Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Philippe Audegean  : 

Tolérance religieuse et tolérance pénale au siècle des Lumières

Résumé

En distinguant rigoureusement entre crime et péché, les philosophes et juristes des Lumières ayant œuvré à la laïcisation du droit pénal ne se sont pas contentés d’appliquer dans ce domaine les grands acquis du concept de tolérance civile et religieuse tel qu’il avait été formulé par Locke. Outre la question de l’évaluation pénale des infractions religieuses se pose en effet la question de l’évaluation religieuse des infractions pénales. L’application pénale du concept de tolérance, qui affirme que certains péchés ne sont pas des crimes, doit donc être distinguée de l’émergence ultérieure d’un concept de tolérance pénale, qui affirme qu’aucun crime n’est un péché et qui, en conséquence, invite à dépouiller toute qualification pénale de ses présupposés religieux. Il est revenu à Beccaria d’exposer pour la première fois ce concept.

Abstract

By strictly distinguishing between crime and sin, the philosophers and jurists of the Enlightenment who worked to secularise criminal law not only applied in this area the major achievements of the concept of civil and religious tolerance as formulated by Locke: in addition to the question of the criminal assessment of religious offences, there is also the question of the religious assessment of criminal offences. The criminal application of the concept of tolerance, which asserts that certain sins are not crimes, must therefore be distinguished from the subsequent emergence of a concept of criminal tolerance, which asserts that no crime is a sin and which, as a result, invites the stripping of religious presuppositions from any criminal qualification. It was Beccaria who first articulated this concept.

Index

Mots-clés : Beccaria (Cesare) , droit pénal, Locke (John), Lumières, tolérance

Géographique : Europe occidentale

Chronologique : xviiie siècle

Plan

Texte intégral

En 1780, dans son vaste commentaire de la législation pénale du royaume de France, Pierre-François Muyart de Vouglans mentionne le délit de « tolérantisme » parmi les « crimes contre la religion ». Ce terme, aujourd’hui tombé en désuétude, avait joui d’une certaine fortune au xviiie siècle : il avait eu les honneurs du Dictionnaire de Trévoux dès l’édition de 1721, où il était défini comme l’« opinion », le « système de ceux qui préconisent la tolérance religieuse ». Chez Muyart, il est dénoncé comme un blasphème, c’est-à-dire comme une offense envers Dieu : crime de lèse-majesté divine, il désigne une infraction très grave, passible de la peine capitale1.

Sous ce terme, le juriste conservateur ne vise cependant pas seulement les idéaux de tolérance civile et religieuse défendus par la tradition issue de Bayle et de Locke. Si, dans les dernières décennies du siècle, la polémique sur la tolérance fait encore rage en Europe, elle investit en effet désormais tout particulièrement le domaine pénal, notamment après les interventions de Voltaire sur les affaires Calas, Sirven et La Barre entre 1762 et 17662. Au-delà des idéaux de coexistence confessionnelle, ce sont donc aussi les théories pénales « tolérantes » qui sont visées par l’accusation de tolérantisme. En 1785, dans un violent pamphlet contre Montesquieu, Muyart de Vouglans reproche ainsi à l’auteur de L’Esprit des lois d’avoir plaidé pour une réforme de la législation pénale fondée sur « les mêmes principes de Tolérance qu’il voudrait introduire dans la religion3 ».

Mais peut-on vraiment dire que Montesquieu s’est contenté d’appliquer dans le domaine pénal les « mêmes principes » que ceux que, à la suite d’une tradition déjà ancienne, il avait défendus « dans la religion » ? Au-delà du cas de Montesquieu, les philosophes et juristes des Lumières qui ont œuvré à la laïcisation, à la sécularisation, voire à la « désacralisation »4 du droit pénal, de Thomasius à Beccaria, se sont-ils contentés d’appliquer dans ce domaine les grands acquis théoriques du concept politique de tolérance civile ? Une réponse affirmative semble avoir toujours été donnée à cette question : les grandes innovations de la doctrine pénale des Lumières en matière de tolérance religieuse n’auraient fait qu’appliquer dans le champ criminel les principes philosophiques et politiques de la tolérance civile. Ces innovations reposent sur la séparation des deux notions de crime et de péché, qui a servi de pilier conceptuel à la lutte pour la décriminalisation de l’hérésie et des offenses religieuses5.

Pourtant, s’il ne fait aucun doute que les criminalistes des Lumières ont appliqué dans le domaine pénal les grands acquis théoriques du concept de tolérance, cet effort les a également conduits au-delà d’une simple entreprise d’acclimatation ou de transfert. Contrairement au présupposé implicite de l’historiographie de la tolérance, la doctrine pénale du xviiie siècle a apporté une contribution originale au concept de tolérance civile et religieuse. Autrement dit, il existe un concept juridique de tolérance pénale distinct du concept politique de tolérance civile. Telle est du moins la thèse que je vais tenter de soutenir ici. Mon argument principal consistera à montrer que la lutte pour la décriminalisation de l’hérésie et des offenses religieuses n’est pas la seule conséquence théorique qui découle de la séparation des notions de crime et de péché. Cette distinction révolutionnaire ne conduit pas seulement à exclure du champ des infractions pénales tout un ensemble d’attitudes et de comportements, car elle conduit également à considérer différemment les infractions pénales elles-mêmes, en les définissant uniquement d’un point de vue politique, civil, séculier ou laïque, sans égard à leur éventuelle dimension morale ou religieuse.

Certes, aucune solution de continuité ne brise le courant de pensée qui, de Locke à Montesquieu, part des principes philosophiques de la tolérance civile pour en tirer les éléments d’une doctrine pénale de la tolérance religieuse. Mais, de Montesquieu à Beccaria, c’est une autre histoire qui commence à s’écrire. De nouveaux problèmes surgissent, auxquels l’ancienne formule de la tolérance civile, élaborée pour répondre à des problèmes d’une autre nature et surgis d’un autre contexte, ne peut apporter de solution. Ces problèmes font alors émerger un concept spécifique de tolérance pénale.

De Locke à Montesquieu

Les deux sources de la philosophie de la tolérance au siècle des Lumières sont le Commentaire philosophique de Bayle et l’Epistola de tolerantia de Locke, dont les aléas de l’histoire ont voulu qu’ils fussent tous deux probablement rédigés la même année dans le même pays – aux Pays-Bas en 16866. C’est cependant la seconde, plus que le premier, qui a nourri le courant dominant. Pour expliquer cette hégémonie culturelle, on peut peut-être souligner que le philosophe anglais, plus que le huguenot français, offrait des instruments immédiatement utilisables aux théoriciens soucieux de réformer le droit existant. Ainsi, Locke avait lui-même tiré un certain nombre de conséquences pénales de sa théorie de la tolérance, fournissant des armes prêtes à l’emploi pour lutter contre la répression pénale de la déviance religieuse7.

