Loxias-Colloques |  16. Représentations littéraires et artistiques de la femme japonaise depuis le milieu du XIXe siècle 

Ayumi Ueda  : 

Représenter les Japonaises modernes : à travers les albums de dessins humoristiques de Georges Bigot, peintre illustrateur français vers la fin du XIXe siècle 

Résumé

Georges Bigot (1860-1927), peintre-illustrateur français féru de culture japonaise a décidé de s’installer au Japon en 1882. Son objectif était de rassembler des objets locaux et de réaliser des dessins sur place, afin de les utiliser comme matériaux pour l’élaboration de tableaux qui seraient présenté dans les Salons officiels français. Durant ses dix-sept ans passés dans l’archipel, Bigot s’intégra au sein de la société indigène et prêta une attention particulière aux mousmés à savoir, aux jeunes Japonaises. Contrairement aux stéréotypes fournis par les écrivains contemporains comme Pierre Loti (1850-1923) dans Madame Chrysanthème, l’artiste dépeint, à la même époque, dans ses albums humoristiques les Japonaises modernes, de manière franche et incisive. Les mousmés de l’artiste paraissaient encore plus atypiques aux Français. Le romancier et l’illustrateur ont vécu, chacun à leur façon, la réalité du Japon. Or, ce qu’ils dépeignent offre deux aspects différents. Bigot assumait pourtant parfaitement l’idée des stéréotypes des mousmés de Madame Chrysanthème et même la méthode descriptive de Loti. En effet, nous pouvons considérer que la représentation des Japonaises modernes de Bigot concordait avec la curiosité des Français de l’époque, désireux de découvrir la réalité de ces mousmés, surtout au-delà des images convenues.

Index

Mots-clés : caricature , Georges Bigot, Japon moderne, Madame Chrysanthème, mousmé (une jeune Japonaise), Pierre Loti, stéréotype

Géographique : France , Japon

Chronologique : XIXe siècle

Plan

Texte intégral

Introduction

Georges Bigot, né à Paris en 1860, s’oriente dès l’enfance vers la peinture grâce à sa mère, Désirée Lesage (ca.1838-1908), elle-même artiste. Après avoir fréquenté le milieu japonisant parisien, il s’installe au Japon en 1882. Son objectif principal était de rassembler des objets locaux, et de réaliser des croquis d’après nature afin de les utiliser comme matériaux pour l’élaboration de tableaux destinés au Salon officiel. En s’intégrant dans la population, ce qui est encore très rare à l’époque pour un Occidental, il représente des Japonaises à plusieurs reprises, recourant à l’huile sur toile, aux gouaches, ou à l’aquarelle, à la gravure et au dessin humoristique. La production de ces dessins est particulièrement abondante jusqu’en 1899, année de son retour en France. Notons que les Japonaises modernes dépeint par Bigot sont très atypiques pour les Français de la fin du XIXe siècle qui n’en connaissaient que les représentations artistiques pour ainsi dire conventionnelles.

Au même moment, le stéréotype des Japonaises est renforcé par le roman Madame Chrysanthème de Pierre Loti (1850-1923), brève histoire d’un mariage contracté, le temps d’un été, par un officier de marine français et une jeune Japonaise du nom de Chrysanthème (O-Kiku). Ce roman fait sensation dès sa parution dans Le Figaro en décembre 1887. Sa renommée est notamment due aux descriptions détaillées du Japon, non seulement des paysages et des scènes de la vie quotidienne, mais aussi à celles des mousmés. Ce mot emprunté au japonais et francisé était alors fréquemment employé pour désigner les jeunes filles du Japon, notamment par Loti. À une époque où le Japon demeure un pays lointain, peu accessible, la description de ses mousmés est d’autant plus convaincante, pour des lecteurs français, que le récit est principalement conçu à partir du journal intime de l’auteur1.

L’image des Japonaises modernes donnée par Bigot est différente. Pourquoi celui-ci s’est-il écarté des stéréotypes ? Quel message a-t-il tenté de transmettre ? Il nous faut d’abord mettre en lumière les mousmés de Madame Chrysanthème, afin de dégager l’idée que s’en faisait Loti. Car Bigot, au-delà ses représentations atypiques, partageait finalement la même idée que celui-ci. Ensuite, nous passerons à l’analyse des femmes modernes selon Bigot. En replaçant ces observations dans le contexte de l’histoire du stéréotype de la Japonaise à la fin du XIXe siècle, nous essaierons de comprendre le rapport stratégique entre le stéréotype de la mousmé, établi par Loti, et les représentations humoristiques de celle-ci par Bigot.

