Loxias-Colloques |  15. Traverser l'espace 

Eva Raynal  : 

L’espace concentrationnaire

Résumé

Le camp nazi est un espace unique dans sa conception et son fonctionnement, puisqu’il est à la fois marginalisé et producteur de marginalisation ; créé pour exclure des populations particulières, il les fait dans le même temps cohabiter, s’affronter et parfois s’entraider. Lieu incessant de passages, le camp est aussi marqué par des frontières multiples : physiques, abstraites, officielles et officieuses, et le plus souvent, synonymes de mort en cas de transgression. L’espace concentrationnaire est donc un espace d’exception qui impose ses propres normes et modifie en profondeur les notions de bien et de mal. Le déporté est le produit de ce cadre extra-ordinaire. Être de l’entre-deux, il est marqué par ce voyage au-delà des limites physiques et mentales. En quoi le déporté devient-il alors un médiateur entre l’espace concentrationnaire et la société civile ? Quelles sont les tentatives en littérature pour décrire, transmettre ce voyage hors normes ?

Index

Mots-clés : camp de concentration , déporté, Europe, littérature comparée, marge

Géographique : Europe , URSS

Chronologique : immédiat après-guerre , Seconde Guerre mondiale

Plan

Texte intégral

Le camp, un espace de la marge

L’Univers concentrationnaire

Rescapé des camps de Buchenwald et Neuengamme, le résistant David Rousset décrit l’univers concentrationnaire1 comme « kafkaéen » et « ubuesque ». Là-bas, l’absurde devient la règle : « Buchenwald vit sous le signe d’un énorme humour ; d’une bouffonnerie tragique2 ». Or, le premier paradoxe est là : si le camp est bel et bien un espace extra-ordinaire pour ses victimes, il est pour les Nazis un espace de la norme. Le camp permet de mettre à la marge des communautés, des populations dites particulières – Juifs, communistes, homosexuels – et il s’agit pour les bourreaux d’y créer un modèle, fondé sur l’obéissance aveugle et un travail harassant, en vue d’une rééducation3.

La zone grise

Dans son ouvrage Les Naufragés et les Rescapés4, l’écrivain et scientifique Primo Levi, rescapé d’Auschwitz et notamment de la Buna-Werke5, développe pour la première fois ce concept de « zone grise », c’est-à-dire l’espace de privilèges et de luttes de pouvoir à travers les rapports ambigus de complicité et de responsabilité entre les prisonniers et les gardiens, dans le cadre absolument totalitaire et absurde du camp.

Le monde dans lequel on se sentait précipité était effrayant, mais il était aussi indéchiffrable : il n’était conforme à aucun modèle, l’ennemi était tout autour mais aussi dedans, le “nous” perdait ses frontières, les adversaires n’étaient pas deux, on ne distinguait pas une ligne de séparation unique, elles étaient nombreuses et confuses, innombrables peut-être, un entre chacun et chacun6.

Le camp comme zone d’exception

Pour le philosophe Giorgio Agamben, l’univers concentrationnaire est un système clos où l’état d’exception est devenu la norme. Dans son essai Homo sacer7, il définit le SS comme le souverain de cet espace. En effet, non seulement celui-ci fixe les règles, mais il peut en même temps les suspendre ou tout simplement ne pas s’y soumettre. Le fondement des lois concentrationnaires repose sur la violence souveraine, donc celle des SS. Cette violence est normalisée, justifiée et systématique car légitimée par l’idéologie nazie. Cette dernière permet de considérer certains êtres comme des Untermenschen (sous-hommes), appelés à être dominés sinon exterminés par la Herrenrasse (littéralement, la race des maîtres). Les Untermenschen n’ont évidemment pas à contester, et encore moins à tenter de comprendre ce nouvel ordre, dont ils ne feront pas partie ; en témoigne cette affirmation d’un kapo au narrateur de Si c’est un homme : « Hier ist kein warum8 ». Le camp est donc l’« espace biopolitique le plus absolu qui ait jamais été réalisé », et dont le « citoyen » est l’homo sacer, l’homme déchu de sa condition d’homme. Si le camp apparaît bel et bien comme un espace de la marge, qu’en est-il alors du déporté ?

