Loxias-Colloques |  15. Traverser l'espace 

Naoko Tsuruki  : 

Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi

Résumé

Le vécu du monde occidental, notamment celui de la France (1907-1908), marque indéniablement la vie et les œuvres de l’écrivain japonais Nagai Kafû (1879-1959), dont témoigne son récit de voyage Furansu monogatari [Conte de France]. Employé de banque à la ville et promeneur insouciant en liberté, il fut, intérieurement, confronté à des interrogations existentielles et identitaires profondes. Sa passion pour la France et même le désir de devenir Français n’étaient en fait autre chose que la manifestation de la recherche de lui-même. Comment le voyage contribue-t-il à cette recherche de soi ? L’article traite ainsi de l’impact de la connaissance de l’Autre sur la connaissance de soi, à travers Furansu monogatari [Conte de France]. L’ouvrage ayant été interdit de publication par le gouvernement japonais d’alors (1909), cette censure a posé à Kafu le problème de la communicabilité de son vécu et, au demeurant, a fait de l’écrivain un être à jamais seul et douloureux.

Index

Mots-clés : censure , France-Japon, Kafû, l’Autre-soi, Voyage

Géographique : Etats-Unis , France, Japon

Chronologique : Début XXe siècle

Plan

Texte intégral

1Voyager, partir dans un pays lointain signifie qu’on « traverse l’espace » ; plus précisément, un espace inconnu où les coutumes, la langue, les faits et gestes et tant d’autres choses se font de manière différente de celle que connaît le voyageur. A condition que celui-ci ouvre pleinement ses cinq sens et son esprit, le fait de traverser des espaces inconnus donne la possibilité infinie d’expériences et d’apprentissages : découvrir, se surprendre, désapprendre quelque chose du Connu et le réapprendre différemment de l’Inconnu. Peut surgir alors la possibilité du passage et de renouvellement, de nos idées, de nos connaissances, de nos cultures, de nos goûts, en somme, de notre être. Selon Nicolas Bouvier :

Le voyage – intérieur ou extérieur – n’a pas de sens s’il n’est pas un chambardement constant des attitudes que l’on avait au départ. Ou un ajustement. On ne voyage pas pour confirmer un système, mais pour en trouver un meilleur […] Ce qui importe c’est le passage1.

2Par ailleurs, le voyage s’avère aussi un moment d’entre-deux où l’on ne peut s’attacher ni aux repères accoutumés ni aux signes encore inconnus. Sous la plume d’Albert Camus, l’unique bénéfice du voyage se trouve dans ce moment même :

Me voici sans parure. Ville dont je ne sais pas lire les enseignes, caractères étranges où rien de familier ne s’accroche, sans amis à qui parler, sans divertissement enfin. […] voici que le rideau des habitudes, le tissage confortable des gestes et des paroles où le cœur s’assoupit, se relève lentement et dévoile enfin la face blême de l’inquiétude. L’homme est face à face avec lui-même : je le défie d’être heureux… Et c’est pourtant par là que le voyage l’illumine. Un grand désaccord se fait entre lui et les choses. Dans ce cœur moins solide, la musique du monde entre plus aisément. Dans ce grand dénuement enfin, le moindre arbre isolé devient la plus tendre et la plus fragile des images2.

3Être mis à nu – qu’évoque le terme « dénuement » –, dans le sens d’être privé, dans un lieu étranger, de tout son acquis culturel, procure paradoxalement la nourriture du cœur à l’être. Ou mieux, celui-ci reçoit celle-ci plus intensément dans le voyage.

4Il nous semble en effet possible de concevoir un rapport substantiel du corps au voyage et à l’espace inconnu, analogue au rapport du corps à la nourriture : telle la nourriture, élément étranger au corps, traverse et s’absorbe dans ce dernier pour remplacer inlassablement les vieilles cellules par de nouvelles et en faire des os et de la chair, l’espace étranger et tout ce que ce dernier comporte de singulier traversent notre corps, via nos sens, notre esprit et notre sensibilité aiguisés au long du voyage, recevant pleinement des éléments inconnus et cherchant à les comprendre. Ce faisant, cette traversée du corps par l’espace peut permettre au voyageur de se libérer des valeurs parfois intégrées à son insu et de les renouveler par d’autres inconnues qui, bien que différentes voire opposées, peuvent être révélatrices ou plus convaincantes. De ce point de vue, la traversée pourrait se révéler mutuelle et permanente – de l’espace par le corps, du corps par l’espace – et permettre une transformation de l’être.

5C’est cette question de la traversée à deux sens, et spécifiquement dans Furansu monogatari [Conte de France]3 de Kafû Nagai (1879-1959), que porte le présent article. Nagai a passé cinq années de sa vie en Occident, de 1903 à 1908, avant de s’affirmer en tant qu’écrivain à son retour au Japon. Au fil de ses quatre ans aux Etats-Unis et d’un an en France, naissent les récits de voyage et de séjour, les essais et les nouvelles, qui se rassemblent par la suite en tant que deux œuvres respectivement consacrées à chacun des deux pays : Amerika monogatari [Conte d’Amérique]4 et Furansu monogatari [Conte de France]. Toutefois seul ce dernier fut censuré par le gouvernement japonais d’alors avant même d’être publié5. La raison déclarée en est que l’œuvre « trouble et détruit les bonnes mœurs6 ». Certes, l’auteur ou les personnages masculins dans l’œuvre mènent souvent des existences solitaire, contemplative, poétique, parfois décadente, amorale ou vaporeuse ; les femmes fréquentées sont, tantôt des anciennes prostituées, tantôt celles qui s’y prêtent occasionnellement, et les descriptions de leurs peaux parsèment l’œuvre de sensualité – sobrement toutefois ; du reste le Japon était en fait loin d’interdire officiellement la prostitution. Bref, il semblerait que la raison de la censure serait ailleurs ; que l’auteur ait été en fait mis en cause non pas en tant qu’homme, mais, comme compatriote, pour son éloge de l’étranger ainsi que pour son regard critique porté sur son pays.