Les mousmés stéréotypées par Loti

Alexandre Halot (1861-1927), homme politique belge et consul honoraire au Japon, prétend, dans son ouvrage L’Extrême-Orient publié en 1905, que les délicieuses « musmés »2 s’appellent toutes « Mme Chrysanthème ». Chrysanthème est donc devenu le nom propre qui représenterait toutes les jeunes Japonaises. Comment un des personnages du roman peut-t-il devenir un nom générique ? La réponse réside dans le roman-même, c’est à dire dans les représentations minutieuses des figures féminines. La description porte à la fois sur l’apparence et sur le caractère.

L’apparence

« Ah ! mon Dieu, mais je la connaissais déjà ! Bien avant de venir au Japon, je l’avais vue, sur tous les éventails, au fond de toutes les tasses de thé3 ». C’est ainsi que le protagoniste, officier de marine, laisse entendre la préexistence de l’image familière de la Japonaise, – provenant des japonaiseries, objets exotiques dont la vogue influa grandement sur les milieux artistiques français. À titre d’exemple, relevons un tableau de Gustave Léonard de Jonghe (1829-1893), peintre belge installé à Paris dans les années 1850, intitulé L’éventail japonais ou l’Admiratrice du Japon4. Réalisée en 1865, la toile dénote l’engouement pour le Japon en représentant la jeune Occidentale en kimono au centre de la composition, ainsi que l’éventail, les livres japonais anciens sur le sol, et les porcelaines supposées de Imari5 sur l’étagère. À l’arrière-plan, un vaste paravent se dresse, sur lequel est figurée une scène d’un récit japonais. Parmi les trois personnages peints sur le paravent, une jeune Japonaise en kimono, semblable à celle que décrira Loti : « ceinture nouée derrière en un pouf énorme, ces manches larges et retombantes, cette robe collant un peu au bas des jambes avec petite traîne en biais formant queue de lézard6 ».

Autre l’aspect vestimentaire, le physique, un peu plus détaillé, intéresse Loti : mains délicates, pieds minuscules, yeux à longs cils un peu bridés, peau cuivrée, nez droit, la taille toujours penchée en avant et jambes torses. Ces notations physiques font partie du portrait rêvé par lui et qu’il décrit, à son ami Yves au tout début de l’histoire en lui parlant de son mariage futur, non moins rêvé, avec une mousmé7. Cependant, cet enthousiasme se révèle peu à peu mitigé. La déception le gagne à tel point qu’il en vient à les trouver laides avec leur air de bibelot d’étagère, voire de ouistiti8.

Toutefois, le romancier ne reste pas dans le dédain. Ses rencontres avec diverses mousmés sur place le rendent observateur, se livrant à une approche presque scientifique. Il apprend à les différencier selon leurs classes sociales. Si les apparences relevées ci-dessus sont attribuées à la classe des bourgeois ou du peuple, il en est d’autres, propres aux classes nobles : long visage atone, anémique, bleuâtre, bouche peinte en forme de cœur, au carmin pur, un long cou bête et un air de cigogne9. La capacité de distinguer les Japonaises selon la classe sociale est assez remarquable à une époque où manquaient des informations crédibles sur le Japon10. Malgré la nouveauté de son regard, Loti reste néanmoins « dans la japonaiserie ». Il garde son idée primaire de « mousmés-bibelots » qui décorent les intérieurs parisiens.

Le caractère

L’intérêt du protagoniste s’étend aussi à l’intériorité des Japonaises, mais dans une moindre mesure.

Loti emploie plusieurs fois le terme « mignonne » ou « mignarde » pour évoquer le caractère des jeunes Japonaises. Il a l’impression qu’elles se laissent rapidement apprivoiser par les inconnus occidentaux. Il relève également leur caractère enjoué, leur gaité de Japonaises. Celle-ci était bien connue en France bien avant la parution du roman. Par exemple, dans un numéro de l’Illustration en 1869, un article indique que le peuple « [japonais] a, naturellement, de la gaieté et de la bonhomie » et insiste bien sur le caractère « riant » du Japon11. Si Loti apporte la confirmation de ce caractère stéréotypé, désormais vérifié sur place12, il n’échappe pas à un sentiment de répugnance pour ce rire, notamment pour celui des jeunes filles. La rencontre de vraies mousmés l’amène à percevoir, dans cette gaieté ou ce rire perpétuel, quelque chose d’artificiel et d’étudié pouvant susciter l’agacement13.