Le déporté : un marginal

Une masse d’homo sacer

Selon la définition d’Agamben, l’homo sacer, est un individu qui a été jugé et condamné à être déchu de ses droits. L’homo sacer ne peut être sacrifié car il est impur ; le tuer n’équivaut pas à un homicide car il n’appartient plus à la communauté de citoyens, voire, à la communauté des hommes reconnus comme tels. C’est un individu à la fois maudit et tabou, qui s’expose à l’exclusion et à la violence. L’homo sacer naît dans un contexte extra-ordinaire : l’état d’exception. David Rousset en donne également une description saisissante :

Des hommes rencontrés de tous les peuples, de toutes les convictions […] des hommes porteurs de croyances détruites, de dignités défaites ; tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation […] un peuple mordu de coups, obsédé des paradis de nourritures oubliées ; morsure intime des déchéances – tout ce peuple le long du temps9.

Le déporté, et plus encore le déporté juif, incarne la figure absolue de l’homo sacer : il est exclu de la société civile, de la société humaine, et même de la sphère du sacré puisque Dieu dans les camps adopte une attitude de « laisser faire10 » apparent. Ce n’est plus un homme mais un Häftling (prisonnier), un Stück (morceau), auquel on ôte toutes ses caractéristiques humaines, du nom – devenu numéro – jusqu’aux cheveux. Survivant des camps de Gandersheim et Dachau, Robert Antelme décrit avec justesse dans L’Espèce humaine11 comment l’identité de K., camarade agonisant au Revier – que le narrateur ne parvient plus à reconnaître au point de le faire douter de sa propre intégrité – symbolise le sacrifice gratuit de l’être sur l’autel de la broyeuse concentrationnaire.

Une minorité ambiguë : les « privilégiés »

Le système des camps produit sa propre hiérarchie, officielle et officieuse ; la corruption et le clientélisme y sont omniprésents. Les SS délèguent la gestion courante du camp aux déportés les plus anciens, majoritairement des triangles verts (droit commun) et des triangles rouges (communistes). Cette réalité se retrouve dans les ouvrages témoignant ou évoquant la déportation. Ainsi, le médecin Charles Richet, déporté à Buchenwald, parle d’« Autorités occultes », tandis que Jorge Semprún, alors jeune déporté Rot Spanier, évoque le « Comité clandestin ».

La machine concentrationnaire peut également compter sur les déportés-fonctionnaires, c’est-à-dire tout individu chargé d’une tâche dans le camp, du nettoyage des baraques à l’épluchage des patates en passant par l’évacuation des cadavres. Le déporté-fonctionnaire participe ainsi paradoxalement à l’entreprise de destruction nazie, alors même qu’il cherche à garantir ses chances de survie. On songe par exemple à Jorge Semprún travaillant à l’Arbeitsstatistik à Buchenwald : il note les entrées et les sorties des déportés, les affectations aux kommandos de travail, somme toute un travail d’employé dans l’administration.

Paradoxalement, le déporté « privilégié » est aussi un détenu auquel on refuse de reconnaître sa souffrance après la libération. La psychologue Corinne Benestroff y voit un déni des traumatismes vécus :

Ici s’actualise un des paradoxes douloureux de la résilience ; celui qui ne présente pas de souffrances visibles ou ne les exprime pas, voit sa douleur niée par les autres. Si personne ne conteste pour la réalité de sa déportation, comme le médecin, on disqualifie souvent la douleur de son expérience. Les critiques portent sur son statut de “protégé” à l’Arbeitsstatistik, donc n’ayant “quasiment pas” souffert »12.