Ces conséquences s’inscrivent certes elles-mêmes dans une histoire qui a commencé avant Locke. Dès le xvie siècle, certains théoriciens réformés avaient entrepris de lutter contre la forme confessionnelle ou théocratique de l’État protestant8. Au début du xviie siècle, Grotius rappelait que l’être humain ne saurait se substituer à Dieu pour venger les offenses qui lui sont faites :

[…] il ne faut pas punir les péchés qui ne regardent ni directement ni indirectement la société humaine, ou à la punition desquels aucun homme n’a intérêt. Car puisqu’il n’en reviendrait aucune utilité aux hommes, il n’y a aucune raison de ne pas laisser à Dieu la vengeance de ces sortes de péchés, à lui, dis-je, qui a une connaissance infinie pour les démêler, une souveraine équité pour en juger et une puissance sans bornes pour les punir9.

Dans la Lettre sur la tolérance, cette idée sert à montrer qu’aucune autorité ecclésiastique ni aucun « magistrat » (au sens large de « gouvernant » qu’avait ce mot à la Renaissance et au xviie siècle) ne peut, sous prétexte de religion, sanctionner les membres d’une autre Église : « La décision de cette question [la dispute entre deux Églises sur la vérité de la doctrine et la pureté du culte] n’appartient qu’au souverain juge de tous les hommes, et c’est lui seul aussi qui a le droit de punir ceux qui sont dans l’erreur10. » Thomasius écrit encore en 1697 : « Dieu n’a pas ordonné aux rois de ce monde de protéger sa majesté divine. Et si celle-ci a été spirituellement violée, le violateur sera spirituellement puni. Or les autorités ne punissent jamais spirituellement11. »

L’argument gagne alors les esprits bien au-delà du monde protestant. Montesquieu en donne une formulation incisive et brillante : « Le mal est venu de cette idée, qu’il faut venger la Divinité. Mais il faut faire honorer la Divinité, et ne la venger jamais12. » En s’arrogeant insolemment le droit de juger les consciences, le législateur se rend coupable de blasphème : le véritable impie, c’est celui qui punit l’impiété. Telle est la conclusion à laquelle était ouvertement parvenu Locke : « Je laisse donc à penser quel est le crime de ceux qui joignent l’injustice à l’orgueil, si ce n’est pas même à l’erreur, lorsqu’ils persécutent et qu’ils déchirent, avec autant d’insolence que de témérité, les serviteurs d’un autre maître, qui ne relèvent point d’eux à cet égard13. » L’idée est encore ironiquement énoncée à mots couverts par Beccaria : « S’il [Dieu] a établi des peines éternelles à l’encontre de ceux qui désobéissent à son omnipotence, quel est l’insecte qui osera suppléer à la justice divine et voudra venger l’Être qui se suffit à lui-même […]14 ? ». Contrairement à ce que soutiennent Hobbes et Spinoza, la raison n’est en effet pas la seule source des normes qui règlent la vie humaine. Or, elle n’est pas non plus capable de les connaître toutes.

Mais si la distinction entre crime et péché est déjà en germe au xviie siècle, elle n’émerge clairement, sur le double plan lexical et conceptuel, que dans la doctrine pénale du siècle suivant. Or, pour une large part, cette distinction se borne à refléter dans une branche particulière du droit la théorie de la tolérance civile élaborée par Locke.

Cette théorie est de caractère essentiellement politique : à la différence de Bayle, Locke fonde la tolérance non sur la liberté de conscience, mais sur la définition de l’autorité. Sa démarche consiste à séparer l’Église et l’État en montrant qu’ils se distinguent par leur origine et par leur but, et donc par leur domaine de compétence15.

L’État, tout d’abord, peut se définir comme une société instituée par ses membres pour protéger leurs intérêts civils. Le législateur et le magistrat ne sont donc chargés que de la protection des biens temporels des sujets : leur vie, leur liberté, leur santé, leurs biens extérieurs. Par conséquent, le salut des âmes ne relève pas des compétences de l’autorité civile. Locke en veut pour preuve ce qui apparaît en réalité comme le fondement de sa théorie de la tolérance : les magistrats n’ont à leur disposition que des moyens coercitifs, or la contrainte n’a aucune prise sur la conscience, laquelle échappe donc nécessairement à l’autorité politique.

Le raisonnement repose ainsi sur l’idée que nos pensées ne sont pas en notre pouvoir : « Car il n’y a personne qui puisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d’un autre16. » Or, la vraie religion consiste dans la persuasion intérieure de l’esprit, dans le sentiment intérieur de la conscience, non dans le culte extérieur prescrit par le rite. Si l’observation du culte ne devait manifester que l’hypocrisie craintive ou résignée de l’incrédule, qui est le seul résultat que peut produire la contrainte, elle retournerait en son contraire le but poursuivi par le législateur : « C’est en vain qu’un incrédule affecte de professer extérieurement un culte qui n’est pas le sien ; il n’y a que la foi et la sincérité du cœur qui puissent plaire à Dieu17. » Loin d’augmenter le nombre de ceux qui servent le Créateur, la contrainte augmente le nombre de ceux qui le méprisent, puisque c’est mépriser la divinité que de professer de bouche ce qu’on ne croit pas de cœur : la persécution pénale du péché fabrique des pécheurs. Elle ne contribue pas au salut des sujets, mais les empêche au contraire de gagner le ciel.

Cet argument par la nature de la foi sert ainsi de preuve éclatante à l’argument par la nature de la société civile :

Si la conscience ne peut être forcée, il faut avouer que toute autorité politique qui aurait d’autres buts que la préservation des intérêts temporels des sujets serait établie sur des fondements contradictoires, puisqu’elle se vouerait à une tâche qu’elle est essentiellement impropre à mener à bien18.

Montesquieu ajoute en 1748 un argument plus spécifique, mais qui ne fait que prolonger le cadre théorique déjà mis en place par Locke, en faisant remarquer que le croyant préférera toujours être condamné que damné. La crainte des châtiments éternels l’emporte à tel point sur celle des sanctions temporelles qu’aucune loi pénale ne peut agir sur les croyances religieuses par des menaces physiques. D’où la conclusion du Président de Bordeaux : « Il faut éviter les lois pénales en fait de religion19. » Enfin, remarque Locke, s’il est absurde de confier au magistrat le soin de conduire les sujets vers la vraie religion, c’est aussi parce qu’il n’existe aucun critère permettant de la distinguer : rien ne permet de garantir que la religion du prince soit la vraie20.

Locke développe ensuite un argument par la nature de l’Église, qu’il définit comme une société instituée en vue de servir Dieu en public et d’obtenir par là le salut de ses membres. Il en résulte que la possession des biens civils ou temporels ne saurait en aucune façon la concerner ni entrer dans ses prérogatives. Locke fonde ainsi doublement la tolérance par les temporalités distinctes de l’Église et de l’État : celui-ci prend soin de l’ici-bas, quand celle-là s’occupe de l’au-delà.

