Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Erwan Sommerer  : 

Le libéralisme tolère-t-il ses ennemis ? Groupes illibéraux, citoyens déraisonnables et pluralisme agonistique : portée et limites de la tolérance libérale

Résumé

Cet article se propose d’interroger les limites de la tolérance libérale. Ainsi, le libéralisme est souvent présenté comme le modèle le plus accueillant envers la pluralité des opinions ou des croyances. Mais se pose alors le problème des doctrines illibérales défendues par des individus ou des groupes intolérants. La tolérance libérale doit-elle être maximale ou des conditions telles que l’adhésion à un corpus de normes ou de valeurs spécifiques doivent-elles être imposées ? Et lorsqu’elles ne sont pas respectées, quels moyens persuasifs ou coercitifs l’État libéral a-t-il le droit d’employer ? L’étude de plusieurs réponses de la philosophie politique à ces questions, celles du perfectionnisme libéral, du libéralisme politique et du modus vivendi, nous permettra de marquer la distinction entre régime libéral et tolérance et de justifier notre préférence pour les situations de pluralisme agonistique.

Abstract

Does liberalism tolerate its enemies? Illiberal groups, unreasonable citizens and agonistic pluralism: scope and limits of liberal tolerance
This article intends to study the limits of liberal tolerance. Thus, liberalism is often presented as the most welcoming model towards the plurality of opinions or beliefs. But then the problem arises of the illiberal doctrines defended by intolerant individuals or groups. Should liberal tolerance be maximum or should conditions such as adherence to a body of specific norms or values be imposed? And if they are not respected, what persuasive or coercive means does the liberal state have the right to use? The study of several answers of political philosophy to these questions, those of liberal perfectionism, political liberalism and modus vivendi, will allow us to mark the distinction between liberal regime and tolerance and to justify our preference for situations of agonistic pluralism.

Index

Mots-clés : illibéralisme , libéralisme, modus vivendi, perfectionnisme, pluralisme, tolérance

Keywords : illiberalism , liberalism, modus vivendi, perfectionism, pluralism, tolerance

Plan

Texte intégral

1Dès la première page de Libéralisme politique, John Rawls indique que les deux questions fondamentales et complémentaires qui sous-tendent son projet sont celles de la justice et de la tolérance. Rappelant que « la culture politique d’une société démocratique est toujours marquée par une diversité de doctrines morales, philosophiques ou religieuses opposées et irréconciliables », il annonce d’emblée que son but est de déterminer quels sont les fondements de ce qu’il appelle « une société juste et stable de citoyens libres et égaux qui demeurent profondément divisés1 » par ces doctrines. Ainsi, son propos vise à montrer dans quelles conditions, et pour quel type de citoyens, la tolérance mutuelle peut présider aux relations dans l’espace public et être inscrite au cœur des institutions. Dans un monde marqué par un fait objectif, le « fait du pluralisme » – autrement dit l’existence de positions que l’on ne saurait réconcilier ou départager à l’aune d’une vérité supérieure – le but est de mettre au jour les mécanismes d’un régime apte à assurer la coexistence des citoyens.

2Pour Rawls, c’est au régime libéral d’accomplir cette tâche. Et il est vrai que, sur un plan intuitif, le libéralisme semble être le modèle le plus favorable à ouvrir son espace public au pluralisme et à accueillir la diversité des doctrines endossées par les individus : la valorisation et la défense des libertés publiques, notamment de la liberté d’expression et de conscience, favoriseraient l’épanouissement pacifique de la pluralité des opinions ou des croyances. Il y aurait donc un lien d’affinité entre le pluralisme, la tolérance et le libéralisme, le projet rawlsien n’en étant d’ailleurs que l’une des expressions possibles2.

3Mais qu’en est-il alors des individus ou des groupes qui rejettent les valeurs libérales ? Rawls, toujours dans les premières pages de son livre, introduit le doute : son projet, en effet, ne concerne que les doctrines dites « raisonnables ». Cela revient, comme nous le verrons, à écarter les doctrines illibérales, hostiles à la liberté et à l’égalité, adossées à une vérité excluante et intransigeante et peu soucieuses de l’émancipation individuelle ou de l’esprit critique ; des doctrines invoquées par des groupes fermés, intolérants, dont le prosélytisme éventuel mettrait en péril les assises du libéralisme. Il y aurait donc des limites propres au régime libéral lui-même, et sa stabilité pourrait bien exiger un traitement spécifique des partisans de doctrines dites déraisonnables.

4Ce sont ces limites, et ce traitement spécifique, qui nous intéressent ici. Plus précisément, notre objectif sera de démontrer que le régime libéral ne peut tenter d’ouvrir un espace de tolérance mutuelle qu’à certaines conditions, et que ces conditions subvertissent sa capacité d’accueillir l’altérité dans l’espace public. En d’autres termes, nous verrons que les fondements nécessairement illibéraux du régime libéral neutralisent ses prétentions à établir une relation privilégiée avec le pluralisme et la tolérance.

5Il nous faut au préalable éclaircir notre vocabulaire. Par tolérance, tout d’abord, nous entendrons la capacité à accepter ou à supporter le voisinage de positions que l’on juge au premier abord inacceptables ou insupportables. Le point important est que, pour qu’il y ait tolérance, il doit exister un écart pluraliste, donc une distance forte entre des options politiques, culturelles, morales ou religieuses3. Si l’on part du truisme selon lequel l’action de tolérer ne s’applique pas aux idées ou aux pratiques que l’on approuve – inscrites avec nous dans une relation de sympathie ou de proximité – alors la tolérance ne peut s’installer qu’entre les tenants de modèles irréconciliables. Nous parlerons ici de tolérance réelle lorsque cette condition est remplie : l’on ne peut faire l’effort de tolérer que ce qui pourrait bouleverser nos propres normes éthiques et institutionnelles. Mais la question des limites se pose immédiatement. Quelle est la nature de l’écart pluraliste que le régime libéral peut intégrer ? Quelle amplitude est-elle acceptable pour les citoyens – dans une optique de tolérance mutuelle – et surtout pour l’État – puisque c’est lui qui est vraisemblablement au premier plan pour déterminer le sort des individus ou des groupes qu’il aura identifiés comme illibéraux.

6Nous proposons de scruter certaines réponses de la théorie politique libérale à ce propos. Nous le ferons au prisme d’une grille de lecture structurée par deux séries d’interrogations. La première concerne ce que nous appellerons le droit d’entrée dans l’espace public libéral, ou plus trivialement le prix du ticket : quelles sont les conditions pour que les membres d’un groupe porteur de certaines idées, d’une option morale, religieuse, etc., soient considérés comme des citoyens à part entière ? Existe-t-il à l’échelle de la société un corpus de valeurs, donc un substrat éthique et politique substantiel, auquel ils devront nécessairement adhérer ? Ou à l’inverse ne repère-t-on que des conditions formelles telles que l’obligation pour une communauté ou une congrégation de laisser ceux qui la composent libres de la quitter ? Nous partirons du principe que plus le prix du ticket est élevé, moins la question de la tolérance se pose du fait de la forte proximité des membres de la société. La deuxième série de questions concerne alors le traitement réservé à ceux qui refusent de payer, autrement dit les récalcitrants – les tenants de doctrines jugées trop éloignées de l’idéal libéral, voire dangereuses pour la stabilité du régime. L’État est-il habilité à intervenir, et si oui avec quels moyens persuasifs ou coercitifs ? Nous découvrirons la palette parfois très large des mesures envisagées (privation de droits civiques, désavantages fiscaux, stigmatisation morale, etc.) par les philosophes libéraux, et son ampleur questionnera en retour leur conception de la tolérance d’Etat envers les mauvais payeurs.

