Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Mathilde Bernard  : 

Le refus du jugement chez Sébastien Castellion : une nécessaire et chrétienne humilité

Résumé

Aux origines du combat de Sébastien Castellion, connu comme un des plus tenaces adversaires protestants de Jean Calvin, se trouve une prise de conscience autour du bûcher de Michel Servet, en 1553.

Abstract

The origins of the struggle of Sébastien Castellion, known as one of the most tenacious Protestant opponents of John Calvin, lie in an awareness of the burning of Michel Servet in 1553.

Index

Mots-clés : Calvin , hérétiques, Martin Bellius, Michel Servet

Chronologique : XVIe siècle

Plan

Texte intégral

Aux origines du combat de Sébastien Castellion, connu comme un des plus tenaces adversaires protestants de Jean Calvin, se trouve une prise de conscience autour du bûcher de Michel Servet, dont le réformateur a orchestré la mort en 1553. Sébastien Castellion se rend alors compte avec amertume que les protestants ne peuvent se prévaloir d’une quelconque supériorité sur les catholiques et que ce qu’il faut défendre, c’est la valeur suprême de l’humain contre les excès des religieux qui en viennent à oublier les principes essentiels de l’humanité. Jean Calvin a tout mis en œuvre pour que Michel Servet, ce médecin espagnol qui a tenu à engager une controverse théologique perdue d’avance avec lui et qui niait avec obstination la Trinité, ne puisse échapper au bûcher. Après le supplice de celui qu’il qualifie d’hérétique, Jean Calvin, attaqué par plusieurs protestants heurtés de voir le chef spirituel des persécutés devenir persécuteur, tient à affirmer à nouveau le bien-fondé de son action dans sa Declaration pour maintenir la vraye foy1.

Sébastien Castellion réplique alors, et ne cesse de répliquer jusqu’à sa mort, sous des noms d’emprunt. C’est tout d’abord le Contra libellum Calvini2, dans lequel il démonte pied à pied tous les arguments du réformateur et surtout son ethos3, mais c’est aussi, plus connu, son fameux Traité des hérétiques4. Cet ouvrage, qui vise, selon le titre même, « à savoir, si on doit persécuter [les hérétiques], et comment on se doit conduire avec eux », est une compilation d’« avis, opinion[s] et sentence[s] de plusieurs auteurs, tant anciens, que modernes », qui paraît en mars 1554 dans sa version latine et en avril dans sa version française, preuve de la volonté de son auteur de toucher un large public. Castellion entend convaincre ses lecteurs d’une part de la nécessité de la requalification de ceux que l’on présente trop hâtivement comme des hérétiques, d’autre part de l’inadéquation de la peine à ce que l’on ne peut en conscience qualifier de faute. Si l’auteur n’apparaît pas dans la page de titre et se cache dans la préface sous le pseudonyme de Martin Bellius, faisant clairement référence au combat qu’il engage avec détermination, il présente, parmi le florilège de ses textes, des écrits de Sébastien Castellion (dans son édition de la Bible de 15515) et de son double Martin Bellius, ainsi que de Simon Montfort, autre de ses pseudonymes6. Huit ans plus tard, Sébastien Castellion publie un anonyme Conseil à la France desolée7, qui renvoie dos à dos les catholiques et les protestants dont l’incapacité à accepter la foi de l’autre et – particulièrement pour les catholiques – la volonté de forcer les consciences, sont causes de la guerre. Bruno Becker a également publié un manuscrit, découvert dans la bibliothèque de l’église des Remontrants à Rotterdam et portant le titre De haereticis a civili magistratu non puniendis, pro Martini Bellii farragine, adversus libellum Theodori Bezae libellus. Authore Basilio Montfortio, que nous évoquerons sous l’abréviation De l’impunité des hérétiques8. Vraisemblablement rédigé pendant l’hiver 1554-1555, ce manuscrit est une réponse à la réponse de Théodore de Bèze au Traité des hérétiques de Martin Bellius, le De haereticis a civili magistratu puniendis libellus9, publié en septembre 1554 et plus connu sous le nom d’« Anti-Bellius ».

