Loxias-Colloques |  13. Lettres d'exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide |  Enjeux poétiques et politiques des Tristes et des Pontiques 

Oriane Demerliac  : 

De la mer érotique à la mer de l’exil : étude des variations sur la métaphore nautique dans les Tristes et les Pontiques

Résumé

L’univers marin est extrêmement présent dans les Tristes et les Pontiques d’Ovide et inspire un réseau riche et complexe de métaphores nautiques au poète. La continuité entre les métaphores nautiques présentes dans les élégies érotiques de l’époque augustéenne et les poèmes d’exil a déjà été soulignée. Nous montrons ici de quelle façon la reprise et parfois le remaniement de ces métaphores permet à Ovide d’augmenter le pathétique de ses dernières œuvres en les transférant d’un contexte érotique à un contexte d’exil. Le poète nous fait donc passer d’une mer érotique liée à un univers léger et frivole à une mer du malheur, qui possède, comme la mer érotique, des fonctions sociales, politiques et poétiques.

Plan

Texte intégral

mer, métaphore, Ovide, poésie augustéenne, élégie érotique

période augustéenne, Antiquité

Rome, Tomes

L’importance de la métaphore nautique dans les Tristes et les Pontiques d’Ovide n’est plus à démontrer : E. de St. Denis notait déjà sa fréquence dans son étude du Rôle de la mer dans la poésie latine1, ce sujet bénéficie d’un chapitre entier dans l’ouvrage d’A. Videau consacré aux Tristes2 et E. Tola consacre un chapitre de La métamorphose poétique chez Ovide à « L’écriture métaphorique du naufrage : Tristes et Pontiques3. » E. de St. Denis notait déjà que la métaphore nautique existe aussi bien dans l’élégie érotique de la période augustéenne que dans les poèmes d’exil d’Ovide4. Les travaux d’A. Videau et d’E. Tola ont mis en lumière l’originalité et les spécificités de cette métaphore dans les Tristes et les Pontiques. A. Videau a montré que l’emploi de la métaphore n’est pas uniquement « mécanique5 », mais fait au contraire l’objet d’une complexification et d’une remarquable variation poétique : selon elle, « le recueil de l’exil accentue […] avec plus de variété dans l’expression une situation ovidienne6. » Pour elle, la continuité est totale entre les élégies érotiques et les Tristes d’Ovide. De même, chez E. Tola, qui étudie les deux recueils d’exil et se concentre sur la métamorphose que la métaphore nautique opère sur le corps et l’identité du poète, on trouve l’idée selon laquelle il y a une reprise de la métaphore nautique érotique dans les poèmes de l’exil, mais avec une symbolique différente : « dans les textes de l’exil, la métaphore du navire s’écarte de la thématique érotique pour focaliser la situation du ‘je’7. » Selon E. Tola, il y aurait donc une continuité de la métaphore en elle-même, mais sa symbolique serait différente8.

En nous appuyant sur leurs travaux, nous souhaitons nous intéresser autant aux effets des éléments de continuité qu’à ceux des éléments de rupture et montrer que la métaphore nautique dans les Tristes et les Pontiques tire souvent sa puissance et ses différentes valeurs du dialogue que la poésie d’exil entretient avec la poésie érotique d’Ovide.

La métaphore du naufrage : une spécificité des poèmes d’exil

Avant d’analyser le dialogue de l’élégie érotique et des poèmes d’exil, nous voudrions montrer, à travers l’exemple de la métaphore du naufrage, que le traitement métaphorique de la mer dans les Tristes et les Pontiques présente certaines spécificités qui sont liées au registre pathétique de ces deux œuvres.

Le naufrage : une simple menace dans l’élégie érotique

L’image de la navigation pour désigner l’amour ou l’état d’un personnage amoureux est fréquente depuis la poésie archaïque grecque9 et elle est particulièrement présente chez Properce et Ovide, comme l’ont montré A. Videau comme E. Tola10. Les élégiaques augustéens exploitent essentiellement trois motifs : les manœuvres nautiques, images des manœuvres de séduction11, le ballottement, qui renvoie à l’incertitude perpétuelle de la situation de l’amant12 et l’arrivée au port ou au rivage, qui se rapporte soit à l’amour satisfait par l’amante13, soit au renoncement à l’amour14. La navigation est donc une métaphore de la passion et de la vie amoureuses. Il faut noter cependant que si l’élégie érotique d’époque augustéenne évoque volontiers la tempête des souffrances de l’amour15 ou encore la crainte du naufrage amoureux, celui-ci n’advient jamais : il faut attendre la poésie de l’exil pour assister à un naufrage métaphorique16.

Dans l’élégie érotique, le naufrage reste donc une simple menace qui pèse sur la navigation de l’amant : l’élégie érotique augustéenne telle qu’elle est définie par Properce et Ovide se caractérise par sa légèreté et le plus grave qui puisse arriver à un amant est d’être secoué par les vents ou rejeté en haute mer17. Car les malheurs en amour ne sauraient être si terribles qu’on les dise des naufrages et les situations favorables ou défavorables, comme sur la mer, peuvent toujours s’inverser. Enfin, la terre n’est jamais loin et l’amant fatigué de sa navigation peut toujours s’y réfugier.

À l’inverse, les poèmes d’exil se caractérisent par leur gravité et par leur registre pathétique et la métaphore du naufrage y a toute sa place. Et de fait, si l’on trouve dans les Tristes et les Pontiques comme dans l’élégie érotique l’image du vaisseau balloté ou éprouvé par une tempête18, on y trouve aussi des images de naufrage, à la fois fréquentes et variées19 : représentant l’engloutissement (du vaisseau et ou du naufragé), voire les débris du vaisseau, elles soulignent la violence du désastre qui s’est abattu sur le poète. C’est alors avec la tradition grecque que dialogue Ovide. Très fréquente chez les poètes grecs, l’image du naufrage symbolise régulièrement le malheur qui peut frapper les hommes20. La métaphore peut être particulièrement développée dans la tragédie classique, où les coups du sort malmènent les personnages au point de les briser parfois21.

L’identification du bateau naufragé au poète : une originalité d’Ovide exilé

Si Ovide emprunte à la poésie grecque le naufrage comme métaphore du malheur, il en offre cependant un traitement tout à fait original lorsqu’il identifie le poète et le bateau naufragé. Ainsi, la première occurrence de la métaphore marine représentant la situation du poète se trouve en Tr. I. 5. 35-36, où le locuteur réclame l’aide des amis :

quo magis, o pauci, rebus succurrite laesis,
     et date naufragio litora tuta meo.
Dans des circonstances pénibles, donnez d’autant plus de secours que vous êtes peu, ô mes amis, et offrez un rivage sûr aux débris de mon naufrage.

Il faut noter ici que dans la métaphore, si les amis restent des acteurs, Ovide en revanche se représente au travers de l’expression naufragio meo, que nous avons choisi de traduire par « les débris de mon naufrage » plutôt que par « mon naufrage. » En effet, avec date litora on comprend que naufragium ne désigne pas l’action de faire naufrage, mais les débris du bateau naufragé22.