6Par ailleurs, le fait que la critique s’est plutôt intéressée à Amerika monogatari [Conte d’Amérique] qu’à son pendant français n’est pas seulement dû à la censure : ce dernier fut souvent considéré comme une œuvre mal structurée, immature, exaltée ou de trop rêveuse7. Certes, selon Takaki Ôkubo, « ayant connu directement la France imaginée depuis longtemps, Kafû commence à dessiner le portrait de la France propre à lui, tout en regardant la France réelle8 ». Autrement dit, l’image de la France qui émane de l’œuvre est l’incarnation de la France idéale et fidèle à l’esthétique de l’auteur.

7Notre intérêt ici, c’est en fait d’essayer de comprendre l’impact du vécu d’une culture étrangère sur l’être, en l’occurrence Nagai, et non la relation entre la représentation et la réalité de ce vécu. En effet, il s’agit d’étudier Furansu monogatari [Conte de France] sous l’angle de l’expression d’une forte communion ressentie chez un homme pour un pays qui n’est pas le sien, et du témoignage d’une transformation intime et personnelle à travers cette affinité inexplicable.

8Tout d’abord, nous verrons la puissance que peut avoir le vécu d’une culture étrangère chez l’individu ; c’est-à-dire comment son goût pour l’étranger se révèle intense dans le récit. Ensuite, demandons-nous comment la traversée de l’espace étranger peut nourrir l’être ; autrement dit, comment la connaissance de l’Autre – la France – déclencha-t-elle et alimenta-t-elle le processus de transformation de la perception et de l’être, en l’occurrence, de Nagai ? Enfin, dans la mesure où l’expérience personnelle et intime semble être difficilement transmissible voire réversible, comment l’être peut-il se reconstruire à partir de sa propre transformation singulière et singularisante ; autrement dit, censuré pour sa passion française, comment Nagai a-t-il répondu à l’impossibilité d’expression au commencement de sa carrière d’écrivain ? A-t-il délibérément ou pas pratiqué une stratégie d’évitement qui lui a finalement réussi ?

1. La déconstruction de soi par l’Autre

1-1. Du Japon vers l’Occident

9L’écrivain en herbe part aux Etats-Unis en 1903, cherchant sa propre voie et désirant à la fois découvrir l’Occident et fuir son pays où cohabitaient le poids de la morale à caractère féodal et autoritaire ainsi que l’occidentalisation superficielle. En effet, le « bunmei-kaika » ou « l’ouverture à la civilisation9 » a débuté en 1868 et consisté en l’abandon de la culture traditionnelle et en l’imitation des savoirs et des techniques occidentaux ; et ce dans le temps d’une génération, au point de changer les paysages autochtones et le quotidien des nobles et des élites. Également, ce laps de temps a ôté un repère culturel à Nagai, en même temps qu’il lui procurait le désir de connaître l’Occident, non de manière livresque, mais vivant, authentique et intact, vierge du filtre sélectif de l’importation conventionnelle.

10Il fut alors le premier artiste japonais parti individuellement de son pays, avec une ferveur romantique pour l’Occident. Ses premiers essais décrivent la notion d’étranger intimement vécue, telle que la différence d’air, d’odeur, de goût, de paysage, d’expressions et des gestuelles des gens…etc. Soulignons que cette approche sensorielle de l’étranger témoigne de la nouveauté apportée à la littérature japonaise d’alors, ou au Japon d’alors tout court.

11Par ailleurs, en japonais, le mot « seiyô » ou « Océan de l’Ouest » signifie « Occident », de même que le mot « gaijin », c’est-à-dire « une personne de l’extérieur » désigne l’Étranger mais, en réalité, l’Occidental. Ainsi, la notion d’étranger et de culture étrangère partagée à l’époque par tous les Japonais – et encore aujourd’hui par beaucoup d’entre eux – englobe, sous le seul terme d’« Occident », tous les pays d’Europe et les Etats-Unis, mêlant les particularités que chacun d’entre eux pourrait avoir. On peut alors relever la deuxième nouveauté dans l’expérience de Nagai : côtoyant et observant des Occidentaux d’origines et de classes variées, il distingue les cultures occidentales les unes des autres. C’est ainsi qu’il en arrive, au milieu de son séjour américain, à confirmer son intuition pour l’affinité qu’il a toujours ressentie pour la France et, enfin quatre ans plus tard, à partir en France, sa terre élue entre toutes.

1-2. De l’Occident vers la France 

12Une fois qu’il est arrivé, la France n’est pas seulement pour lui un objet d’adoration, mais aussi le lieu qui se prête aux observations, aux comparaisons avec d’autres pays et d’autres civilisations. Et cela permet au voyageur-écrivain de mieux approfondir son appréhension de la France. Par exemple, la France qu’il perçoit se révèle alors « féminine », comparée aux Etats-Unis, et une dimension amoureuse se profile :

[…] perdurent infiniment les champs de blé plats, les riches bosquets, le paisible cours d’eau. Pourtant, le paysage que cela donne est totalement différent de celui des champs bien monotones et vastes du centre de l’Amérique du Nord : il y a, dans le paysage des champs de maïs d’Illinois ou de Missouri, ou bien des champs de pâturage de Kansas, une atmosphère désertique, sombre, je ne sais quoi de désolant et d’aride qui donne au cœur du voyageur un certain chagrin – un chagrin pour ainsi dire masculin, viril et grand. Tandis que les champs de France que je vois à l’instant sont, au contraire, féminins ; le silence de la forêt se tenant au milieu de la nuit me semble révéler une paix chaleureuse, et le calme de l’eau et de la terre s’emplir d’une douce caresse. Si, la nature de l’Amérique peut faire songer à l’amour du père d’une autorité extrême, la nature de la France me semble être égale au cœur d’un amoureux, plutôt qu’à l’empathie de la mère10.

