Loxias-Colloques |  18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance? 

Fabrice Wendling  : 

La tolérance, négation de la foi en la vérité ? Réflexions autour du De pace fidei (1453) et de la Cribatio Alkorani (1461) de Nicolas de Cues (1401-1464)

Résumé

La pensée de Nicolas de Cues sur l’Islam peut sembler annonciatrice de la tolérance religieuse moderne. A partir d’un rappel de la conception lockienne de la tolérance, qui suppose une suspension de la question de la vérité en matière de religion, nous tentons de mettre au jour les harmoniques oubliées des réflexions du Cusain sur la paix et les questions qu’il pose à nos conceptions modernes de la tolérance. Pour ce faire, nous interrogeons la place de la vérité dans le regard du Cusain sur les autres religions, et plus précisément la tension entre sa conception de la tolérance et sa défense de la vérité de la foi. Une des clés de l’alliance entre tolérance et foi dans la vérité réside dans une conception neuve de la vérité, qui permet de voir dans le Coran un texte susceptible d’une pia interpretatio, si bien que pour qui sait lire, l’Evangile n’est pas nié par le Coran, mais plutôt caché en lui.

Abstract

Nicholas of Cusa’s thought on Islam may seem to prefigure modern religious tolerance. Starting from a resume of the Lockian conception of tolerance, which supposes a suspension of the question of truth in matters of religion, we try to bring to light the forgotten harmonics of Cusanus’ reflections on peace and the questions he asks to our modern conceptions of tolerance. To do so, we question the place of truth in Cusanus’ view of other religions, and more precisely the tension between his conception of tolerance and his defence of the truth of faith. One of the keys to the alliance between tolerance and faith in truth lies in a new conception of truth, which allows him to see the Quran as a text capable of pia interpretatio, so that for those who know how to read, the Gospel is not denied by the Quran, but rather hidden in it.

Index

Mots-clés : Coran , herméneutique, Nicolas de Cues, tolérance, vérité

Plan

Texte intégral

Dans un petit livre, En finir avec la tolérance ?1, A. Candiard s’est employé à revisiter le « mythe » d’Al-Andalus, autour de l’analyse de la pensée d’une figure majeure de l’esprit de tolérance cordouan, Averroès ; il montre, après d’autres, que nos réflexions modernes sur l’expérience andalouse médiévale relèvent de phantasmes qu’il convient de déconstruire ; et il centre notamment son étude sur la question de la vérité, notant que pour Averroès (comme, en général, pour tous les médiévaux, qu’ils soient musulmans ou chrétiens), il y a une foi première en la vérité et en l’unité des deux ordres de vérité, celui de la foi, celui de la raison. L’ère médiévale est le temps de la disputatio, non celui d’une suspension de la recherche de la vérité au profit de la tolérance politique. À l’âge de la tolérance moderne correspond un oubli de la pensée théologique et de la recherche de la vérité ultime : mais nos références mythologisantes à l’Espagne médiévale ne méconnaissent-elles pas le refus d’opposer paix et vérité qui était constitutif de l’esprit de Cordoue ?

La pensée, l’œuvre et l’action de Nicolas de Cues, Cardinal de l’Église catholique au milieu du XVe siècle, mais aussi humaniste et philosophe, homme entre deux mondes, à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance, me sont apparues comme emblématiques de ces questions, au point d’articulation entre la foi médiévale dans la vérité et la prise en compte de situations pour lesquelles la paix et le dialogue semblent être des voies préférables à la guerre2. Le Cardinal eut à vivre et construire la paix dans l’Église, traversée de conflits entre papistes et conciliaristes ; dans une Europe en pleine mutation, où apparaissent, avec les hussites, les premiers signes des guerres religieuses qui devaient embraser le continent ; dans les relations avec le monde byzantin et l’Église orthodoxe, vers lesquels il a été envoyé en mission pour ouvrir des voies d’union et de réconciliation ; et surtout, pour ce qui nous occupe ici, dans la confrontation avec le monde musulman, plus particulièrement à partir de la prise de Constantinople par les Turcs ottomans, en mai 1453, mais en réalité, dès les années 1430, notamment grâce à l’amitié nouée avec Jean de Ségovie.

Nicolas de Cues a la particularité d’arriver au terme d’une histoire chrétienne des relations avec l’Islam marquée par les Croisades et par ce que j’appellerais un « orientalisme polémique », c’est-à-dire un effort pour étudier cette religion d’Orient dans une intention et un but agonistiques3 : connaître pour réfuter et combattre, tel est, depuis la traduction latine du Coran commandée par Pierre le Vénérable en 1141, le motif premier de l’étude du Coran et de l’Islam en Occident. Nicolas est héritier de cette histoire, qu’il assume, au moins en partie ; mais nous verrons qu’il opère une mutation dans l’herméneutique du Coran qui est, au fond, une révolution, et que, par ailleurs, il pense de façon neuve, dans le De pace fidei, la diversité des religions, non comme un mal intrinsèque, comme une réalité positive. Mais s’il se situe comme au point d’aboutissement de l’histoire des relations de l’Occident avec l’Islam, Nicolas advient en même temps en amont des déchirures européennes du XVIe siècle et de la naissance de l’idée moderne de tolérance, et c’est aussi dans cet horizon-là que je tâcherai ici de lire son œuvre.

Afin de problématiser la question de la tolérance chez Nicolas de Cues, je procéderai en trois temps. Je dégagerai d’abord les différences de perspective entre Locke et ses écrits sur la tolérance d’une part, Cues et le monde médiéval de l’autre (1). Je traiterai ensuite de la « tolérance » et de la paix des religions chez Nicolas de Cues (2). J’expliciterai enfin les fondements philosophiques de la tolérance chez Nicolas de Cues, i. e. sa conception neuve de la Vérité, son concept de la « docte ignorance », sa pensée de la « coïncidence des opposés » et sa philosophie de la traduction (3).