Là réside une autre ambiguïté : c’est aussi ces « privilégiés » qui constituent la majorité des survivants, et donc de ceux pouvant témoigner de l’expérience concentrationnaire. Or, même en relatant de la manière la plus précise le système des camps, ils ne peuvent parvenir à un récit véritablement complet, puisque leur présence même est la preuve que leur voyage n’a pas été accompli jusqu’au bout (c’est-à-dire jusqu’à la mort).

Un cas extrême : le Musulman

Le terme « Musulman » était employé dans les camps pour désigner les déportés à la limite de leurs forces physiques et mentales, incapables de penser, de parler, voire même de manger. Ces spectres humains balançaient souvent le corps d’avant en arrière, ou demeuraient des journées entières accroupis ; ils correspondaient ainsi à la vision « exotique » que l’Europe avait alors des populations musulmanes en prière. De fait, le Musulman incarne l’homo sacer du déporté.

Survivant du camp d’Auschwitz, l’écrivain Elie Wiesel a tenté de comparer sa situation de jeune Juifs hongrois au Petit Camp, à celle de Jorge Semprún, déporté politique :

Je n’étais plus là. […] Toi, tu comprends, tu avais une vie active à l’intérieur du camp, tu savais pourquoi tu étais là, tu étais résistant, tu te battais, tu faisais partie de la Résistance. Moi j’étais “un musulman”, comme on disait à l’époque n’est-ce pas, j’étais un objet. Je ne savais pas ce qui se passait13.

Il est intéressant de constater que même si le camp nazi et le Goulag ne peuvent être confondus en une même expérience, il existe toutefois un équivalent soviétique au Musulman : le dokhodyaga. Varlam Chalamov, rescapé de l’archipel du Goulag, emploie quant à lui le terme de « crevard » dans ses Récits de la Kolyma : « Affamé et hargneux je savais que rien au monde ne pourrait me contraindre au suicide14 ». L’auteur lui-même reconnaît avoir été un de ces « crevards » ; il a pleuré pour un morceau de pain, et s’est réjoui de gagner un peu de repos lorsque d’autres prisonniers partaient pour des travaux bien plus durs. Le Goulag selon Chalamov revient à une lutte animale permanente et sournoise pour une survie individualiste et toujours précaire.

Ainsi, il y a un passage entre le monde extérieur – extérieur du point de vue du déporté – et l’espace clos du camp. Déporté à Buchenwald, Dora et Bergen-Belsen, le résistant Pierre Julitte raconte dans L’Arbre de Goethe15 comment les nouveaux arrivants se sentent étrangers au camp, ne reconnaissant et ne comprenant ni les règles, ni les visages de spectres qui les entourent. Puis, dans un second temps, il décrit comment en quelques semaines le monde concentrationnaire a intégré, « digéré », ces individus devenus indifférents au monde extérieur, à leur vie passée. Enfin, il existe également un glissement entre celui qui peut encore raconter, et celui qui ne peut plus revenir, puisqu’ayant vécu l’indicible. Dès lors, quelle forme peut prendre le retour des rares rescapés ?

Le retour

La libération des camps n’est pas synonyme d’happy ending. Le rapatriement est long, plus centré sur l’administratif que sur l’humain. Ainsi, il en coûte à Primo Levi près d’un an à rentrer chez lui suite à des imbroglios administratifs, ce dont il témoigne dans son roman La Trêve16. Corinne Benestroff l’affirme : « Rentrer chez soi est un combat17 ». Les déportés n’ont pas droit au même traitement selon leur nationalité ou la cause de leur déportation. Jorge Semprún, pourtant résistant chez les Francs-Tireurs, se voit refuser la prime de rapatriement, du fait de sa nationalité espagnole. Corinne Benestroff souligne que le retour à la société civile fait revivre la même solitude, le même désarroi qu’à l’arrivée du camp18. Le survivant doit affronter la réaction des autres, c’est-à-dire ceux qui sont toujours restés en dehors du camp.