13L’image de la « douce France » pourrait, aujourd’hui, sembler relever d’un cliché éculé, mais il ne l’était point à cette époque, à tout le moins au Japon : la France était avant tout un pays dont le gouvernement Meiji s’inspirait pour élaborer les droits constitutionnels ou l’organisation militaire ; la référence française était alors un modèle de concept et de structure étatiques.

14Dès lors, l’imaginaire poétique et amoureux de la France que développa ainsi Nagai reposait d’abord sur sa sensorialité ou ses propres impressions, et non sur des idées préconçues :

C’est enfin en venant en France que, pour la première fois, je me suis rendu compte combien le climat de la France éveille les sens. Comparé à la gaité et à l’allégresse de l’été, combien l’automne est triste et solitaire ! Et cette tristesse et cette solitude me semblent pouvoir se sentir, non pas dans le tréfonds du cœur, mais plutôt intimement sur la chair vivante, comme si on les regardait en les touchant avec ses mains11.

15En outre, l’auditif participe autant que le visuel à l’appréhension de l’Autre chez l’auteur :

Le fait que la musique ou la poésie française se différencie radicalement de celle de l’Allemagne doit probablement provenir de là. Dans la France qui créa Musset, Goethe n’apparut point, de même que dans la France qui donna naissance à Berlioz, il n’y eut Wagner. L’obscurité forestière du Nord de l’Europe raconterait le mystère, tandis que la mélancolie qu’apporte la nature douce de la France […] comprend en elle une beauté indéfinissable ; cette mélancolie rend alors l’homme extasié et ivre de cette beauté, plutôt que de l’inciter à penser ou à méditer sur quelque chose12.

16En voyage en Angleterre, il s’aperçoit que la beauté ne relève pas du domaine du « gracieux » ni de l’« agréable », adjectifs écrits en français dans l’ouvrage :

[…] le ciel de l’Angleterre, bien que bleu, ne revêt pas ce reflet brillant, souple et lisse que l’on voit en France. […] Les Anglais loueraient sans doute la beauté de leur prairie. Elle est, en effet, belle. Cependant, beau ne veut pas dire « gracieux » ni « agréable »13

17La langue donne, au même titre que la musique, l’accès à l’expérience du monde. En effet, il avoue qu’il a « ressenti, profondément que le sens véritable de ces mots ne pouvait se savourer qu’en France14 ». Car, comme tout élément perceptible, les mots sont, avant d’avoir une fonction sémantique, une nourriture que savourent les sens, principalement l’auditif, mais indirectement le visuel aussi :

Ces derniers temps, je me suis habitué aux sons de la langue française si agréables aux oreilles qu’on dirait une musique, accompagnés en plus des gestes doux et des sourires délicieux des fillettes de France […], les accents aigus perçant l’oreille, particuliers à l’anglais, m’ont donné l’impression de me faire gronder15.

18C’est pourquoi l’impression de « grâce » et d’« agrément » ne lui est devenue palpable qu’en France et seulement en français, et que ces mots, contenant l’expérience intime du corps, vivent au fond de lui. Dès lors, il nous semble assez opportun de penser que le vécu d’une sensation ou celui d’une émotion, ressentie dans un contexte donné, concrétiserait la compréhension de ce qu’offre l’espace étranger et intégrerait celle-ci au fond de l’être.

19C’est aussi pourquoi certains poèmes français viennent à l’esprit de notre voyageur japonais au milieu des contemplations de paysages français, et que ce n’est finalement qu’à ce moment-là qu’il vit et comprend profondément ce qu’expriment ces poèmes jadis appris et réappris ; il reprend alors le plus souvent avec ses propres mots la louange des poèmes devenue enfin tangible :

Ah, au sujet de ce crépuscule lumineux et silencieux de la France, se rappelle naturellement à mon souvenir un poème de Jules Breton, peintre français.
Voici l’ombre qui tombe, et l’ardente fournaise
s’éteint tout doucement dans les flots de la nuit
Au rideau sourd du bois attachant une braise
Comme un suprême adieu. Tout se voile et s’apaise,
Tout devient idéal, forme, couleur et bruit,
Et la lumière avare aux détails se refuse ;
Le dessin s’ennoblit, et dans le brun puissant,
Majestueusement le grand accent s’accuse ;
La teinte est plus suave en sa gamme diffuse,
Et la sourdine rend le son plus ravissant.
Miracle d’un instant, heure immatérielle,
Ou l’air est un parfum et le vent un soupir !
Au crépuscule ému la laideur même est belle,
Car le mystère est l’art : l’éclat ni l’étincelle
Ne valent un rayon tout prêt à s’assoupir.
[…] En effet, il s’agit de cet instant chimérique, mystérieux et énigmatique où toute laideur se révèle soudain une beauté […]16.