Cette représentation du poète lui-même comme un objet est récurrente dans ses métaphores marines et contribue à renforcer le pathétique de ses plaintes23. Ainsi, en Pont. I. 2. 59-62, Ovide est représenté comme un vaisseau, d’abord sous la forme de débris naufragés (naufragiis), puis comme se brisant (frangor) sous l’effet du désespoir ; en Tr. I. 6. 7-8 (naufragii tabulas… mei), il se réduit à l’état de planches ; on a enfin un grand nombre d’occurrences présentant le poète sous la forme d’un vaisseau naufragé ou malmené par les éléments (Tr. II. 469-470, carina […] naufraga ; IV. 5. 5-6, fulmine percussae […] rati ; V. 7. 35-36, lacerata […] puppis ; Pont. II. 3. 28, lacera naue ; 57-60, concussa […] iam casura […] ruina ; IV. 14. 22, naufraga puppis). Ce traitement tout à fait original de la métaphore du naufrage s’explique par une volonté, chez Ovide, d’ajouter au registre pathétique.

Or, on trouve dès l’élégie érotique une association entre le bateau et le poète, mais pas dans le naufrage. En effet, si l’association entre l’amant et le vaisseau est déjà à l’œuvre dans l’élégie érotique, on peut aussi trouver des occurrences dans lesquelles l’association entre le poète et le vaisseau l’est aussi. Ainsi, dans un poème commençant par un rejet de l’amour et de l’élégie érotique, Ovide emploie une métaphore nautique où il se désigne comme un vaisseau (Am. III. 11. 29-30) :

iam mea uotiua puppis redimita corona
     lenta tumescentes aequoris audit aquas.
Déjà ma poupe ornée d’une couronne votive entend sans frémir se gonfler les eaux de la plaine marine.

La métaphore sert ici à signifier une recusatio poétique autant qu’une renuntiatio amoris, si bien que le vaisseau désigne autant l’amant élégiaque que le poète – le locuteur est finalement vaincu par l’amour à la fin du poème, de sorte qu’il reprend sa navigation érotique. Le même schéma de poème (recusatio, puis acceptation de la condition élégiaque) se trouve aussi en Am. II. 9, où les vers 27-32 comparent l’amant-poète à un vaisseau soumis aux caprices du vent. Enfin, la métaphore du vaisseau au repos au port est utilisée par Properce en III. 24. 15-16, une fois encore dans le cadre d’une renuntiatio amoris réussie et non avortée adressée à Bacchus. On peut en conclure qu’Ovide, même lorsqu’il utilise un motif nautique absente de l’élégie érotique, combine un héritage grec et un héritage de ses propres poèmes érotiques, car l’association qu’il fait entre l’homme malheureux, le poète et le navire était déjà à l’œuvre dans celle qui était faite entre l’amant, le poète et le navire dans l’élégie érotique.

On peut donc constater une rupture dans le traitement du thème nautique dans les élégies érotiques et les lettres d’exil : le recours à la métaphore du naufrage et l’identification qu’Ovide fait entre les débris du bateau et le poète sont tout à fait originaux dans la poésie latine comme dans la poésie grecque24. Partant des images construites dans l’élégie érotique, Ovide enrichit considérablement la métaphore nautique et les changements opérés dans le traitement de l’image sont étroitement liés au ton des œuvres d’exil, emprunt de gravité et non plus de légèreté, évoquant le naufrage d’une vie d’homme et de poète plutôt qu’une navigation amoureuse.

De la tempête élégiaque à la tempête de l’exil : un motif érotique au service du registre pathétique

Si l’image du naufrage est propre aux poèmes d’exil, de nombreux aspects de la métaphore nautique dans les Tristes et les Pontiques doivent à l’élégie érotique d’Ovide et l’on se situe alors davantage du côté de la continuité que de la rupture. Mais une forme de réélaboration de ces images permet de nourrir le registre pathétique de l’œuvre d’exil. Ovide retravaille ainsi la métaphore de la tempête déjà présente dans ses élégies érotiques, tout particulièrement le rôle de la passion amoureuse et de la puella élégiaque dans la navigation amoureuse.

La représentation des amis et familiers dans la métaphore nautique

En tant que destinataires des lettres d’exil, les amis et familiers du poète ont une très grande importance dans les Tristes et les Pontiques. Or, les destinataires se trouvent fréquemment intégrés aux métaphores nautiques, dans lesquelles le poète leur fait endosser trois types de rôles.

Les destinataires peuvent tout d’abord être associés à des objets marquant un soutien ferme au poète : on trouve alors des images positives de lieux ou d’objets (le port, un rivage sûr ou encore une ancre) marquant la stabilité et la fiabilité. Ainsi, en Tr. I. 5. 35-36, les amis sont priés de donner un rivage sûr aux débris naufragés qui représentent Ovide ; en Tr. IV. 5. 5-6, un ami est loué d’ouvrir un port fidèle et un asile à un vaisseau frappé par la foudre25. On trouve même en Tr. V. 6. 2 l’assimilation d’un ami à un port :

qui mihi confugium, qui mihi portus eras
toi qui étais pour moi un asile, qui étais pour moi un port

Il faut noter que dans ce cas, l’assimilation appartient au passé, car l’ami est dit avoir abandonné le locuteur. Or cette image du port est déjà présente dans l’élégie érotique, mais c’est la puella qui permet, ou non, d’échapper à la tempête26. En confiant aux amis le rôle qui, dans ses élégies érotiques, était réservé à la puella, Ovide renforce le pathétique de la situation : le poète dépend du bon vouloir de ses amis exactement comme l’amant dépend au bon vouloir de la puella qui, par définition, est dura, se laissant peu toucher par les souffrances du poète. De plus, la transposition de l’image du port de l’élégie érotique aux poèmes d’exil souligne le caractère extrêmement limité, et pour ainsi dire immatériel, du réconfort que ses amis pourraient apporter au poète : contrairement à la puella, ils ne peuvent lui apporter leur aide et leurs consolations que par la médiation des lettres27.

Les amis ne sont pas seulement ceux qui offrent un port au bateau/poète pris dans la tempête de l’exil. Ils sont aussi souvent représentés comme des marins qui lui apportent leur aide, soit qu’ils viennent secourir son vaisseau du poète, soit qu’ils aident à la manœuvre du poète transformé en vaisseau et devenant alors un objet passif28. C’est en Tr. V. 6. 7-8 que la métaphore qui fait de l’ami un pilote est le plus clairement développée, et ce, de façon originale, au travers d’une allusion mythologique à Palinure (Tr. V. 6. 7-8) :

Fluctibus in mediis nauem, Palinure, relinquis ?
     Ne fuge, neue tua sit minor arte fides.
Tu abandonnes le navire au milieu des flots, Palinure ? Ne fuis pas, à moins que ta fidélité ne soit inférieure à ton art.

Ovide nous livre ici l’image très originale d’un Palinure abandonnant son poste. Ici, le bon ami est censé être un pilote, le poète est le navire, mais ce qui renforce la situation pathétique du locuteur est le fait qu’il soit abandonné, non par un simple pilote, mais par le pilote exceptionnel de l’Enéide, celui qui devrait par excellence être le plus compétent aussi bien que le plus vertueux. La métaphore des amis comme marins permet donc à Ovide de suggérer qu’ils ont les compétences nécessaires pour l’aider, quand lui-même se présente le plus souvent dans la position passive d’un vaisseau. Là encore le dialogue avec l’élégie érotique ajoute au pathétique de l’image dans le poème d’exil.