Pour exiger le respect de ses règles, la première ne dispose que du verbe et de la persuasion. Elle ne peut recourir à la force et aux punitions temporelles : « En un mot, les exhortations, les avis et les conseils sont les seules armes que cette société doive employer pour retenir ses membres dans le devoir21. » L’excommunication est donc la plus lourde peine que puisse prononcer une juridiction ecclésiastique. Montesquieu précise à son tour que les offenses religieuses, dans la mesure où elles sont indifférentes à la sauvegarde de l’ordre civil, ne doivent pas être réprimées par le pouvoir civil – qui n’est chargé que de la défense de la vie, des biens et des droits civils des sujets –, mais uniquement par l’autorité ecclésiastique : elles doivent encourir des sanctions religieuses et non pénales. Mais il pose surtout en principe que toute peine doit être tirée de la nature de l’infraction. Par conséquent, les crimes contre la religion doivent être réprimés par des peines de nature religieuse : « […] l’expulsion hors des temples ; la privation de la société des fidèles, pour un temps ou pour toujours ; la fuite de leur présence, les exécrations, les détestations, les conjurations22. »

Locke ajoute qu’il faut distinguer deux choses en matière de comportement des fidèles réunis au sein d’une Église : d’une part le culte extérieur ou les rites, d’autre part les dogmes ou articles de foi. Dans le premier domaine, l’intervention du magistrat est illégitime pour au moins trois raisons. D’abord parce que, tant que les pratiques rituelles exigées par l’Église ne comportent aucune action contraire aux lois civiles, ces pratiques n’ont aucune incidence sur les biens temporels du peuple : « Rien de ce qui est permis dans l’État ne saurait être interdit par le magistrat dans l’Église23. » Si un culte comporte des actions contraires aux lois civiles, le magistrat pourra bien entendu les interdire, mais dans ce cas, il le fera pour la raison seule qu’il les juge contraires aux lois civiles, non parce qu’il les juge contraires à la volonté divine. Ensuite parce que la coexistence confessionnelle ne porte pas préjudice à la paix de l’État, qui ne sera pas mieux assurée si tous sont obligés de se conformer à un unique culte extérieur24. Enfin parce que, à supposer même que certaines formes de culte soient des péchés, le magistrat n’aurait de toute façon pas le droit de les punir, parce qu’il ne peut réprimer que les actions portant préjudice aux biens d’autrui et au repos public : « Il faut donc tolérer tous les cultes pourvu qu’ils ne blessent ni les lois civiles ni le bien-être du peuple25. »

S’agissant des articles de foi, Locke distingue les opinions purement spéculatives de celles qui influent sur les mœurs et le comportement des fidèles. Les premières doivent jouir d’une pleine et entière tolérance : chacun doit être libre d’y adhérer, de les exprimer, de les publier. La vérité ne peut d’ailleurs s’insinuer dans les esprits par la force et la violence, dont l’erreur seule a besoin pour dominer26. Là encore, cette observation est reprise par Montesquieu : « Le caractère de la vérité, c’est son triomphe sur les cœurs et les esprits, et non pas cette impuissance que vous avouez lorsque voulez la faire recevoir par des supplices27. » La question des opinions qui regardent la pratique est cependant beaucoup plus délicate. Pour être parfaitement cohérente, la position de Locke à ce sujet n’en est pas moins plus ambigüe, puisqu’elle le conduit à refuser d’étendre les principes de tolérance à la pratique publique de la religion catholique et de l’athéisme28.

En dépit de ces limites – qu’on ne rencontre pas dans les écrits de Bayle –, les analyses de Locke contiennent ainsi les éléments fondamentaux du syllogisme majeur de la tolérance pénale : le législateur ne doit réprimer que les offenses qui portent atteinte aux intérêts temporels des individus, or la diversité des croyances et des cultes ne menace pas la paix civile, donc il faut décriminaliser les offenses religieuses qui ne portent pas atteinte au bon ordre de la société. Dès l’Epistola, l’armature du raisonnement est ainsi solidement constituée. L’effort des criminalistes ultérieurs engagé dans le processus de déconfessionalisation du droit pénal semble dès lors avoir surtout consisté à prolonger certaines des intuitions déjà en germe chez Locke sur le caractère non seulement formellement illégitime et injustifiable, mais positivement tyrannique et nuisible de la persécution judiciaire de la dissidence religieuse.

Thomasius fonde ainsi les droits du prince en matière de religion non sur les droits de la conscience errante – ce qui le distingue de Bayle –, et non seulement sur les limites des droits de l’autorité – ce qui le distingue de Locke –, mais sur le devoir politique d’empêcher les communautés religieuses de se nuire et de s’offenser mutuellement :

[…] le jus tolerandi du prince découle non de son respect de la liberté de conscience religieuse en tant que telle – puisque, “en tant que prince”, le souverain n’entretient nulle relation avec la vérité ou la conscience religieuse –, mais de son devoir de préserver la paix sociale au moyen de l’application coercitive des lois29.

La tolérance est fondée non seulement sur la définition de la répression comme violence inutile, mais aussi sur la nécessité de prévenir toute violence intercommunautaire. Comme Locke, Thomasius soutient cette thèse non en défendant les droits de la vérité, mais en soustrayant la vérité aux finalités de la coercition politique. Ce n’est pas le respect du prince pour la vérité religieuse dissidente qui justifie sa tolérance pour les hérétiques, mais son indifférence envers elle : « L’affaire du prince est de veiller à la sécurité extérieure, à laquelle aucun préjudice n’est causé par la publication d’une fausse doctrine30. » De même, Montesquieu plaide en faveur de la dépénalisation des offenses religieuses non seulement en rappelant qu’elles ne font courir aucun danger à la société, mais en soutenant également que c’est au contraire l’imposition du conformisme religieux qui menace la paix civile et le bien-être des sujets. Réprimer, c’est en effet semer les germes de la répression : « C’est un principe, que toute religion qui est réprimée devient elle-même réprimante […]31. »

Les deux auteurs vont alors préciser l’idée que criminaliser des actions qui sont en elles-mêmes indifférentes à la paix civile est une marque certaine de despotisme : les citoyens seraient en danger si ces offenses relevaient du droit pénal. À la suite des analyses de Thomasius sur la magie et la sorcellerie32, Montesquieu montre que, dans les infractions religieuses telles que les sacrilèges intérieurs ou « cachés », c’est-à-dire les déviances confessionnelles privées de toute manifestation publique, il n’y a pas de corps du délit, pas d’action matérielle, pas d’indices possibles : tout est livré à l’interprétation et à l’inquisition du juge. La répression pénale de ces actions risque donc d’encourager les délations sauvages. Surtout, elle confère d’immenses pouvoirs discrétionnaires à l’autorité judiciaire et menace donc gravement les libertés individuelles. Les accusations en matière religieuse, souvent infalsifiables en raison de leur caractère équivoque, donnent libre cours à la calomnie et à l’arbitraire : « L’accusation de ces deux crimes [la magie et l’hérésie] peut extrêmement choquer la liberté, et être la source d’une infinité de tyrannies […]33. »

De Montesquieu à Beccaria

L’effort de certains écrivains protestants, prolongé et approfondi – toujours dans le monde protestant – par Locke et Thomasius, impose ainsi de plus en plus nettement la distinction lexicale et conceptuelle entre crime et péché. Cette évolution apparaît comme l’un des effets du passage à une nouvelle phase des rapports modernes entre autorité civile et autorité ecclésiastique. Cette deuxième phase entraîne le droit pénal européen dans une réforme non moins profonde que celle où l’avait engagée la phase précédente, mais dans un sens exactement inverse.