Loti émet ainsi un doute au sujet des mousmés stéréotypées. Cette dissonance s’aggrave au contact de sa jeune épouse, Chrysanthème14, pendant son court séjour à Nagasaki. En effet, contrairement aux autres mousmés, elle fait preuve d’un tempérament inattendu, qui rebute le protagoniste trop attaché aux images immobiles des japonaiseries. C’est que Chrysanthème, triste, distinguée et sérieuse, a des regards vraiment expressifs, fort différents de ceux qui appartiennent aux Japonaises de son imagination15. Le protagoniste, autrement dit Loti, découvre la diversité de caractères des mousmés à travers cette femme réelle. Georges Bigot a connu la même expérience.

Les mousmés représentées par Bigot dans ses dessins humoristiques

Le Japon que Bigot a rencontré s’occidentalisait après l’ouverture du pays en 1868. L’artiste apercevait déjà, depuis la France, l’accélération de cette évolution. Les paysages bucoliques, que les estampes japonaises lui avaient rendues familiers, s’étaient eux-mêmes modifiés avec des bâtiments à l’occidental et des rues encombrées de fils électriques. L’occidentalisation influait également sur les mœurs, les habitudes et les pensées. De même, en ce qui concerne les Japonaises, ce courant social ne manquait pas de transformer les mousmés en femmes modernes, que Bigot représenta abondamment dans ses peintures à l’huile, ses aquarelles et ses estampes. Ces dernières, y compris dans les albums humoristiques, restent le champ préféré de l’artiste. Parmi ces innombrables images, relevons uniquement celles qui sont conservées à la Bibliothèque nationale de France16 et au musée des Arts décoratifs de Paris, notamment le Tôbaé, Mai 1899 et La vie japonaise du numéro 1 au numéro 8. En somme, nous pouvons catégoriser les représentations en trois classes. La première montre des Japonaises dans des paysages modernes, la seconde leurs apparences de femmes modernes, et la dernière leurs nouveaux traits de caractères.

Les Japonaises au sein du paysage moderne

Bigot intègre les Japonaises, très discrètement, dans les paysages urbains ou campagnards de ce Japon qui évolue depuis le début de l’ère Meiji. Les personnages figurés sont de petits éléments modernes. L’image (ill. 1) titrée Flirtation (Oh ! si papa savait ça...) décrit une déclaration d’amour imprévue adressée à une jeune Japonaise. Un père et une fille se promènent au bord d’un fleuve, quand, soudain, un homme d’âge moyen vient glisser un papier dans la main de la jeune fille. À l’arrière-plan, la présence singulière d’un bateau à vapeur. Aux personnages figurés sont ajoutés des détails des éléments de la vie moderne. Les personnages masculins portent maintenant le chapeau et le manteau. Quant à la Japonaise, sa mise n’a rien de moderne, contrastant ainsi avec ce qui l’entoure désormais.

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Figure. 1 G. Bigot, « Flirtation. (Oh ! si papa savait ça...) », La vie japonaise, no 1, 1898, Paris, bibliothèque du MAD. © MAD, Paris / Suzanne Nagy. madparis.fr

En outre, le frontispice du Jour de l’an au bazar illustre une famille japonaise se promenant dans un marché public très animé, où sont exposées les marchandises des premiers jours du nouvel an. La mère en kimono est entourée de son fils et de son mari, tous deux vêtus à l’occidental. Derrière ce trio, un homme portant chapeau. Cette conception récurrente est largement cultivée par Bigot.

Les Japonaises modernes : leurs apparences nouvelles

Les Japonaises modernes de la deuxième catégorie représentées par Bigot, ne sont pas simplement insérées dans le paysage du Japon moderne : elles incarnent elles-mêmes la modernisation, comme en témoigne la scène des bains de mer ci-dessous (ill. 2).