Les écrits de Sébastien Castellion sont donc étroitement pris dans une actualité extrêmement polémique autour de la question de l’attitude à avoir avec les hérétiques, qui l’oppose aux chefs genevois, Jean Calvin puis Théodore de Bèze. L’attitude de Castellion est extrêmement courageuse malgré les pseudonymes utilisés car on sait où un tel courage, sans doute plus inconscient, a mené Michel Servet. La mort naturelle est providentielle pour un Castellion qui se refuse à laisser le dernier mot à ceux qui ont tué. La foi qui l’anime est qu’on ne peut mettre à mort un homme pour hérésie, c’est-à-dire un homme qui, même s’il ne suit pas la vraie religion, est fidèle à sa conscience : nul ne peut asservir les consciences. Ainsi si le mot même de « tolérance » n’est pas du vocabulaire de Castellion, le concept ne cesse de hanter ses écrits. C’est essentiellement à travers Le Traité des hérétiques, De l’impunité des hérétiques et le Conseil à la France désolée que cette parole à la fois cinglante et mesurée sera étudiée. Castellion montre que l’acceptation de l’autre est non seulement pragmatique mais qu’elle relève du devoir du croyant. Il se veut lui-même en prise avec la réalité des conflits, conscient du risque de scandale provoqué par celui qui rejette la foi dominante et c’est pourquoi il propose enfin des solutions face au problème de la foi déviante.

Une pensée pragmatique

Castellion ne cesse de réfléchir à ce qu’est un hérétique pour se demander ensuite ce que l’on fait de celui qu’on a défini comme tel : le premier problème de l’intolérance repose dans le fait de mal nommer. Malgré l’abondante utilisation du terme « hérétique » comme insulte – c’est un moindre mal – ou à des fins judiciaires, sa définition est éminemment problématique et c’est sur cette dernière que revient Martin Bellius dans le Traité des hérétiques :

Je n’estime pas tous ceux-là être hérétiques, qui sont appelés hérétiques. […] Certainement, après avoir souvent cherché que c’est d’un hérétique, je n’en trouve autre chose, sinon que nous estimons hérétiques tous ceux qui ne s’accordent avec nous en notre opinion. Laquelle chose est manifeste en ce que nous voyons qu’il n’y a presque aucune de toutes les sectes (qui sont aujourd’hui sans nombre) laquelle n’ait les autres pour hérétiques10.

Avec le terme d’« hérétique », on se situe rarement sur le terrain de la vérité, mais beaucoup plus sur celui de l’opinion, sur laquelle ne peut se fonder une persécution. Non seulement l’opinion est affaire de personne, mais en outre elle est discutable car elle ne s’appuie pas sur la vérité, étant fréquemment liée à l’erreur et à la faveur11. L’objet même de la persécution disparaît dès lors que l’hérésie est affaire d’opinion et non de vérité.

Sébastien Castellion va plus loin cependant : selon lui, quand bien même l’appellation d’« hérétique » serait justifiée, on ne pourrait punir celui dont la foi est déviante, à partir du moment où sa conscience est droite. L’« opinion » est à nouveau convoquée dans De l’impunité des hérétiques :

Car je croy que tout péché (pour lequel l’homme est condamné) est commis principallement par opinion. […] Les méchans ostinément persévérans en leur méchanseté seront appellez hérétiques12.

C’est donc opinion contre opinion qu’on se situe, et c’est pourquoi Castellion précise le mot « péché » par les termes « pour lequel l’homme est condamné », car il ne croit pas qu’une foi fondée sur une opinion soit plus condamnable qu’une autre et relève du péché. Plus loin il précise sa pensée autour de l’idée d’obstination :

[Il] appert qu’un hérétique, c’est un homme qui est obstiné, lequel étant droitement admonesté n’obéit point13.