La première phase avait été caractérisée par l’extension du droit de souveraineté aux matières religieuses. Après la Réforme et les guerres de religion, les souverains de la première modernité avaient tenté de répondre à la crise de la chrétienté en dépouillant l’Église de tout pouvoir spécifique de juridiction. Cette phase initiale de l’histoire moderne de la séparation de l’Église et de l’État avait alors coïncidé avec un pouvoir sans précédent confié au magistrat criminel, désormais chargé de juger et de punir les consciences. Une deuxième phase commence lorsque la déviance religieuse cesse au contraire d’être considérée comme une offense civile devant être réprimée par l’autorité temporelle. Après une phase de temporalisation du spirituel, on assiste ainsi à une phase de déspiritualisation du temporel. La monopolisation étatique des affaires spirituelles laisse place à un lent repli de l’autorité civile sur les affaires purement temporelles34.

Or, cette évolution touche au cœur du caractère confessionnel de l’ancien droit pénal, qui se trouve sommé de renoncer à deux types de prétentions publiques. Il doit d’abord renoncer à ses prétentions au contrôle des opinions religieuses, c’est-à-dire à la criminalisation de la déviance dogmatique, à la persécution pénale de la dissidence religieuse, à la répression des opinions jugées incompatibles avec la doctrine de la foi dominante. Mais il doit également renoncer à une partie de ses prétentions au contrôle des conduites et à la criminalisation de la déviance comportementale, puisqu’il doit renoncer à tout contrôle de ce type qui s’exercerait au nom de la morale religieuse.

Cette seconde évolution, qui concerne les conduites et les comportements et non les opinions et les croyances, montre cependant que la distinction initiale entre infraction religieuse et infraction pénale a en réalité deux sens distincts. Dans un premier temps, comme on l’a rappelé, cette distinction a opéré une séparation extérieure des péchés et des crimes, en soustrayant les premiers à la compétence des juridictions pénales. Elle a puissamment soutenu la cause de la décriminalisation de la dissidence religieuse en montrant que, puisque celle-ci relève exclusivement de la croyance privée, elle échappe à la sphère de compétence du droit pénal. Ces arguments permettaient de contester efficacement les prétentions publiques au contrôle des opinions. Cependant, ils restaient au milieu du gué en ce qui concerne les prétentions publiques au contrôle des conduites. Ils se contentaient en effet de montrer que les opinions ou les croyances dépourvues d’effets sociaux ou de visibilité matérielle évidente ne devaient pas être réprimées : certains péchés ne sont pas des crimes. Mais ils ne niaient pas que les crimes sont aussi des péchés : les conduites socialement dommageables sont aussi moralement et religieusement condamnables. Certes, il faut exclure du champ des infractions pénales les péchés qui n’ont aucune conséquence sur la vie sociale. Mais les infractions pénales ne cessent pas d’être des péchés : autrement dit, la disqualification pénale des offenses religieuses ne règle pas la question de la qualification religieuse des infractions pénales.

C’est pourquoi, dans un second temps, la distinction entre crime et péché a également servi à opérer une séparation intérieure du péché qui est immanent ou coextensif au crime. Autrement dit, elle a servi à retirer toute qualification spirituelle et religieuse aux infractions pénales elles-mêmes. La distinction entre crime et péché pose alors une série de nouveaux problèmes : après la question de l’évaluation pénale des infractions religieuses, se pose celle de l’évaluation religieuse des infractions pénales. Comment évaluer le sentiment religieux du législateur lorsqu’il mesure la gravité des infractions ? Faut-il exclure toute expertise ecclésiastique (ou morale au sens large) dans le domaine pénal ? Que faire enfin des actions qui tirent leur caractère socialement néfaste du fait même qu’elles sont considérées comme des péchés ? Une troisième phase proprement pénale se dessine alors dans les rapports modernes entre autorité civile et autorité ecclésiastique : après l’application pénale du concept de tolérance civile en matière religieuse – qui affirmait que certains péchés ne sont pas des crimes – se fait jour un concept original de tolérance pénale qui affirme qu’aucun crime n’est un péché. Ce concept invite à dépouiller toute qualification pénale de ses présupposés religieux.

Chez Locke, cette dimension du problème était restée équivoque. Pour lui, la règle de tous nos devoirs est en effet déterminée par la loi de nature. Les lois humaines ont donc pour guide et pour modèle les lois divines. Certes, le législateur n’est pas affranchi des passions qui empêchent les êtres humains d’appliquer impartialement les lois de nature que leur raison leur fait découvrir. Non seulement il ne peut donc que se rapprocher imparfaitement des lois parfaites de la nature, mais, plus profondément, il doit soigneusement s’abstenir de tout jugement religieux sur les actions de ses concitoyens. Son point de vue doit se borner à la stricte considération des effets purement temporels, sans égard au salut de l’âme. Telle est la thèse soutenue par Locke à propos des opinions religieuses qui, n’étant pas exclusivement spéculatives, influent sur la volonté, les mœurs et les actions de celles et ceux qui les professent : même si le législateur considère ces actions comme des péchés, il ne peut les réprimer que si elles affectent la paix civile ou les intérêts temporels des citoyens. Il n’a donc pas « le droit d’employer le glaive contre tout ce qu’il regarde comme des péchés envers Dieu » : si certains vices « ne portent aucun préjudice aux biens des autres et qu’ils ne troublent point le repos public, les lois civiles ne les punissent pas dans les lieux mêmes où ils sont reconnus pour des péchés »35.