7Tout cela nous indiquera quelles sont les modalités illibérales de délimitation d’un espace public libéral, modalités parfois pleinement revendiquées par les théoriciens concernés. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur les libéraux dits perfectionnistes tels que Joseph Raz ou William Galston, qui assument la dimension excluante du régime libéral et dont nous verrons le rapport assez paradoxal, pour ne pas dire relâché, à la question de la tolérance. Puis nous signalerons qu’en dépit de ses déclarations anti-perfectionnistes, Rawls n’admet dans sa Cité idéale ni écart pluraliste, ni tolérance réelle, le traitement des citoyens déraisonnables étant peu enviable. Dans un second temps, nous étudierons une voie alternative, celle des libéraux qui raisonnent en termes de modus vivendi. Des auteurs comme Chandran Kukathas ou John Gray optent plus résolument pour le pluralisme, autorisent un écart bien plus large entre les options en présence dans l’espace public et installent dès lors des conditions plus propices à la tolérance – comprise comme indifférence ou comme vecteur de liberté de choix. C’est en nous fondant sur cette dernière conception que nous conclurons en contestant la possibilité même de la tolérance au sein d’un régime libéral stable : si une jonction est possible entre pluralisme et tolérance, ce n’est qu’à l’occasion de situations de crises transitoires et éphémères.

I. Perfectionnisme libéral ou libéralisme politique : l’intolérance comme fondement

Assumer l’intolérance : le perfectionnisme libéral

8Le perfectionnisme libéral est la forme intolérante du libéralisme, et elle est en général assumée comme telle. Il importe donc de l’étudier au préalable pour bien marquer les conditions de divergence entre libéralisme et tolérance. Sur un plan général, le perfectionnisme est une attitude politico-institutionnelle antérieure au libéralisme : dans le vocabulaire de la théorie politique anglo-saxonne, c’est le propre de l’État qui utilise les moyens en sa possession, qu’ils soient coercitifs ou idéologiques, pour faire en sorte que les individus pensent et agissent conformément à un système de valeurs jugé supérieur aux autres. Le perfectionnisme peut donc être autoritaire, voire totalitaire. Il peut aussi être libéral lorsque les valeurs promues sont celles que l’on associe communément au libéralisme, par exemple l’autonomie individuelle. Mais il partage alors tout de même le présupposé selon lequel l’État n’a pas à être neutre sur le plan politique et moral. Au contraire, il a le droit d’encourager certaines préférences chez les citoyens et d’en décourager d’autres4.

9Entrer dans un espace public perfectionniste libéral impose de se conformer strictement à un substrat moral qui sous-tend nécessairement les débats entre les citoyens et agit comme un dénominateur commun. C’est le cas chez Raz, l’un des auteurs le plus clairement associés à cette position. Son point de départ est pourtant le pluralisme des valeurs. Selon cette thèse, la diversité des options morales et des modes de vie qui en découlent est irréductible : les systèmes de valeurs sont incommensurables et il est impossible de les réconcilier. L’autonomie, c’est-à-dire la capacité à faire des choix, à s’orienter au sein de la pluralité, est alors la valeur centrale dans l’existence des citoyens : ceux-ci sont appelés à construire leur propre vie à travers une multiplicité de choix quant aux valeurs qu’ils veulent privilégier. Pour reprendre les termes de Raz, l’individu est autonome lorsqu’il est « auteur de sa propre vie5 ». Or, selon lui, cette valeur ne peut s’épanouir que dans un environnement où la liberté de choisir est nourrie par la diversité des options possibles : il faut des « choix significatifs » effectués sur des questions importantes pour qu’une vie soit autonome.

10Cet argument nous semble convaincant. La suite est toutefois plus problématique. L’on pourrait penser en effet que cette approche conduit Raz à défendre un modèle de régime qui instaurerait une tolérance envers le plus grand nombre de valeurs, elles-mêmes séparées par l’écart le plus large possible de façon à ce que les choix soient forts et décisifs. Étrangement, il n’en est rien. Pour cet auteur, être libéral ne signifie pas que l’on accepte n’importe quelles idées ou n’importe quelle attitude dans l’espace public : au contraire, l’État est appelé à agir sur la palette des options en présence de façon à circonscrire le choix des citoyens en le limitant aux bonnes décisions. Certes, le critère est l’autonomie, érigée en valeur prioritaire et supérieure. Mais loin de ne renvoyer qu’à la liberté de choisir, elle participe du substrat moral auquel les citoyens sont conviés à se rallier puisque seuls des modes de vie la cultivant sont autorisés à coexister dans l’espace public. L’État est donc en droit d’évaluer le degré d’autonomie que les groupes accordent à leurs membres sur un territoire donné. Ainsi, valoriser la capacité des individus à faire des choix quant à leur propre existence n’implique nullement qu’on les laisse se tromper et se prononcer en faveur d’options méprisables6. Et c’est bien l’Etat qui, adossé aux valeurs libérales, décide à ce sujet, tranche les questions morales, fait le tri et intervient si nécessaire ; la promotion de l’autonomie se dessine sur fond d’un déni de liberté plus fondamental.

11Pour Raz le libéralisme n’est pas synonyme de choix absolu. C’est une doctrine juste qui doit être défendue contre les doctrines fausses. La question est alors : comment écarte-t-on les options indésirables ? Sur ce point, l’auteur est prudent. Il refuse la coercition, par exemple l’interdiction pure et simple d’exprimer librement des idées, considérant qu’il s’agit d’une atteinte à l’autonomie des citoyens concernés7. L’action étatique passe par l’éducation, par la valorisation culturelle et médiatique des comportements décrits comme adéquats ou encore par des taxes destinées à décourager les attitudes que l’État veut éliminer8. Le combat perfectionniste se situe principalement sur le plan idéologique ou fiscal, les principes libéraux interdisant la manière forte.

12Qu’en est-il, dans ce cadre, de la tolérance ? Raz semble estimer que l’intervention de l’État vise précisément à rendre les citoyens plus tolérants et à empêcher l’éclosion ou le développement de groupes qui agiraient – en interne ou envers les autres groupes – de manière intolérante. Mais sa position peut laisser perplexe. Le prix de ticket est ici maximal tandis que l’existence d’un substrat moral fonctionne comme une barrière filtrant la possibilité d’émergence du pluralisme – dans l’espace public comme dans la vie privée des individus. Bien que Raz se réclame de la pluralité des valeurs, il n’en autorise dans son modèle qu’une version très atténuée, pour ne pas dire complètement estompée. Quant aux choix significatifs des citoyens, loin de porter sur des sujets fondamentaux tels que les valeurs et les normes qui sous-tendent l’organisation de la société ou des modes vie radicalement opposés, ils sont réduits à des pseudo-décisions effectuées à l’intérieur d’un même cadre éthico-institutionnel.