Une telle définition ne va pas de soi car il n’est pas aisé de décider si Martin Bellius-Castellion fait de l’hérétique un homme caractérisé par son défaut de jugement, ce en quoi il ne pécherait pas en conscience, ou si le péché réside bien pour lui dans l’obstination après conviction, donc dans le fait de revendiquer une foi à laquelle on n’adhère plus en conscience.

La raison cependant s’allie ici au pragmatisme : s’il est raisonnable de ne pas condamner quelqu’un qui agit en raison – car quand on a la foi, on ne se parjure pas – c’est aussi pragmatique, l’argument étant absolument réversible. Pour toutes ces raisons, la foi ne doit pas être affaire du magistrat qui lorsqu’il offre son bras séculier à l’Église ou se substitue au jugement de cette dernière, comme c’est de plus en plus souvent le cas, risque de cautionner ce qui n’est que cruauté. Castellion l’exprime dans De l’impunité des hérétiques :

Touchant l’hérésie, que le magistrat n’en doive juger, Bèze lui-mesme l’escrit ; à quoy nous ajoustons que le magistrat ne doit punir le crime duquel ne peut cognoistre ou juger, de peur qu’en se rapportant à la conscience d’autruy, il ne soit aussy ministre de la cruauté d’autruy14.

Comme à son habitude, il retourne les arguments de l’adversaire contre lui, pour le mettre en contradiction avec lui-même. Et ce risque de retournement dont Castellion tire ici profit à des fins rhétoriques, il en a une conscience très nette sur les plans politique et eschatologique : il appelle ainsi à ce que les actes de cruauté ne se trouvent pas être un argument du jugement contre le persécuteur.

C’est une marque d’extrême orgueil que de condamner son prochain, comme l’exprime à nouveau Martin Bellius :

Certes quand j’examine ma vie, je vois que mes péchés sont si grands, et en si grand nombre, que je ne pense point que je puisse jamais obtenir pardon du Seigneur Dieu, si je suis prêt à condamner ainsi les autres15.

Cet aveu, fonctionnant comme avertissement, est clairement notifié comme tel huit ans plus tard, dans une tonalité prophétique16. S’il faut parier sur l’avenir, on prend moins de risque à se montrer trop clément. Georges Kleinberg, à l’appui de Martin Bellius, le dit en ces termes :

Ô Princes, et vous tous gens de justice, ouvrez les yeux, ouvrez les oreilles, craignez Dieu, et pensez finablement de rendre compte à Dieu de votre administration. Plusieurs ont été punis pour cruauté, mais personne n’a été puni pour douceur et clémence17.

Kleinberg s’adresse ici aux princes et nous achemine vers la réflexion politique : de même que l’on a tout intérêt à user de douceur avec autrui, pour être traité avec miséricorde sur terre et dans les cieux, on doit veiller à ne pas semer le désordre en croyant rétablir l’ordre. Castellion, à de nombreuses reprises, utilise la parabole du bon grain et de l’ivraie : il ne faut pas arracher le bon grain en arrachant l’ivraie mais attendre la moisson ; Dieu se chargera de juger et de séparer les justes des pécheurs. Luther comme Érasme lui servent alors de garants18. Là où les questions politiques et les questions religieuses se retrouvent indissociablement liées, c’est au sujet des conversions forcées, qui sont pour Castellion la source principale des problèmes français :

Je trouve que la principale et efficiente cause de ta maladie, c’est à dire de la sedicion et guerre qui te tourmente, est forcement de consciences19.

Le pragmatisme de l’individu et celui du citoyen concordent pour patienter et pour ne pas juger. Le pire cependant est que ce « forcement des consciences » est indigne d’un chrétien.

Le devoir du croyant

La raison et la droiture tout comme la bonne théologie appellent à ménager la conscience que l’on croit déviante.