Plusieurs éléments montrent cependant que le point de vue de Locke reste fondamentalement moral et même religieux36. Le législateur humain a charge en effet de rappeler et de faire respecter la loi de nature, qui est la loi de Dieu. Cette ambiguïté de la conception de Locke est patente dans son refus de tolérer les catholiques et les athées, sous prétexte que les conséquences pratiques de leurs opinions sont contraires au bien temporel de l’État. Les premiers proclament que nul n’est tenu d’observer la foi jurée aux hérétiques, ou encore qu’un roi excommunié est déchu de son trône. Or, de telles affirmations reviennent à soutenir qu’on n’est pas toujours obligé de tenir sa parole ou d’obéir aux lois du souverain. Quant aux seconds, leur fiabilité est encore plus sujette à caution : « Enfin, ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole […]37. »

Mais pourquoi le souverain ne peut-il se contenter de réprimer la désobéissance aux lois et les ruptures unilatérales des contrats ? Pourquoi la régulation juridique n’est-elle pas suffisante ? Pourquoi Locke admet-il que les lois ne doivent pas prononcer de peine « contre le mensonge, ni contre le parjure, à moins que ce ne soit en certains cas38 », et plaide-t-il néanmoins en faveur de la criminalisation des opinions catholiques et athées ? Son refus d’étendre la tolérance à ces opinions montre que, selon lui, la religion est manifestement indispensable à la régulation morale d’une société. Si on ne peut se permettre de tolérer les intolérants et les incroyants, c’est parce que leur attitude de dissidence et de sécession les délie de la règle fondatrice de toute règle, à savoir qu’il faut respecter les règles : aussi apparaissent-ils comme d’incorrigibles fauteurs de troubles civils et de désordres politiques.

L’ambiguïté de Locke se manifeste également dans son absence de toute distance critique par rapport à la criminalisation des actions qui sont à la fois réprimées par l’autorité civile et réprouvées par la morale religieuse. L’impératif consistant à envisager ces actions du seul point de vue politique, sans nul égard à leur qualité morale et religieuse, ne devrait-il pourtant pas conduire à soustraire certaines d’entre elles à la compétence du magistrat ?

Sur ces deux aspects du problème des limites de la tolérance, Locke trace une voie prudente qui le distingue d’autres auteurs et d’une autre tradition de la tolérance pénale. Ainsi, la thèse bien connue de Bayle sur la viabilité d’une société d’athées exprime une dissociation du plan de la morale et du plan religieux qui s’écarte nettement du chemin suivi par Locke39. Sur le second aspect, on peut rappeler l’audace de Thomasius qui, dès 1685, démontre que, contraire au droit divin, une infraction pénale telle que la bigamie n’est pourtant pas contraire au droit naturel, car elle ne trouble pas le bon ordre de la société : réprouvée par la morale religieuse, elle est pourtant civilement inoffensive40. Près d’un siècle plus tard, dans le même esprit, Beccaria plaide pour la décriminalisation de l’adultère41, de l’homosexualité, de l’infanticide (ou de l’avortement) et du suicide. Les trois premières infractions sont rassemblées sous la catégorie des « délits difficiles à prouver »42. Cette catégorie est héritée de Thomasius et de Montesquieu, qui ont montré que les accusations portant non « directement sur les actions d’un citoyen43 », mais sur des crimes « caché[s]44 » ou qui se prêtent mal à l’établissement empirique des faits, ouvrent la porte à la calomnie, à l’arbitraire et à la tyrannie. De même, bien que muet sur la question du suicide dans L’Esprit des lois, Montesquieu avait vigoureusement dénoncé dans les Lettres persanes l’injustice des lois pénales réprimant cette action45.

Le concept de tolérance pénale n’apparaît explicitement que chez Beccaria. Comme Locke, Beccaria juge que la compétence de l’autorité politique se borne à la seule sauvegarde des intérêts temporels des citoyens. Mais il juge contradictoire de lui assigner en même temps le rôle de traduire en langage terrestre une loi de nature qui existait avant cette autorité. Contre Locke, Beccaria développe ainsi une théorie pénale antijusnaturaliste46, qui débouche sur une complète sécularisation du concept d’infraction pénale, désormais dépouillé de toute dimension morale et religieuse.

Il expose ce concept dans le chapitre vii des Délits et des peines, à propos de la distinction entre infraction religieuse et infraction pénale. Pareille distinction, certes encore polémique en 1764, est apparemment déjà ancienne. Il serait cependant trompeur de s’en tenir à cette première apparence. En effet, Beccaria ne l’invoque pas pour exclure les péchés de la compétence pénale de l’État – comme on le faisait avant lui –, mais pour exclure du crime toute dimension religieuse. Il invite à considérer différemment non seulement les offenses religieuses, qu’il faut cesser de tenir pour des crimes, mais aussi et surtout les offenses civiles, qu’il faut cesser de tenir pour des péchés. Sa critique du caractère confessionnel de l’ancien droit ne se borne donc pas à plaider pour la décriminalisation des offenses religieuses : elle touche en profondeur au lien théologico-politique qui associe étroitement sous l’Ancien Régime le droit pénal et la religion.

Beccaria parvient à cette thèse plus radicale en rappelant que l’être humain ne saurait se substituer à Dieu pour venger les offenses qui lui sont faites. Cette ligne d’argumentation, jusque chez Montesquieu, avait toujours été destinée à exclure certains péchés de la juridiction civile. Or, Beccaria ne la reprend nullement dans ce but. Il la réactive en effet pour exclure le péché en général de l’infraction pénale. Il s’en sert pour dire non pas que certains péchés ne sont pas des crimes, mais qu’aucun crime n’est un péché : la « gravité du péché », soutient-il, ne doit en aucun cas être prise en compte dans la « mesure des délits47 ». L’argument change alors de sens et acquiert une dimension plus radicale : il permet à Beccaria de soutenir que, puisque la raison n’est pas compétente en matière de punitions divines, on doit en conclure que la théologie n’est pas compétente en matière de punitions humaines.

Cependant, le chemin qui conduit d’un moment à l’autre de cette double affirmation n’a rien de linéaire et d’évident. Le fait que la politique ne puisse se hisser dans le ciel théologique n’implique en effet pas forcément que le théologien n’ait rien à dire sur les infractions qui sont aussi des péchés. Il n’est pas si simple de dénouer le lien théologico-politique. Certaines offenses civiles sont en effet aussi des offenses religieuses : pourquoi dès lors ne pas également évaluer leur degré de malice morale ou religieuse ? Pourquoi la théologie ne pourrait-elle pas prêter main-forte à la juridiction pénale dans son effort de régulation sociale ? D’autre part, certaines offenses religieuses sont aussi des offenses politiques. L’adultère et le suicide peuvent aussi apparaître comme des germes de division civile et des ferments de trouble social. Dès lors, pourquoi ces comportements devraient-ils rester hors de portée de la juridiction pénale ? La perspective traditionnelle ne parvenait pas à le montrer, parce qu’elle ne résout pas le problème de savoir que faire des offenses religieuses qui sont aussi des offenses politiques. Elle se contente de proscrire les peines prononcées à l’encontre des fautes morales ou religieuses qui n’affectent pas la vie sociale, mais ne dit rien des fautes morales qui sont aussi des infractions pénales.