1. Différences de perspective entre Locke et ses écrits sur la tolérance d’une part, Cues et le monde médiéval de l’autre.

L’idée de tolérance est tellement connotée qu’il est sans doute difficile de l’utiliser sans précaution pour les périodes antérieures aux guerres de religion et à leurs suites4. Du monde médiéval tel qu’il était structuré par l’institution ecclésiale au monde moderne affranchi des religions, il y a assurément un hiatus et, plus précisément, un changement de paradigme. L’idée moderne de tolérance, telle qu’elle apparaît notamment dans le traité de Locke5, daté de 1667, est fondamentalement politique : enracinée dans une réflexion sur la nature du pouvoir politique et son incapacité à agir sur les opinions religieuses des hommes, elle signifie la suspension du jugement du magistrat dans ce que Locke appelle les « opinions spéculatives et le culte divin ». Le magistrat n’a pas la compétence pour se prononcer sur les questions théologiques et liturgiques : sa seule mission est de « garantir à ses sujets la paix civile et la défense de la propriété », et pour cela il doit assurer à tous la liberté de conscience et de culte, sans s’immiscer dans des questions sur lesquelles il ne peut imposer aucune certitude. Au demeurant, sur ces questions-là, pour Locke, nous n’avons que des opinions, nullement une connaissance objective : « pas plus que moi, il [le magistrat] n’a de connaissance certaine et infaillible du chemin qu’il faut emprunter pour l’atteindre [l’autre monde] ; nous sommes l’un et l’autre également à sa recherche ». Si la loi doit se régler sur le principe de la tolérance pour organiser la cité, c’est bien parce que nul ne peut imposer une voie religieuse comme plus vraie ou plus noble qu’une autre ; et ce, non seulement parce que le magistrat n’a pas de compétence propre, en tant que magistrat, sur ces questions, mais encore parce que, de ces questions, nous n’avons que des opinions subjectives et choisies, non des savoirs objectifs et universels. La tolérance organise ainsi un espace, la cité, à l’intérieur duquel, du point de vue du législateur et du magistrat, les convictions théologiques et religieuses sont des opinions libres entre lesquelles nul jugement de valeur ne peut être proposé. Locke développe toutefois encore un autre aspect de la tolérance : réfléchissant à partir de l’Évangile et pour des chrétiens en butte à des divisions doctrinales et liturgiques, il fonde l’idéal de tolérance dans les valeurs évangéliques de douceur, de bienveillance et de miséricorde, impliquant l’abandon de la violence. La tolérance, ici, est comme le nom moderne de la charité chrétienne, c’est-à-dire de la douceur et de la non-violence qu’implique l’amour du prochain.

Or, dans l’Antiquité tardive et tout au long du Moyen Âge, la perspective est très différente : tous croient dans la capacité de l’intelligence humaine à connaître la vérité ; or l’accueil pour une conscience libre de la Vérité qui est Dieu conduit au salut éternel ; tout doit donc être fait pour que le plus grand nombre adhère à cette vérité salutaire6.

En outre, l’Église est l’arche du salut, le sacrement de la connaissance de la vérité. Si l’adage ecclésial, qui vient de saint Cyprien, selon lequel « Hors de l’Église point de salut », a reçu et reçoit encore aujourd’hui des interprétations diverses7, plus ou moins souples et équilibrées, il n’empêche qu’il dessine un dehors et un dedans, un monde de la perdition et un royaume du salut8. L’histoire de Rome puis de la chrétienté est celle d’un monde qui se construit, au moins partiellement, contre l’Autre, que cet Autre soit les Barbares, pour les Romains païens, ou, pour les Anciens devenus chrétiens, les païens, les hérétiques, les juifs et plus tard, pour la chrétienté, les musulmans. Ordonner et exclure, telle a été la ligne de la structuration médiévale de la chrétienté9 : l’Europe chrétienne se construit et se comprend face à un Autre qui prend les visages du paganisme, de l’hérésie, du judaïsme, du schisme, et de l’Islam. Si, comme l’a montré M. Lauwers10, forgeant le concept d’inecclesiamento, Église et société se compénètrent mutuellement au Moyen Âge, l’Autre qui, selon l’Évangile, devrait être un frère, quelles que soient ses convictions, devient un Ennemi et un suppôt du diable, qu’il faut combattre et, si possible, éliminer. En d’autres termes, tout au long du Moyen Âge, le christianisme s’est territorialisé : de foi essentiellement spirituelle dans l’Antiquité, il est devenu une religion structurante pour la société, une Église-monde territorialisée pour laquelle ce qui est au-dehors c’est le mal.

L’horizon de l’Église, autrement dit, n’est pas celui de l’État lockien, à savoir la paix civile : c’est le salut éternel, dont l’Église catholique est le héraut et le moyen. Sans doute, à l’égard de ceux qui s’écartent de la vérité, la voie la plus sûre est la charité et la persuasion, selon une doctrine invariable depuis l’ère apostolique : seule une conscience libre peut embrasser la vérité. Cependant, à partir de l’ère constantinienne et notamment de saint Augustin, l’Église a admis l’usage d’une certaine contrainte politique et judiciaire, dans les cas d’opposition obstinée à la vérité. Au reste, Peter Van Nuffelen montre bien, dans Penser la tolérance durant l'Antiquité tardive, que de telles conceptions (foi en la vérité / usage licite d’une certaine violence dans certaines circonstances) étaient un trait commun de la culture antique, non spécifique de l’Église catholique.