L’hostilité du monde « extérieur »

L’une des premières confrontations avec l’extérieur pour le survivant se manifeste par le refus affiché de son retour. Dans L’Écriture ou la vie19, Jorge Semprún évoque le gardien de la maison de Goethe à Weimar, qui se révèle être un Nazi convaincu et un fervent défenseur de la politique d’Hitler. Incapable d’accepter la défaite du Reich et de ses valeurs, il tente de refuser l’entrée de la demeure de l’écrivain au narrateur (déporté espagnol) et au lieutenant Rosenfeld (Juif américain d’origine allemande), avant d’être enfermé dans un placard par les visiteurs20. De même, l’écrivain Vercors témoigne des pressions vécues par les survivants, à travers l’affaire Broussard dans son roman La Puissance du jour21. Broussard dit le « chacal de Vendée22 » est un ancien préfet collaborationniste, exempt de poursuites après la guerre et bénéficiant de protections en haut lieu. Cette impunité contraste avec ceux qui lui demandent des comptes, à commencer par le protagoniste principal, Pierre Cange, rescapé du camp de Hochswörth, et sa fiancée Nicole, résistante. En effet, au début du roman, tous deux sont inquiétés par la police française dans leur quête de justice, et le narrateur doit alors intervenir pour faire cesser l’acharnement policier23.

L’indifférence

Cette attitude constitue une autre réaction courante à laquelle le survivant doit faire face. L’indifférence peut être feinte ou réelle ; dans les deux cas, elle constitue une angoisse certaine, ressentie même par anticipation, notamment lors de la détention. Ainsi, Primo Levi fait un rêve récurrent au camp : il parvient à revenir chez lui et retrouve sa mère et sa sœur dans la demeure familiale. Il commence alors à raconter son expérience à Auschwitz, mais personne ne l’écoute, sa famille se lève et s’en va sans un mot24. Dans un entretien accordé à Annette Wieviorka en 1990, Simone Veil, déportée à Ravensbrück, déclare : « Si je prends mon cas, j’ai toujours été disposée à en parler, à témoigner. Mais personne n’avait envie de nous entendre25. ». Elle met ainsi en évidence un refus d’écouter, d’accorder un espace de parole à celui qui en a été privé, et qui n’est même pas certain d’être capable de transmettre cette expérience souvent indicible.

La peur

Cette indifférence peut aussi se lire – mais pas uniquement – comme un mécanisme de défense face à la peur qu’inspire le rescapé. En effet, l’apparence physique du survivant, notamment aux premiers jours de la libération des camps, témoigne de mauvais traitements et de sévices vécus au sein d’un quotidien extrêmement dur. Même un événement positif comme l’entrée des Alliés en territoire allemand, et signifiant donc la fin des camps nazis, ne parvient pas à atténuer toute l’horreur de ce constat. Jorge Semprún en fait l’expérience lors de sa première confrontation avec les soldats américains dans Buchenwald libéré :

Ils sont en face de moi, l’œil rond, et je me vois soudain dans ce regard d’effroi : leur épouvante. Depuis deux ans, je vivais sans visage. […] Ils me regardent, l’œil affolé, rempli d’horreur. […] C’est de l’épouvante que je lis dans leurs yeux. […] C’est l’horreur de mon regard que révèle le leur, horrifié. Si les yeux sont un miroir, enfin, je dois avoir un regard fou, dévasté26.

La non-reconnaissance

Cette peur s’accompagne parfois d’une absence d’identification, renvoyant un peu plus le survivant à son identité de déporté, et par là, à la perte d’humanité déjà subie au sein du camp. Ainsi, le narrateur des Armes de la nuit27, compare son ami Pierre Cange à un oiseau28 lors de leurs retrouvailles :

Je trouvais qu’il ressemblait à un goéland. Je m’étonnais de n’avoir pas fait cette remarque plus tôt. […] “Il a changé, me dis-je tout à coup. Ses cheveux … hier ils étaient longs.” Il avait dû les faire couper le matin même, très courts, presque ras, ainsi il ressemblait davantage à tous les autres qui circulaient comme des ombres incertaines dans les vastes salons de l’hôtel. Ils étaient courts, décolorés et clairsemés, cela lui donnait vraiment l’aspect d’un oiseau de mer29.