La nouveauté de la perspective inaugurée par Beccaria est flagrante dans sa longue analyse de l’adultère, de l’homosexualité, de l’infanticide (ou de l’avortement) et du suicide48. Conformément à la tradition venue de Locke, Beccaria rappelle que le législateur doit soigneusement s’abstenir de toute considération morale ou religieuse sur ces actions : il doit se borner à les considérer « politiquement49 ». Or, l’adoption de ce point de vue ne consiste pas seulement à mesurer leurs conséquences sociales. À cet égard, Beccaria reconnaît d’ailleurs leur nocivité. Peu importe que cette concession repose ou non sur une conviction personnelle, car là n’est pas l’essentiel. En effet, le législateur s’arrêterait à mi-chemin si sa perspective purement temporelle ne le portait pas également à mesurer les conséquences sociales des peines réprimant ces actions. À supposer que ces actions soient porteuses de maux civils, reste encore à savoir si les peines qui les répriment ne le sont pas également. Or, l’analyse des causes de ces actions démontre que les peines ne peuvent les empêcher : il n’en faut pas plus pour conclure que la répression pénale exerce une violence injuste. Il faut donc dépénaliser ces actions : il faut les prévenir au lieu de les punir, ou bien en recourant à des formes de régulation non pénale, ou bien en réprimant d’autres délits tels que le viol, cause de fréquents avortements et infanticides50.

Ce que démontre Beccaria, c’est que ces actions ne sont réprimées par la législation pénale d’Ancien Régime que parce que celle-ci les considère d’un point de vue moral ou religieux. Si l’analyse de ces « délits » est placée sous un titre inspiré de Montesquieu (« Délits difficiles à prouver »), elle s’écarte ainsi nettement de son inspiration originaire. En effet, Beccaria ne montre pas que leur incrimination donne un pouvoir discrétionnaire à la puissance publique, mais qu’elle n’empêche pas les maux qu’elle est censée prévenir et même que, dans certains cas, elle les accroît.

Dans sa conclusion sur l’adultère, l’homosexualité et l’infanticide, Beccaria joue habilement sur les deux sens du mot délit, à la fois comme action entraînant des maux civils, selon sa signification politique, et comme action réprimée par la loi pénale, selon sa signification juridique. En ce dernier sens, les trois actions examinées sont des délits d’après toutes les législations d’Ancien Régime. Mais ce sont également des délits au sens politique du terme, puisqu’elles entraînent assurément des dommages civils, des préjudices temporels, des maux sociaux et des inconvénients politiques. Or, il faut pourtant cesser de les tenir pour des infractions, c’est-à-dire pour des délits au sens juridique du terme, parce que la loi pénale qui les réprime est injuste :

Je ne prétends pas diminuer la juste horreur que méritent ces délits ; mais, puisque j’en ai indiqué les sources, je crois être en droit d’en tirer une conséquence générale, à savoir qu’on ne peut appeler précisément juste (ce qui veut dire nécessaire) une peine encourue pour un délit, tant que la loi n’a pas usé du meilleur moyen possible dans les circonstances données d’une nation pour le prévenir51.

Ce jeu sur les sens du mot délit finit ainsi par lui faire perdre toute signification morale : non seulement on ne doit appeler délit que les actions entraînant des dommages manifestes, matériellement constatables, mais en outre on ne doit appeler délit que celles dont la pénalisation ne produit pas des maux supérieurs à ceux qu’elle est censée prévenir. Beccaria introduit ainsi une nouvelle étape dans le cheminement du concept de tolérance en montrant que le législateur pénal doit s’affranchir de tout jugement moral, y compris à propos des infractions qu’il qualifie comme telles : il ne doit en effet les évaluer que du point de vue de leurs effets sociaux, en y incluent les effets sociaux produits par les peines qui pourraient les réprimer.

Remarquons enfin que, tant que la distinction entre faute morale et infraction pénale n’était pas clairement établie, le droit pénal ne dédaignait pas les vertus de la clémence et de l’indulgence. La tradition morale a en effet toujours enseigné qu’on doit tolérer certaines petites fautes sans conséquence, sauf à verser dans une excessive intransigeance. Or, une telle attitude est incompatible avec l’idée que l’infraction pénale ne doit pas être mesurée par des jugements moraux ou religieux, mais par des préjudices matériellement constatables et des raisonnements vérifiables. C’est ainsi que, selon Beccaria, le magistrat criminel ne doit pas tolérer la moindre infraction aux lois pénales : la moindre de ses indulgences serait un acte coupable d’arbitraire et d’injustice52. Le concept de tolérance pénale est donc solidaire de la « tolérance zéro » en matière pénale. À condition cependant – il est indispensable de le rappeler – que cette intolérance soit celle du juge, pas du législateur, qui doit au contraire, selon Beccaria, se montrer doux, humble et clément : « Que soient donc inexorables les lois, inexorables leurs exécuteurs dans les cas particuliers, mais que soit doux, indulgent, humain le législateur53. »

Notes de bas de page numériques

1 Voir Pierre-François Muyart de Vouglans, Les Lois criminelles de France dans leur ordre naturel, III, i, ii, 11, Paris, Mérigot le jeune/Crapart/B. Morin, 1780, p. 100.

2 Voir Ethel Groffier, Criez et qu’on crie ! Voltaire et la justice pénale, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011.

3 Pierre-François Muyart de Vouglans, « Lettre sur le système de l’auteur de L’Esprit des lois touchant la modération des peines » [1785], éd. Michel Porret, Revue Montesquieu, 1, 1997, p. 77-95, ici p. 79. Sur la doctrine pénale de Montesquieu et la critique de Muyart de Vouglans, voir Dario Ippolito, L’Esprit des droits. Montesquieu et le pouvoir de punir, traduit de l’italien par Philippe Audegean, Lyon, ENS Éditions, 2019, pp. 61-62.

4 Voir Franco Venturi, Settecento riformatore, vol. I, Da Muratori a Beccaria, Turin, Einaudi, 1969, pp. 705-706, à propos de Beccaria (je traduis de l’italien) : « Le droit pénal sortait désacralisé de ses mains. À la base de tout son raisonnement, il avait posé une distinction qui rompait avec une tradition millénaire : une chose est un délit, tout autre chose est un péché. »

5 Conformément à la définition donnée par Benedict Carpzov dans sa Practica nova imperialis Saxonica rerum criminalium (Wittemberg, 1635) et largement adoptée dans les États allemands, puis plus tard également dans les États catholiques, le crime d’hérésie – comme obstination dans l’erreur ou dans le doute sur des articles de foi (selon la fameuse définition augustinienne de La Cité de Dieu) – englobe tout un ensemble d’autres infractions qui lui sont liées : blasphème, prévarication (transgression de la loi divine), divination, magie, idolâtrie, sorcellerie (culte du diable), apostasie, schisme, sacrilège, athéisme…

6 Voir Sally L. Jenkinson, « Two concepts of tolerance : or why Bayle is not Locke », The Journal of Political Philosophy, vol. 4/4, 1996, pp. 302-321.

