la religion dans la troisième partie de l’ouvrage.

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L’alternance et le croisement fructueux des approches, des angles d’attaque met en lumière la plasticité du récit viatique et révèle l’intérêt que Bosco prête à son écriture. On examinera successivement l’art du portrait-charge, le souci du relatif et de l’équilibre dans la représentation d’Alger et l’expression d’un point de vue sur le récit de voyage.

Le chapitre « Croquis » de la partie « L’été » accueille des portraits d’habitants d’Alger. Tel un dessinateur ou un peintre, Bosco s’emploie à capter l’instantané ; il prend plaisir notamment à « silhouetter36 » des figures masculines à l’aide de quelques « traits […] suggestifs37 ». Il observe et décrit deux Mozabites. On sait que les Mozabites qui résident dans le Sahara algérien prônent une religion rigoriste fondée sur une interprétation stricte du Coran. Qualifiés de « vrais Croyants, [de] Croyants intraitables », ils sont figurés par le biais d’un portrait-charge : « Les mains dans le dos, de profil : une chéchia, un turban, deux barbes ; l’une noire, l’autre blanche. La blanche est noble, l’autre non. C’est barbe mercantile, barbe à menton fuyant et chafouin, à bajoues blanches et lourdes38. ». Les deux personnages sont simultanément comparés et opposés. Ils forment un couple antithétique du type « Laurel et Hardy », ce qui crée un comique de contraste : « Le vieux est assez grand, un peu ventru […] assez bouc de nature. […] Le plus jeune […] est petit. Il a le dos tombant et le cou grêle. Mais il compte sur son nez39 ». Le portraitiste use du plan rapproché pour attirer l’attention du lecteur sur le nez du plus jeune Mozabite qui est affublé d’un « gros nez. Un nez charnu, un nez importun et prétentieux, arrogant et obscène. […] La chair s’est portée là […] chair à narines, toute veinules et papilles, et prête à remuer pour flairer mieux, pour fouiller même40… ». Les différentes formes de répétition du mot « nez », l’accumulation des caractéristiques et l’animalisation transforment progressivement ce tableau en une scène comique qui participe de l’art de la satire, une satire qui prend pour cible « l’austérité des mœurs […] l’intransigeance de la Foi » de ces deux Mozabites et se défie de ce qui est désigné comme « une religiosité inhospitalière ». L’intention profonde de Bosco, visionnaire dans ces pages, est d’attirer notre attention sur les dangers du rigorisme religieux.

Bosco ne passe pas sous silence les facettes sombres d’Alger, mais il s’emploie à les relativiser et à les mettre en regard de ses atouts, de ses beautés. Il décline sans réserve ce qu’il nomme « un ramassis de banalités à l’usage des badauds », une manière de reconnaître tout en minorant ce

[…] visage agressif d’Alger, qui saute aux yeux (et malheureusement, peut-être, les aveugle), c’est le visage de la truculence et de la vulgarité méditerranéennes : bons mots, gros mots, jurons sonores, blasphèmes déclamatoires, histoires grasses et salées, gestes excessifs, sabir pittoresque […]41.

À ce « visage agressif » fait pendant le visage apaisant et mystérieux d’Alger, celui que le voyageur découvre dans le sanctuaire des princesses, situé près de la mosquée Djamaâ Safir, la plus grande mosquée de l’ère ottomane édifiée dans la Casbah d’Alger :

Le site est beau : des ruines, des arbres énormes, des milliers d’oiseaux, une source. […] Grandeur et paix qui font de ce lieu saint un des plus rares, l’un des plus secrets de l’Islam. Du moins à qui, sensible aux signes, perçoit, sous la beauté des formes, la présence d’un sens profond et incommunicable. L’être est là ; on ne sait quel être ; mais il y a un être42.

Sensible aux signes, le voyageur découvre des sites empreints de sacré et des êtres en quête de spiritualité.

Ce souci de l’équilibre dans la représentation d’Alger participe d’une poétique implicite du récit de voyage. Cet ouvrage abrite également des perspectives sur l’écriture du récit viatique. Attentif à l’insertion d’énoncés intertextuels, le diligent lecteur note la prédilection de Bosco pour l’orientalisme humaniste d’Eugène Fromentin auteur de récits de voyage sur l’Algérie. Au sein d’un plaidoyer en faveur des œuvres de Fromentin, le lecteur repère ainsi l’allusion à un discours mettant en cause la pertinence d’un regard occidental sur cette terre africaine. Fromentin figure en effet au nombre « des gens encore purs de l’abominable contamination occidentale43 ». La caractérisation hyperbolique « abominable » met en évidence l’intention parodique, revêt la valeur d’un opérateur d’inversion axiologique. Avec une grande économie de moyens, Bosco mentionne ce parti pris idéologique en le tournant en dérision. Cette défense de la valeur du récit de voyage le conduit à définir l’une des dispositions intellectuelles qui la fonde : « […] il faut consentir à être dupe pour prendre une vraie connaissance de ce que vous propose le voyage ; car je ne sache pas que mettre tout en doute, préalablement, vaille mieux que tout croire, tout accepter, fût-ce puérilement. J’opte pour la crédulité44 ». La rédaction du récit de voyage est assortie de préconisations – se départir de ses préjugés, comprendre l’autre dans ses différences, faire preuve d’impartialité et de confiance –, lesquelles forment les fondements d’une éthique.