Dans un registre plus intime, Marguerite Duras assiste au retour de son mari Robert Antelme et témoigne de sa nouvelle altérité dans La Douleur :

Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s’éteignent et je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d’être arrivé à vivre jusqu’à ce moment-ci. C’est à ce sourire que tout à coup je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d’un tunnel. C’est un sourire de confusion. Il s’excuse d’en être là, réduit à ce déchet. Et puis le sourire s’évanouit. Et il redevient un inconnu. Mais la connaissance est là, que cet inconnu c’est lui, Robert L., dans sa totalité30.

L’angoisse suscitée par le retour est telle, que paradoxalement, c’est alors le camp qui devient le véritable chez-soi. Les associations d’anciens déportés permettent de perpétuer à la fois le souvenir de l’épreuve traversée, et le système d’entraide entre « copains ». La parole peut être transmise, audible, dans ces cercles-là. Le titre lui-même « ancien déporté » est la preuve que l’individu ne peut être que définitivement mis à la marge, puisqu’il n’est perçu qu’à travers ce prisme. Ainsi, lorsque Jorge Semprún retourne à Buchenwald en 1992, il affirme alors se sentir chez lui31. En quoi l’écriture constitue-t-elle alors, dans les limites du langage, de celui qui tente de parler et de celui qui essaye d’écouter, une tentative de recréer un passage entre le monde du camp, et le monde des vivants ?

L’écriture comme médiation ?

L’écriture peut apparaître comme une forme de retour : retour vers ceux qui n’ont pas vécu l’indicible, mais aussi retour sur l’épreuve traversée. Chez des penseurs comme Vladimir Jankélévitch, la nécessité permanente de ne jamais clore le sujet se fonde sur une attitude active dite de « ressentiment », c’est-à-dire la volonté d’entretenir « un sentiment renouvelé intensément vécu de la chose inexpiable […] la flamme sacrée de l’inquiétude et de la fidélité aux choses invisibles32 ».

Se taire est interdit, parler est impossible

Face à un public composé d’auditeurs le plus souvent indifférents sinon fuyants, la langue des camps – le jargon des Lager, pour paraphraser Primo Levi – adoptée malgré soi durant la déportation constituent un défi supplémentaire pour le survivant. Elle est parfois doublée d’une langue maternelle devenue inemployable : on songe à l’Espagnol Jorge Semprún exilé en France, ou à l’Autrichien Jean Améry se sentant exclu de la langue allemande33. Se taire est interdit, « parler est impossible34 ». En outre, l’impossibilité du témoignage, ou du moins le sentiment d’illégitimité du témoin demeurent, car les véritables témoins ne peuvent être finalement que les disparus. Ainsi, les survivants possèdent un double concentrationnaire qui les hante : le jeune homme sacrifié par Pierre Cange dans Les Armes de la nuit35, le jeune François L., remplaçant temporaire de Gérard dans Le Mort qu’il faut36 ... Dans le même temps, cette fraternité complexe constitue une motivation supplémentaire pour le survivant quant à la nécessité de s’exprimer, et de porter la voix de ceux qui ne sont plus. Robert Antelme, évoque à ce titre une « véritable hémorragie d’expression37 ».

S’affranchir des normes pour transmettre la marge

Après la survie, l’enjeu principal consiste en la transmission de l’expérience concentrationnaire à un public non averti. Ainsi, dans L’Écriture ou la vie, certains universitaires rescapés se demandent comment transmettre leur expérience. Le narrateur Gérard leur propose alors d’insérer de l’artifice, c’est-à-dire de « l’imagination » :

Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l’imagination de l’inimaginable, si ce n’est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective ? Avec un peu d’artifice, donc38 !