Cette image de l’équipage peut trouver deux sources d’inspiration dans les élégies érotiques, soit Ovide, Héroïdes, 15. 215-216, dans un passage où Sappho assure à Phaon que s’il entreprend une navigation par amour pour elle, Cupidon lui-même sera pilote et équipage ; soit Properce, III. 21. 11-16, où se trouve la description d’un départ en mer du locuteur, décidé à entreprendre une navigation pour Athènes comme remedium amoris. Dans ce texte, ses compagnons (socii), accomplissent les manœuvres de l’équipage, où les rames, les voiles et le pilote sont mentionnés. Dans le premier cas, l’aide des destinataires peut être analysée comme divine, providentielle pour l’exilé : le protecteur du voyageur amoureux, Cupidon, devient le protecteur de l’exilé, c’est-à-dire l’ami. Or, comme dans l’élégie érotique, le remedium n’est jamais véritablement efficace, la situation désespérée de Sappho résonne en écho à celle du poète exilé. La deuxième occurrence, quant à elle, donnerait à l’équipage des amis un rôle d’aide pour que le poète accomplisse une navigation qui soit un remedium. En effet, la navigation qu’évoque Ovide dans ses métaphores des Pontiques (principalement) est bien un remedium, mais aux souffrances de l’exil et non plus à celles de la passion. Or, l’exilé ne peut jamais bénéficier de ce remedium, si bien que la comparaison entre les situations du locuteur chez Properce et du locuteur des lettres d’exil renforce le pathétique de ces œuvres.

Enfin, le troisième type de métaphore fait des destinataires des figures non plus seulement adjuvantes, mais salvatrices du naufragé : celles-là n’ont, en toute logique, pas de pendant dans l’élégie érotique ; elles sont un développement pathétique de la métaphore nautique à partir d’autres sources. Deux occurrences représentent l’aide d’amis comme le fait de tendre la main à un nageur épuisé, Tr. V. 9. 15-19, où le poète souligne la différence entre la majorité de ses connaissances, qui ne firent rien pour l’aider, et le destinataire, présenté comme tirant le naufragé de l’eau du Styx29. L’image la plus pathétique est peut-être pourtant la représentation que le poète donne de l’action de sa femme en Tr. I. 6. 7-8 :

tu facis, ut spolium non sim, nec nuder ab illis,
     naufragii tabulas qui petiere mei.
Tu fais en sorte que je ne sois pas une proie et que je ne sois pas dénudé par ces gens qui sont venus récupérer les épaves de mon naufrage.

Ici, une fois encore, le poète évoque son exil sous la forme du naufrage, mais il ne le dépeint pas : nous avons ici affaire à une combinaison de l’image du poète-navire et une autre image, celle d’un cadavre naufragé. Contrairement à ce que l’on avait dans les deux images précédentes, où les amis avaient pour tâche de tirer le poète de la mer (éventuellement d’une mer de la mort, Tristes V. 9. 15-19, Stygia unda), ici son épouse est présentée comme une instance protectrice qui permet de faire en sorte que la perte d’Ovide ne soit pas complète. L’ambiguïté du référent (naufragé, cadavre, vaisseau réduit à quelques planches) évoque implicitement la violence du naufrage et de la mer, et l’ensemble produit un sentiment mêlé d’horreur, d’angoisse et de pitié que vient renforcer la représentation des ennemis du poète en pilleurs d’épaves (ut spolium non sim), voire de dépeceurs de cadavres (nuder). Or, on peut trouver dans la poésie augustéenne des sources possibles de ces images : en Prop. III. 7, où la noyade de Paetus est déplorée, le terme spolia, v. 40, apparaît pour désigner le noyé lui-même comme un butin pour l’Aquilon présenté comme un personnage capable d’enlever un humain par amour. Si donc le passage déplore la mort de Paetus, des éléments d’élégie érotique restent présents. Quant à l’idée de la nudité d’un naufragé, on la trouve en Prop. II. 26. 44 :

Certe isdem nudi pariter iactabimur oris.
Assurément, nous serons rejetés nus sur le même rivage.

Dans ce passage, il est difficile de savoir si les amants naufragés évoqués sont vivants ou morts30, c’est la violence du naufrage qui les a privés de leurs vêtements31. Cependant, ce passage appartient à un rêve éveillé du locuteur, qui imagine qu’il supporterait même un naufrage à condition d’être avec son amante. L’idée de la nudité des amants possède donc aussi une connotation érotique. Or, dans les Tristes, l’horreur ne vient pas tant du naufrage que de la profanation possible du cadavre du naufragé, motif qui ne se trouve pas dans la poésie augustéenne, mais dans une épigramme funéraire attribuée à Platon (Anthologie palatine, VII. 268. 1-4) :

Ναυηγόν με δέδορκας. ὃν οἰκτείρασα θάλασσα
γυμνῶσαι πυμάτου φάρεος ᾐδέσατο,
ἄνθρωπος παλάμῃσιν ἀταρβήτοις μ᾿ἀπέδυσε,
τόσσον ἄγος τόσσου κέρδεος ἀράμενος.
C’est un naufragé que tu vois en ma personne. La mer a eu piété de moi et a eu honte de me priver de mon dernier vêtement. C’est un homme qui, de ses mains sans crainte, me l’a arraché, se chargeant lui-même d’un crime si lourd pour un gain si léger.

Dans ce passage des Tristes, Ovide reprend donc des éléments présents dans les représentations de naufragés de l’élégie érotique et les combine, mais pour augmenter le pathétique de sa métaphore. Il y ajoute en outre des éléments qui ne se trouvent pas dans la poésie augustéenne, afin de compléter l’affreux tableau de sa situation.

Ainsi, avec le naufrage, même s’il construit une métaphore tout à fait originale et propre aux poèmes d’exil, Ovide dialogue avec les images nautiques de l’élégie érotique et ce dialogue a une fonction bien précise : nourrir le pathétique du poème d’exil.

La tempête métaphore de la passion : de l’élégie érotique à l’élégie d’exil

Le dialogue avec les métaphores nautiques de la poésie érotique semble avoir une autre fonction : introduire une dimension politique implicite dans les poèmes d’exil ; la métaphore donne en effet au poète le moyen de dire sans les dire les excès de la colère d’Auguste.

Les métaphores désignant le malheur d’Ovide comme une tempête ou un naufrage se trouvent principalement dans les Tristes, alors qu’on trouve surtout dans les Pontiques des métaphores dans lesquelles le navire du poète est manifestement encalminé et doit attendre du vent pour repartir. Cette évolution confirme que l’image nautique est un moyen pour Ovide de rendre compte de sa situation : les Tristes se concentrent sur la déploration du désastre, alors que les Pontiques désignent l’exil comme une forme d’immobilité et le désir de reprendre la navigation – de la vie ou de la poésie, comme nous le verrons plus loin32. Dans les deux recueils cependant, la métaphore de la tempête semble pouvoir revêtir une signification politique. En Tr. IV. 5. 19-20, le poète indique qu’il a besoin de l’aide d’un ami qui doit ramer en attendant une brise favorable de la part d’un dieu :

utque facis, remis ad opem luctare ferendam,
     dum ueniat placido mollior aura deo.
Et comme tu le fais, lutte sur les rames pour me porter secours, le temps qu’une brise plus douce vienne d’un dieu paisible.