Même si on voulait contraindre à la conversion on ne le pourrait pas, car la foi ne se commande pas et la conversion resterait alors feinte :

La foi ne peut être contrainte et tout ainsi qu’il n’est en la puissance d’aucun de te clore, ou ouvrir le ciel ou enfer, ainsi nul ne peut te contraindre à la foi, ou à infidélité20.

Castellion, en 1562 emploie le terme de « raison », ou plutôt de « déraison » pour évoquer le forcement des consciences :

Quant puis21 au remede spirituel, qui est de forcer les consciences les uns des autres, je ne me puis assés esbahir (et faut icy que je parle franchement) de la deraison et aveuglissement tant des uns que des autres. Et afin de mieux me faire entendre, je veux un peu ouvertement parler aux deux parties22.

De la déraison, il passe à la « folie » :

De penser qu’une conscience puisse estre persuadée par force, c’est aussi grande folie, comme qui voudroit à tout une espée ou halebarde tuer la pensée d’un homme23.

La gradation est sensible au fur et à mesure que l’auteur peut mesurer les conséquences politiques catastrophiques de cette volonté politique de contraindre les consciences. À partir du moment où on ne peut arguer de la volonté de sauver l’âme pour forcer la conscience d’un homme on est forcé d’admettre que l’humanité même doit conduire à accepter la foi de celui qu’on estime déviant.

En ce point la posture religieuse devrait être indissociable de celle appelant à la simple et naturelle humanité. Cette idée revient sous la plume de Sébastien Castellion en la Préface sur la Bible dédiée au roi d’Angleterre :

Je tiens pour certain, que personne ne se pourra repentir d’avoir usé de douceur, patience, bénignité, obéissance : mais de cruauté et de jugement téméraire, on s’en repentira toujours24,

mais également sous celle de saint Augustin :

Ceci ne plaît à nuls bons fidèles en l’Église catholique, d’exercer cruauté contre aucun jusques à le faire mourir, même quand il serait hérétique25.

Les voix se répondent et résonnent à travers les époques. Castellion en outre s’adresse à tous indifféremment, comme il le met en évidence dans le Conseil à la France désolée, écrivant « aux Catholiques & aux Evangeliques, touchant de forcer les consciences les ungs des autres » :

Et voylà comment se doit a la verité entendre ceste reigle : Ne fay à autruy, ce que tu ne voudrois qu’on te fist : qui est une regle si vraye, si juste, si naturelle, et tellement escrite par le doit de Dieu, au cœur de tous les hommes, qu’il n’y a homme tant denaturé, n’y tant loing de toute discipline et enseignement, que incontinant qu’elle luy est proposée, ne confesse qu’elle est droite et raisonnable, dont il est aisé à juger que quand la verité nous jugera, elle nous jugera selon ceste reigle. Et de fait Christ, qui est la verité, la conferme26 […] .

La logique de Castellion se présente comme imparable pour un être humain au cœur non dénaturé et pour le croyant. La règle de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fît permet de lier étroitement les deux, puisque dans tous les cas la pragmatique, la raison et la foi imposent un sens similaire : il ne faut pas risquer d’être jugé pour un excès de dureté, pour son insensibilité. C’est fondamentalement le respect de l’esprit du texte et la foi qui doivent conduire à refuser toute contrainte sur les consciences.

Le Christ appelle à la non-violence et toute action contraire à cet esprit du texte est un soufflet sur sa face. Un chrétien ne peut agir en tyran et conserver le nom de chrétien, pour plusieurs raisons : tout d’abord, le Christ a répandu son sang pour que les hommes ne répandent pas le leur27, mais en outre, le désir d’anéantir l’autre ôte le nom de chrétien28. Le troisième argument mis en avant est que la Nouvelle Loi ayant aboli l’Ancienne, on ne peut pas se fonder sur cette dernière :

Nous ne sommes pas soubs Moyse, mais soubs Christ : tellement que quand bien Moyse auroit commandé [de mettre à mort un blasphemateur] , il ne s’ensuyvroit pas que ceux qui sont soubs Christ, le deussent faire pourtant que Moyse l’auroit commandé29.