Quoi qu’il en soit ainsi des différences entre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, et malgré une affirmation forte, dans la théologie morale médiévale, des droits transcendants de la conscience libre (chez Abélard, Pierre Lombard ou Thomas d’Aquin, en particulier)11, il reste que l’horizon philosophique et théologique est celui d’une foi première en la vérité. Dans cette mesure, il apparaît que la voie de « tolérance » du Cusain, s’il faut garder ce terme, est assurément tout autre que celle qui émergera au sortir des guerres de religion, dans les Temps dits modernes, dans la mesure où la tolérance lockienne suppose, a contrario, une suspension de la question de la vérité. C’est cette voie du Cusain qu’il nous faut maintenant explorer.

2. Tolérance et paix des religions chez Nicolas de Cues.

Les écrits de Nicolas de Cues que je vais aborder ont été composés dans le prolongement d’un événement qui a été vécu par les Européens comme un traumatisme, la prise de Constantinople, la Nouvelle Rome, par les Turcs Ottomans, en mai 145312 : ce sont La paix de la foi (septembre 1453), la Lettre à Jean de Ségovie (décembre 1454), et Le Coran tamisé (1461)13. Ils concernent ce qu’on appelle aujourd’hui le dialogue avec les religions non chrétiennes, et en particulier avec l’Islam, religion pour laquelle Nicolas de Cues a manifesté un intérêt certain depuis sa rencontre avec l’espagnol Jean de Ségovie, dans les années 1430.

La tolérance cusaine, si tolérance il y a, est donc toute différente de ce qu’elle sera au lendemain des guerres de religion, en particulier chez Locke. D’abord, parce qu’elle porte sur les relations avec un Autre qui est extérieur au christianisme et aux sociétés chrétiennes, alors que la tolérance lockienne concerne une cité dans laquelle coexistent des communautés chrétiennes différentes. Ensuite, parce qu’elle n’est pas d’abord politique, étant donné qu’elle ne concerne pas l’organisation de la cité.

Toutefois, il est vrai qu’elle concerne les rapports d’une communauté religieuse (la société chrétienne) avec une autre (le monde de l’Islam) et veut rompre avec la tradition polémique (au sens fort de polemos, la guerre : nous pourrions dire « belliqueuse ») qui était constitutive des rapports de la chrétienté avec l’Islam.

Pour comprendre sa tonalité particulière, ses inflexions propres, il faut lire le début de son ouvrage La paix de la foi, qui est en un sens la grande charte cusaine de la tolérance. C’est là en effet que la différence des religions, qui était pensée dans les temps médiévaux comme une réalité négative responsable de conflits et de guerres, en dépit d’efforts réels de coopération intellectuelle, à Tolède, Cordoue ou Bagdad, est brusquement, au tournant d’une phrase, considérée de façon positive. Voici le texte :

La nouvelle des actes atroces commis, il y a peu, par le roi des Turcs à Constantinople, remplit de zèle divin un homme – visiteur autrefois de ces lieux – qui se mit à prier, en gémissant, le Créateur de toutes choses, afin qu’il daignât, dans sa bonté, atténuer la terrible cruauté de la persécution qui sévit, plus que jamais de nos jours, à cause de la diversité des rites religieux. Il arriva que, après quelques jours, grâce peut-être à une méditation prolongée et ininterrompue, cet homme zélé eut une vision qui lui fit comprendre que, parmi le petit nombre de connaisseurs expérimentés de toutes les diversités que l’on observe dans les religions à travers le monde, un accord pourrait facilement se trouver, à l’aide d’un moyen approprié et conforme à la vérité, en vue d’établir une paix perpétuelle en religion. Aussi, pour que cette vision parvînt à la connaissance de ceux qui ont les plus hautes responsabilités en cette matière, il la mit entièrement par écrit ci-dessous autant que sa mémoire le lui permit14.

Dès ce préambule, on observe clairement, ainsi, un renversement : dans un premier temps, les cruautés des Ottomans sont le signe de ce que la diversité des rites religieux est cause de persécution ; puis, dans une vision, l’auteur (car cet homme zélé, c’est Nicolas de Cues, bien entendu), comprend qu’un accord pourrait facilement se trouver entre les religions, en vue, dit-il, d’établir une paix perpétuelle en religion. Dans cette vision, le roi du ciel, Dieu, reçoit des messagers de toutes les religions et régions du monde, qui viennent lui rapporter que « beaucoup d’hommes prennent les armes pour des raisons religieuses, forçant d’autres hommes à renier la religion à laquelle ils appartenaient depuis longtemps, ou à mourir ».

Ce diagnostic, faut-il le noter, pourrait naturellement valoir pour l’Europe du XVIe siècle. La suite est plus parlante encore, en particulier les paroles qu’un de ces messagers adresse au Roi du ciel. Nicolas de Cues déploie en effet ici ce qu’on appellerait, en termes modernes, une anthropologie philosophique et historique (je résume) : les hommes ont une commune origine ; cette unité première est devenue diversité, notamment au plan des religions ; des coutumes différentes se mettent en place, et dès lors, chacun croyant vraie sa coutume religieuse, naissent les conflits.

De cette analyse, le prince dont Nicolas de Cues, dans sa vision fictionnelle, cite les paroles, passe à une prière, qui constitue comme l’acmé de cette ouverture de La paix de la foi, et qui manifeste toute l’originalité du Cusain. Je la cite en entier, car elle marque à la fois la vigueur singulière de la pensée de Nicolas de Cues, qui rompt avec la tradition polémique du Moyen Âge, et la distance de sa pensée d’avec celle d’un Locke ou d’un Voltaire.