La métaphore marine permet de plaider en faveur du pardon du poète. L’espoir du retour en grâce repose tout entier sur la bienveillance d’un dieu qu’il est aisé d’identifier à Auguste. Mais le fait que le poète lutte encore contre la tempête signifie que le deus placidus ne s’est pas encore manifesté. Autrement dit, c’est pour l’heure un deus iratus qui fait souffler des vents violents, et même s’il n’est pas mentionné, il n’en offre pas moins un autre visage d’Auguste. Or là encore, la métaphore prend tout son sens et tout son poids si l’on veut bien l’envisager comme une réélaboration des métaphores de l’élégie érotique. De fait, chez Properce, il arrive également que la tempête soit causée par un personnage en colère, mais il s’agit bien sûr de la puella. La colère de l’amante peut causer des tempêtes métaphoriques qui accablent l’amant (Prop. II. 14. 29-30) :

nunc a te est, mea lux, ueniatne ad litora nauis
     seruata, an mediis sidat onusta uadis.
À présent, il dépend de toi, ma vie, que mon navire parvienne sauvé au rivage ou qu’il s’échoue à cause de son poids au milieu des hauts-fonds.

La colère d’une amante délaissée peut même causer des tempêtes représentées comme réelles dans les élégies. Ainsi, en Prop. I. 17, le locuteur, parti en mer, décrit la tourmente qui l’accable et exprime la certitude que la tempête est due à la colère de Cynthie pour son amant qui la délaisse (v. 9-10 en particulier). Dans les Tristes, Auguste occupe donc la même position que la dura puella dans l’élégie érotique : sa colère peut se déchaîner contre le poète qui doit alors affronter une tempête, réelle ou métaphorique. C’est sans doute pour souligner ce transfert de l’élégie érotique aux poèmes d’exil qu’Ovide qualifie la brise de mollior, un terme rattaché au lexique de l’élégie érotique33. Cette association du deus iratus à la dura puella permet sans doute à Ovide de souligner le caractère à la fois impitoyable et arbitraire de la colère du Prince, dont les réactions sont aussi imprévisibles que celles de la puella.

On constate donc qu’Ovide donne à Auguste la place de l’amante élégiaque en colère dans les œuvres d’exil34. Cette transposition ajoute au pathétique de l’image nautique, car le pouvoir d’Auguste surpasse de loin celui de l’amante élégiaque : la mer de l’amour est devenue une mer politique où Ovide s’est brisé ou reste prisonnier d’un calme plat défavorable. Cependant, la mer est agitée non plus par la passion amoureuse, mais par la colère du Prince, ce qui, avec la transposition, contribue à produire une forme d’irrévérence politique35 pour laquelle le poète emploie les ressources de l’élégie érotique en les adaptant au contexte de l’exil.

La mer comme lieu de l’expiation

Le dialogue de la métaphore nautique des poèmes d’exil avec la métaphore nautique de l’élégie érotique n’est cependant pas systématique : comme toujours chez Ovide, la poétique est variée. Ainsi, il arrive que les poèmes d’exil prennent le contrepied d’un motif de l’élégie érotique. Nous pouvons en voir un exemple dans le motif de la mer comme lieu d’expiation. La mer est représentée comme un lieu d’expiation des fautes dès la littérature grecque archaïque, où l’on voit notamment Ulysse, qui, le premier, est puni en mer pour ses fautes36. Or, dans l’élégie érotique, la mer est fréquemment représentée ainsi, mais pour les fautes amoureuses. L’amant qui a mal aimé sa puella ou qui l’a simplement quittée pour un voyage en mer prend ainsi le risque de se retrouver puni en mer de son infidélité.

Cet aspect est souligné chez Tibulle, I. 3. 21-22, où le locuteur, malade au-delà de la mer, indique que les amants qui prennent la mer le font contre la volonté du dieu Amour ; en Ov. Hér. 7. 59-62, Didon menace Enée de tempêtes en mer, car la mer punit les infidélités, du fait de ses liens avec Vénus. En Ov. Hér. 12. 121-128, Médée évoque le double motif de l’expiation des fautes en mer et de l’infidélité :

numen ubi est ? ubi di ? meritas subeamus in alto,
     tu fraudis poenas, credulitatis ego.
Où est la divinité ? Où les dieux ? Subissons dans la haute mer les expiations méritées, toi de ta tromperie, moi de ma crédulité.

Médée met en équivalence son fratricide et l’infidélité de son amant, qui auraient toutes deux dû être punies en mer, grâce aux terribles obstacles auxquels les Argonautes furent confrontés37.

L’importance de l’idée d’expiation de la faute, de l’idée de la faute méritée se retrouve dans l’ensemble des lettres d’exil. Cependant, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce qu’Ovide traite son naufrage métaphorique comme l’expiation méritée de ses fautes, il prend le contre-pied de la métaphore marine des élégies érotiques. Dans les métaphores, le lien entre la tempête et la faute n’est pas exprimé. En effet, celles-ci servent plus souvent à présenter la punition comme un événement inattendu, voire injustifié. C’est le cas en Tristes II. 97-102, où le locuteur évoque le fait qu’une seule navigation l’a perdu. L’image prend une ampleur considérable, car le locuteur affirme n’avoir pas subi un simple naufrage, mais la violence de la mer tout entière :

Me miserum ! Potui, si non extrema nocerent,
     iudicio tutus non semel esse tuo.
ultima me perdunt, imoque sub aequore mergit
     incolumem totiens una procella ratem.
Nec mihi pars nocuit de gurgite parua, sed omnes
     pressere hoc fluctus oceanusque caput.
Pauvre de moi ! J’aurais pu, si ces derniers malheurs ne m’avaient pas accablé, être en sûreté plutôt deux fois qu’une grâce à ton jugement. Les derniers m’ont perdu et bien souvent une seule tempête submerge tout au fond de la mer un vaisseau intact. Et ce n’est pas une mince partie du gouffre marin qui m’accabla, mais tous les flots et l’océan qui s’abattirent sur ma tête.

Le texte commence avec la déploration par le locuteur de sa propre perte et, pour marquer le fait qu’elle était imprévue, exprime la vérité générale selon laquelle un malheur soudain détruit souvent ceux qui n’ont rien encore souffert, par le biais d’une métaphore marine. Cependant, le poète, tout en filant la métaphore marine, passe de la vérité générale à la description de son propre cas, décrit comme sortant tout à fait de l’ordinaire : les deux distiques permettent donc à la fois au locuteur de souligner le regret de son bonheur, la soudaineté de son malheur et la terrible ampleur de ce dernier. Ovide traite son naufrage sur le mode de l’hyperbole et se montre en victime unique et minuscule (pressere… caput) de l’acharnement de la mer entière (omnes fluctus) et jusqu’à la ceinture du monde, l’océan. Cette gradation convoquant l’ensemble de l’espace marin en fait un acteur démesuré de la perte du poète, dont le malheur paraît irréversible, mais aussi excessif pour un seul homme. C’est la même idée qui est exprimée en Tristes V. 2. 17-20, où le locuteur souligne la disproportion qui existe entre le fait qu’il n’a pas commis de crime et la mer de maux qui l’accable (gurgite uasto)38.

Ovide construit donc ses métaphores nautiques, tout en prenant soin de faire servir ses métaphores à sa défense : il se présente toujours comme innocent et la tempête apparaît comme une injustice. Loin d’être présentée comme la juste peine d’une faute, la colère de la mer est disproportionnée et l’exilé se retrouve en butte à une passion qu’il ne peut contrôler, mais qui est maîtresse absolue de sa situation : la colère du prince.