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Figure. 2 G. Bigot, « Costume de bains de mer obligatoire après la mise en vigueur des traités […] », Mai 1899, 1899, Paris, BnF.

Non content de représenter le maillot féminin, signe évident de la modernité, l’artiste éprouve le besoin de légender l’image. « […] Pauvres gens, obligés de se mettre quelque chose sur la peau pour se baigner...!!! ». En effet, les Japonais des deux sexes se baignaient nus, et cela faisait partie de leur quotidien. La nudité n’avait provoqué aucun sentiment de pudeur jusqu’à ce que le port du maillot devînt obligatoire17 et que cette règle fût observée peu à peu parmi la jeunesse. Cependant, deux ans avant l’image satirique titrée Sur la plage : famille bourgeoise à l’aise et prenant ses aises..., Bigot décrivait une autre scène de bain où la nudité d’une Japonaise était découverte. À travers ces deux scènes, l’artiste nous fait assister comme lui à la métamorphose des femmes du Japon. L’intérêt de Bigot pour la modernité féminine s’oriente aussi vers le port des robes lors d’une soirée au Rokumei-Kan18, où le gouvernement japonais organisait pour les étrangers des réceptions officielles et des bals à la manière européenne.

L’apparence des mousmés comme serveuses de restaurant anglais semble assez curieuse pour que l’artiste la représente dans des albums humoristiques (ill. 3). Néanmoins l’absence de kimono reste assez rare chez Bigot.

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Figure. 3 - G. Bigot, « Un dining room – Importation anglaise dernier chic !!!, », Tôbaé, 1ère année no 3, 1887, Paris, BnF.

Enfin, l’artiste fait manier aux Japonaises les objets venant d’Occident comme par exemple, dans l’image (Japon fin de siècle) Quelques[-]unes de ces demoiselles de Shimbashi s’adonnent à la bécane... (ill. 4). Les deux courtisanes pédalent avec les shamisens19 sur le dos. C’est un mélange intéressant de tradition et de modernité dont le caractère humoristique n’a pas échappé à Bigot. Ici, les jeunes Japonaises circulant à bicyclette sont particulièrement actives et semblent tout à fait épanouies. Il n’est pas anodin de considérer qu’une telle apparence pouvait déranger les Français habitués aux images de poupées mignonnes : ils n’imaginaient guère un tel allant chez les Japonaises.

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Ill. 4 G. Bigot, « (Japon fin de siècle) Quelques[-]unes de ces demoiselles de Shimbashi s’adonnent à la bécane... », La vie japonaise, no 4, 1898, Paris, bibliothèque du MAD.

© MAD, Paris / Suzanne Nagy. madparis.fr

Japonaises modernes : leurs caractères

Pour ce qui est de la modernité psychologique des Japonaises, Bigot représente une scène assez atypique par rapport à leur stéréotype. Il s’agit d’une scène de querelle entre époux (Figure. 5). D’après la légende de l’image, il s’agit d’une embrouille de jalousie due à l’infidélité commise par l’homme avec une servante. L’épouse, au premier plan, saisit de toutes ses forces l’oreille et le col du coupable. Bigot y voit « l’émancipation des femmes japonaises… Ce qu’on verra demain… », le titre principal étant le Nouveau régime. Ici, l’artiste qualifie de « nouveau régime », ce qui, à ses yeux, surgit comme une réaction brutale favorisée par l’occidentalisation et jugée inconcevable jusqu’alors.

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Figure. 5 G. Bigot, « Le nouveau Régime, scène de jalousie », Mai 1899, 1899, Paris, BnF.

Par rapport aux images données par Loti, les Japonaises de Bigot sont à la fois modernes et diverses. L’artiste envisageait certainement sa carrière comme celle d’un peintre japonisant qui sacrifierait aux stéréotypes pour répondre aux attentes du public européen. Cependant, Bigot, formé entre autres par Félix Buhot (1847-1898), avait hérité de ce graveur réaliste et japonisant, non seulement le goût des choses japonaises en général, mais aussi l’intérêt porté à l’époque contemporaine, ainsi que le regard tourné vers les faits quotidiens. Représenter les femmes modernes convenait donc à la conception artistique de Bigot.