Viens donc à notre secours, toi seul le peux ! C’est pour Toi en effet, toi seul que les hommes vénèrent, quelle que soit la forme de leur adoration, que se produit cette rivalité. Car en tout ce que chacun semble désirer, il ne désire rien d’autre que le Bien que tu es ; dans toute ses démarches intellectuelles, il ne cherche rien d’autre que la vérité que tu es. […] Toi, donc, qui donnes la vie et l’être : tu es celui que l’on voit chercher de différentes façons, selon des rites différents et que l’on nomme de différents noms, car dans ton être véritable tu demeures, pour nous, inconnu et ineffable. Toi, tu es la puissance infinie, tu n’es cependant rien de ce que tu as créé et la créature ne peut se faire une idée de ton infinité, car il n’y a aucune proportion du fini à l’infini. Mais Toi, Dieu Tout-Puissant, invisible à toute intelligence, tu peux te rendre visible à qui tu veux, de façon à pouvoir être compris. Ne te cache donc pas plus longtemps, o Seigneur ! Sois clément ! […]

Si tu daignes agir ainsi, alors ce sera la fin du glaive, de la haine livide et de tous les maux ; et tous connaîtront qu’il y a une seule religion dans la diversité des rites. Si cette multiplicité de rites ne peut être supprimée ou s’il faut mieux qu’elle subsiste, afin que cette diversité continue à augmenter la piété – chaque région mettant d’autant plus de soin à régler ses cérémonies qu’elle voudra te plaire davantage toi qui es Roi – puisse-t-il du moins y avoir, comme toi qui es un, une seule religion et un seul culte de latrie15.

Le langage philosophique et l’enveloppement fictionnel de cette ouverture de La paix de la foi ne sauraient effacer la nouveauté radicale des propos de Nicolas de Cues, en rupture avec la pensée théologique exclusiviste qui transparaissait dans le texte du Concile de Florence précédemment cité : le Cusain oppose à un dualisme théologique (il y a l’Église d’un côté, les autres religions et croyances de l’autre) l’affirmation d’un unité radicale du culte de latrie (c’est-à-dire de l’adoration du Dieu unique), qui précède et fonde la diversité des religions historiques : la divinité est inconnaissable en raison de l’absence de proportion du fini (l’intellect humain) à l’infini, et c’est le même Dieu infiniment transcendant qui est adoré dans les cultes et religions des peuples, en dépit de la diversité des rites. Il y a, affirme le Cusain, « une seule religion dans la diversité des rites » : formule d’autant plus surprenante qu’elle survient dans un contexte où les Ottomans, musulmans, menacent directement l’Europe catholique depuis la prise de Constantinople. Le Cusain parle ici non en théologien de l’Église, en Cardinal, mais en philosophe qui s’efforce de penser la diversité des cultes. Cette diversité des cultes est ici envisagée à la fois comme une réalité seconde, qu’il faut corriger par la considération d’une unité qui est première, et comme une donnée non pas négative (en tant qu’elle serait source de conflits), mais positive (en tant qu’elle conduit les peuples à une forme d’émulation religieuse). Implicitement, c’est signifier que l’Islam n’est pas une voie d’erreur qu’il faut combattre, mais une réalisation historique de l’unique culte véritable, l’adoration du Dieu unique. Pourtant, la question de la vérité n’est pas abandonnée par le Cusain, elle est même centrale : « dans toute ses démarches intellectuelles, [chacun] ne cherche rien d’autre que la vérité que tu es », lisions-nous au début de la prière. C’est cette conception neuve de la vérité qu’il faut maintenant éclaircir, car c’est elle qui fonde, au moins en partie, l’éthique de paix et de tolérance que Nicolas de Cues semble promouvoir à l’égard des religions non chrétiennes.

3. Les fondements philosophiques de la tolérance chez Nicolas de Cues : Vérité, docte ignorance, coïncidence des opposés et traduction

De fait, c’est au retour d’une mission de paix à Constantinople, en 1437, sur le bateau qui le ramenait à Venise, que Nicolas de Cues eut une illumination philosophique à la fois décisive pour sa pensée, et articulée à sa visée de la paix : il reçut là l’intuition de la « coïncidence des opposés » et de ce qu’il appelle, en référence à une tradition mystique néo-platonicienne, la « docte ignorance », source et fondement de sa philosophie.

Voici comment, dans une lettre au cardinal Julien où il présente la Docte ignorance, il évoque cette illumination :

Reçois aujourd’hui, vénérable père, ce que depuis toujours, par la voie de diverses doctrines, j’avais désiré atteindre, mais sans succès, jusqu’au jour où en mer, à mon retour de Grèce, j’ai été amené, je crois par un don venu d’en haut et prodigué par le Père des lumières de qui vient tout don excellent, à embrasser de manière incompréhensible les vérités incompréhensibles dans une docte ignorance, par une transcendance à l’égard des vérités incorruptibles humainement connaissables. […] Dans ces profondeurs, notre esprit humain doit consacrer toutes ses forces à s’élever à cette simplicité où coïncident les contradictoires16.

À Constantinople, Nicolas de Cues a rencontré l’Autre sous le double visage de l’Église d’Orient, séparée de l’Église d’Occident depuis le schisme de 1054, et de l’Islam, combattu pour ainsi dire depuis l’origine : il est ainsi confronté à deux univers religieux et politiques avec lesquels l’Occident est en conflit et/ou en guerre, l’Orient chrétien et l’Islam, qui sont opposés à la chrétienté occidentale depuis des siècles. C’est dans ce contexte qu’il convient de situer sa doctrine de la docte ignorance et de la coïncidence des opposés, fondements, chez lui, d’une attitude qui anticipe en un sens sur l’idéal moderne de tolérance en tant qu’acceptation de doctrines religieuses différentes.