La navigation contrariée : une valeur métapoétique propre aux poèmes d’exil

Outre les fonctions sociales et politiques que peuvent revêtir les métaphores nautiques des lettres d’exil, il existe un aspect supplémentaire de cette métaphore présent dans l’élégie érotique aussi bien que dans l’élégie d’exil, à savoir la valeur métapoétique.

La mer de la poésie : une image classique

La valeur métapoétique de la mer est attestée aussi bien dans la poésie grecque que dans la poésie latine, notamment dans l’idée que les manœuvres peuvent servir à traduire le travail de composition des poètes39. Dans la poésie augustéenne, on peut trouver des occurrences de métaphore nautique métapoétique, la plupart du temps dans le cadre de recusationes littéraires où le poète revendique un genre bas correspondant à ses capacités supposées (Virgile, Géorgiques II. 40-46 ; Properce III. 9. 3-4 ; 29-30 ; 34-35). Dans l’élégie érotique, la navigation symbolise à la fois l’entreprise amoureuse des poètes, mais aussi leur entreprise poétique40. Par exemple, en Properce, III. 24. 15, le locuteur indique qu’il a jeté l’ancre après une navigation dangereuse :

Ecce coronatae portum tetigere carinae,
     traiectae Syrtes, ancora iacta mihi est.
Voici que ma carène couronnée a touché le port, une fois les Syrtes traversées, j’ai jeté l’ancre.

Certes le poème est un renoncement à l’amour, mais il marque en même temps un infléchissement dans l’inspiration poétique de l’auteur, qui désire se détourner des thèmes érotiques pour se consacrer à une poésie nationale41. Or si, chez les poètes augustéens, la métaphore nautique métapoétique est bien attestée, Ovide est le seul à affirmer qu’il a subi un naufrage sur la mer de l’écriture, à montrer que la navigation poétique possède des dangers réels et non pas seulement métaphoriques. Le poète actualise donc la métaphore, en la reprenant comme métaphore de l’écriture érotique, tout en l’adaptant au contexte particulier de son exil (Tristes II. 469-470)42 :

non timui, fateor, ne, qua tot iere carinae,
     naufraga servatis omnibus una foret.
Je n’ai pas craint, je l’avoue, que par où allèrent tant de carènes, une seule dût faire naufrage quand toutes avaient été sauvées.

Le poète souligne dans ces vers le fait que la mer dont il est question est une mer métaphorique : celle de la littérature érotique déjà sillonnée par bien des poètes. Cette mer ne devrait donc pas être dangereuse comme la mer véritable, or, c’est ce paradoxe qu’Ovide invite le lecteur à remarquer : inoffensive pour tous les autres, cette mer a nui au seul auteur de l’Art d’aimer. L’utilisation de la métaphore marine est ici un moyen pour Ovide de souligner l’absurdité de son malheur et la disproportion de sa punition : son plaidoyer passe par la combinaison de la valeur métapoétique de la métaphore marine (la mer de l’écriture) et de la valeur morale de la métaphore du naufrage (le malheur de son exil) pour construire une métaphore inédite, celle de son naufrage littéraire43.

Une métaphore des difficultés de l’écriture en exil

Si l’image métapoétique du naufrage permet à Ovide d’évoquer la cause littéraire de son exil (ou en partie littéraire), il faut noter que cette image évolue d’un recueil à l’autre. En effet, E. Tola a bien souligné le fait que les métaphores nautiques changent entre les Tristes et les Pontiques, d’une idée dynamique et éventuellement violente où tempête et naufrage sont majoritaires à un tableau plus statique et figé dans les Lettres du Pont.

Dans les Pontiques, le poète se plaint non plus du mauvais temps mais d’une absence de vent qui l’empêche d’avancer. Or dans la tradition lyrique grecque, en particulier chez Pindare, l’embarquement et la navigation sont des images fortes de l’élan poétique44. Le poète progresse dans son œuvre grâce au souffle de l’inspiration créatrice. C’est d’ailleurs dans cette tradition grecque que s’inscrivent les poètes latins lorsqu’ils font de la navigation une image de l’écriture, comme nous l’avons dit plus haut. Dès lors, l’absence de vent peut s’interpréter comme un manque d’inspiration poétique et les fréquentes plaintes émises par le poète sur la monotonie (supposée) de ses élégies d’exil nous y invitent45. La disgrâce politique est donc aussi un coup d’arrêt poétique pour l’exilé, qui se représente comme un navire encalminé pour évoquer de façon pathétique les difficultés de l’écriture en exil. On en trouve une confirmation dans l’association qu’Ovide établit entre une navigation sans peine, de bons vents et la gloire (Tr. V. 12. 40-41)46 :

Nominis et famae quondam fulgore trahebar,
     dum tulit antemnas aura secunda meas.
Jadis j’étais entraîné par l’éclat de mon renom et de ma réputation, tant qu’une brise favorable porta mes antennes.

La brise favorable (aura secunda) et l’éclat du renom et de la réputation du poète (nominis et famae… fulgore) sont ici étroitement liés, voire équivalents : l’image est ici manifestement métapoétique et l’élan qui pousse le navire du poète est celui de sa propre gloire, c’est-à-dire de la renommée que lui a valu son talent poétique.

Ici encore, le dialogue avec l’élégie érotique joue un rôle central : c’est lui qui confère à la métaphore nautique sa valeur métapoétique. C’est le cas dans le passage des Tristes V.2. où le poète associe métaphore du naufrage et métaphore de la course de char47. Ici, le locuteur n’est plus qu’un vaisseau et doit obtenir de l’aide de ses amis pour qu’ils lui servent d’équipage, voire qu’ils le tirent de la mer où il a fait naufrage48. La représentation du poète est l’exact inverse de celle qu’il construit au début de l’Art d’aimer (voir ci-après) – désemparé, il n’est plus que débris de char, navire à la dérive (Tr. V. 2. 40-42) :

Subtrahis effracto tu quoque colla iugo ?
Quo ferar ? unde petam lassis solacia rebus ?
     Ancora iam nostram non tenet ulla ratem.
Toi aussi, tu retires ton cou du joug brisé ? Où serai-je emporté ? D’où obtiendrai-je des consolations dans ma situation d’épuisement ? Déjà, aucune ancre ne retient plus notre vaisseau.

À la première lecture, la métaphore nautique a sa valeur morale habituelle, elle dit le malheur qui s’est abattu sur le poète. Mais l’association de la métaphore du char à la métaphore nautique en réoriente le sens. La dépendance à l’égard des amis que les métaphores nautiques représentent prend donc son origine aussi bien dans la situation politique que dans la situation poétique d’Ovide : les deux sont intimement liées, car l’aide des amis doit permettre à Ovide de revenir en grâce et que le retour en grâce signifie dans les lettres d’exil un retour de l’inspiration et de l’élan poétiques.