13Les récalcitrants sont indéniablement traités avec modération – et cette nuance permet d’éviter une comparaison hâtive avec des versions plus autoritaires du perfectionnisme –, mais la conception substantielle du libéralisme qui est ici à l’œuvre révèle tout de même le fondement illibéral dont il dépend : c’est en assumant d’être bâti sur un fond d’intolérance et d’exclusion que le modèle de Raz gagne en stabilité et offre à ses citoyens une vie circonscrite dans les limites étroites d’une conception morale spécifique. Le lien entre libéralisme et pluralisme est rompu, et le premier ne trouve à se déployer pleinement qu’en annulant les effets du second. À tel point, d’ailleurs, que la notion même de libéralisme en ressort fragilisée tant le parcours existentiel des citoyens est piloté par l’État et tant la lutte contre les comportements indésirables est sujette à une pression idéologique que d’aucuns jugeraient aussi contraignante que la pure pression coercitive9.

14Ce type d’inquiétude conduit un autre perfectionniste, Galston, à opposer au libéralisme des lumières – qui fait de l’autonomie un principe substantiel non-négociable – un libéralisme de la réforme inspiré du respect de la diversité religieuse, qui ne se fonde pas sur une valeur prioritaire et controversée mais soit centré sur la tolérance et sur l’accueil plus étendu fait au pluralisme10. Galston s’inscrit dans le camp perfectionniste car il soutient que le ciment civique d’une société implique le partage de valeurs communes ; le système éducatif est chargé d’enseigner les vertus libérales11. Mais cette position est contrebalancée par l’exigence de « liberté expressive », qui est la nécessité pour l’État de laisser à chacun la possibilité de déterminer ses préférences. La morale publique ne doit pas empiéter sur cette liberté. Les groupes ou communautés peuvent vivre comme ils l’entendent, y compris selon un mode de vie qui paraît indésirable ou aliéné vu de l’extérieur. Leur seule contrainte est d’accorder à leurs membres le droit de les quitter et l’État doit veiller à ce qu’ils ne posent pas d’obstacles à l’exercice de ce droit12.

15Ce perfectionnisme « fin » ou minimal procéderait d’une tolérance institutionnelle plus grande. Mais l’existence d’une morale d’État conduit à relativiser très fortement l’ampleur de la diversité ainsi valorisée : elle ne concerne au mieux que les pratiques internes des groupes ou la vie privée, et le libéralisme est bien constitué d’un corpus de principes qui font l’objet d’une promotion publique13. Galston rejette l’idée de neutralité étatique au sens où être libéral ne signifie pas pour lui s’accommoder de toutes les options : l’État peut user de la coercition pour protéger la constitution libérale ou pour empêcher un groupe d’opprimer ses membres : « une constitution n’est pas un pacte de suicide. Un ordre libéral et pluraliste doit avoir la capacité à […] défendre ses principes fondamentaux, en utilisant la force coercitive si nécessaire14 ». Dès lors, cet auteur oscille en réalité entre un perfectionnisme intransigeant et une approche plus souple quand il plaide pour la liberté des minorités culturelles ou religieuses. Surtout, il lui a été reproché à juste titre de ne pas assumer le fait que son insistance sur la liberté expressive et le droit de sortie menait à la même valorisation de l’autonomie que chez Raz15. En d’autres termes, son perfectionnisme, prétendu minimal, est à peine plus accueillant et tolérant malgré un respect en apparence plus fort du pluralisme.

Le libéralisme politique : citoyens déraisonnables et intolérance fondatrice

16L’insistance perfectionniste sur la promotion étatique de valeurs communes subvertit la valorisation de l’autonomie (les pseudo-choix significatifs du citoyen de la Cité razienne) et de la diversité (les limites ambiguës posées par Galston à la liberté expressive). À chaque fois, l’invocation du pluralisme se heurte au refus d’un véritable écart entre les multiples options en circulation dans l’espace public : le régime et ses valeurs dominantes sont résolument placés hors de portée de la critique et la pluralité des modes de vie est rapportée à un dénominateur commun. Dans ce cas, aucune relation de tolérance ne peut s’installer. Le prix du ticket est bien trop élevé pour que les citoyens puissent être vraiment confrontés à une altérité dont ils auraient à accepter la part d’éloignement vis-à-vis de leurs propres convictions. Le problème ici n’est pas de savoir si l’on tolère autrui ; le problème vient de ce qu’il n’y a aucun autrui véritable à même de tester la capacité à tolérer. L’intolérance d’État, gardienne de l’homogénéité, prévient l’émergence d’une telle situation.

17Les enjeux propres au libéralisme de la réforme ne nous semblent pas pour autant épuisés, du moins s’il s’agit d’éviter de faire appel à des valeurs libérales faisant l’objet d’une défense institutionnelle préférentielle. La notion renverrait alors plutôt – contre l’avis de Galston – à la tentative rawlsienne de faire du libéralisme un régime formel, un simple cadre de coexistence entre des propositions réellement divergentes. Les enseignements de la tolérance religieuse imposeraient la très nette position anti-perfectionniste de Rawls dans Libéralisme politique. Débarrassé de tout substrat moral, restaurant un écart digne de ce nom entre les options existantes dans la Cité, ce libéralisme procéderait tant d’une tolérance étatique que d’une tolérance mutuelle entre citoyens.

18Si cette voie est séduisante, nous allons toutefois rappeler combien la version qu’en donne Rawls est loin de l’emprunter jusqu’au bout. Pire, nous estimons que le libéralisme rawlsien, dans son rapport aux citoyens récalcitrants, apparaît en fin de compte bien moins accueillant que celui de Raz ou de Galston. Pour mettre au jour ce paradoxe – puisqu’après tout le libéralisme rawlsien est réputé être la grande expression institutionnelle de la tolérance –, rappelons-en les fondamentaux. Anti-perfectionniste, Rawls considère impératif que l’État soit neutre au regard des doctrines compréhensives, donc des conceptions morales ou religieuses à travers lesquelles les citoyens expriment leur choix quant à la meilleure façon de vivre. Le fait du pluralisme renvoie à l’idée que la pluralité des doctrines est inévitable lorsque les individus sont libres d’exprimer leurs préférences. Dès lors, l’État ne peut privilégier une option sans tomber nécessairement dans une logique répressive : le pluralisme ne peut être réduit que par une intervention autoritaire au nom de telle ou telle vérité absolue. Pour cette raison, Rawls nous invite de façon tout à fait probante à privilégier le juste sur le bien, autrement dit à donner la priorité à des principes de coexistence et de tolérance plutôt que de chercher à utiliser l’appareil d’État pour imposer nos vues.

19À la retenue étatique répond une sorte d’œcuménisme moral des citoyens. Ceux-ci sont conviés à coopérer et à se traiter en égaux, à tempérer leurs convictions et leur rapport à la vérité ou à la foi, et surtout à admettre que les limites mêmes de la raison humaine rendent inévitable la pluralité des doctrines. La Cité rawlsienne est ainsi empreinte d’une sorte de perspectivisme prudent, les questions fondamentales (celles qui touchent à la constitution ou aux principes fondateurs de la société) ne devant en aucun cas être débattues à partir de positions intransigeantes. Chacun est amené à laisser de côté ce qui le sépare des autres pour discuter posément. Soucieux de coopération et conscient des limites de ses convictions – ce sont les deux critères clés –, un tel citoyen est dit raisonnable, donc apte à intégrer un régime libéral constitué de gens de bonne compagnie.