L’objectif devient alors non pas de dire exactement ce qu’il s’est passé mais de « Raconter bien […] de façon à être entendus ». Le témoignage apparaît comme le genre phare du XXe siècle, eu égard au caractère unique et tragique des événements (guerres industrielles mondiales, camps de la mort, expériences nucléaires). Annette Wieviorka décrit dans L’ère du témoin39 que le témoignage s’inscrit dans une expérience vécue individuellement – à caractère unique donc – mais dans le même temps, au sein d’une expérience exprimée à travers les mots, le contexte et la pensée de l’époque où l’action s’est déroulée, lui conférant alors un caractère collectif. Le survivant témoigne pour un monde englouti ; il assure une transmission et incarne une certaine forme d’éternité face à une époque de mort et de destruction40.

Cette marginalité de l’expérience dépasse également les frontières : les écrits de Chalamov, de même que ceux de Soljenitsyne font écho à ceux des survivants des camps nazis, et achèvent d’ailleurs de mettre à bas l’illusion soviétique. Les voix des Zeks et des Häftings s’entremêlent. En témoigne Jorge Semprún, qui découvre Chalamov en 1969 :

J’avais l’impression que mon sang avait reflué, que je flottais comme un fantôme dans la mémoire de quelqu’un d’autre. Ou alors c’était Chalamov qui flottait dans ma mémoire à moi comme un fantôme. C’était la même mémoire, en tout cas dédoublée. [...] Il n’y a plus de mémoire innocente, plus pour moi41.

La littérature après Auschwitz va donc produire des sortes d’ovnis littéraires : dépersonnalisation du Moi chez Imre Kertész42, ou démultiplication du je chez Jorge Semprún43, déconstruction de la langue allemande pour Paul Celan44. On songe également à des textes hybrides, entre la chronique et la nouvelle, teintés d’ironie caustique pour des auteurs comme Varlam Chalamov et Tadeusz Borowski45.

Ainsi, le camp est un exemple de Grenzsituation46, non seulement parce qu’il impose ses conditions à des milliers de sujets, mais également parce qu’il incarne une frontière (Grenze) avec le monde extérieur. Quitter l’espace concentrationnaire est aussi difficile que d’y entrer et d’y survivre. L’espace concentrationnaire, lorsqu’on en revient, serait donc ce que Jorge Semprún décrit comme une traversée de la mort : « D’en être revenu comme on revient d’un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut-être. […] En sursis illimité, du moins, comme si j’avais nagé dans le fleuve Styx jusqu’à l’autre rivage47 ». À ce titre, la littérature apparaît comme la plus à même de faire voir cet espace concentrationnaire mais pour cela, elle doit accepter de se réinventer. Ainsi, l’écrivain Jean Cayrol, déporté à Mauthausen, tente de proposer une définition d’un « romanesque concentrationnaire48 », qui se voudrait non pas tentative d’explication, mais œuvre de création en vue d’une « nouvelle Comédie inhumaine. »

Notes de bas de page numériques

1 David Rousset, L’Univers concentrationnaire, [1946], Paris, Les Éditions de Minuit, 2017.

2 David Rousset, L’Univers concentrationnaire, [1946], Paris, Les Éditions de Minuit, 2017, p. 13.

3 Si les camps d’extermination sont créés dans la seule fin d’assassiner en toute discrétion les populations jugées indésirables, les camps de concentration affichent une volonté de refaçonner les individus récalcitrants par la discipline et le travail. Ainsi, la devise Arbeit macht frei se retrouve aux entrées de camps comme Auschwitz I, Dachau, ou Oranienburg-Sachsenhausen. Bien évidemment, ce discours de « rééducation » par des valeurs morales fortes entre en totale contradiction avec les conditions d’existence rendues volontairement précaires, et un fort taux de mortalité dû aux mauvais traitements.

4 Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés [I sommersi e i salvati, Turin, Einaudi, 1986], Paris, Gallimard, 1989, rééd. 2013.