2. La limite de la déconstruction de soi par l’Autre

2-1. La passion pour la France atteint son apogée

20Avec le temps, la langue française devient ainsi une des nourritures précieuses que Nagai savoure avec une grande délectation – on pense d’ailleurs qu’il fut le meilleur francophone japonais de l’époque. Si son rapport aux femmes est uniquement charnel et, sur le plan sentimental, plutôt distancé et rationnel, ce sont les poètes et les écrivains français qui le consolent autant qu’ils attisent sa sensibilité aiguisée par la solitude, à laquelle tout voyageur est plus ou moins assujetti :

[…] il n’y a pas d’autres temps plus douloureux pour un voyageur sans maison ni amis […]. Et c’est un soir comme celui-ci que le son de la pluie ruisselant sur le balcon le fait pleurer sans raison particulière ! D’ailleurs Verlaine le chante :
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville
[…]17.

21Au fil du séjour, non seulement la langue et la culture, mais aussi la phonétique ravivent la mystérieuse affinité qu’il éprouve pour le pays :

le serviteur de la pension commença à chanter avec une voix à moitié endormie : « Quoi maman, vous n’étiez pas sage ? – non, vraiment ! et de mes appas, seule, à quinze ans, j’appris l’usage. Car la nuit, je ne dormais pas »… etc., […] dans la cour sous ma fenêtre. Même avec cette voix grossière et campagnarde avec un accent qu’on dirait normand, c’est, me suis-je dit, une chanson populaire française impossible à réentendre, une fois rentré au Japon ; j’ai alors tendu mes oreilles comme si j’écoutais de l’opéra. Ah, pourquoi donc j’aime tant la France ? Ah France, la France ! Depuis que j’appris pour la première fois au collège l’Histoire du monde, mon cœur d’enfant s’est mis à aimer la France sans raison particulière. Jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais eu d’intérêt pour l’anglais. Tandis que lorsque le français vient à ma bouche, j’éprouve un honneur suprême. […] On dit que la fantaisie d’un voyageur et la réalité ne correspondent jamais, mais la France que je vis réellement fut encore plus belle et plus douce que celle que je n’avais pas encore vue. Ah ! Ma France ! Je sens comme si j’étais venu au monde uniquement pour te voir, ma Chère18.

22Le lyrisme de son écriture s’accroît ainsi certainement chez le voyageur-écrivain à mesure qu’il ressent intensément une affinité inexplicable avec la France. Cependant, quant à la tentative d’extériorisation en français de ses propres émois, elle s’avère sinon embarrassante, du moins incertaine :

automne – pluie – soir – lanterne – voyage – froid –, ainsi il m’est arrivé de répéter dans ma bouche des substantifs comme ceux-ci en langue française, en y mettant un certain rythme. Car, seulement pour moi et à cet instant-là, ces mots me donnaient l’impression de devenir un poème significatif19.

23De même, le voyage aiguise la sensibilité à la beauté et à la mélancolie du jeune Japonais, et sa dimension émotionnelle culmine sur le bateau du retour vers son pays natal :

Les étoiles claires du crépuscule […] commencent déjà à étinceler. Depuis un moment je regarde fixement cette lumière sublime, et là, une émotion poétique, difficile à définir, vient jaillir du fond du cœur, que je sens presque impossible de retenir20.

24Cependant, au moment même d’inspirer pour émettre la voix afin d’extérioriser cette émotion, il ne sait pas quel langage prendre : des mots ? un air ? en quelle langue ?... :

J’essaye de sortir ma voix en disant « la, la, la… » ; mais je suis hésitant même pour cela, en ne sachant pas quelle mélodie je devrais chanter. Etant fort troublé, je tente à tout prix d’extirper de ma mémoire un air quelconque dont je me souviendrais bien. […] Un moment après, un air sicilien […] vient à l’esprit. Cet air comportant en lui une passion brulante de l’Italie du sud et, quelque part, la mélancolie du bord de mer, […] il n’y a pas, me suis-je dit, de chant plus idéal que celui-ci pour moi qui suis à bord à présent, […] je me prêtai alors à la première phrase – « O Lola, bianca come »21… puis je ne me souviens plus de la suite. Bon. En effet, c’est en italien, que je ne connais pas bien.22

25Il cherche à nouveau un autre chant et finit par trouver un chant de l’opéra Tristan et Isolde23.

Cependant, cette fois-ci, il n’y a que les paroles dont je suis sûr, et non l’air […]. Allons bon ! Pourtant je désire tant chanter, mais il m’est tout de même difficile de chanter des chants européens. Moi qui suis né au Japon, n’y-a-t-il pas d’autre moyens que de chanter des chants de mon pays natal ?24

26Il essaye alors de trouver un chant de son pays natal qui exprimerait l’émotion du moment. Après l’examen de plusieurs chants traditionnels, sa réponse est négative :

Cela m’a totalement désespéré. Je me dis que, même si je suis remué par tant d’émerveillement débordant et d’émoi confus, je suis d’une nation qui n’a pas de musique permettant d’exprimer ce genre d’émotion25.

2-2. de la France vers… le vide ?

27Peut-être aurait-il simplement manqué de pratique et d’entrainement musicaux. Néanmoins ce passage, durant cinq pages, s’accroît en émotion douloureuse qui marque une prise de conscience poignante chez le voyageur-écrivain, à savoir que son émoi, attisé pourtant par le contact du monde et ressenti à cet instant du voyage, ne trouve toutefois aucun langage adéquat pour être exhalé. Car entre le fait d’absorber et de comprendre subtilement une culture d’adoption et le fait de la vivre spontanément et pour ainsi dire nativement, l’écart semble à Nagai certain et irrémédiable, au point de lui faire se demander « pourquoi [il n’est] pas né Français26 ».