Si son idée première était de peindre les mousmés telles que les Français de l’époque les rencontraient dans les japonaiseries, qui étaient empreintes d’une vague aspiration romantique, il n’en reste pas moins que Bigot consacre plus de temps à montrer la réalité des mousmés observées et fréquentées au Japon. Ce changement d’orientation dû à l’expérience directe a certainement provoqué un conflit intérieur. Sa tendance au réalisme est-elle la seule raison du dépassement des stéréotypes à la Loti ?

Les stéréotypes et les dessins humoristiques : une opération stratégique

La méthode toute personnelle de Bigot comporte deux volets : il tient à exprimer son attachement personnel au charme de la Japonaise traditionnelle, mais ne peut s’empêcher de révéler au public en quoi consistent les travers de la réalité.

Bigot semble conseiller aux Japonaises de ne pas abandonner les anciennes mœurs de ce pays. Ses dessins humoristiques contiennent donc une certaine satire et constituent un avertissement au sujet de l’abandon des traditions. Le jour de l’An (Aux Japonaises) (Figure. 6) traduit manifestement son opinion. La scène se passe en 1889 : une Japonaise en kimono et un Japonais en tenue occidentale sont séparés par un Bigot déguisé en Pierrot. « Ce qu’il y a de meilleur au Japon, dit ce dernier, c’est [la] femme. Oui, vous êtes à la fois sages et plus sensées que les hommes. Que la vue d’un chapeau, d’une paire de bottines ne vous tourne pas la tête. Japonaises vous êtes nées Japonaises, restez. Laissez vos maris, vos frères se déguiser en singes de foire puisqu’ils y tiennent tant. Et rions ensemble de leur [sic] folies ». Il est difficile de savoir si l’artiste a réellement vécu cette scène. Mais les représentations des Japonaises modernes, dont nous avons fait état jusqu’ici, nous amènent à constater que les injonctions ci-dessus sont irréalisables, car Bigot ne pouvait ignorer le caractère irréversible de la transformation qui, sous ses yeux, affectaient les mousmés tant sur le plan personnel que social. Par conséquent, cette image est une sorte de supplication de l’artiste et de l’homme, où se manifeste le désir de préserver le plus longtemps possible cette spécificité japonaise tenue pour si précieuse avant la venue au Japon.

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Figure. 6 G. Bigot, « Le jour de l’An (aux Japonaises) », Tôbaé, no 46, 3e année, 1889, Kanagawa, Yokohama Archives of History.

Parallèlement, il s’agit pour Bigot de répondre à la curiosité pressante des Occidentaux au sujet des mousmés, en montrant le contraire des stéréotypes de Japonaises. Au moment où il publiait ses images féminines modernes, un article traitant de la face cachée du peuple japonais circulait en France, intitulé « Derrière le soudaré20 ». Selon l’auteur, c’est là, ses « paupières serrées », son « sourire », que se « cache le vrai Japonais, celui qui rêve de ruiner le commerce et l’influence des blancs en Extrême-Orient, et qui s’y prépare21 ». Le vrai Japonais, ici, inclut également les Japonaises. Les acheteurs des dessins de Bigot n’étaient sans doute pas indifférents à la face cachée. D’ailleurs, Loti en était également conscient quand il comparait le caractère des mousmés et celui, individualisé, de Chrysanthème.

Cependant, une autre vision occidentale des Japonaises se répandait à l’époque en France. Alexandre Halot, que nous avons déjà présenté, précise, dans L’Extrême-Orient, qu’aux alentours des années de la guerre sino-japonaise, l’Europe pensait encore que le Japon était « une contrée peuplée uniquement de délicieuses “musmés”, s’appelant toutes “Mme Chrysanthème” et descendues de leurs paravents22 », et que « la fabrication d’objets de laque et de cloisonnés nous apparaissait comme la seule activité possible pour des Japonais23 ». Une fois de plus se vérifie l’antagonisme, dans l’esprit des Français, de l’image moderne appuyée sur la réalité et du cliché qui satisfait leur besoin de confort intellectuel.

Cette confrontation ne manqua pas d’encourager Bigot à faire œuvre de provocation. Ce qu’il révélait au moyen de ses dessins humoristiques n’était que le produit de son expérience personnelle, lequel reflétait une réalité indubitable, non moins fiable que celle du Journal intime de Loti. Bigot affermissait ainsi, sur place, sa position de connaisseur du Japon, lui qui finalement ne cédait en rien aux japonophiles confinés en France.