5 Le camp de Monowitz, sous-camp du complexe d’Auschwitz, comprenait la Buna-Werke, une usine de fabrication de caoutchouc de la compagnie IG Farben, où le déporté Primo Levi y était exploité comme laborantin.

6 Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, [I sommersi e i salvati, Turin, Einaudi, 1986], Paris, Gallimard, 1989, rééd. 2013, p. 38.

7 Giorgio Agamben, Homo sacer. I, le pouvoir souverain et la vie nue (Homo sacer. I : Il potere sovrano e la nuda vita), trad. Marilène Raiola, Paris, Éditions du Seuil, 1997.

8 Primo Levi, Si c’est un homme [Se questo è un uomo, Turin, Einaudi, 1958], trad. Martine Schruoffeneger, Paris, Pocket, 1988.

9 David Rousset, L’Univers concentrationnaire, [1946], Paris, Les Éditions de Minuit, 2017, pp. 12-13.

10 Concept développé par le philosophe Hans Jonas dans son essai Le concept de Dieu après Auschwitz (Der Gottesbegriff nach Auschwtiz), 1987.

11 Robert Antelme, L’Espèce humaine, Paris, La cité universelle, 1947, Paris, Gallimard, 2018.

12 Corinne Benestroff, Jorge Semprún, Entre résistance et résilience, Paris, éditions du CNRS, 2017, p. 187.

13 Jorge Semprún, Elie Wiesel, Se taire est impossible, « Entretien entre Elie Wiesel et Jorge Semprún », ARTE, 1er mars 1995, Turin, Arte éditions, collection Mille et une Nuits, 1995, p. 12.

14 Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, « La pluie », trad. Anne Coldefy-Faucard et Luba Jurgenson, Paris. Verdier, 2003, p. 53,

15 Pierre Julitte, L’Arbre de Goethe, Paris, Presses de la cité, 1965.

16 Primo Levi, La Tregua, Turin, Einaudi, 1963.

17 Corinne Benestroff, Jorge Semprún, Entre résistance et résilience, Paris, éditions du CNRS, 2017, p. 190.

18 Corinne Benestroff, Jorge Semprún, Entre résistance et résilience, Paris, éditions du CNRS, 2017, p. 191.

19 Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, in Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012.

20 Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie in Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 801.

21 Vercors, La Puissance du jour, Paris, Albin Michel, 1951, Paris, Le Seuil, 1997.

22 Vercors, La Puissance du jour, Paris, Albin Michel, 1951, Paris, Le Seuil, 1997, p. 89.

23 Vercors, La Puissance du jour, Paris, Albin Michel, 1951, Paris, Le Seuil, 1997, p. 87 : « Bien mieux, non seulement son mandat ne lui conférait aucun droit de perquisition, mais en l’outre-passant ce flicaillon de province piétinait assurément les brisées de ses collègues de Paris. Je lui montrai pourtant la carte que je garde pour de telles circonstances : celle de cette Légion d’honneur qu’on m’a octroyée malgré moi, mais qui du moins a l’avantage, quand il le faut, de me servir gentiment de témoin de bonne vie et mœurs. […] – Vous feriez mieux, suggérai-je, de remettre un peu d’ordre ici et de me laisser avec mademoiselle ».

24 Primo Levi, Si c’est un homme, trad. Martine Schruoffeneger, Paris, Pocket, 1988, chapitre V, « Nos nuits ».

25 Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Fayard, 2013, p. 170.

26 Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie in Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 735. Il est à noter que cette citation est extraite du premier chapitre intitulé « Le Regard ».

27 Vercors, Les Armes de la nuit, Paris, [Éditions de Minuit, 1946] Paris, Seuil, 1997. Ce texte court mais poignant met en scène le retour du résistant Pierre Cange, traumatisé par son expérience concentrationnaire et fuyant ses semblables. Sa reconstruction physique et surtout spirituelle s’accomplit sur plusieurs années, et est décrite sans concession dans La Puissance du jour.

28 Cette animalisation du survivant se retrouve à l’identique chez Primo Levi, dans son poème « Les mouettes de Settimo » (I gabbiani de Settimo).