28Dès lors, sa première phase de traversée, c’est-à-dire la déconstruction de soi par la connaissance de l’Autre, arrive à son terme. Autrement dit, dans son cheminement de transformation par et vers l’autre culture, il atteint ici un point ultime où se révèle une indissolubilité au sens propre comme au figuré : entre l’Autre – la France – dont il voudrait totalement faire partie mais ce à quoi il ne peut entièrement parvenir et le Moi qu’il fut autrefois mais qu’il n’est plus à présent, il se trouve dans un entre-deux insoluble. Par ailleurs, ce n’est certainement pas par hasard que ce chapitre s’intitule « la Méditerranée en crépuscule27 » : c’est, dans l’ordre présenté dans l’ouvrage, le dernier chapitre dédié à l’Occident, avant d’entrer à la partie dédiée à l’Orient voire à l’Extrême-Orient ; et ce pour, nous semble-t-il, manifester cet entre-deux.

29Ceci traverse une importante partie du récit et constitue un état à la fois fragile et puissant où viennent tour à tour s’insinuer l’ivresse et le bonheur de vivre, la solitude et la lassitude de vivre, se traduisant tantôt par un sentiment de déracinement, tantôt par une sensation de liberté. C’est dire si toutes les possibilités de vie semblent envisageables à Nagai – du moins mentalement. C’est ainsi que l’auteur fait dire au protagoniste d’une des nouvelles que contient l’ouvrage, dans sa toute première version avant la censure, qu’il « voudrait s’ôter la nationalité et devenir vagabond sans appartenance aucune, comme les Gypsies28 ». Ce mode de vie lui semble même presque un idéal de la vie humaine :

Vagabondage. Sans toit. Errance. Ô combien et pourquoi les sons de ces mots résonnent, à chaque fois, profondément dans ma poitrine, avec tristesse et nostalgie. Vagabonder : ne serait-ce pas cela, la voix véritable de la vie29.

30La fuite de la réalité ou la recherche de la vérité ? Ou les deux à la fois ? C’est à son double que l’auteur donne la possibilité de poursuivre cette errance, en le faisant aller en Amérique latine, tandis que lui doit se confronter à sa réalité, c’est-à-dire, rentrer dans son pays natal. Que cette interrogation existentielle puisse sembler illusoire ou fantasmatique, ce n’est pas ici le propos majeur. Ce qui est important pour nous est que c’est dans cette phase d’entre-deux, dans laquelle seules la solitude et la liberté sont saisissables, que l’auteur gagne un sentiment fort de sa propre existence.

3. La reconstruction de soi

3-1. La rencontre avec soi : l’éloge de son existence unique

Face à moi-même et devant mes yeux, s’étale mon ombre bien noire sur le sable jaune. Ceci est mon ombre. Ma propre ombre que rien, ni personne, même pas moi-même ne peut effacer de la surface de la Terre. Oh, moi-même ! Pour la première fois, frappé par une impression de faire exactement face à moi-même et de me voir, je n’ai cessé de contempler, dans cette grande solitude désertique, longtemps et fixement, cette ombre sur le sable immobile. Combien sentis-je un violent amour à l’égard de mon ombre ?30

31Il ne nous semble pas que l’ombre traduise ici une sorte de dédoublement de soi chez l’auteur, mais plutôt, qu’elle narre, par excellence, la prise de conscience de sa propre existence individuelle et singulière ; autrement dit, la reconnaissance de son être réel et indéniable. Et celle-ci procure à Nagai une capacité d’introspection qui, certes de manière quelque peu conflictuelle, donne naissance au désir de devenir librement ce à quoi il aspire et de se libérer de ce qui l’en empêche :

Qui a fabriqué le rêve faux qu’est la liberté ? Mes parents m’ont créé à leur gré sans me demander mon avis. Le Japon a fait de moi un Japonais sans attendre mon accord et avant que je ne connaisse la nature de ce pays, ni ses mœurs, ni rien. Au nom de quel enthousiasme, aurais-je une obligation de porter sur le dos un devoir, insensé, à l’égard des parents et du pays ? Mon ombre est la mienne, donc je l’aime. […] Je n’ai pas envie de rentrer au Japon. Je n’ai pas non plus envie de retourner en Europe. J’eus l’envie de continuer de contempler seule mon ombre noire, pour toujours, pour toujours31.

32Ce chapitre est d’une force émotive notable et témoigne, comme le titre le suggère – « Désert32 » –, d’une nouvelle étape dans la traversée intime de Nagai : étant entouré du monde désertique au sens propre comme au sens figuré, il rencontre le noyau de son être, jamais totalement définissable ni par la culture de son pays d’origine ni par celle d’autres pays. Aussi, le désir de n’être à nul lieu culturel – ni au Japon ni même en France que pourtant il aime tant – témoigne de son terrible désir de naître par et à soi-même, en se défaisant de tout ce qu’il sent avoir subi et en se renouvelant par ce qu’il choisit par lui-même, afin de devenir celui qu’il veut être.

33Cette attirance de Nagai pour l’existence plutôt que l’essence, c’est-à-dire le développement de l’individu en tant qu’entité libre de sa propre volonté, est une influence certaine de l’Occident de la philosophie des Lumières à laquelle il semble être particulièrement sensible. Mais cela lui coûtera la censure de son récit en 1909.

34Pourtant, quarante ans auparavant, les dirigeants de Meiji réclamèrent hautement la nécessité pour chaque individu d’acquérir la connaissance et, pour ce faire, de s’ouvrir au monde et d’accueillir la culture occidentale ; depuis lors, les principes de la philosophie des Lumières comme la démocratisation du savoir ou l’indépendance individuelle étaient promus en tant qu’un des axes fondateurs de l’ère Meiji. Cela étant dit, cet apport occidental ne pouvait être que formel, du fait de l’absence d’un besoin fondamental33 et compte tenu d’une différence culturelle considérable. En outre, la conviction individualiste de Nagai était l’antithèse de ce que prêche la morale confucianiste profondément ancrée au Japon ; au fond, le gouvernement se servait de celle-ci, au début du XXe siècle, pour préserver le sentiment national du peuple, dans sa conduite du pays de plus en plus militariste, impérialiste et affirmative de son égalité avec l’Occident.