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Avec Sites et Mirages, Bosco a conçu un récit de voyage original fondé sur une arborescence d’échanges et d’interconnexions.

Échanges entre romanciers et voyageurs connaisseurs du Maghreb : pour nourrir ses vues sur l’écriture référentielle, Bosco reproduit et commente les extraits de deux romans (La Chèvre d’or de Paul Arène et La Provençale de Jean-François Regnard), tout en se référant, dans une dynamique dialectique à un autre roman, Tartarin de Tarascon de Daudet, qui fait figure de contre-modèle. Échanges entre Bosco, auteur de récits viatiques, et des experts, des scientifiques, comme le botaniste et explorateur Jean-Marie Poiret ou l’ethnologue-anthropologue Lucienne Fabre. Échanges entre les impressions de Bosco et les propos rapportés d’un autochtone ou les notes inédites d’un pharmacien-voyageur.

À ces échanges entre des textes et des discours s’ajoutent des connexions avec la peinture et la musique, en l’occurrence les aquarelles d’Albert Marquet et la partition d’une chanson familiale. Ce récit viatique, qui ressortit à une forme inédite d’intermédialité, se caractérise également par un faisceau de corrélations transtextuelles qui se déclinent en développements intertextuels, métatextuels et hypertextuels. C’est cette culture du dialogue, de l’échange et de la contradiction qui assure la cohésion du récit viatique, une culture qui entre en résonance avec les principes éthiques qui fondent aux yeux de Bosco la qualité du regard porté sur l’altérité. Au terme de ce cheminement on peut dessiner la figure du lecteur virtuel ou impliqué propre à ce récit viatique, figure qui, rappelons-le, correspond à la représentation que l’auteur se fait du lecteur : un lecteur réceptif, coopératif, doté d’une sensibilité artistique, qui lui permette de s’enrichir dans la confrontation du monde, des arts et de la bibliothèque.

Notes de bas de page numériques

1  Henri Bosco, Sites et Mirages, Paris, Gallimard, 1951, p. 12.

2  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 12.

3  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 12.

4  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 15.

5  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 16.

6  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 18.

7  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 131.

8  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 131-132.

9  Sarga Moussa, « Le récit de voyage, genre pluridisciplinaire, à propos des voyages en Égypte au xixe siècle », dans Sociétés et représentations, Paris, 2006, n° 21, p. 263.

10  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 22.

11  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 19.

12  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 22.

13  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 63.

14  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 63.

15  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 136.

16  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 22.

17  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 23.

18  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 81.

19  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 82.

20  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 35.

21  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 41.

22  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 41.

23  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 42.

24  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 57.

25  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 58.

26  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 60.

27  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 98.

28  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 91.

29  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 94.

30  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 114.

31  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 114.

32  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 114.

33  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 124.

34  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 117-118.

35  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 124.

36  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 106.

37  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 107.

38  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 107.

39  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 107.

40  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 107.

41  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 133.

42  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 155-156.

43  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 115.

44  H. Bosco, Sites et Mirages, op. cit., p. 114-115.

Bibliographie

Bosco Henri, Sites et Mirages, Paris, Gallimard, 1951.

Pacifico-Le Guyader Sophie et Jung Jean-François, En Provence sur les pas de Bosco, éditions Équinoxe, 2015.

Hytier Robert, Henri Bosco ou l’amour de la vie, Avignon, Éditions Aubanel, 1996.

Morzewski Christian (dir.), Cahiers Henri Bosco, Arras, Presses de l’Université d’Artois. [55 numéros publiés].

Pour citer cet article

Alain Tassel, « Configurations d’Alger ou Alger entre songe et mémoire dans Sites et Mirages d’Henri Bosco », paru dans Loxias-Colloques, 19. Autour d’Henri Bosco : voyageurs et expatriés en Afrique du nord. Textes et images, Configurations d’Alger ou Alger entre songe et mémoire dans Sites et Mirages d’Henri Bosco, mis en ligne le 11 juin 2022, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1857.

Auteurs

Alain Tassel

Professeur de Littérature française à l’Université Côte d’Azur, Alain Tassel est spécialiste de la littérature française du XXe siècle, plus spécifiquement du roman de la première moitié du XXe siècle et des correspondances d’écrivains. Il a publié comme auteur ou comme directeur scientifique des ouvrages sur Joseph Kessel (La Création romanesque dans l’œuvre de Joseph Kessel, 1998), sur Roger Martin du Gard (Roger Martin du Gard et les crises de l’Histoire, 2001), sur Jules Romains (édition scientifique d’un numéro de la revue Roman 20-50 intitulé Jules Romains, Prélude à Verdun et Verdun, 2010) et sur Henri Bosco (édition scientifique de deux recueils de lettres ; Lettres à quelques amis écrivains, éditions Classiques Garnier 2019 ; et Correspondance Bosco-Blancpain, Presses de l’université d’Artois, 2021).

Université Côte d'Azur, LIRCES