29 Vercors, Les Armes de la nuit, [Éditions de Minuit, 1946] Paris, Le Seuil, 1997, p. 17.

30 Marguerite Duras, La Douleur, Paris, P.O.L., 1984, in Outside, Paris, Gallimard, 1995, p. 364.

31 Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie in Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 922 : « J’ai su que je revenais chez moi ».

32 Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 62.

33 Gérard Bensussan, « Juifs et Allemands : la croisée du langage », Revue germanique internationale, 5, 1996, 7-14.

34 Jorge Semprún, Élie Wiesel, Se taire est impossible, « Entretien entre Elie Wiesel et Jorge Semprún », ARTE, 1er mars 1995, Turin, Arte éditions, collection Mille et une Nuits, 1995.

35 Vercors, Les Armes de la nuit, [Éditions de Minuit, 1946] Paris, Le Seuil, 1997, p. 63 : « […] mais qu’est-ce que ça change ? […] quand pour y échapper soi-même on a jeté dans un brasier un homme, un homme vivant, un ami, un camarade, avec des yeux qui vous regardent et un sourire … et un sourire … un sourire … un … »

36 Jorge Semprún, Le Mort qu’il faut, in Le Fer rouge de la mémoire, [2001] Paris, Gallimard, 2012, p. 997 : « Ce mort vivant était un jeune frère, mon double peut-être, mon Doppelgänger : un autre moi-même ou moi-même en tant qu’autre ».

37 Barbara Pirlot, « Après la catastrophe : mémoire, transmission et vérité dans les témoignages de rescapés des camps de concentration et d’extermination nazis », Civilisations, n° 56, 2007.

38 Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie, in Le Fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 814.

39 Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998.

40 Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998, p. 42.

41 Jorge Semprún, Quel beau dimanche !, Paris, Gallimard, 1980, in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 456.

42 Notamment dans Être sans destin (Sorstalanság), Budapest, Vintage Books, 1975, Arles, Actes Sud, 1997.

43 Le je officiel, le je clandestin, le je intime, le je narré, je fictionnel, je héroïque, etc. Sans compter les identités multiples (Gérard, Manuel, Fedérico Sanchez, Juan Larrea, etc.).

44 Pierre Vinclair, « Usages et mésusages du poème. Comment lire (Paul Celan) ? », Acta fabula, vol. 18, n° 4, Essais critiques, avril 2017 : « le poème de Celan est caractérisé par un triple mouvement : il refuse la lecture évidente, défait la langue meurtrière (l’allemand d’Auschwitz) et refait une langue propre (disons, le “celanien”) ».

45 Tadeusz Borowski, Le Monde de pierre (Kamienny świat), Pologne, 1948, Paris, éd. Christian Bourgeois, 1992.

46 La situation limite est un concept développé par le philosophe Karl Jaspers.

47 Jorge Semprún, L’Écriture ou la vie, in Le fer rouge de la mémoire, Paris, Gallimard, 2012, p. 742.

48 Jean Cayrol, « Pour un romanesque lazaréen », in Œuvre lazaréenne, Paris, Le sSeuil, 1947, réed. 2007, pp. 801-802.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Eva Raynal, « L’espace concentrationnaire », paru dans Loxias-Colloques, 15. Traverser l'espace, L’espace concentrationnaire, mis en ligne le 05 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1413.

Auteurs

Eva Raynal

Eva Raynal est doctorante en quatrième année de littérature comparée à l’Université d’Aix-Marseille. Sous la direction du professeur Alexis Nuselovici, elle étudie l’expérience de l’aller et du retour dans des œuvres européennes marquées par la Seconde Guerre mondiale (Alfred Döblin, Jorge Semprún, Vercors). Chargée d’enseignement à l’I.U.T. Saint-Jérôme, elle est également rédactrice en chef de la revue jeunes chercheurs Les Chantiers de la Création, et membre du collectif interdisciplinaire Migrations et Altérités.