Cette doctrine du Cusain, pour être comprise, doit être située dans le contexte de la théologie médiévale classique, avec laquelle elle rompt : chez Thomas d’Aquin, en particulier, s’était opérée une synthèse entre la raison philosophique et la science des Écritures, autrement dit, entre Aristote, qui a énoncé le principe fondateur de toute pensée, le principe de non contradiction, et la Bible, qui est traversée, de la Genèse aux Évangiles, d’une opposition entre le néant des idoles païennes et la vérité du Dieu vivant. Dans cette synthèse, l’erreur s’oppose à la vérité, l’autre au même, l’hérésie à l’orthodoxie, le non être à l’être, l’Islam à la Vérité chrétienne.

Cette opposition binaire concerne ce que Nicolas de Cusain appelle dans la lettre au Cardinal Julien les « vérités incorruptibles humainement connaissables ». Or, intérieurement transformé par ce qu’il interprète comme une illumination, le philosophe affirme être conduit à « embrasser de manière incompréhensible les vérités incompréhensibles dans une docte ignorance, par une transcendance » à l’égard de ces « vérités incorruptibles humainement connaissables ». L’ancrage néo-platonicien de sa pensée et l’ensemble de l’ouvrage donnent la signification de cette phrase relativement obscure, en sa densité : la transcendance recherchée désigne un au-delà des vérités humainement connaissables qui n’est autre que l’Un ineffable. Ainsi, le fondement de son action diplomatique comme artisan d’unité17 (entre les orientaux et les occidentaux ou les hussites et les catholiques, mais encore entre les musulmans et les chrétiens), est en réalité une pensée novatrice de la coïncidence des opposés articulée à une philosophie de l’Un infiniment transcendant à l’égard de l’esprit fini et des contradictions des vérités humainement connaissables. Le premier des trois écrits du Cusain consacrés à l’Islam, La paix de la foi, commence d’ailleurs par une vision, une illumination, tout comme son grand ouvrage de La Docte ignorance, signe d’une forme de parenté entre les deux textes, malgré leur différence de contenu.

Si donc ce qui paraît opposé à vues humaines coïncide à l’infini dans la transcendance de l’Un, l’Islam n’est plus intrinsèquement une voie d’erreur que l’Église doit combattre, mais une voie bonne qui, à l’infini, se trouve finalement accordée avec la voie chrétienne. On lit, dans le Prologue du Coran tamisé, une formule surprenante à cet égard. En effet, après s’être situé dans le sillage des médiévaux qui ont écrit contre l’Islam, il note ceci : « Quant à moi, je me suis ingénié à démontrer la vérité de l’Évangile etiam ex Alkorano, à partir du Coran même » : le Coran n’est plus un texte faux, il peut acheminer vers la vérité. Un Cardinal, certes, ne saurait professeur que le Coran est la vérité ! Mais en affirmant qu’il a voulu manifester la vérité de l’Evangile à partir du Coran, il confère au Texte sacré des musulmans, pour la première fois sans doute dans l’histoire du christianisme latin, une valeur positive.

Dès lors, dans la suite du Coran tamisé comme, quelques années plus tôt, dans la Paix de la foi, Nicolas de Cues va chercher les points d’accord entre l’Islam et le christianisme. Certes, d’autres que lui, Roger Bacon, Guillaume de Tripoli, l’auteur anonyme du De statu Saracenorum, en particulier avaient déjà noté quelques points de convergence. Mais il est certainement le premier à tenter de faire apparaître une convergence là même où l’Islam et le christianisme paraissaient irréconciliables et incompatibles, à savoir la doctrine de la Trinité et la compréhension du Christ. Toute la nouveauté qu’il déploie consiste en effet à trouver par la raison une « coïncidence des opposés ». C’est ainsi qu’il élabore ce qu’il appelle une « pieuse interprétation » (pia interpretatio) du Coran, lu non plus comme un texte tissé d’erreurs et opposé à l’Évangile, mais comme une forme de préparation à l’Évangile, celui-ci étant caché dans le Coran pour qui sait lire. Sa méthode est un art de la traduction, une herméneutique, mais une herméneutique elle-même fondée sur une philosophie de l’Un et de la coïncidence des opposés, une herméneutique philosophique. Il faut d’ailleurs souligner que, de ce point de vue, la foi même en la Trinité n’est pas la vérité, elle ne fait, selon une affirmation singulière de la Lettre à Jean de Ségovie, que « s’approcher », je cite, « de la connaissance la plus haute du Dieu unique18 ». La vérité est de l’ordre de l’appropinquatio, et non de l’adaequatio : même la foi trinitaire ne constitue qu’une approche de la vérité. Cette conception de la vérité est ainsi très différente de la position thomiste classique selon laquelle la vérité est adaequatio intellectus ad rem : dans la filiation néoplatonicienne plus qu’aristotélicienne qui est la sienne – inséparable, écrit un de ses plus pénétrants commentateurs, H. Pasqua, d’un « rejet cusain de la métaphysique de l’être et de la logique d’Aristote » –, Nicolas de Cues déploie en effet une pensée philosophique neuve et originale, à laquelle il donne, nous l’avons-vu le nom de « docte ignorance » dans l’ouvrage qui porte le même nom. L’homme est, pour Nicolas de Cues, radicalement incapable de connaître la vérité, car la vérité consiste dans l’Un, absolument insaisissable et transcendant. Nourri des néo-platoniciens grecs et de Maître Eckhart, mais aussi de Duns Scot et Ockham, Nicolas de Cues rompt avec l’alliance médiévale de la foi et de la raison, pour creuser une pensée dans laquelle, en vertu de la disproportion du fini à l’infini, le Dieu qui est Vérité infinie ne saurait être connu de l’intellect qui est fini : celui qu’atteint la foi ne peut être saisi par la raison. En dépit, donc, de l’enracinement antique et médiéval de la pensée philosophique du Cusain, s’opère chez lui un tournant annonciateur de la modernité kantienne : la raison humaine ne peut connaître ce que la foi donne à croire.