7 Sur les revendications de Bayle en faveur de la dépénalisation de l’hérésie, voir néanmoins Élisabeth Labrousse, « Note sur la théorie de la tolérance chez Pierre Bayle » [1975], dans Notes sur Bayle, Paris, Vrin, 1987, pp. 173-176, ici p. 175.

8 On peut rappeler le combat de Sébastien Castellion (1515-1563) contre l’intolérance calviniste, la position critique des séparatistes ou congrégationalistes anglais – Robert Browne (~1555-1631), Henry Barrowe (~1550-1593), Robert Harrison (mort en ~1585) – à l’égard de l’État anglican, comme plus tard les attaques du criminaliste Christian Thomasius (1655-1728) contre l’État luthérien allemand. Voir aussi Nicolas Piqué et Ghislain Waterlot (éd.), Tolérance et Réforme. Éléments pour une généalogie du concept de tolérance, Paris, L’Harmattan, 1999.

9 Hugo Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix [éd. originale en latin, 1625], traduit du latin par Jean Barbeyrac, Amsterdam, P. de Coup, 1724, II, 20, xx, 1, t. II, p. 596. Certains commentateurs de Grotius en déduisent qu’il n’est permis à personne de punir les infractions commises contre Dieu, parce qu’un tel droit n’appartient qu’à l’offensé : voir la glose de Samuel Cocceji dans Hugo Grotius, De jure belli ac pacis, II, xx, ad § xliv, éd. Heinrich et Samuel Cocceji [1744-1747], Lausanne, Marci-Michaelis Bousquet, vol. III, 1752, p. 383.

10 John Locke, Lettre sur la tolérance [éd. originale en latin, 1689], dans Lettre sur la tolérance et autres textes, traduits du latin par Jean Le Clerc et de l’anglais par Jean-Fabien Spitz, Paris, Flammarion (GF), 1992, pp. 163-218, ici p. 178.

11 Christian Thomasius, « Is Heresy a Punishable Crime » [éd. originale en latin, 1697], traduit du latin par Ian Hunter, dans Ian Hunter, Thomas Ahnert et Franck Grunert (éd.), Christian Thomasius. Essays on Church, State, and Politics, Indianapolis, Liberty Fund, 2007, pp. 148-206, ici p. 188 (je traduis de l’anglais).

12 Montesquieu, L’Esprit des lois [1748], éd. Robert Derathé, Paris, Classiques Garnier, 1973, XII, 4, vol. I, p. 204.

13 John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., pp. 177-178 ; voir aussi p. 217.

14 Cesare Beccaria, Des délits et des peines [éd. originale en italien, 1764-1766], traduit de l’italien par Philippe Audegean, Lyon, ENS Éditions, 2009, § vii, p. 165.

15 Voir Jean-Fabien Spitz, « Introduction », dans John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes, op. cit., pp. 7-97. Voir aussi Antoine Capet et Jean-Paul Pichardie, La Naissance de l’idée de tolérance : 1660-1689, Rouen, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 1999 ; Yves Charles Zarka, Franck Lessay et John Rogers (éd.), Les Fondements philosophiques de la tolérance en France et en Angleterre au xviie siècle, t. 1, Études, Paris, PUF, 2002 ; John Marshall, John Locke, Toleration and Early Enlightenment Culture. Religious Intolerance and Arguments for Religious Toleration in Early Modern and Early Enlightenment Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.

16 John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 169.

17 John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 187.

18 Jean-Fabien Spitz, « Introduction », op. cit., p. 97. Voir aussi le pénétrant commentaire de Jean-Fabien Spitz, note 69, pp. 233-234 : les deux arguments par la nature de la foi – la coercition est impuissante en matière de croyance et la profession extérieure d’une croyance est nuisible au salut si elle ne découle pas d’une persuasion intérieure – « permettent à Locke, comme à beaucoup de ses devanciers, de faire que la tolérance cesse d’être une attitude conjoncturellement utile au bien de l’État pour accéder au rang d’un principe intangible » (p. 233).

19 Voir Montesquieu, L’Esprit des lois, op. cit., XXV, 12, vol. II, p. 162.

20 Selon Locke, la nature de l’esprit est telle que non seulement – comme on l’a rappelé – il ne peut être forcé à croire ce qu’il ne croit pas, mais que par ailleurs il est également incapable de pénétrer les desseins de Dieu en matière de dogmes – domaine accessible à la foi et non à la raison. Mais ces deux caractéristiques ne s’opposent pas à une compréhension inter-religieuse fondée sur la tolérance. Bayle soutenait au contraire que la « diversité religieuse dérivait de la nature même de l’esprit » (Sally L. Jenkinson, « Two concepts of tolerance », op. cit., p. 308, je traduis de l’anglais). Pour lui, la tolérance doit donc être fondée non sur les limites de l’autorité, mais sur les droits de la conscience à errer : « Bayle se démarque encore davantage des justifications théologico-politiques de l’uniformité doctrinale au sein des États en fondant sa critique sur une épistémologie de la conjecture » (p. 319).

21 John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 175.

22 Montesquieu, L’Esprit des lois, op. cit., XII, 4, vol. I, p. 204. Mais reconnaître à l’Église un pouvoir de sanction, n’est-ce pas contredire l’idée qu’il faut « faire honorer la divinité, et ne la venger jamais » ? Il convient en réalité de distinguer deux cas bien différents : à l’égard d’un fidèle d’une autre confession ou d’un athée, ni l’État ni l’Église n’ont aucun droit de répression et de contrainte ; mais une Église, comme toute société, a parfaitement le droit de sanctionner, voire d’exclure l’un de ses membres si elle considère qu’il a violé ses règles : l’important est que seule cette Église a le droit de le faire, non une autre Église ou une autre société (telle que l’État).

23 John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 193.

24 Cet argument est néanmoins plus fermement soutenu par Bayle : voir Pierre Bayle, De la tolérance. Commentaire philosophique, Paris, Honoré Champion [2006], deuxième édition, 2014, p. 74.

25 Jean-Fabien Spitz, « Introduction », op. cit., p. 78.

26 Voir John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., pp. 199-200.

27 Montesquieu, L’Esprit des lois, op. cit., XXV, 13, vol. II, p. 165. Voir aussi Montesquieu, Lettres persanes [1721], éd. Edgar Mass, dans Œuvres complètes, éd. Jean Ehrard et Catherine Volpilhac-Auger, vol. I, Oxford/Naples, Voltaire Foundation/Istituto italiano per gli studi filosofici, 2004, lettre xxvii, p. 210.

28 Voir John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., pp. 204-207.

29 Ian Hunter, The Secularisation of the Confessional State. The Political Thought of Christian Thomasius, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 143 (je traduis de l’anglais).

30 Christian Thomasius, « Is Heresy a Punishable Crime », op. cit., p. 188 (je traduis de l’anglais).

31 Montesquieu, L’Esprit des lois, op. cit., XXV, 9, vol. 2, p. 161.

32 Christian Thomasius, « On the Crime of Sorcery » [éd. originale en latin, 1701], dans Christian Thomasius. Essays on Church, State, and Politics, op. cit., pp. 207-254.