Conclusion

Contrairement à Bigot, Loti camoufle l’aspect moderne des femmes du Japon et les enferme dans leur stéréotype. C’est sans doute pourquoi il invente un dénouement où Chrysanthème compte, en chantant joyeusement, l’argent qu’elle a reçu du protagoniste comme récompense de leur brève union matrimoniale. Devant cette attitude, choquante selon lui, ses sentiments se refroidissent24. Cette fin est assez brutale, car l’homme en était venu, peu à peu, à se rapprocher de Chrysanthème au point d’accepter que les Japonaises ne ressemblent pas à de simple poupée mignonne, et que leur gaieté ne soit pas sans artifice : maintenant, ce spectacle révoltant l’oblige à renoncer à tous les accommodements.

Cette scène finale, qui n’existe pas dans le journal intime de Loti, est, semble-t-il, nécessaire pour trois raisons. D’abord, le roman doit se terminer de telle façon que le protagoniste, déçu par la réalité, ne quitte pas son Japon imaginaire. Ensuite, en vertu d’une exigence de puissance romanesque, l’écrivain tend à préférer, pour la fin, une certaine brutalité dramatique. Les lecteurs européens de l’époque attendent d’être rassurés par un tableau susceptible de cadrer avec l’image figée. La même espérance s’appliquait évidemment aux mousmés. C’est ainsi que Loti décrit la dernière scène, en la reconnaissant comme encore plus japonaise qu’il n’aurait su l’imaginer. Chrysanthème comptant ses pièces en les faisant tinter avec sa pipe : vision où l’écrivain perçoit un mélange de naïveté et de barbarie. Ce genre de réflexion suffisait à effacer la nouveauté du caractère de la Japonaise. Finalement, les représentations vieillottes de Loti et les croquis modernistes de Bigot, à égalité, s’adressaient à un public avide de pousser plus avant la connaissance des mousmés. Autrement dit, sans les stéréotypes entretenus et renforcés par le romancier, le dessinateur n’aurait probablement pas forcé autant sur l’humour, encre que celui-ci n’est en outre pas dépourvu d’une intention morale, en ce sens que ses dessins comportent un avertissement concernant le rejet dommageable des traditions japonaises. Somme toute, le cliché romanesque et le dessin humoristique s’associent dans une opération semble-t-il stratégique, fondée sur la complémentarité de deux artistes.

Notes de bas de page numériques

1 Pierre Loti, Cette éternelle nostalgie ; journal intime 1878-1911.

2 Dans son ouvrage, Alexandre Halot écrit le terme mousmé comme ceci.

3 Pierre Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 72.

4 Gustave Léonard de Jonghe, L’éventail japonais ou l’Admiratrice du Japon, 1865, huile sur toile, 146.5 x 114 cm, Paris, Musée d’Orsay.

5 Imari est le nom d’un style de la porcelaine japonaise. Elle est principalement réalisée à Arita dans la province de Saga. La porcelaine était exportée en Europe au XVIIe siècle.

6 P. Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 81.

7 P. Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 45.

8 P. Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 61.

9 P. Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 186.

10 D’après l’article de Yukiko Yamasaki, les différences individuelles selon la classe sociale étaient présentées dans le tome 7 de la Nouvelle Géographie Universelle. La terre et les hommes (1882), rédigé par Elisée Reclus. Nous ne pouvons donc pas désigner Loti comme le précurseur de cette idée, mais, compte tenu du retentissement de son roman, c’est celui-ci qui l’a sans doute popularisée. Notons que cette différenciation perdure au XXe siècle, notamment la Géographie générale (1927), le dictionnaire Larousse (1930). Yukiko Yamasaki, « Représentations françaises du Japon et des Japonais de 1894 à 1940 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, Paris, UMR Sirice, no 34, février 2011, pp. 15-29, https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2011-2-page-15.htm# (cons. le 4 septembre 2019).

11 André Lefèvre, « Revue littéraire, Le Japon illustré par Aimé Humbert ; l’Illustration, 25 décembre 1869 », Recueil des articles de l’Illustration sur le Japon, 1843-1880, Tome 1, Yokohama Archives of History, 1986, p. 94.