20Reste que certains peuvent adopter une attitude déraisonnable, et c’est alors que se posent quelques difficultés. Pour bien le comprendre, signalons tout d’abord à quel point le pluralisme est là encore filtré par les conditions que lui impose Rawls : seul le « pluralisme raisonnable » bénéficie de la neutralité bienveillante de l’État. Or, il s’agit ni plus ni moins que du retour non assumé d’un critère substantialiste. Ainsi, être raisonnable ne signifie pas reléguer ses convictions dans la sphère privée, où elles pourraient trouver une application discrète ; l’une des grandes exigences rawlsiennes, définie par le terme de « consensus par recoupement », demande que les tenants des doctrines compréhensives, s’ils veulent profiter du climat de tolérance générale, adaptent leurs valeurs ou leur conception du monde aux critères libéraux. Ils doivent respecter le corpus des libertés fondamentales, l’égalité des citoyens et pratiquer l’œcuménisme moral. En d’autres termes, stabiliser la société et organiser la coopération de ses membres rend obligatoire la traduction de chaque doctrine dans le langage du libéralisme. Loin d’être un simple cadre formel, celui-ci est bien un substrat moral non-négociable, situé au fondement du régime, mis hors d’atteinte du débat public et dont l’existence manifeste une nette tendance perfectionniste chez Rawls16.

21Face à cela, les citoyens sont étiquetés comme déraisonnables dès lors qu’ils refusent la coopération, qu’ils maintiennent leurs prétentions à détenir la vérité ou à imposer leurs convictions aux autres, et surtout lorsqu’ils ne partagent pas le respect des valeurs fondamentales du régime libéral. Mais alors comment ce régime les traite-t-il ? Peu loquace sur ce point, Rawls dans Libéralisme politique ne donne pas de réponse précise à cette question et tend à la marginaliser. Ainsi en est-il d’une note absconse abondamment commentée selon laquelle les doctrines « qui rejettent une ou plusieurs des libertés démocratiques » doivent être endiguées ou enrayées « de la même façon que la guerre ou la maladie17 » à partir du moment où elles apparaissent menaçantes.

22Faute de précisions de la part de Rawls, cette affirmation a suscité des commentaires contradictoires. Ainsi, dans une démonstration décisive, Marylin Friedman a établi que les individus déraisonnables n’ont pas accès à la pleine et entière citoyenneté et sont logiquement traités dans le monde rawlsien comme des pestiférés, et ce sur deux plans. Premièrement, leur consentement n’est pas requis par l’État, à l’inverse de celui des autres citoyens : puisqu’ils s’obstinent dans leurs convictions et n’atténuent pas leur prosélytisme, leur accord n’est pas sollicité à propos de la structure éthico-institutionnelle de la société ; leur avis ne compte pas et ils peuvent donc être forcés à obéir. Deuxièmement on leur refuse « la pleine protection du système de liberté et de droit fondamentaux, notamment la liberté d’expression18 ». D’où la conclusion tranchée de Friedman, selon laquelle « le libéralisme politique n’obtient le consentement qu’en excluant dès le départ les personnes mêmes dont les convictions illibérales les pousseraient à rejeter le système19 ». Toute tentative de leur part de faire émerger leurs demandes dans l’espace public autorise l’État à s’en prendre à leur autonomie. Ainsi la Cité rawlsienne est-elle fondée sur une logique d’exclusion et d’intolérance préalables – assurant l’homogénéité des citoyens – dont la conséquence ultime est l’usage de mesures d’exception contre ceux qui réclament un droit de contestation plus fondamental.

23Cette interprétation a suscité une controverse et l’une des prises de position les plus vigoureuses en faveur de Rawls a été celle de Jonathan Quong. Pour cet auteur, les individus déraisonnables sont des citoyens à part entière qui bénéficient pleinement de l’ensemble des droits et des libertés de base à condition qu’ils ne les exercent pas pour promouvoir leur doctrine et ne tentent pas d’imposer celle-ci aux autres citoyens. Faute de pouvoir faire preuve de retenue dans leur rapport à la vérité, ils sont invités à être plus mesurés sur le plan du prosélytisme sous peine de subir effectivement la coercition d’État. Ils ne sont pas tenus d’adhérer au consensus par recoupement, mais uniquement de privatiser et de dépolitiser leurs idées20. Mettre en œuvre la tolérance libérale impliquerait alors de distinguer les citoyens déraisonnables discrets de ceux qui ne peuvent s’empêcher d’exprimer leurs convictions dans l’espace public et de tenter de conquérir les institutions afin de les imposer.

24Comme le reconnaît Quong, la position rawlsienne est loin d’être aussi claire. Il admet que le lecteur, privé d’explications, est « forcé de décider ce que pourrait vraisemblablement signifier endiguer les doctrines déraisonnables ». L’on pourra alors considérer que tout cela est affaire de nuances qui ne manifestent pas de si grandes divergences : dans les deux cas, la Cité rawlsienne ne procède pas d’une tolérance étendue, elle impose à ses membres l’adhésion à un corpus de valeurs bien définies et les récalcitrants, lorsqu’ils doivent être découragés ou écartés, peuvent tout à fait l’être par la manière forte. Non seulement Rawls apparaît-il ici comme le partisan d’un libéralisme tout aussi substantialiste que celui de Raz ou Galston mais il semble encore moins conciliant envers les individus aux idées illibérales. Ceux-là mêmes qui, indociles, ont valeur de test pour mesurer l’ampleur de la tolérance, subissent un sort peu enviable21. Dans tous les cas, le fondement de la stabilité politique est bien l’homogénéité morale des citoyens, c’est-à-dire l’absence d’écart, donc l’intolérance.

II. Du modus vivendi au choix radical : décision et tolérance

La maximisation de l’écart pluraliste et le libéralisme agonistique

25Les limites de l’anti-perfectionnisme rawlsien sont celles d’un libéralisme qui échoue aussi bien dans sa volonté de ne pas ériger les valeurs libérales en valeurs d’État que dans sa tentative pour leur ôter leur dimension substantialiste et les transformer en un cadre formel apte à assurer l’accueil du plus grand nombre possible de doctrines. L’écart pluraliste ne trouve pas plus à s’exprimer dans un tel espace public que dans celui des libéraux perfectionnistes22. La pluralité des options en circulation n’y constitue que l’ensemble des variations d’un substrat commun. La tolérance de surface n’est que l’expression d’une intolérance de fond. Il faut donc aller chercher cet écart dans une autre conception de libéralisme et interroger à ce titre les théories du modus vivendi développées par Chandran Kukathas et John Gray23.

26Sur un plan général, le modus vivendi nous intéresse en ce qu’il consiste en une réduction drastique du prix du ticket et, partant de là, en une ouverture maximale de l’espace public à la pluralité des options en circulation. Dès lors, il serait logique que cette approche, qui procède d’une tolérance étatique forte, organise les conditions d’une tolérance mutuelle tout aussi forte entre les citoyens. Nous allons cependant émettre quelques réserves à ce propos, surtout en ce qui concerne la théorie de Kukathas, que nous examinerons d’abord. Selon cet auteur, la société libérale idéale, la plus libre, est un « archipel libéral ». Dans cette métaphore, les îles sont alors « différentes communautés ou, encore mieux, différentes juridictions, fonctionnant dans une mer de tolérance mutuelle ». Il ajoute : « L’archipel libéral est une société de sociétés qui n’est ni la création, ni l’objet du contrôle d’une quelconque autorité unique. C’est une société au sein de laquelle les autorités fonctionnent selon des lois qui sont elles-mêmes hors de portée d’un quelconque pouvoir unique24 ».