35D’ailleurs, le fait est que cette « égalité » avec l’Occident était le but ultime pour le Japon depuis sa réouverture ; de même que la « marche vers la civilisation » – autrement dit toutes les démarches consistant à reproduire la recette de la modernité, entreprises apparemment de manière fort enthousiaste – fut le moyen de revendiquer cette « égalité » ; tout cela ne reflète désormais qu’une vanité aux yeux du voyageur-écrivain qui eut une révélation puissante sur l’existence. En effet, la certitude existentielle qu’il eut face à son ombre lui a permis de prendre conscience non seulement de la singularité de sa vie et de son être, mais aussi de l’unicité de toute chose, de tout être, de toute culture, dont l’ensemble constitue la diversité du monde. Aussi, il dévoile la fausseté qu’il y a à vouloir mesurer les uns et les autres autour d’une norme commune, en l’occurrence, les savoirs et les cultures occidentaux.

3-2. La rencontre avec tout Autre : l’éloge de la diversité et de l’équité

36Cette vision de l’être et du monde se solidifie une fois de plus, lorsque son navire du retour s’arrête à Port-Saïd, toujours sous influence turque : Nagai est frappé par la singularité et l’identité perceptible de la ville, des habitants et des mœurs que cette civilisation lui semble garder, contrairement au Japon, bien que celle-ci soit géographiquement plus proche de l’Europe que celui-ci ne l’est :

Je me suis prosterné avec un respect chaleureux. Je chérie la Turquie. […] Car au moins elle n’est pas un pays d’hypocrisie. Ce n’est pas un pays d’hypocrisie comme le Japon qui, avec son angoisse, sa terreur, sa vanité et sa légèreté de vouloir se faire approuver parmi les pays occidentaux, rafistole sans cesse l’apparence de sa fausse civilisation. Ce n’est pas un pays ainsi mesquin. Ô haïssable est la civilisation de Meiji ; ce n’est pas par l’ostentation vaniteuse que vous les Européens avez porté votre dévotion au christianisme, médité la liberté et fondé la Constitution ; l’épaisseur du sentiment d’amitié que vous pouvez avoir pour un étranger n’a pas le même sens d’accueil des étrangers par mon pays qui essaye coûte que coûte d’étouffer la rumeur du péril jaune ; vos recherches en arts et en sciences n’ont pas pour unique but d’obtenir la récompense aux Expositions Universelles ; la splendide civilisation que vous avez apprise auprès de la Grèce est née d’une aspiration beaucoup plus profondément enracinée. Par conséquent, la Turquie – qui n’a pas cette aspiration – demeure, ô combien, extraordinairement et courageusement turque34.

37À l’instar de la capacité d’introspection, la traversée du monde en cinq années nous semble avoir doté Nagai d’une qualité d’observation d’un civilisationniste : la comparaison franco-germanique ou franco-anglaise, l’image de l’Italie, l’intérêt pour l’Espagne, les pensées teintées de l’orientalisme, l’observation faite sur les marginaux ou les errants de l’Europ, etc., bref, une diversité d’intérêts pour les différentes cultures marque l’œuvre, pourtant dédiée à la France. Soulignons également que « la plupart [de ceux-ci] ne proviennent pas d’un simple exotisme, mais qu’elles s’exposent en tant que signe d’une diversité toute naturelle de maintes civilisations35 ». Cet aspect nous semble primordial pour comprendre la transformation du regard que porte l’auteur d’abord sur le monde, puis sur son propre pays. En fait, son regard semble saisir la notion d’équité plutôt que d’égalité : si la France demeure élue pour lui car elle comble son sens esthétique et correspond à sa sensibilité, d’autres pays, conscients de leurs propres valeurs à l’exemple de la Turquie, ne semblent pas pour autant faire défaut à son estime. Dès lors, il trouve une attitude corrompue au Japon de Meiji, semblable à celui qui, pour en faire un profit concurrentiel, abandonne son propre arbre et essaye seulement de récolter les fruits d’ailleurs ou de transplanter l’arbre déjà grand, sans essayer de l’élever ni de préparer la terre.

3-3. La reconstruction de soi dans la douleur et la solitude

38Il est notable que, d’une part, bien que Nagai ait travaillé quelques temps dans une banque japonaise en France, ce fut uniquement pour lui une question pécuniaire, et il fuyait toute fréquentation avec ses collègues qui étaient pourtant des rares compatriotes ; sa vie privée et solitaire était composée de ses sorties improvisées et de ses lectures ardentes de Baudelaire. En somme, il semblerait qu’il aurait été fort souvent seul en France.

39Et d’autre part, la représentation de la France de Nagai repose sur ses observations et ses contemplations des paysages urbains et naturels dans chaque lumière et par tous les temps ; ses flâneries dans des ruelles anciennes que les lumières urbaines n’atteignent pas ; ses fréquentations des lieux de spectacles et de plaisirs ; en somme, il aurait découvert en France sa propension à vivre de façon bohème, hédoniste qui, en filigrane, rejoint un certain aspect de la culture d’Edo – ère précédente de celle de Meiji36.

40Il semblerait en effet qu’il serait entré dans une solitude spatio-temporelle significative : non pas une solitude qui s’observe à travers l’individualisme chez chaque composant de la société moderne, mais une solitude de celui qui s’écarte peu à peu de la société humaine, d’une temporalité moderne et d’une réalité historique. Il s’agit d’un déracinement plus profond et existentiel qui ne se réduit pas à celui de son origine. Et c’est avec cette solitude existentielle qu’il rentre au pays, avec, également, sa vision de l’équité et de l’unicité de chaque existence, sa propre temporalité – qui n’est pas celle du Progrès – et son choix de la vie solitaire et sans concessions, où prime l’esthétique sur le reste.