Concluons.

Après ce trop bref parcours, puisque le colloque nous a demandé de réfléchir sur la question de savoir « comment définir la tolérance », je voudrais conclure en éclairant la pensée de Nicolas de Cues par un retour sur l’origine latine du mot tolérance, et sur les définitions classiques de ce terme dans les dictionnaires récents.

Gaffiot

Tolerantia : constance à supporter, endurance

Tolero : porter, supporter, endurer

Littré

Condescendance, indulgence pour ce qu'on ne peut pas ou ne veut pas empêcher.

En matière de religion, tolérance théologique …, la condescendance qu’on a les uns pour les autres touchant certains points qui ne sont pas regardés comme essentiels à la religion.

Tolérance civile, la permission qu'un gouvernement accorde de pratiquer d’autres cultes que le culte reconnu par l'État.

Au point de vue philosophique, admission du principe qui oblige à ne pas persécuter ceux qui ne pensent pas comme nous en matière de religion.

Disposition de ceux qui supportent patiemment des opinions opposées aux leurs.

TLF

État d'esprit de quelqu'un ouvert à autrui et admettant des manières de penser et d'agir différentes des siennes.

Nicolas de Cues emploie très peu le terme tolerantia ou le verbe tolerare dans son œuvre, et c’est plutôt à partir des textes que nous avons présentés qu’il faut saisir comment définir la tolérance pour le Cusain. Les rares emplois du terme chez Nicolas de Cues renvoient en effet au sens premier du terme, celui d’une vertu morale qui consiste à être patient ou dans la difficulté ou face aux défauts et péchés d’autrui. Dans son invitation à préférer, dans la relation avec le monde de l’Islam, le dialogue à la guerre, il est clair que Nicolas de Cues partage cette conception de la tolérance, qui est d’ailleurs une de celle que mettra en avant Locke : la tolérance est une vertu morale qui est, in fine, une déclinaison de cette vertu théologale qu’est la charité. En revanche, de toute évidence, la tolérance civile est absente de sa réflexion, et pour cause, puisqu’elle porte sur des communautés religieuses présentes au sein d’une même cité, tandis que l’Islam, dans la perspective et la réalité historique du Cusain, est la religion de peuples et nations qui sont à l’extérieur, si je puis dire, de la chrétienté. Qu’en est-il alors, chez Nicolas de Cues, de la tolérance comme « Action de supporter (souffrir, endurer) des idées, des sentiments différents des nôtres », « État d’esprit de quelqu’un ouvert à autrui et admettant des manières de penser et d’agir différentes des siennes », ou encore « condescendance qu’on a les uns pour les autres touchant certains points qui ne sont pas regardés comme essentiels à la religion » ? C’est ici, me semble-t-il, que Nicolas de Cues déploie une vraie originalité.

La visée que déploie Nicolas de Cues dans les trois textes que j’ai abordés est la paix entre peuples qui professent des religions différentes et qui, pour certains d’entre eux, sont en guerre non seulement depuis longtemps, mais au moment même où s’exprime Nicolas de Cues, dans un contexte où l’Europe croit sa sécurité menacée par la pression des Turcs Ottomans à ses frontières. Cette volonté de paix s’enracine, nous l’avons vu, dans une doctrine novatrice de la vérité et de la coïncidence des opposés qu’il appelle « docte ignorance », dans une pensée qui souligne la valeur positive de la diversité des religions, et dans un art de la traduction, une herméneutique, qui conduit à considérer le Coran, la Parole de l’adversaire, comme un texte en lequel est cachée, si on le lit correctement, dans une pieuse interprétation, la splendeur même de l’Évangile. Autrement dit, Nicolas de Cues accepte et tolère des expressions cryptées de la foi qui étaient interprétées dans la tradition latine comme intrinsèquement contraires à l’Évangile et qui, ici, sont traduites dans un langage qui les rend désormais acceptables. Le Coran n’est pas intrinsèquement contraire à l’Évangile : bien interprété, il manifeste la vérité de l’Evangile. Il est d’ailleurs significatif que c’est dans un tel passage du Coran tamisé qu’apparaît une des seules occurrences du terme tolerare, sinon la seule, qui ait une résonance moderne. Nicolas de Cues commente une sourate qui dit ceci (112, 1-4) : « Il n’y a qu’un seul Dieu nécessaire à tout et incorporel, qui n’engendre ni n’est engendré et à qui personne n’est semblable ». Cette sourate, qui semble nier la Trinité, a toujours été comprise comme intrinsèquement contraire à l’Évangile. Or, Nicolas de Cues la commente ainsi :

Nous répondons que cette sourate doit être comprise de telle manière que, par elle, le Coran entend rendre gloire à Dieu et non ôter au Christ la louange. Dès lors, puisque Dieu incorporel et Déité sont la même chose, si le Dieu dont parle la sourate est compris comme Déité, elle ne contredit pas l’Evangile. La Déité, en effet, étant l’essence divine, ne génère ni n’engendre et n’a pas une autre Déité égale à elle ; ainsi, le Père engendre un Fils de même essence […]. Dès lors, selon la vérité de l’Évangile aussi, on peut accepter (tolerari) ce que dit la sourate, à savoir que Dieu n’a ni engendré ni été engendré19.