De fait, le seul point commun entre la course de char et la navigation, c’est que toutes deux peuvent servir de métaphore métapoétique. C’est le cas chez Pindare, par exemple, où la course de char revêt la même valeur métapoétique sur la navigation – elle signifie à la fois l’entreprise poétique et l’élan créateur49. Cependant, jamais le poète triomphal n’évoque un accident de char ou un naufrage. Pour dire la difficulté du poète à continuer d’écrire et pour comprendre Tristes V.2, il faut donc se tourner vers l’élégie érotique romaine. Ce motif métapoétique se retrouve en effet dans l’élégie érotique : Properce, en II. 25. 21-28, l’emploie pour donner un conseil de prudence aux amants. Il évoque les accidents de navigation ou de course qui peuvent toujours intervenir, signifiant ainsi l’incertitude essentielle de l’entreprise amoureuse. Mais cette association est encore plus frappante dans le prélude de l’Art d’aimer, où Ovide lie étroitement les thématiques érotiques et métapoétiques dans la double métaphore de la course de char et de la navigation (Art d’aimer, I. 7-8) :

Me Venus artificem tenero praefecit Amori ;
     Tiphys et Automedon dicar Amoris ego.
Pour moi, c’est Vénus qui m’a établi comme maître pour le tendre Amour ; on m’appellera le Tiphys et l’Automédon de l’Amour.

Nous constatons donc que l’association métapoétique entre la course de char et la navigation, héritée de la poésie grecque, est réactualisée par les poètes érotiques augustéens en particulier dans des contextes didactiques où le poète se propose de conseiller les amants au sujet des risques de l’amour (comme chez Properce) ou de la façon de mener une entreprise amoureuse. Ovide reprend donc dans ses lettres d’exil une tradition de métaphores métapoétiques, mais c’est le dialogue avec l’élégie érotique qui donne tout son sens à Tristes V.2, et aussi tout son poids, puisque le contraste entre l’Art d’aimer et Tristes V.2 renforce le pathétique.

Au vu des liens qu’établit Ovide entre la métaphore nautique de son malheur et la catastrophe littéraire qui s’est abattue sur lui, on peut se demander si les images du poète-navire ou celle du poète naufragé ne pourraient pas être à leur tour des images du recueil et des élégies d’exil. En effet, avant d’intercéder auprès du prince, les destinataires sont les premiers lecteurs des élégies et leur représentation en sauveurs ou en équipage bienveillant peut être significative de la protection qu’ils peuvent accorder au poète, certes, mais surtout à son œuvre, cette œuvre fragile qui est décrite voguant en sens inverse du poète exilé pour revenir porter sa voix à Rome (Tristes, I. 1). Ainsi, la description de l’action de sa femme semble pouvoir être analysée en termes métapoétiques (Tristes, I. 6. 7-8) :

Tu facis, ut spolium non sim, nec nuder ab illis,
     naufragii tabulas qui petiere mei.
Tu fais en sorte que je ne sois pas une proie et que je ne sois pas dénudé par ces gens qui sont venus récupérer les épaves de mon naufrage.

L’emploi du mot tabulas ne nous semble pas anodin : si le mot peut désigner les planches de bois d’un vaisseau et sont donc à leur place dans l’évocation d’un naufrage50, ce mot possède une forte connotation artistique dans les œuvres de la période augustéenne, soit qu’il désigne les tablettes du poète (Ov. Am. I. 12. 1-2), soit qu’il désigne des tableaux peints51. Or, il est intéressant de remarquer que les occurrences du mot tabula dans la poésie augustéenne peuvent regrouper les thématiques de l’amour et du naufrage, comme en Prop. II. 26. 34-35, où l’amante élégiaque assure à son amante que même en cas de naufrage, une seule planche leur servira de lit à tous deux et en Mét. XI. 427-428, où l’on a un discours d’Alcyoné à Céyx pour le dissuader de prendre la mer ; ou de l’amour et de la poésie, en Ov. Am. I. 12. 1-2 ; voire des trois à la fois – en Hor. Odes, I. 5. 13-14, l’expression tabula uotiua désigne l’objet du vœu du locuteur en l’honneur de Vénus marine pour l’avoir sauvé du naufrage amoureux, mais la fin du poème est en réalité une renuntiatio amoris. De plus, il faut noter que les deux occurrences d’Ovide citées mettent en valeur l’adjectif tristis à proximité de tabula :

- Métamorphoses, XI. 427-428 :

Aequora me terrent et ponti tristis imago :
     et laceras nuper tabulas in litore vidi.
Les étendues marines me terrifient, ainsi que la lugubre image de la haute mer : j’ai aussi vu naguère des planches brisées sur le rivage.

- Ovide, Am. I. 12. 1-2 :

Flete meos casus ; tristes rediere tabellae
     infelix hodie littera posse negat.
Pleurez mes malheurs ! Mes tristes tablettes sont revenues : une lettre infortunée nie que ce soit possible aujourd’hui.

Dans le premier cas, c’est l’image de la mer qui est qualifié de tristis, funeste, par une amante dont les craintes et les prières ne seront pas écoutées ; dans le deuxième, ce sont les tablettes de l’amant poète qui le sont, parce qu’elles lui reviennent et qu’elles n’ont pas été efficaces sur l’amante. On peut donc penser qu’Ovide reprend l’aspect pathétique de ces occurrences érotiques en les mêlant : les planches du naufrage d’Ovide sont aussi ses tristes tablettes dont le voyage incertain permet seul au poète de garder un lien avec sa vie romaine et surtout son public. Cependant, le passage d’un contexte érotique à un contexte d’exil se fait par le biais de l’épopée : si dans l’élégie érotique, la mer ne tue jamais, Céyx meurt bien d’un naufrage dans les Métamorphoses, et c’est de ce naufrage qu’Ovide s’inspire aussi pour évoquer le sien dans les lettres d’exil52. Le titre même des Tristes peut ainsi faire référence au naufrage littéraire du poète sur la mer de la poésie érotique53 : les débris naufragés sont en effet à l’image des élégies envoyées du Pont, restes et manifestations morcelées d’un poète en exil.

Conclusion

Nous avons pu constater que si Ovide s’inspire dans ses métaphores nautiques d’exil d’une longue tradition remontant à la poésie grecque archaïque, l’étude de l’élégie érotique est fondamentale pour comprendre la métaphore maritime dans les Tristes et les Pontiques. Même si la métaphore nautique connaît un traitement spécifique dans les poèmes d’exil, c’est dans le dialogue avec l’élégie érotique qu’elle prend tout son sens et tout son poids. Tout d’abord, Ovide marque le passage d’une élégie légère et douce à une élégie grave et triste en employant massivement et pour la première fois l’image du naufrage du poète, ou du poète-vaisseau. Par suite, la métaphore nautique transpose les rapports entre amant et amante élégiaque : dans un premier temps, ce sont les amis qui reçoivent le rôle de havre que possédait l’amante ; mais dans un second temps (majoritairement dans les Pontiques), c’est au prince qu’Ovide donne le rôle de l’amante, capable de causer des tempêtes terribles sur la mer où navigue l’exilé et dont la clémence seule peut lui accorder une bonne navigation. Enfin, Ovide fait le lien entre la navigation métapoétique des élégies érotiques et la navigation de l’exil : la mer érotique est bien celle où il a fait naufrage et elle devient la mer de l’exil où le manque d’inspiration fait d’Ovide un navire encalminé. L’ensemble de ces variations possède une charge pathétique considérable qui réduit le poète à un objet, le navire, ou même seulement à des débris, ceux de son naufrage, qu’il appartient aux destinataires et aux lecteurs de sauver en les recueillant.

Notes de bas de page numériques

1 Eugène de Saint-Denis, Le rôle de la mer dans la poésie latine, Paris, Klincksieck, 1935, p. 474-475.

2 Anne Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine : une poétique de la rupture, Paris, Klincksieck, 1991, vol. 102, p. 91-105.

3 Eleonora Tola, La métamorphose poétique chez Ovide : « Tristes » et « Pontiques », Louvain ; Paris, Peeters, 2004, vol. 38, p. 201-244.