41Au retour au pays et après la censure du Conte de France, le changement est manifeste chez Nagai : il s’inspire désormais de ce qui lui semble avoir longtemps et lentement façonné et affiné la singularité de son pays et qui, au profit de l’efficacité moderne et du pouvoir international, est en train sinon de se perdre, du moins de s’altérer. En effet, ses romans ultérieurs au ton nostalgique et flegmatique prennent pour thème amour et passion, en dépeignant les relations humaines particulières entre les geisha et les hommes d’autrefois : thème caractéristique de l’époque Edo, tant la littérature et le théâtre d’alors l’avaient recouvert ; d’autre part, Nagai manie, comme motif, la nature poétique des lieux emblématiques de l’époque d’Edo, le mode de vie traditionnel, le regard rétrospectif porté sur des paysages qui, en réalité, n’existent plus du fait de la modernisation… Des portraits, des mœurs et des mentalités d’autrefois ainsi ressuscités sous la plume de l’auteur, émanent une certaine douceur de vie, l’insouciance du lendemain, l’éphémère, le temps cyclique, l’invisible voire le fantastique, l’irrationalité, la miséricorde naturelle… Bref, il s’agit des traits dont l’ensemble avait forgé un univers certain appelé aujourd’hui la culture traditionnelle et dévalué par un état d’esprit particulier à l’ère Meiji, considérant la modernité comme étant la seule forme de civilisation estimable.

Conclusion

42Reprenons nos réflexions du départ sur la censure gouvernementale et la raison de celle-ci : son éloge de l’étranger et son regard critique porté sur son pays.

43Il est vrai qu’il avait une forte attirance pour l’Occident qui s’est, par la suite, manifestement polarisée sur la France, et ce jusqu’à cultiver la poétique et la mélancolie de l’écrivain. Toutefois, soulignons les trois points suivants.

44Premièrement, ce penchant occidental n’est qu’une réaction parmi d’autres envers l’époque qui s’est caractérisée par l’occidentalisation commandée du haut de l’État japonais, ou encore, la disposition d’une parcelle de culture occidentale : disposer au sens de mettre en place quelque chose selon un certain ordre en vue d’une certaine fin, et non au sens de rendre disponible, tenir en sa possession de manière à pouvoir s’en servir librement ; une réaction envers l’époque que Nagai eut en voulant dépasser la convention politique et sociale, découvrir, sentir et vivre librement ce qu’est l’Occident, ou surtout, ce que le Japon n’a pas disposé de celui-ci. Il s’agit d’une démarche très personnelle et nouvelle qui est aussi un produit issu de cette époque.

45Deuxièmement, pénétrant une France par la nature, la langue et la littérature, et aussi tout simplement par la vie de tous les jours, réciproquement, ce pays d’une poésie vivante mélancolique, dit-il, le traverse et l’en imprègne si bien que celui-ci devient une partie intégrante et immanquable de son identité.

46Toutefois, et troisièmement, celle-ci ne peut être reconstruite par la France que partiellement et non complètement. C’est surtout au travers de la zone grise de déracinement que se fera sa reconstruction. Celle-ci s’appuie en effet sur sa conviction de l’unicité de toute existence et de toute culture, ainsi que de l’intégrité de chacune d’elles. Cette vision consistant à vouloir apprécier chaque culture à sa juste valeur ne signifie pourtant pas avoir un goût pour ainsi dire gratuit pour l’étranger ou l’Occident. Même, ne pourrions-nous pas percevoir dans cette vision un sentiment patriotique, une tentative de relativiser l’Occident par rapport au Japon et au reste du monde ? Cette vision n’aurait-elle pu avoir une saine fonction compensatrice à l’égard du complexe d’infériorité qui rongeait le Japon depuis 40 ans, dont la montée du nationalisme dès 1890 est une des expressions ? ; et aussi une fonction révélatrice de la culture propre au pays à considérer à sa juste valeur ? Il nous semble dès lors que s’opère ici un malentendu réellement majeur entre l’État japonais et l’auteur, en mettant en impasse l’expression originale et clairvoyante de celui-ci, mais peut-être trop directe pour les censeurs. Nagai ne tenta toutefois pas de forcer cette impasse. Fut-il inhibé, indifférent, sage ou futé ? Quoi qu’il en soit, il tourna le dos à la réalité contemporaine, pour vivre, à travers ses romans, son idéal nostalgique du Japon d’avant la modernité, et chemina bel et bien dans une voie d’écrivain durant quasiment un demi-siècle.

Notes de bas de page numériques

1 Nicolas Bouvier, Le Vide et le Plein. Carnets du Japon 1964-1979, Paris, Éditions Hoëbeke, 2004, p. 117.

2 Albert Camus, L’envers et l’Endroit [1937], Œuvres complètes I. 1931-1944, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006, pp. 57-58.

3 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France] [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008. Nous traduisons le titre et l’ensemble de l’œuvre.

4 Nagai Kafû, あめりか物語 [Conte d’Amérique] [1908], Tokyo, Éd. Iwanami, 2005. Nous traduisons le titre et l’ensemble de l’œuvre.

5 Après la censure, plusieurs tentatives de publication furent osées de 1916 à 1920, mais les traces de suppression et de modification importantes étaient manifestes dans toutes ces versions, jusqu’à ce que tout le texte original soit publié en 1952.