27Kukathas nous invite ici à faire un pas de côté par rapport à l’ensemble des thèses des auteurs libéraux auxquels il reproche une même erreur : leur obsession pour l’unité de la société, pour sa cohésion d’ensemble et pour l’appartenance commune de ses membres à une totalité englobante. Or, à ses yeux, « l’unité sociale n’a qu’une importance mineure – si tant est qu’elle ait la moindre importance25 ». Il n’est pas nécessaire que les citoyens partagent un substrat commun, ni même que la composition ou les contours de la société soient stables, pour qu’elle puisse exister pleinement comme une société libre. L’essentiel est qu’elle donne une place centrale à la liberté d’association, donc à la liberté pour les individus de former des groupes, de les dissoudre ou de les quitter individuellement ou collectivement, et s’ils le souhaitent de quitter également la société – à partir du moment où ils sont disposés à payer le prix de l’isolement ou de la sécession. Dans l’archipel kukathasien, ce sont les groupes qui forment la société, et celle-ci ne leur préexiste pas mais fluctue au grès de leur formation ou de leur disparition. Sans oublier, surtout, que cette liberté d’association implique le libre choix de leurs normes de fonctionnement par les groupes concernés, qui n’ont à adhérer à aucun corpus de valeurs déterminé ni à obéir à aucun cahier des charges juridique ou moral. Dans la « mer de tolérance », l’on navigue couramment parmi des îles illibérales.

28Selon Kukathas, le degré de libéralisme d’une société dépend directement de son degré de tolérance, donc du respect du droit d’association et de la liberté de conscience. Il apparaît dès lors logique que l’éventail des options politiques, morales ou religieuses en présence dans une telle société ne puisse faire l’objet d’aucune limitation de principe quant au contenu de ces options. L’État n’est en aucun cas une instance susceptible d’évaluer les pratiques de tel ou tel groupe, de les juger conformes à un critère moral ou de les déclarer barbares. En fait, si l’on considère les sympathies affichées par l’auteur pour le courant libertarien26, son modèle idéal est celui dans lequel l’État est voué à s’estomper voire à disparaître complètement : c’est aux groupes de développer avec le temps les conditions de leur coexistence, la situation de modus vivendi étant une construction mutuelle et non le fruit d’une autorité constitutionnelle supérieure27. Il peut persister sur un territoire donné une entité identifiée à un « Etat », mais celui-ci n’est qu’un groupe parmi d’autres pouvant accueillir les individus qui le souhaitent.

29La question d’une tolérance étatique ne se pose donc plus. À ceux qui s’inquiéteraient du sort des citoyens vivant dans une communauté illibérale – privés de l’intervention possible d’un État protecteur –, l’auteur répond par trois arguments. Le premier est que l’intervention des États dans les affaires des groupes au nom de la condamnation morale de leurs pratiques a souvent été le prétexte à la persécution de minorités culturelles ou religieuses ; le second est que dans un monde où les appartenances sont enchevêtrées et où l’isolement est impossible, les individus pourront comparer les modes de vie et évaluer par eux-mêmes la désirabilité de leurs propres normes et valeurs communautaires ; enfin, en lien avec ce second argument, la liberté d’association implique qu’un citoyen pourra toujours rompre avec son groupe d’appartenance et que nul ne pourra être forcé à continuer de vivre selon des règles qu’il rejette. Comme chez Galston, le droit de sortie est un impératif qui s’inscrit obligatoirement dans les termes du contrat de coexistence qu’est le modus vivendi. Il ne doit toutefois pas être encouragé ni facilité par une quelconque action institutionnelle. La possibilité seule de quitter son île suffit selon Kukathas à pallier les risques de la tolérance de pratiques illibérales.

30Ces arguments pourraient bien sûr être discutés, mais tel n’est pas notre propos28. Un autre problème, en effet, attire notre attention. Comme le souligne l’auteur, « la tolérance […] n’est pas une vertu très exigeante dans la mesure où elle ne requiert pas grand-chose de plus que l’indifférence envers ceux […] qui sont tolérés29 ». Tolérer ne nécessite aucune admiration ni aucun respect, mais simplement que l’on s’abstienne de se mêler des affaires des autres et que l’on se contente d’organiser sa vie selon ses propres goûts. De fait, « le libéralisme peut très bien être décrit comme la politique de l’indifférence30 ». Ce point est problématique. Dans quelle mesure peut-on vraiment parler de tolérance lorsque prévaut une configuration socio-politique dans laquelle les options sont constituées en îlots, où nul ne se soucie des choix moraux ou du mode de vie des groupes auxquels il n’appartient pas et où la possibilité même de mettre l’acte de tolérer à l’épreuve de l’altérité est désamorcée par le désintérêt ou le détachement cultivé avec soin au sein du modus vivendi ? L’on ne saurait nier que le modèle de Kukathas autorise le pluralisme à un degré très supérieur à celui envisagé par la plupart des autres auteurs libéraux. Et son plaidoyer pour la tolérance est indéniablement convaincant. Mais cette tolérance ressemble beaucoup à une sorte d’acceptation distante de modes de vie auxquels l’on n’est jamais réellement confronté. La capacité des citoyens à supporter les valeurs d’autrui n’est jamais vraiment testée.

31La théorie du modus vivendi de Gray nous semble plus satisfaisante sur ce point. Au premier abord, nous retrouvons pourtant le même problème. En effet, cet auteur défend lui aussi l’idée d’une « tolérance radicale de l’indifférence31 ». La forme moderne de la tolérance est ainsi selon lui celle de la coexistence de cultures, d’identités ou de modes de vie fondés sur des valeurs que l’on ne saurait évaluer à l’aune d’un critère universel : les individus organisent leur existence autour de conceptions du monde et de pratiques – religieuses, économiques, sexuelles, etc. – qui sont perçues comme secondaires par d’autres ; ce qu’un groupe place au cœur de son système moral ou de son identité ne regarde que lui, et chacun est invité à se concentrer sur les buts qu’il poursuit. Sans qu’il s’agisse de la seule forme possible de tolérance – Gray admet volontiers que tolérer, c’est aussi apprendre à supporter ce qui nous préoccupe d’autant plus qu’on le considère comme détestable ou immoral – l’auteur semble considérer qu’elle est un élément clé d’une société fonctionnant comme un modus vivendi pacifique. L’écueil relevé chez Kukathas est donc bien présent ici.

32Mais cet aspect nous semble relativement périphérique dans une œuvre où prévaut une approche plus dynamique du modus vivendi qui a l’avantage de rendre pleinement réalisables les choix significatifs que Raz envisage sans les rendre effectifs. En apparence, les deux auteurs sont pourtant d’une proximité frappante. Héritier revendiqué d’Isaiah Berlin, Gray défend en effet la dimension d’incommensurabilité des valeurs et des cultures : le pluralisme est un phénomène indépassable de la vie humaine et les conceptions qui en découlent, qu’elles soient politiques, morales ou religieuses, sont intrinsèquement incompatibles et antagonistes. Pluralité et conflit apparaissent indissociables dans le sens où il n’existe pas de dénominateur commun à même d’unifier ou de départager les options en circulation ; celles-ci ne peuvent être réconciliées et sont vouées à demeurer dans des rapports de tensions ou d’affrontements. Mais, selon l’auteur, cette situation est une opportunité : là où échoue le choix rationnel – qui s’appuierait sur des critères objectifs et universels – survient la possibilité d’un « choix radical » qui ne soit pas guidé par la raison. Face à des valeurs incommensurables qu’ils ne peuvent départager rationnellement et qui sont autant de fondements possibles pour leur mode de vie, les individus doivent décider sur la base de leur seule volonté32. Certes, la palette des options disponibles n’est pas illimitée car le contexte influe sur le choix. Mais cela n’atténue pas la dimension volontariste de décisions à la fois éthiques et existentielles qui visent non seulement à résoudre les dilemmes moraux mais aussi, à travers cette résolution, à affirmer une identité et à définir le cadre culturel ou politique propice à son épanouissement33.