4 Eugène de Saint-Denis, Le Rôle de la mer dans la poésie latine, op. cit., p. 315-320 (sur les images maritimes chez Properce) ; p. 344-345 ; p. 365-369 (pour ces images chez Ovide).

5 Anne Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine : une poétique de la rupture, op. cit.,p. 91.

6 Anne Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine : une poétique de la rupture, op. cit., p. 95.

7 E. Tola, La métamorphose poétique chez Ovide : « Tristes » et « Pontiques », op. cit., p. 207.

8 Notons que la thèse de l’auteur dans cet ouvrage est de démontrer la différence de traitement qui existe entre les deux recueils – les Tristes étant marqués par une double idée de dynamisme et de fluidité, quand celles de stagnation et d’immobilisation caractériserait les Pontiques. À ce sujet, voir notamment E. Tola, La métamorphose poétique chez Ovide : « Tristes » et « Pontiques », op. cit., p. 240-241.

9 Voir par exemple Théognis, 970 ; 1361-1362 : dans les deux cas, le poète est représenté comme un vaisseau et les dangers de l’amour comme des écueils. Pour des exemples de la tempête comme métaphore amoureuses dans l’Anthologie palatine, voir AP. X. 116. 1 ; V. 190. 1-2 ; 235. 4 ; AP. XII. 157. 3 ; 167. 3. Voir aussi P. Murgatroyd, « The sea of love », The Class. Q., vol. 45, no 1, 1995, p. 9-25 ; Gabriel Laguna Mariscal, « El texto de Ovidio, Amores ii, 10, 9 y el topico del nauigium amoris », Emerita: Revista de Lingüística y Filología Clásica, LVII, 1989, p. 309-315.

10 Anne Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine : une poétique de la rupture, op. cit., p. 91-92 ; E. Tola, La métamorphose poétique chez Ovide : « Tristes » et « Pontiques », op. cit., p. 206-207.

11 Voir à ce sujet p. 92 et les notes 3 et 4 de cette page dans A. Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine : une poétique de la rupture, op. cit. ; Ov., A. A., I. 51 ; 373 ; 398 ; 400 ; 407 ; 410 ; II. 9 ; 337-338 ; 429-432 ; 725-736 ; 732 ; III. 259-260 ; 584 ; Am. III. 11. 51-52 se rapporte plus précisément à un départ en bateau, où la navigation signifie le fait d’être amoureux.

12 Prop. II. 5. 11-13 ; 12. 7-8 ; 14. 30 ; 25. 21-28 ; Ovide, Hér. 21. 43-44 ; Am. II. 4. 8 ; 9. 27-28 ; 31-32 ; 10. 9-10. Voir aussi Catulle, 64. 62.

13 Prop. II. 14. 29-30 ; Ov. Hér. 18. 205-209.

14 Prop. III. 17. 2 ; 24. 15-16 ; 25. 7 ; Ov. Am. II. 9. 21 ; III. 11. 29-30 ; Rem. 447 ; 531-532 ; 569-570 ; 635. Voir aussi Hor. Odes, I. 5. 9-12 ; III. 26.

15 Voir G. Laguna Mariscal, « El texto de Ovidio, Amores ii, 10, 9 y el topico del nauigium amoris », op. cit., note 5 p. 311.

16 Nous définissons ici le naufrage comme la perte d’un vaisseau, qu’il soit englouti, drossé sur des récifs ou brisé entièrement. Le terme naufragium ne se trouve d’ailleurs pratiquement pas en poésie avant Ovide ; sa première occurrence semble être en Lucrèce, II. 552. Aucun autre poète augustéen ne l’utilise qu’Ovide, avec dix occurrences réparties dans les Tristes, l’Ibis et les Pontiques. Pour cette idée sur naufragium, voir Martin Helzle, Publii Ovidii Nasonis Epistularum ex Ponto liber IV : a commentary on poems 1 to 7 and 16, Hildesheim Zürich New York, Hildesheim. Zürich. New York. G. Olms, 1989, p. 98.
L’image du naufrage d’amour se trouve en revanche chez Catulle, 68. 3. Nous ne considérons pas comme véritablement valide la deuxième occurrence que R. Pichon emploie pour justifier son affirmation « Naufragus dicitur amans qui spe destitutus est, » à savoir Ov. Hér. 18. 122-123 : siqua fides uero est, ueniens hinc esse natator, / cum redeo, uideor naufragus esse mihi. (S’il y a quelque foi à avoir en la vérité, en venant ici, il me semble être un nageur, quand je reviens, être un naufragé), René Pichon, Index verborum amatoriorum / par Pichon René [Reprint], Hildesheim, Olms, 1991, p. 211. En effet, il s’agit d’une comparaison et de plus motivée par le fait que Léandre nage réellement dans la mer ; de plus, la fidélité de l’amante n’est pas en cause. On ne peut donc pas parler ici à proprement parler d’un naufrage amoureux.

17 C’est ce qui, à notre avis, explique les différences de traitement de la métaphore que l’on constate par rapport à Catulle et éventuellement à Horace. En effet, chez Catulle, 68. 3 et 13, le poète présente tout d’abord son destinataire et ami comme victime d’un naufrage amoureux, avant d’indiquer qu’il est lui-même submergé par le malheur. Le malheur en amour et le deuil du locuteur ne sont d’ailleurs pas présentés sur le même plan : le naufragé d’amour a été rejeté hors des ondes (v. 3, naufragum ut eiectum spumantibus aequoris undis, comme un naufragé rejeté par les ondes écumantes de la mer), ce naufrage est présenté par le biais d’une comparaison (ut) et l’image se trouve manifestement dans un discours rapporté, où le locuteur restitue le contenu de la lettre de son ami : on peut lire cela comme une concession que le locuteur fait au malheur de son ami, avec toutefois un certain recul. Cependant, la réponse faite à la demande de l’ami est destinée à mettre en balance les deux types de malheurs subis et l’expression employée par le poète est cette fois bien une métaphore (v. 13, accipe, quis merser fortunae fluctibus ipse, apprends dans quels flots du sort je suis englouti moi-même). L’engloutissement est plus grave que le fait d’être rejeté, naufragé, sur une côte et le motif de la noyade en mer l’emporte par son pathétique et sa gravité : la mort symbolique du locuteur est en accord avec sa cause, la mort de son frère, quand le rejet de la mer de l’amour que subit Manlius correspond au rejet amoureux. Dans ce début de poème, Catulle met donc en place une gradation dans l’image nautique destinée à hiérarchiser deux sujets possibles de l’élégie, puis indique qu’il fait le choix d’un sujet grave et triste, l’expression de son deuil, plutôt qu’un sujet plus léger en lien avec le bonheur (v. 14 ne amplius a misero dona beata petas, ne demande plus à un misérable des dons heureux). La métaphore nautique permet ainsi à Catulle de procéder à une recusatio au début de son poème : plutôt que de traiter d’un sujet érotique, cette élégie se concentrera sur un malheur plus grand, qui interdit ce sujet léger au poète.
Chez Horace, Odes, I. 5, le naufrage amoureux est implicite, et ne peut être supposé qu’à partir de l’expression uuida uestimenta (v. 14-16), qui se réfère à l’ex-voto laissé par le locuteur à la divinité de la mer pour avoir survécu à sa navigation sur la mer de l’amour : si le vêtement est mouillé, cela peut indiquer que le personnage a été jeté à la mer lors d’un naufrage, mais aussi éventuellement qu’il a seulement été mouillé par un orage en mer. En tout cas, sa survie même indique que cette navigation amoureuse n’a pas été mortelle.
Ainsi, l’étude des images de possibles naufrages amoureux présentes chez d’autres poètes du Ier siècle que les poètes élégiaques montrent que ces naufrages, pour douloureux qu’ils soient, n’atteignent en rien la gravité même de la mort d’un proche.