Il faut donc combattre l’hypocrisie dont font surtout preuve les protestants qui ont reproché aux catholiques de forcer leurs consciences. Sébastien Castellion revient fréquemment sur ce point30 et insiste sur le revirement des réformateurs genevois :

Nous voyons bien, Bèze, que Calvin a changé d’opinion. Car en ces premières Institutions, luy estant calamiteux, mena la cause de ceux qui sont en calamité et misère, contre les puissans. Maintenant, estant devenu puissant, il mène la cause des puissans contre ceux qui sont en calamité et misère […]31.

Cette réversibilité des opinions en fonction des intérêts ne menace pas Castellion, qui n’agit pas pour un parti mais pour des valeurs qu’il veut universelles. Comment faire, dès lors, lorsqu’on se trouve en conscience devant un hérétique obstiné, qui risque de se perdre lui-même s’il est convaincu, d’entraîner les autres dans son sillage et de créer un désordre politique ? Sébastien Castellion ne recule pas devant ces questions épineuses.

Quel comportement face à l’hérétique ?

Deux idées fortes se retrouvent à travers les traités de Castellion : face à l’hérétique qualifié, il faut graduer les peines et conformer la peine à la faute, afin qu’elles soient homogènes.

Tout croyant doit avoir comme arme première la parole, selon la pensée de Lactance32, de Luther33, et même de Calvin, ce dernier étant convoqué comme il se doit au Traité des hérétiques, afin de mettre les paroles d’accusation dans la bouche des accusés. Dans sa première Institution, il a déclaré :

Et pourtant jà soit qu’il ne soit licite par la discipline Ecclésiastique, de converser familièrement, ou avoir amitié intérieure avec les excommuniés. Nous devons néanmoins tâcher par toutes les manières que nous pouvons, ou par exhortation, ou par doctrine, ou par clémence, et douceur, ou par nos prières envers Dieu, qu’iceux convertis en meilleure vie, se retirent en la compagnie et unité de l’Église. Et non seulement ceux-là doivent être ainsi traités, mais les Turcs aussi, et les Sarrasins, et autres ennemis de la vraie Religion : tant s’en faut que ces raisons doivent être approuvées, par lesquelles plusieurs jusques à présent se sont efforcés de les contraindre à notre foi, quand ils leur défendent l’eau, et le feu, et leur refusent tous devoirs d’humanité, quand ils les persécutent, avec ferrement et armes, etc34.

Cette nécessaire humanité conduit à la conviction qu’il ne faut jamais mettre à mort celui qui ne menace pas de mort35 car il peut toujours revenir à lui, se ranger à la bonne foi.

La punition de l’hérésie se doit faire selon une logique d’adaptation de la peine au crime. Le magistrat punit le trouble à la République et non le blasphème ; l’Église punit l’outrage à Dieu. Mais elle le fait d’un glaive spirituel, c’est-à-dire qu’elle ne tue jamais, mais excommunie, coupe son pied pourri. Cette pensée se retrouve exprimée à maintes reprises, dans le Traité des hérétiques, sous la plume de monseigneur Guillaume, comte de Hesse36 ou encore de Christophe Hosman37. Castellion la résume dans le Conseil à la France désolée :

Donques le moyen seroit de combatre contre les heretiques par parolle de verité, laquelle est tousjours plus puissante que parolle de mensonge. Que si estans convaincus par verité, et par plusieurs fois legitimement admonestés, ils demeurent neantmoins en leur opiniastrise, qu’on les excommunie : voilà la droicte punicion des heretiques. Que si estans excommuniés ils ne cessent pourtant pas d’enseigner, qu’on defende au peuple de les escouter. Et si quelcun les escoute neantmoins, qu’il soit luymesme amonesté, et à la fin s’il persevere, tenu pour desobeissant. Voilà comment on peut contregarder l’eglise contre les heretiques […].Que si puis après les heretiques viennent à user de force, et emouvoir sedicion, alors les princes et magistrats feront leur devoir de maintenir par armes leurs subiects. […]
Voylà les droits moyens de resister aux heretiques par parolle, s’ilz n’usent que de parolle : et par glaive, s’ils usent de glaive38.