33Dans la continuité de Berlin, Gray soutient que la liberté consiste précisément en la possibilité de réaliser de tels choix, qui sont la marque de la capacité humaine de « création de soi ». Frappés d’indétermination, les individus peuvent décider de ce qu’ils sont34. Ainsi « la nature humaine […] est quelque chose d’inventé, de perpétuellement réinventé à travers le choix, et elle est intrinsèquement plurielle et diverse, et non pas commune et universelle35 ». Cela conduit défendre le principe d’une liberté négative qui n’entrave pas le choix individuel ou collectif et ne limite pas l’éventail des options disponibles : plus le pluralisme est fort, plus les possibilités seront ouvertes et plus la liberté sera étendue. Or, le libéralisme classique, y compris rawlsien, n’est selon Gray qu’une option possible, trop exigeante et restrictive pour accueillir véritablement le pluralisme. Ses prétentions universalistes sont infondées, et malgré ses qualités intrinsèques ce n’est qu’une proposition culturellement située en compétition avec d’autres36. L’auteur propose alors une alternative nommée le « libéralisme agonistique », sous la forme d’un modus vivendi autorisant l’extension maximale du pluralisme.

34Le modus vivendi, dans sa dynamique agonistique, appelle une confrontation des conceptions du monde, des valeurs ou des propositions politico-institutionnelles : les individus réalisent leur potentialité de création de soi lorsqu’ils sont en situation de décider entre des biens incommensurables37. Si Gray semble hésiter sur la qualification précise de ses situations – fréquentes ou exceptionnelles selon les cas – elles n’en sont pas moins les seuls moments de pleine et entière liberté ; elles peuvent être valorisées en tant que telles, ce qui mène aussi à la valorisation de leur réitération si l’on considère que ce processus de création de soi mérite d’être répété au cours d’une vie. Mais elles sont également paradoxales dans la mesure où toute décision implique la fermeture du champ des possibles et la neutralisation des alternatives : le choix d’un système de valeurs, en effet, impose d’écarter les systèmes concurrents, ce qui rend improbable la réitération. Comme le dit l’auteur à la suite de Berlin, quelqu’un chose se perd toujours lorsqu’un tel choix est effectué38. L’individu qui accède momentanément à la pluralité des options la détruit en prenant sa décision ; le pluralisme est nié alors même qu’il a permis l’expression de la liberté39.

35Comment dès lors ces situations de décisionnisme existentiel peuvent-elles se réitérer ? C’est ici qu’intervient la tolérance. Gray ne le développe pas explicitement, mais nous pensons qu’elle ne saurait prendre cette fois la forme de l’indifférence : la promotion de la liberté négative, donc du choix le plus large possible, implique la confrontation des options et non leur coexistence distante ; pour être libres, les membres des groupes doivent être troublés dans le confort de leurs convictions, de leur foi ou de leurs traditions et faire face à des dilemmes qui mettent à mal leurs grilles de lecture préalables et les poussent à des décisions sur leur existence. Certes, rien ne dit que les individus se laisseront troubler ni que la découverte du pluralisme survivra à la décision. Mais l’on peut aussi imaginer que, dans certains cas, la tolérance émerge comme persistance du pluralisme, c’est-à-dire comme doute ou regret – par la conscience que le choix effectué n’était pas le seul possible – ou comme projection et attente d’une décision à venir – lorsque l’imperfection du choix effectué en appelle un nouveau. Elle marque alors la part de distance, de non-adhésion ou d’ironie40 qui peut accompagner le choix d’un individu ou d’une communauté quant à ses valeurs et ses normes constitutives ; elle indique les limites de la fixité identitaire et de la certitude politico-culturelle dans un contexte pluraliste et, ce faisant, rend possible la réitération de la décision, donc de la liberté41.

L’instabilité du modus vivendi, entre tolérance et conflit

36Le libéralisme de modus vivendi développé par Kukathas et Gray, posant la question de la tolérance mutuelle plus que celle de la tolérance d’État – puisque celui-ci n’est plus l’instance décisive de tri des citoyens raisonnables ou déraisonnables –, marque l’effort pour envisager la coexistence d’options fondées sur des valeurs incommensurables. L’existence d’un élément commun n’est pas nécessairement niée, mais celui-ci est réduit au souci de paix et de coexistence. La tolérance est alors maximale dans la mesure où elle concerne des individus ou des groupes situés de part et d’autre d’un véritable écart politique et moral : c’est bien l’altérité que l’on tolère et non une variation du même. Toutefois, la version agonistique que nous jugeons la plus cohérente – dans la mesure où elle échappe aux apories de l’indifférence – pose la question des situations exactes dans lesquelles la liberté comme création de soi et la tolérance se recoupent sur fond de pluralisme véritable. Or, la critique rawlsienne du modus vivendi apporte selon nous une piste de réponse sur ce point.

37Rappelons que selon Rawls, en effet, le modus vivendi ne saurait être la formule d’un régime libéral stable : il ne peut s’agir que d’une situation transitoire qui voit les protagonistes accepter de coexister pacifiquement du fait de l’incapacité de l’un des camps en présence à prendre l’avantage sur l’autre. C’est une phase d’équilibre précaire qui peut être rompue à tout moment si la balance des pouvoirs évolue en faveur d’un belligérant qui aura alors tout le loisir de tenter de supprimer ses ennemis. Cet équilibre est toujours obtenu faute de mieux, par défaut, et non par l’accord d’individus en voie de devenir raisonnables et de reconnaître tout à la fois les limites de leur propre prétention à la vérité et le besoin mutuel de coopérer au sein d’un ordre institutionnel plus juste42. Dans le vocabulaire rawlsien, ce n’est qu’une étape de transition entre l’affrontement pur et simple et la mise en œuvre du consensus par recoupement, dont nous avons vu qu’il consistait à assumer le partage d’un substrat moral très largement homogénéisant, donc excluant.

38Nous sommes en accord avec Rawls sur ce point : l’écart pluraliste, donc la possibilité de la tolérance, ne peuvent s’établir qu’en amont du consensus par recoupement. Et il en découle incontestablement que l’absence de valeurs partagées rend précaire la stabilisation des rapports entre les tenants d’options antagonistes : l’« archipel libéral » et toute autre forme de modus vivendi relèvent de situations instables de pluralisme agonistique dans lesquelles l’absence quasi-totale de droit d’entrée peut aussi bien déboucher sur la tolérance que sur l’affrontement43. Il ne s’agit en aucun cas d’un ordre pérenne que l’on pourrait identifier à un quelconque « régime ». Sauf à imaginer un improbable cloisonnement total entre des groupes étanches, ces situations sont alors le propre d’un espace public clivé et fragile, traversé d’options contradictoires qui ne cohabitent que momentanément ; elles traduisent toujours des crises d’existence à l’échelle d’un individu ou d’une communauté, des périodes de tension socio-politique, de partition partisane forte, de transition entre plusieurs modes d’organisation institutionnelle ou encore de bouleversements culturels44. En d’autres termes, elles manifestent l’irruption du pluralisme et non sa relégation aux marges de la société.