En d’autres termes, traduite en langage philosophique par le moyen du néoplatonisme, cette sourate, au lieu d’être combattue, peut être acceptée, tolérée. Anticipant, en quelque sorte, sur la pensée d’un Paul Ricœur, pour qui les religions sont comme des langues que l’on peut traduire, Nicolas de Cues opère ainsi sur l’Évangile et le Coran une forme de traduction : il traduit l’Evangile en termes compréhensibles pour le musulman ouvert à la raison philosophique, et le Coran en termes intelligibles par le chrétien, invité à ne pas s’arrêter à des formulations qui paraissent contredire la foi chrétienne. Ainsi traduit, le Coran est pour le Cusain, au rebours de toute la tradition à laquelle il se rattache, non une voie d’erreur, mais une des voies vers Dieu qui sont apparues dans l’histoire.

Dans la pensée moderne, la tolérance suppose souvent une mise entre parenthèses de la question de la vérité : la tolérance civile chez Locke prend acte de ce que les croyances religieuses sont des opinions, pas des connaissances objectives. La pensée de Kant consacrera le divorce entre la croyance et le savoir. Mais pour Nicolas de Cues, l’horizon de la vérité reste indépassable. Accepter des formulations autres voire contraires ne saurait, pour lui, se faire au détriment de la vérité. En même temps, sa conception d’une vérité qui, ultimement, est inconnaissable, de laquelle on ne peut qu’approcher, et en laquelle se réalise, à l’infini, une coïncidence des opposés, rompt avec l’approche médiévale classique et ouvre la voie à la tolérance moderne : car accepter et tolérer des rites et croyances différents dans la pensée que leur préexiste un noyau originel commun et qu’ils sont interprétables comme des expressions cachées de l’Évangile, n’est-ce pas ouvrir la voie à la tolérance civile et philosophique moderne, tout en interrogeant implicitement la modernité sur les risques du relativisme ?

Notes de bas de page numériques

1 Adrien Candiard, En finir avec la tolérance ? Différences religieuses et rêve andalous, Paris, PUF, 2014.

2 Pour une introduction à la vie, l’œuvre et la pensée de Nicolas de Cues, voir l’introduction de Hervé Pasqua à Nicolas de Cues, La paix de la foi suivi de Lettre à Jean de Ségovie, Paris, Téqui, 2008, ainsi que Kurt Flasch, Initiation à Nicolas de Cues, trad. Jacob Schmutz et Maude Corrieras, Paris, Cerf, 2008 et Edmond Vansteenberghe, Le Cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), Paris, Champion, 1920.

3 Voir notamment John Victor Tolan, Saracens. Islam in the Medieval European Imagination, New York, Columbia Univ. Press, 2002 ; trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, Les Sarrasins. L’Islam dans l’imagination européenne au Moyen Âge, Paris, Aubier, 2003. Voir aussi Norman Daniel, Islam and the West. The Making of an Image, Edimbourg, 1960 (éd. revue et corrigée : Oxford, 1993), trad. fr. A. Spiess, Islam et Occident, Paris, Cerf, 1993 ; Philippe Sénac, L’image de l’autre, histoire de l’Occident médiéval face à l’Islam, Paris, Flammarion, 1983 ; Christopher Lucken, « Les Sarrasins ou la malédiction de l’autre », Médiévales, n°46, 2004, p. 131-144.

4 Voir Guy Saupin, Naissance de la tolérance en Europe aux Temps modernes XVIe-XVIIIe siècles, Rennes, PUR, coll. « Didact Histoire », 1998.

5 Voir John Locke, Lettre sur la tolérance précédé de Essai sur la tolérance, 1667 et de Sur la différence entre pouvoir ecclésiastique et pouvoir civil, 1674, Paris, Flammarion, 2007.

6 Voir en particulier Peter van Nuffelen, Penser la tolérance durant l’Antiquité tardive, Paris, Cerf, coll. « Les Conférences de l’École Pratique » n° 294, 2018.

7 Voir en particulier Bernard Sesbouë, « Hors de l'Eglise, pas de salut » : Histoire d’une formule et problèmes d'interprétation, Paris, DDB, 2004.

8 Le concile de Florence a donné en 1442 une interprétation particulière sévère et rigoureuse de cet adage : sur ce Concile, voir en particulier Bernard Sesboüé, « “Hors de l'Église, pas de salut”. Cet axiome faussement clair (Y. Congar) », Études, n° 401, 2004/7, p. 65-75.

9 Voir Dominique Iogna-Prat, Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’Islam (1000-1150), Paris, Aubier, 1998, éd. corrigée en 2000, reprise en collection de poche, Paris, Flammarion, 2004.

10 Voir Michel Lauwers, Naissance du cimetière, Paris, 1997, p. 269-274.

11 Voir Timothy C. Potts, Conscience in Medieval Philosophy, Cambridge, Cambrige University Press, 1980.

12 Dans une lettre célèbre, le futur pape et humaniste E. S. Piccolimini écrivait : « Je souffre, écrit-il dans une lettre au pape Nicolas V du 12 juillet 1453, à la pensée des nombreuses basiliques consacrées aux saints, constructions d’un admirable travail, soumises à la destruction ou à la souillure de Mahomet. Que dirais-je des livres innombrables qui se trouvaient en ce lieu, encore inconnus aux Latins ? Las, combien de noms de grands hommes périront à présent ? C’est la seconde morte d’Homère, le second trépas de Platon. Où rechercherons-nous les œuvres de génie des philosophes et des poètes ? La source des Muses est tarie, puisse-t-il nous rester assez de talent pour pouvoir pleurer ce grand malheur avec de dignes accents » (cité dans Serge, Stolf, « E. S. Piccolomini et les Turcs : l’Europe face à son ennemi », Cahiers d’études italiennes [En ligne], n°21, 2015, mis en ligne le 01 janvier 2017).