Sa pensée ne souffre aucune ambiguïté : il faut procéder par étapes, avec patience, par parole, puis admonestation. La première sentence sera d’excommunication. Voilà pour l’hérétique du côté de l’Église. Ceux qui se laisseraient séduire subiraient en toute logique le même sort. Si l’hérétique prend les armes, il devient séditieux et tombe alors sous le coup de la justice séculière. Dans la logique de Castellion, le respect de la conscience devrait être assuré par l’imperméabilité de la frontière entre la justice ecclésiale et la justice laïque ainsi que par la stricte délimitation des charges d’accusation qui leur sont dévolues et des moyens d’exercer la justice.

 

Sébastien Castellion s’éveille à la question de la tolérance d’un rejet humaniste de la cruauté. Il est révulsé par l’assassinat de Servet dans sa chair – comment peut-on se réjouir de la mise à mort d’un homme et se moquer de ses souffrances ? – et dans son esprit – comment peut-on attaquer les persécuteurs et se faire persécuteur soi-même ?

La logique lui échappe totalement : c’est pourtant celle du régime de vérité dans lequel se trouvent les Églises de son temps. Castellion cependant n’adhère pas à cette conception : la foi, pour lui, n’est pas affaire de vérité, mais de conscience. Ses idées, en décalage avec son temps, paraissent d’autant plus fortes. Elles sont en outre toujours nécessaires car il semble que la primauté de l’humain et de sa libre conscience sur la foi définie comme vérité sera toujours un combat à mener. La puissance des arguments de Castellion tient à quatre facteurs : d’un point de vue intellectuel, ses arguments sont affirmés dans un souci constant de logique et de cohérence ; c’est un vrai théologien, qui peut rivaliser d’arguments avec Calvin ou Bèze car il connaît la Bible et la patristique, comme il connaît les textes des réformateurs ; son tempérament est celui d’un vainqueur, car il ne renonce jamais et tient toujours à confondre l’erreur par elle-même. Enfin, l’argument le plus fort de Castellion reste celui de l’évidence de la chair et du cœur : on ne tue pas un homme qui ne nous menace pas. Le scandale vient alors de celui qui tue l’hérétique et non de l’hérétique lui-même.

Notes de bas de page numériques

1 Jean Calvin, Deffensio orthodoxae fidei de sacra trinitate contra prodigiosus errores michaelis Serveti Hispani : ubi ostenditur haereticos iure gladii coercendos esse, et nominatim de homine hoc tam impio juste et merito sumptum Genevae fuisse supplicium. Per Johannem Calvinum, Genève, Robert Estienne, 1554 ; traduction par Calvin : Declaration pour maintenir la vraye foy que tiennent tous chrestiens de la trinité des personnes en un seul Dieu, par Jean Calvin, contre les erreurs détestables des Michel Servet, Ou il est aussi montré, qu’il est licite de punir les heretiques : & qu’à bon droict ce meschant a esté executé par iustice en la ville de Geneve, Genève, Jean Crespin, 1554.

2 [Sébastien Castellion, Contra libellum Calvini : in quo ostendere conatur haereticos jure gladii coercendos esse, composé en 1555, publié en 1612 [S.l.], A. Domini. Traduit du latin, présenté et annoté par Étienne Barilier : Contre le libelle de Calvin : après la mort de Michel Servet, Carouge-Genève, Zoé, 1998.