39Mais cette fragilité du modus vivendi est donc en même temps celle du contexte propice à l’acte de tolérer : l’on ne tolère que ceux avec qui l’on ne partage rien, dont l’existence nous montre les directions que l’on n’a pas prises ; ceux que l’on peut respecter pour cela mais que l’on pourrait décider d’affronter. Et ainsi, puisque l’écart pluraliste s’exprime par la mise en concurrence de systèmes politiques et moraux incompatibles, la tolérance n’est elle-même qu’une voie possible. Le basculement vers le prosélytisme agressif, vers l’expansionnisme et la violence – dû à la volonté de l’un des protagonistes de faire un choix définitif et de l’imposer – constituent l’autre voie, tout aussi probable : la possibilité de la tolérance réelle dépend de conditions qui sont aussi celles du conflit.

40 

41Nous avons établi deux directions possibles pour les théories libérales sur la question de la tolérance. La première est celle prise par les auteurs qui envisagent le libéralisme comme un régime fondé sur un corpus de valeurs spécifiques, que ce corpus soit pleinement assumé ou plus discret, comme c’est le cas chez Rawls. Le coût du droit d’entrée dans l’espace public libéral est alors élevé et l’État est habilité à écarter les récalcitrants. Ce type d’approche ne laisse aucune place à la tolérance réelle. La seconde direction est celle prise par les partisans du modus vivendi, dont le projet est de concilier libéralisme et pluralisme. Le faible coût du ticket permet de préserver l’écart entre les options en circulation dans l’espace public. Dans ce cas, nous avons estimé que l’extension maximale de la tolérance était liée à la liberté négative et à la possibilité de la réitération de choix radicaux. Mais nous avons admis que les situations agonistiques favorisant cette extension étaient à la fois rares, éphémères et très conflictuelles – ce qui les rend aussi précieuses que dangereuses. Nous en concluons qu’il est douteux que l’on puisse associer tolérance et stabilité politico-institutionnelle et donc en conséquence qu’il est douteux que l’on puisse associer tolérance et régime libéral.

Notes de bas de page numériques

1 John Rawls, Political Liberalism [1993], New York, Columbia University Press, 2005, pp. 3-4.

2 Dario Castiglione et Catriona McKinnon précisent ainsi que « l’idée de principes politiques de tolérance comme réponse appropriée à la différence a été au cœur de la pensée libérale depuis Locke ». Dario Castiglione et Catriona McKinnon, « Introduction : Beyond Toleration? », Res Publica n° 7, 2001, pp. 223-230.

3 Les auteurs libéraux raisonnent souvent en termes de tolérance religieuse ou de multiculturalisme, mais nous estimons indispensable de prendre en compte de façon prioritaire les différences politiques, donc les conceptions divergentes quant au choix du régime, compris comme ensemble de normes morales et juridiques.

4 Alexandre Escudier et Janie Pélabay, Le Perfectionnisme libéral, Paris, Hermann, 2016, pp. 23-29.

5 Joseph Raz, The Morality of Freedom, Oxford, Oxford University Press, 1986, p. 204. Voir aussi Denise Meyerson, « Three Versions of Liberal Tolerance : Dworkin, Rawls, Raz », Jurisprudence, n° 1, 2012, pp. 37-70.

6 Chez Raz les choix indésirables ne portent pas seulement sur les modes de vie non-autonomes, mais aussi sur tout ce qui est « moralement mauvais et répugnant », sans que ces critères soient précisément définis bien qu’ils semblent chez lui objectifs et non relatifs à une culture (Raz, The Morality of Freedom, p. 411).

7 Plus précisément, Raz défend l’idée que l’exercice de l’autonomie implique que l’individu ne soit pas forcé à agir de telle ou telle manière, et demeure donc indépendant. Cela interdit selon lui la coercition et la manipulation directes, qui portent atteinte à la liberté de choisir (Raz, The Morality of Freedom, p. 373).

8 Raz, The Morality of Freedom, p. 161.

9 Janie Pélabay, « L’État, le bien et la liberté. Joseph Raz, libéral-perfectionniste », Droit & Philosophie, vol. 9, 2018, pp. 45–65.

10 William Galston, « Two Concepts of Liberalism », Ethics, n° 3, 1995, pp. 516-534.

11 William Galston, « L’éducation civique dans le système libéral », dans Escudier et Pelabay, Le Perfectionnisme libéral, pp. 299-315 ; Janie Pelabay, « Former le “bon citoyen” libéral », Raisons politiques, n° 44, 2011, pp. 44-68.

12 William Glaston, Liberal Pluralism, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, pp. 122-123.

13 Pour une discussion à ce propos avec Galston, voir Bernardo Bolagnos, Sperenta Dimitru et al., « À propos de The Practice of Liberal Pluralism de William Galston, un dialogue avec l’auteur », Les Ateliers de l’éthique, n° 1, 2006, pp. 112-127.

14 Galston, Liberal Pluralism, p. 121. L’auteur ajoute que l’État doit demeurer « parcimonieux » sur ce plan (p. 109).

15 George Crowder, « Two Concepts of Liberal Pluralism », Political Theory, n° 2, 2007, p. 121-146. À noter que Crowder défend comme Raz un libéralisme perfectionniste fondé sur l’autonomie. Voir aussi Leni Franken, Liberal Neutrality and State Support for Religion, New-York, Springer, 2016, pp. 35-44; David Thunder, « Why Value Pluralism Does Not Support the State’s Enforcement of Liberal Autonomy », Political Theory, n° 1, 2009, pp. 154-160.

16 Pour une réflexion éclairante à ce propos, voir Martha C. Nussbaum, « Perfectionist Liberalism and Political Liberalism », Philosophy & Public Affairs, n° 1, 2011, pp. 3-45.

17 Rawls, Political Liberalism, p. 64. À noter que dans la version française, la traduction du verbe to contain par « limiter » ne nous semble restituer ni la force, ni l’ambiguïté du propos de l’auteur.

18 Marylin Friedman, « John Rawls and the political coercion of unreasonable people », in Victoria Davion and Clark Wolf, The Idea of a Political Liberalism: Essays on Rawls, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2000, pp. 16-33.

19 Marylin Friedman, « John Rawls and the political coercion of unreasonable people », p. 31.

20 Jonathan Quong, « The Rights of Unreasonable Citizens », The Journal of Political Philosophy, n° 3, 2004, pp. 314–335.

21 Nous n’avons présenté ici que l’un des principaux axes de débat à propos du statut des citoyens déraisonnables. Pour d’autres points de vue théoriques, cf. Fuat Gursozlu, « Political Liberalism and the Fate of Unreasonable People », Touro Law Review, n° 1, 2014, art. 4; Roberta Sala, « The place of unreasonable people beyond Rawls », European Journal of Political Theory, n° 3, 2013, pp. 253-270.

22 C’est aussi ce qui est démontré dans : Patrick Neal, « Vulgar Liberalism », Political Theory, n° 4, 1993, pp. 623-642. L’auteur défend pour sa part un modus vivendi inspiré de Hobbes.