6 黒田俊太郎、« 文芸取締問題をめぐる自然主義批評圏の〈基準〉− 永井荷風『ふらんす物語』の〈発禁〉を起点として − »、 教育実践学論集第15号、兵庫教育大学、2014年3月 [Shuntarô Kuroda, « La question de la réglementation de la littérature et de la norme établie par les critiques naturalistes – à partir de l’interdiction de Furansu-Monogatari [Histoire de France] de Nagai Kafû – », Recueil des études de pratique éducative, Université de l’éducation de Hyôgo, n° 15, mars 2014], p. 123.

7 川本皓嗣 [Kôji Kawamoto], Préface dansあめりか物語 [Conte d’Amérique], pp. 371-372.

8 大久保喬樹、夢と成熟 − 文学的西欧層の変貌、講談社 [Takaki Ôkubo, Rêve et Maturation – métamorphose de l’image littéraire de l’Europe, Tokyo, Éd. Kôdansha], 1979, p. 92.

9 « 文明開化 » fut le slogan annoncé par le gouvernement de Meiji, qui caractérise l’état d’esprit d’apprentissage et d’importation de la modernité.

10 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 21.

11 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 31.

12 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 31.

13 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, pp. 311-312.

14 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 311.

15 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 313.

16 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France] [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 19-21. Le poème de J. Breton est ainsi inséré tel quel dans le texte.

17 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, pp. 35-38.

18 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, pp. 302-304.

19 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 39.

20 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 322.

21 Il s’agit probablement d’une aire de la Cavalleria Rusticana, un opéra de Pietro Mascagni (1863-1945). Il fut joué la première fois en 1890.

22 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, pp. 323-324.

23 Créé en 1865 par Richard Wagner. Nagai fut un grand amateur de l’opéra.

24 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], p. [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 324.

25 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], p. [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 325.

26 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 301.

27 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, pp. 318-326.

28 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 60.

29 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 208.

30 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, p. 335.

31 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, pp. 335-336.

32 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, pp. 327-338.

33 Paul Akamatsu, Meiji-1868 : Révolution et contre-révolution au Japon, Paris, Calmann-Lévy, 1968, p. 298.

34 Nagai Kafû, ふらんす物語 [Conte de France], [1968], Tokyo, Éd. Iwanami, 2008, pp. 337-338.

35 Takaki Ôkubo, Rêve et Maturation – métamorphose de l’image littéraire de l’Europe, p. 72.

36 高木利夫、永井荷風の近代性 − そのパラドックスについて −、法政大学教養部紀要、78号、1991年2月 [Toshio Takagi, « La modernité de Kafû Nagai – à propos de son paradoxe – », Recueil du département des arts et des sciences de l’Université Hôsei, n° 78, février 1991], pp. 65-66.

Bibliographie

Corpus

永井荷風、ふらんす物語、岩波書店 [NAGAI Kafû, Conte de France [édité en 1909 et censuré avant la publication. Publié en 1968], Tokyo, Éd. Iwanami], 2008 (nous traduisons le titre ainsi que le texte).

Textes en français

AKAMATSUR Paul, Meiji-1868 : Révolution et contre-révolution au Japon, Paris, Calmann-Lévy, 1968

BOUVIER Nicolas, Le Vide et le Plein. Carnets du Japon 1964-1979, Paris, Éditions Hoëbeke, 2004.

CAMUS Albert, L’Envers et l’Endroit [1937], Œuvres complètes I. 1931-1944, Paris, Éditions Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2006.

Textes en japonais

川本皓嗣、 あめりか物語の解説 [KAWAMOTO Kôji, Préface de Conte d’Amérique], pp. 367-378.

黒田俊太郎、« 文芸取締問題をめぐる自然主義批評圏の〈基準〉− 永井荷風『ふらんす物語』の〈発禁〉を起点として − »、 教育実践学論集第15号、兵庫教育大学、2014年3月 [KURODA Shuntarô, « La question de la réglementation de la littérature et de la norme établie par les critiques naturalistes – à partir de l’interdiction de Furansu-Monogatari [Histoire de France] de Nagai Kafû – », Recueil des études de pratique éducative, Université de l’éducation de Hyôgo, n° 15, mars 2014], pp. 121-132.

大久保喬樹、夢と成熟文学的西欧層の変貌、講談社 [Ôkubo Takaki, Rêve et Maturation – métamorphose de l’image littéraire de l’Europe, Tokyo, Éd. Kôdansha], 1979.

高木利夫、永井荷風の近代性そのパラドックスについて、法政大学教養部紀要、78号、1991年2月[TAKAGI Toshio, « La modernité de Kafû Nagai – à propos de son paradoxe – », Recueil du département des arts et des sciences de l’Université Hôsei, n° 78, février 1991], pp. 51-68.

Pour citer cet article

Naoko Tsuruki, « Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi », paru dans Loxias-Colloques, 15. Traverser l'espace, Furansu monogatari [Conte de France] de Kafû Nagai : témoignage intime du cheminement vers soi, mis en ligne le 17 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1435.


Auteurs

Naoko Tsuruki

Naoko Tsuruki est doctorante contractuelle en littérature générale et comparée, rattachée au CTEL (Centre transdisciplinaire d'épistémologie de la littérature et des arts vivants) à l’Université Côte d’Azur, sous la direction du Professeur Odile Gannier. Sa thèse s’intitule : « Fascination / Désillusion réciproques des Japonais et des Occidentaux – voyageurs, écrivains et photographe de l’ouverture du Japon à la fin de l’ère Taishô – ». Autre publication : « La figure féminine dans les romans « exotiques » : vision stéréotypée ou réelle découverte ? Madame Chrysanthème de Pierre Loti et Maihime (La Danseuse) de Mori Ôgai » sur Loxias.

Université Côte d'Azur, CTEL