12 P. Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 81.

13 P. Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 64.

14 Si le nom de Chrysanthème est utilisé dans le roman pour désigner la femme de l’auteur, celle-ci s’appelle O-Kane dans la réalité.

15 P. Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 73.

16 Bibliothèque nationale de France : BnF.

17 Il s’agit sans doute du décret de 1872 qui regroupe les délits au quotidien en vue de corriger les mœurs qui semblent inappropriées au pays moderne. Il comprenait 90 articles interdisant le tatouage, le bain mixte, le travestissement ainsi que les conduites jugées barbares du point de vue occidental. Il était donc interdit de paraître nu en public.

18 Édifié à Tokyo en 1883 par l’architecte anglais Josiah Conder (1852-1920), venu au Japon comme conseiller. Il fut détruit en 1940.

19 Instrument de musique traditionnel ressemblant à un luth à long manche, dont les trois cordes sont frappées à l’aide d’un plectre triangulaire.

20 Ce mot japonais désigne un store, de bambou ou de roseau. Il permet aussi de distinguer l’extérieur et l’intérieur de la maison.

21 R. Villetard de Laguérie, « Le Japon moderne. Derrière les soudaré[sic] », l’Illustration, 53e année, no 27, 16 novembre 1895, pp. 398-399, ici p. 398.

22 Alexandre Halot, L’Extrême-Orient : Études d’hier – évènements d’aujourd’hui, Bruxelles, Librairie Falk Fils ; Paris, Félix Alcan éditeur, 1905, p. 14.

23 A.Halot, L’Extrême-Orient, op. cit., p. 15.

24 P. Loti, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, p. 223.

Bibliographie

Halot, Alexandre, L’Extrême-Orient : Études d’hier – évènements d’aujourd’hui, Bruxelles, Librairie Falk Fils ; Paris, Félix Alcan éditeur, 1905, 212 p.

Ito, Hironori (dir.),『「近代」と「他者」』[La « modernité » et les « Autres » / « Kindai » to « Tasha »], Toyko, Seibundô, 185 p.

Loti, Pierre, Madame Chrysanthème, Paris, Flammarion, 1990, 288 p.

Loti, Pierre, Cette éternelle nostalgie ; journal intime 1878-1911, Bruno Vercier (éd.), Paris, La Table Ronde, 1997, 585 p.

Ochiai, Takayuki, 『ピエール・ロティ:人と作品』[Pierre Loti : l’homme et ses œuvres / Pierre Loti : hito to sakuhin], Tokyo, Surugadai shuppan, 1992, 201 p.

Ogawa, Sakue, 「ピエール・ロティ「お菊さん」――幻想に裏切られた西洋人が見た日本人女性――」[Madame Chrysanthème de Pierre Loti : les femmes japonaises vues par les Occidentaux trahis par la fantaisie / Pierre Loti « Okiku san » : Gensô ni uragirareta seiyôjin ga mita nihonjin josei], Mémoires de la Faculté de l’éducation et de la culture, Tome 11, Université de Miyazaki, 2004, pp. 53-72.

Villetard de Laguérie, Raoul-Charles, « Le Japon moderne. Derrière les soudaré[sic] », l’Illustration, 53e année, no 27, 16 novembre 1895, pp. 398-399.

Yamasaki, Yukiko, « Représentations françaises du Japon et des Japonais de 1894 à 1940 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, Paris, UMR Sirice, février 2011, no 34, février 2011, pp. 15-29, https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2011-2-page-15.htm# (cons. le 4 septembre 2019).

Yokohama Archives of History, Recueil des articles de l’Illustration sur le Japon, 1843-1880, Tome 1, Yokohama Archives of History, 1986, 146 p.

Pour citer cet article

Ayumi Ueda, « Représenter les Japonaises modernes : à travers les albums de dessins humoristiques de Georges Bigot, peintre illustrateur français vers la fin du XIXe siècle  », paru dans Loxias-Colloques, 16. Représentations littéraires et artistiques de la femme japonaise depuis le milieu du XIXe siècle, Représenter les Japonaises modernes : à travers les albums de dessins humoristiques de Georges Bigot, peintre illustrateur français vers la fin du XIXe siècle , mis en ligne le 21 avril 2020, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1570.

Auteurs

Ayumi Ueda

Doctorante à l’Université Hitotsubashi (Tokyo, Japon)