3 Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon propre article (« Pureté de la foi ou enflure du moi : l’ombre de Calvin autour du bûcher de Servet »), issu d’un colloque international sur les écritures du moi à Johns Hopkins (avril 2019), à paraître chez Hermann en 2020.

4 [Sébastien Castellion, Traité des hérétiques. À savoir, si on les doit persécuter, et comment on se doit conduire avec eux, selon l’avis, opinion, et sentence de plusieurs auteurs, tant anciens, que modernes [mars 1554, avril pour la version française] ; édition utilisée d’André Gounelle, Maisons-Lafitte, Ampelos, 2017.

5 Biblia, interprete Sebastiano Castalione, Basileae, per Joannem Oporinum, 1551.

6 Le nouveau croisé Montfort-Castellion engagerait alors une guerre sainte contre le dévoiement d’une religion d’amour devenue religion de sang.

7 [Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée. Auquel est monstré la cause de la guerre presente, & le remede qui y pourroit estre mis : & principalement est avisé si on doit forcer les consciences, 1562 ; édition utilisée de Florence Alazard, Stéphan Geonget, Laurent Gerbier, Paul-Alexis Mellet et Romain Menini, Genève, Droz.

8 [Sébastien Castellion], De l’impunité des hérétiques. De Haereticis non puniendis. Texte latin inédit publié par Bruno Becker. Texte français inédit publié par M. Valkhoff, Genève, Droz, 1971.

9 Théodore de Bèze, De haereticis a civili magistratu puniendis libellus, adversus Martini Bellii farraginem et novorum Academicorum sectam, [Genève], Oliva Roberti Stephani, 1554.

10 Martine Bellie à très Illustre Prince et Seigneur, Monseigneur Christofle, Duc de Wirtemberg, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 28.

11 Ainsi l’atteste Edmond Huguet dans son Dictionnaire de la langue française du seizième siècle (tome V, p. 522), en s’appuyant sur Ronsard, Régnier et Brantôme.

12 [Sébastien Castellion], De l’impunité des hérétiques, op. cit., p. 230-231.

13 Martine Bellie à très Illustre Prince et Seigneur, Monseigneur Christofle, Duc de Wirtemberg, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 29.

14 [Sébastien Castellion], De l’impunité des hérétiques, op. cit., p. 392.

15 Martine Bellie à très Illustre Prince et Seigneur, Monseigneur Christofle, Duc de Wirtemberg, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 22.

16 [Sébastien Castellion], Conseil à la France désolée, op. cit., p. 17 : « aussi faudra il ribon ribaine que vous en respondiés, un jour devant le juste juge duquel vous portés le nom. […] Voudries vous qu’on vous fist ainsi ? »

17 La sentence de Georges Kleinberg par laquelle il montre combien nuisent au monde les persécutions, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 145.

18 Le Même [Luther] en ses Postilles, sur l’Évangile de la Zizanie, qui vient le cinquième Dimanche après les rois, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 54 : « Davantage, il en advient un autre grand inconvénient, duquel nous admoneste christ en ce passage, nous donner bien garde : c’est à savoir, que le bon froment est le plus souvent arraché avec la zizanie […]. » et Érasme ès supputations des erreurs de Béda, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 82 : « Le père de famille, c’est à dire le Seigneur Dieu, ne veut point que les faux Apôtres et hérétiques soient mis à mort, mais qu’ils soient tolérés et endurés, si paraventure ils viendront point à repentance, et de zizanies s’ils se tourneront point à froment, ou s’ils ne s’amendent qu’ils soient réservés au jugement de Dieu, lequel en fera punition un jour viendra. »

19 [Sébastien Castellion], Conseil à la France désolée, op. cit., p. 9.

20 La Seconde Partie du livre de Martin Luther, en laquelle est démontré combien, et jusques où s’étend le Magistrat séculier, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 40.