23 Nous ne commentons pas ici les thèses de John Horton, autre théoricien majeur du modus vivendi. Voir à ce sujet John Horton, Manon Westphal, Ulrich Willems (eds.), The Political Theory of Modus Vivendi, New-York, Springer, 2019; Peter Jones, « The Political Theory of Modus Vivendi », Philosophia, n° 45, 2017, pp. 443-461.

24 Chandran Kukathas, The Liberal Archipelago, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 22.

25 Chandran Kukathas, The Liberal Archipelago, p. 20.

26 Il semble même parfois assimiler libéralisme et libertarianisme : Chandran Kukathas, « Can a Liberal Society Tolerate Illiberal Elements ? », Policy, n° 2, 2001, pp. 39-44. Ce texte préfigure ses réflexions en termes d’archipel libéral. Notons que cette notion fait aussi penser à l’idée chez Nozick d’un Etat minimal formant un cadre formel susceptible d’accueillir en son sein le plus d’utopies possibles. Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia, Oxford, Blackwell Publishers, 1999 (1974), pp. 309-334 ; pour une analyse de ce projet « méta-utopique », voir Sébastien Caré, La pensée libertarienne, Paris, PUF, 2009, pp. 246-252.

27 Chandran Kukathas, The Liberal Archipelago, pp. 132 et 143.

28 Plusieurs auteurs contestent l’idée qu’un droit de sortie compris comme une simple possibilité soit suffisant pour que ce droit soit effectivement exercé : le coût de son usage peut être trop élevé, notamment pour les minorités opprimées ou les femmes à l’intérieur des groupes concernés. Voir à ce sujet Brian Barry, Culture and Equality, Cambridge, Polity Press, 2001, pp. 150-153; Susan Moller Okin, « Mistresses of Their Own Destiny? Group Right, Gender, and Realistic Rights of Exit », Ethics, n° 2, 2002, pp. 205–230.

29 Kukathas, The Liberal Archipelago, p. 23.

30 Kukathas, The Liberal Archipelago, p. 250.

31 John Gray, Enlightenment’s Wake, London, Routledge, 1995, p. 43.

32 John Gray, Isaiah Berlin, Princeton, Princeton University Press, 2013 (1996), p. 108.

33 Sur cette notion de « choix radical », voir les remarques intéressantes de Peter Jones (notamment en note) : « Toleration, Value‐pluralism, and the Fact of Pluralism », Critical Review of International Social and Political Philosophy, n° 2, 2006, pp. 189-210 (tout le numéro est consacré à la pensée politique de Gray).

34 John Gray, Isaiah Berlin, pp. 50-52.

35 John Gray, Isaiah Berlin, pp. 59.

36 John Gray, « Where Pluralists and Liberals Part Company », International Journal of Philosophical Studies, n° 1, 1998, p. 17-36. Pour une contestation de cette position et une défense du lien entre pluralisme des valeurs et libéralisme, voir George Crowder, « John Gray's pluralist critique of liberalism », Journal of Applied Philosophy, n° 3, 1998, pp 287-298. Toutefois, son argument selon lequel le régime libéral est le plus accueillant envers le pluralisme ne nous semble pas plus fondé que chez Raz ou chez Rawls.

37 Nous n’abordons pas ici le libéralisme agonistique de Chantal Mouffe, dont nous avons démontré qu’il exigeait un droit d’entrée élevé. Sur le plan du pluralisme, il nous semble très en deçà de la version de Gray. Cf. Erwan Sommerer, « L’oubli du pluralisme dans la démocratie agonistique. Schmitt lu par Mouffe : une offensive manquée contre le libéralisme post-politique », Transversalités, n° 145, 2018, pp. 123-136.

38 John Gray, Isaiah Berlin, p. 36.

39 C’est aussi ce que suggère Ernesto Laclau, lorsqu’il souligne la dimension d’exclusion propre à toute décision individuelle ou collective (Judith Butler and Ernesto Laclau, « The Uses of Equality », in Simon Critchley and Oliver Marchart, Laclau, A Critical Reader, London, Routledge, 2004, pp. 331-332).

40 Cette attitude peut rappeler celle de l’« ironiste libéral » de Richard Rorty, donc le citoyen conscient de la contingence de ses croyances et pratiquant la création de soi. Toutefois, Rorty tend à reléguer cette figure dans la sphère privée. Voir à ce sujet Nancy Fraser, « Solidarity or Singularity ? Richard Rorty Between Romanticism and Technocrazy », Praxis International, n° 3, 1988, pp. 257-272 (pour une critique de la privatisation de l’ironiste) ; Michael Bacon, « Rorty, irony and the consequences of contingency for liberal society », Philosophy & Social Criticism, n° 9, 2017, pp. 953-965 (pour une application de l’ironie à l’échelle de la société libérale).

41 James C. Scott a étudié en Asie de Sud-Est la façon dont les populations fuyant l’État adoptaient une certaine fluidité identitaire et culturelle leur permettant d’éviter d’être contrôlées ou réifiées. James C. Scott, The Art of not Being Governed, New Haven, Yale University Press, 2009, pp. 236-237 et pp. 329-330.

42 Rawls, Political Liberalism, pp. 146-149.

43 S’opposant tout autant à Gray (chez qui il critique l’influence de Berlin) qu’à Rawls, Horton défend la possibilité d’un modus vivendi stable. L’un de ses arguments est que ce système est le moins excluant et ne rencontre pas les difficultés de la théorie rawlsienne face aux citoyens récalcitrants. Mais cet argument nous semble plutôt plaider en faveur de l’instabilité du modus vivendi. John Horton, « John Gray and the Political Theory of Modus Vivendi », Critical Review of International Social and Political Philosophy, n° 2, 2006, pp. 155-169.

44 C’est ce type de situation que nous avons repéré sous le Directoire : Erwan Sommerer, « Voter entre ennemis pour choisir le régime ? Elections à conflictualité forte et défense illibérale de l'espace public libéral sous le Directoire », Loïc Nicolas, Jérôme Ravat et Albin Wagener (dir.), La valeur du désaccord, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020, pp. 155-168. Nous pourrions aussi évoquer les débuts de la IIIe République.

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Pour citer cet article

Erwan Sommerer, « Le libéralisme tolère-t-il ses ennemis ? Groupes illibéraux, citoyens déraisonnables et pluralisme agonistique : portée et limites de la tolérance libérale », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, Le libéralisme tolère-t-il ses ennemis ? Groupes illibéraux, citoyens déraisonnables et pluralisme agonistique : portée et limites de la tolérance libérale, mis en ligne le 11 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1831.


Auteurs

Erwan Sommerer

Erwan Sommerer est docteur en Science politique, maître de conférences à l’Université d’Angers et membre du Centre Jean Bodin (EA 4337). Ses travaux actuels portent sur la conflictualité et les mesures d’exception sous le Directoire, et plus généralement sur le lien entre libéralisme et illibéralisme. Il a publié notamment : « Voter entre ennemis pour choisir le régime ? Élections à conflictualité forte et défense illibérale de l’espace public libéral sous le Directoire », dans Loïc Nicolas, Jérôme Ravat et Albin Wagener (dir.), La valeur du désaccord, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020, pp. 155-168 ; « L’oubli du pluralisme dans la démocratie agonistique. Schmitt lu par Mouffe : une offensive manquée contre le libéralisme post-politique », Transversalités, n° 145, 2018, pp. 123-136.