33 Montesquieu, L’Esprit des lois, op. cit., XII, 5, vol. 1, p. 206.Voir Dario Ippolito, L’Esprit des droits, op. cit., pp. 57-58.

34 Voir Franco Motta, « Politica e religione. Dal confessionalismo alla secolarizzazione », dans Vincenzo Lavenia (éd.), Storia del cristianesimo, vol. III, L’età moderna (secoli XVI-XVIII), Rome, Carocci, 2015, chap. 12, pp. 351-378.

35 John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 196.

36 Jean-Fabien Spitz observe que, malgré ses déclarations de principe sur la tolérance morale du magistrat civil, Locke ne s’est pas toujours tenu à l’idée toute moderne du rôle non moral de l’instance politique. Dans ses derniers écrits sur la tolérance, c’est-à-dire dans la Second Letter concerning Toleration et la Third Letter on Toleration, il affirme en effet que le magistrat doit réprimer les vices, y compris ceux par lesquels les sujets se nuisent à eux-mêmes : voir Jean-Fabien Spitz, « Quelques difficultés de la théorie lockienne de la tolérance », dans Les Fondements philosophiques de la tolérance en France et en Angleterre au xviie siècle, t. 1, Études, op. cit., pp. 114-150, ici pp. 147-150. Or, ces réticences s’accordent en réalité avec les postulats fondamentaux de sa philosophie politique : « Locke a toujours maintenu que l’homme ne pouvait vivre une vie proprement humaine sans univers moral objectif, et il a toujours récusé une conception anthropologique qui ferait de la simple prudence le fondement des règles de l’existence commune » (p. 150).

37 John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 206.

38 John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 196.

39 Ce point est souligné par Jean-Michel Gros, « Introduction », dans Pierre Bayle, De la tolérance. Commentaire philosophique, op. cit., pp. 7-48, ici pp. 38-40. Sur Montesquieu et Bayle, voir Lorenzo Bianchi, « Nécessité de la religion et de la tolérance chez Montesquieu. La Dissertation sur la politique des Romains dans la religion » dans Lectures de Montesquieu, éd. Edgar Mass et Alberto Postigliola, Naples/Paris/Oxford, Liguori/Universitas/Voltaire Foundation, 1993, pp. 25-39.

40 Voir Stefania T. Salvi, « L’irresistibile “audacia” di un pensatore moderno. Il De crimine bigamiae di Christian Thomasius », Historia et ius [www.historiaetius.eu], nº 10, 2016, paper 12. Voir Ian Hunter, The Secularisation of the Confessional State, op. cit., p. 167 (je traduis de l’anglais) : « […] en refusant de concevoir l’État dans les termes de Locke – c’est-à-dire comme l’expression contractuelle d’un accord moral entre des sujets chrétiens –, Thomasius pouvait aller bien plus loin que Locke dans son effort pour affranchir l’État de la nécessité de renforcer la moralité, qu’elle soit religieuse ou autre : il aboutit ainsi à une conception plus laïque [more secularised] de la tolérance. »

41 Voir, par contraste, John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 211 (c’est moi qui souligne) : « Qu’on châtie rigoureusement les séditieux, les meurtriers, les brigands, les voleurs, les adultères, les injustes, les calomniateurs, en un mot, toute sorte de criminels, de quelque religion qu’ils soient […]. »

42 Tel est le titre du § xxxi de Cesare Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 251.

43 Montesquieu, L’Esprit des lois, op. cit., XII, 5, vol. 1, p. 206.

44 Montesquieu, L’Esprit des lois, op. cit., XII, 6, vol. 1, p. 207.

45 Voir Montesquieu, Lettres persanes [1721], op. cit., lettre lxxiv, pp. 336-338. Voir Luigi Delia, « Le problème du suicide chez Montesquieu », Montesquieu.it, nº 7, 2015, pp. 1-15 ; Dario Ippolito, L’Esprit des droits, op. cit., pp. 63-68.

46 Sur cette interprétation de la pensée de Beccaria, je me permets de renvoyer à Philippe Audegean, « Droit naturel et droit à la vie. Beccaria lecteur de Hobbes », Diciottesimo secolo, vol. 4, 2019, pp. 33-45.

47 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., § vii, p. 165.

48 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., § xxxi-xxxii, pp. 251-263.

49 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., § xxxi, p. 253.

50 Voir Cesare Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., § xxxi, p. 255.

51 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., § xxxi, pp. 255-257.

52 Voir Cesare Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., § xxvii, p. 225 : « Un des plus grands freins qui s’opposent aux délits n’est pas la cruauté des peines, mais leur infaillibilité, et par conséquent la vigilance des magistrats, ainsi que la sévérité d’un juge inexorable qui, pour être une utile vertu, doit être accompagnée d’une douce législation » ; § xlvi, p. 295 : « La clémence, cette vertu qui a parfois été pour un souverain le supplément de tous les devoirs du trône, devrait donc être exclue dans une parfaite législation où les peines seraient douces et la méthode de la justice régulière et expéditive. » La référence classique sur cet aspect de la pensée des réformateurs du droit pénal au xviiie siècle est Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison [1975], dans Œuvres, t. II, Paris, Gallimard ? Bibliothèque de la Pléiade), 2015, II, i (« La punition généralisée ») : « […] faire de la punition et de la répression des illégalismes une fonction régulière, coextensive à la société ; non pas moins punir, mais punir mieux ; punir avec une sévérité atténuée peut-être, mais pour punir avec plus d’universalité et de nécessité ; insérer le pouvoir de punir plus profondément dans le corps social. » (p. 343).

53 Cesare Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., § xlvi, p. 295.

Pour citer cet article

Philippe Audegean, « Tolérance religieuse et tolérance pénale au siècle des Lumières », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, Tolérance religieuse et tolérance pénale au siècle des Lumières, mis en ligne le 08 octobre 2021, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1768.

Auteurs

Philippe Audegean

Professeur de philosophie, Université Côte d’Azur, CRHI (Centre de recherches en histoire des idées). Il a notamment publié une traduction française et commentée de Cesare Beccaria, Des délits et des peines (Lyon, 2009), ainsi qu’un ouvrage sur toute l’œuvre de cet auteur : La Philosophie de Beccaria (Paris, 2010). Parmi ses autres publications sur la pensée pénale des Lumières : Giuseppe Pelli, Contre la peine de mort [traduction française, présentation, notes] (Paris, 2016) ; Ph. Audegean, Ch. Del Vento, P. Musitelli, X. Tabet (éd.), Le Bonheur du plus grand nombre. Beccaria et les Lumières (Lyon, 2017) ; Ph. Audegean, L. Delia (éd.), Le Moment Beccaria. Naissance du droit pénal moderne (1764-1810) (Liverpool, 2018).