13 Les œuvres de Nicolas de Cues sont accessibles en ligne en langue originale dans l’édition de référence de l’Académie de Heidelberg sur le Portail Nicolas de Cues – Cusanus-portal : http ://urts99.uni-trier.de/cusanus/index.php. Pour leur traduction française, nous avons utilisé les éditions suivantes : Nicolas de Cues, La Paix de la foi (De pace fidei) suivi de La lettre à Jean de Ségovie (Epistola ad Ioannem de Segobia), Int. Trad. et notes H. Pasqua, Paris, Téqui, 2008 ; Nicolas de Cues, Le Coran tamisé (Cribatio Alkorani), Int., trad. et notes H. Pasqua, Paris, PUF, 2011.

14 Nicolas de Cues, La Paix de la foi, Paris, Téqui, 2008, p. 71-72 : Fuit ex hiis, quae apud Constantinopolim proxime saevissime acta per Turkorum regem divulgabantur, quidam vir zelo Dei accensus, qui loca illarum regionum aliquando viderat, ut pluribus gemitibus oraret omnium creatorem quod persecutionem, quae ob diversum ritum religionum plus solito saevit, sua pietate moderaretur. Accidit ut post dies aliquot, forte ex diuturna continuata meditatione, visio quaedam eidem zeloso manifestaretur, ex qua elicuit quod paucorum sapientum omnium talium diversitatum quae in religionibus per orbem observantur peritia pollentium unam posse facilem quandam concordantiam reperiri, ac per eam in religione perpetuam pacem convenienti ac veraci medio constitui. Vnde, ut haec visio ad notitiam eorum qui hiis maximis praesunt aliquando deveniret, eam quantum memoria praesentabat, plane subter conscripsit.

15 Succurre igitur tu qui solus potes. Propter te enim, quem solum venerantur in omni eo quod cuncti adorare videntur, est haec aemulatio. Nam nemo appetit in omni eo quod appetere videtur nisi bonum, quod tu es; neque quisquam aliud omni intellectuali discursu quaerit quam verum, quod tu es. Quid quaerit vivens nisi vivere? Quid existens nisi esse? Tu ergo, qui es dator vitae et esse, es ille qui in diversis ritibus differenter quaeri videris et in diversis nominibus nominaris, quoniam uti es manes omnibus incognitus et ineffabilis. Non enim qui infinita virtus es, aliquod eorum es quae creasti, nec potest creatura infinitatis tuae conceptum comprehendere, cum finiti ad infinitum nulla sit proportio. Tu autem, omnipotens Deus, potes te qui omni menti invisibilis es, modo quo capi queas, cui vis visibilem ostendere. Noli igitur amplius te occultare, Domine; sis propitius […]. Si sic facere dignaberis, cessabit gladius et odii livor, et quaeque mala; et cognoscent omnes quomodo non est nisi religio una in rituum varietate. Quod si forte haec differentia rituum tolli non poterit aut non expedit, ut diversitas sit devotionis adauctio, quando quaelibet regio suis cerimoniis quasi tibi regi gratioribus vigilantiorem operam impendet: saltem ut sicut tu unus es, una sit religio et unus latriae cultus.

16 Nicolas de Cues, « Lettre au Cardinal Julien », dans La docte ignorance, Paris, Payot & Rivages, 2007 (Œuvre originale publiée en 1440) : Accipe nunc, pater metuende, quae iam dudum attingere variis doctrinarum viis concupivi, sed prius non potui, quousque in mari me ex Graecia redeunte, credo superno dono a patre luminum, a quo omne datum optimum, ad hoc ductus sum, ut incomprehensibilia incomprehensibiliter amplecterer in docta ignorantia, per transcensu veritatum incorruptibilium humaniter scibilium. […] Debet autem in hiis profundis omnis nostri humani ingenii conatus esse, ut ad illam se elevet simplicitatem, ubi contradictoria coincidunt.

17 Selon le titre d’un ouvrage collectif qui lui a été consacré : David Larre (dir.), Nicolas de Cues penseur et artisan de l’unité. Conjectures, concorde, coïncidence des opposés, Lyon, ENS éditions, 2005.

18 Nicolas de Cues, La Paix de la foi, 2008, p. 162 (fidem Trinitatis ad summam notitiam unius Dei accedere).

19 Nicolas de Cues, Le Coran tamisé, Paris, PUF, 2011, p. 124-125 (Respondemus illam Azoram intelligi debere taliter, quod per ipsam intendit dare deo gloriam et non detrahere a Christo laudem. Vnde cum incorporeus deus et deitas sint idem, si deus de quo loquitur Azora deitas intelligitur, non contradicit evangelio. Deitas enim, cum sit essentia divina, nec est generans nec genita nec habet aliam deitate sibi aequalem, sed pater generat filium eiusdem essentiae. […] etiam secundum veritatem evangelicam Azoram tolerari potest deum scilicet nec genuisse nec generatum esse).

Pour citer cet article

Fabrice Wendling, « La tolérance, négation de la foi en la vérité ? Réflexions autour du De pace fidei (1453) et de la Cribatio Alkorani (1461) de Nicolas de Cues (1401-1464) », paru dans Loxias-Colloques, 18. Tolérance(s) II : Comment définir la tolérance?, La tolérance, négation de la foi en la vérité ? Réflexions autour du De pace fidei (1453) et de la Cribatio Alkorani (1461) de Nicolas de Cues (1401-1464), mis en ligne le 09 décembre 2020, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1720.

Auteurs

Fabrice Wendling

Fabrice Wendling est maître de conférences en langue et littérature latines à l’Université Côte d’Azur. Il est membre du CEPAM (UMR 7264, « Cultures et Environnements. Préhistoire, Antiquité et Moyen Âge), et travaille sur le latin tardif.

Université Côte d'Azur, CEPAM