21 La forme « quant puis au remède spirituel […] » est redondante et est à entendre comme « Ensuite, quant au remède spirituel […] ».

22 [Sébastien Castellion], Conseil à la France désolée, op. cit., p. 15.

23 [Sébastien Castellion], Conseil à la France désolée, op. cit., p. 50-51.

24 Sébastien Castellion en la Préface sur la Bible dédiée au roi d’Angleterre, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 140.

25 Saint Augustin, Contre Cresconius grammairien, au troisième livre, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 126.

26 [Sébastien Castellion], Conseil à la France désolée, op. cit., p. 28-29.

27 Sébastien Castellion, En la préface sur la Bible dédiée au roi d’Angleterre, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 135 : « Vela bon, nous serons sanguinaires, et meurtriers par zèle, que nous avons en christ, lequel afin que le sang des autres ne dût être épandu, il a épandu le sien. Par zèle de Christ nous arracherons l’ivraie […]. »

28  [Sébastien Castellion], Conseil à la France désolée, op. cit., p. 51-52 : « Si vous estes d’un tel vouloir [d’aneantir du tout l’autre partie], il vous vaudroit mieux renoncer entierement au nom de Christ, et vous porter tout ouvertement pour payens et tyrans […]. Si vous estes Chrestiens, pourquoy usés vous de tyrannie ? »

29 [Sébastien Castellion], Conseil à la France désolée, op. cit., p. 65.

30 [Sébastien Castellion], De l’impunité des hérétiques, op. cit., p. 229 : « « Mays quoy ? vous faites vous-mesmes ce que reprenés ès autres. »

31 [Sébastien Castellion], De l’impunité des hérétiques, op. cit., p. 245.

32 Lactance, livre V, chapitre 20, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 113 : « Il n’est besoin de force et injures, car la Religion ne peut être contrainte. Il faut plutôt procéder par paroles que par bâtures, afin que la volonté y soit. »

33 Martin Luther, Du magistrat séculier. La seconde partie du livre de Martin Luther, en laquelle est démontré combien, et jusques où s’étend le Magistrat séculier, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 47 : « Il n’appartient pas aux Princes de veiller, ou avoir soin sur cette affaire [foi], mais aux Évêques, auxquels cette charge a été commise de Dieu. Car les hérétiques ne peuvent être réprimés, ni empêchés par aucune force extérieure. Parquoi il faut agir, et besogner avec eux par autre moyen que par sévérité de glaive : il y faut procéder par la parole de Dieu. Par laquelle parole si tu ne profites de rien, en vain tu y ajouteras la force ou violence humaine, même quand tu remplirais tout de sang. »

34 Jean Calvin, En sa première Institution, chapitre 2e, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 120-121.

35 Martin Luther l’exprime ainsi dans ses Postilles, sur l’Évangile de la Zizanie, qui vient le cinquième Dimanche après les rois, dans [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 49 sq : « Nous apprenons par ce texte comment il nous faut gouverner envers les hérétiques et faux Docteurs, c’est de les extirper, et ne les mettre pas à mort : car Christ le démontre ici évidemment, quand il dit : « Laissez croître l’un et l’autre ». Il faut procéder à l’encontre d’eux par la seule parole de Dieu. Car en ce cas il peut advenir, que celui qui est aujourd’hui en erreur, demain, peut-être, pourra retourner au bon chemin. »

36 Voir [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 10-11.

37 Voir [Sébastien Castellion], Traité des hérétiques, op. cit., p. 119.

38 [Sébastien Castellion], Conseil à la France désolée, op. cit., p. 78-80.

Pour citer cet article

Mathilde Bernard, « Le refus du jugement chez Sébastien Castellion : une nécessaire et chrétienne humilité », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, Le refus du jugement chez Sébastien Castellion : une nécessaire et chrétienne humilité, mis en ligne le 08 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1776.

Auteurs

Mathilde Bernard

Université de Paris Nanterre. Membre du CSLF.