18 Sur l’idée que le motif de la tempête dans les élégies d’exil serait allégorique, voir A. Cucchiarelli, « La nave e l’esilio (allegorie dell’ultimo Ovidio) », Materiali e Discussioni per l’Analisi dei Testi Classici, no 38, 1997, p. 215-224.

19 Sur la métaphore du naufrage et du naufragé dans les Pontiques, voir M. Helzle, Publii Ovidii Nasonis Epistularum ex Ponto liber IV : a commentary on poems 1 to 7 and 16, op. cit., p. 88-89.

20 Jacques Péron, Les images maritimes de Pindare, Paris, Klincksieck, 1974, p. 309-324, pour une analyse des métaphores du thème et du naufrage dans la poésie grecque archaïque et classique.

21 Voir par exemple Eschyle, Euménides, 550-565, où l’image du vaisseau englouti et crevé par l’écueil permet de représenter le sort qui menace l’impie ; Euripide, Troyennes, 102-108, où Hécube déchue est représentée comme une épave ; dans les épigrammes hellénistiques, voir deux exemples en particulier : AP. IX. 208 (anon.) ; X. 65 (Palladas, IVe siècle avant notre ère). Pour cette image dans la poésie latine voir Plaute, Epid. 49 ; Most. 737 sq. ; Lucr. III. 1052 ; V. 11 sq. ; Catulle, 25. 12 sq. ; Horace, Odes, II. 10. 1 sq. ; 21 sq. ; Epist. I. 1. 15. ; I. 18. 87 sq. ; II. 2. 201 sq.

22 Concernant le terme naufragium, il apparaît pour la première fois en poésie chez Lucrèce, II. 552, dans le sens de naufrage et l’occurrence est suivie par une longue énumération de l’ensemble des débris répandus sur la mer à la suite de naufrages nombreux et de grande ampleur. Par la suite, le terme ne se trouve que dans les poèmes d’exil d’Ovide, où le sens peut être « naufrage » ou « débris résultant d’un naufrage. » En Tr. I. 2. 52 ; 6. 8 ; V. 8. 11 ; 9. 17 ; Pont. II. 6. 11 ; IV. 3. 30 ; Ibis, I. 18, le sens de naufrage comme processus peut être soutenu). En Tr. I. 5. 36 ; Pont. I. 2. 59-60 (credo/mollia naufragiis litora posse dari, je crois que de doux rivages peuvent être accordés aux débris naufragés) ; II. 9. 9 (Excipe naufragium non duro litore nostrum, ne reçois les débris de notre naufrage sur un rivage dur), le sens de débris naufragés est plus approprié.
On remarque donc qu’Ovide innove dans l’emploi de naufragium en poésie : dans certains cas, il l’utilise pour évoquer un événement ou un processus, dans d’autres pour parler des restes pathétiques et concrets résultant d’un naufrage. Dans ces cas-là, il est toujours question de donner un rivage aux débris.

23 Pour une analyse détaillée de l’effet de cette fragmentation sur l’identité du locuteur élégiaque, voir E. Tola, La métamorphose poétique chez Ovide : « Tristes » et « Pontiques », op. cit., p. 207 sq.

24 Ovide renoue ici avec une tradition plus grecque que latine : aussi bien dans le domaine érotique que non érotique. Voir J. Péron, Les images maritimes de Pindare, op. cit., p. 309-324 et pour des références sur l’identification entre un personnage malheureux en amour ou dans sa vie et un vaisseau naufragé ou en danger, voir supra. L’influence de l’élégie érotique romaine est cependant visible dans le fait qu’il est désormais systématiquement question du locuteur de l’élégie, perçu non seulement comme un homme mais encore comme un poète malheureux.

25 Voir aussi Tr. V. 6. 2 ; Pont. I. 10. 39-40.

26 Pour l’image de la puella comme un port, Ov. Hér. XVIII. 205-209 ; pour l’amour de la puella qui garantit un port ou un rivage au bateau de l’amant, Prop. II. 14. 29-30 ; Ov. Am. II. 9. 31-32. Pour l’idée du ballottement auquel l’amant élégiaque est soumis du fait de sa dépendance à une dura puella, voir supra. A. Videau a bien montré de quelle façon l’image du port représente la satisfaction amoureuse ou le renoncement à l’amour dans les élégies érotiques en A. Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine : une poétique de la rupture, op. cit., p. 91-95.

27 On peut trouver en outre une association entre l’ami et une ancre en Pont. III. 2. 5-6. Cette image se trouve déjà dans l’élégie érotique, chez Properce, qui décrit métaphoriquement l’amante est comme une amarre en II. 22. 41 : At sciat esse aliam, quae uelit esse mea./Nam melius duo defendunt retinacula nauim (Mais qu’elle sache qu’il y en a une autre qui veut bien être mienne. Car deux amarres gardent mieux un navire). Il faut noter que cette maxime se trouve aussi chez Pindare, Ol. VI. 100 et Hérondas, I. 41. Voir Eugène de Saint-Denis, Le rôle de la mer dans la poésie latine, op. cit., p. 318.

28 Voir Tr. IV. 5. 19-20 ; Pont. IV. 9. 73-74 et en Tr. V. 6. 45-46 ; Tr. V. 2. 40-42 ; Pont. II. 6. 9-14 ; Pont. IV. 14. 9-12.

29 Cumque perhorruerit casus pars maxima nostros,/pars etiam credi pertimuisse uelit,/naufragiumque meum tumulo spectarit ab alto,/nec dederit nanti per freta saeua manum,/seminecem Stygia reuocasti solus ab unda. (Et alors que la plus grande partie était frappée par l’horreur de notre chute (une partie même veut que l’on croie qu’elle en eut grand peur) et regardait mon naufrage depuis un promontoire élevé, sans offrir leur main à celui qui nageait à travers les flots sauvages, toi seul tu m’as rappelé, à demi-mort, de l’onde du Styx.). Voir aussi Pont. II. 6. 9-14 ; Pont. II. 6. 9-14.

30 On peut trouver un argument en faveur de la mort en Ov. Mét. XI. 654, où l’ombre de Céyx envoyée par le Sommeil est dite sine uestibus ullis, puis, au vers v. 691, nudum : dans le cas de Céyx, sa mort est assurée.

31 Sur la mer qui prive les naufragés de leurs vêtements, voir AP. VII. 286 ; 290 ; 497 ; 501.

32 Cela correspond aux conclusions de l’ouvrage déjà cité d’E. Tola, La métamorphose poétique chez Ovide : « Tristes » et « Pontiques », op. cit.

33 Voir aussi pour cette image Pont. IV. 8. 27-28 : Quamlibet exigua si nos ea iuuerit aura,/obruta de mediis cumba resurget aquis (Quelque faible qu’elle soit, s’il nous favorise par cette brise, ma nacelle engloutie resurgira du milieu des eaux.). Pour les autres occurrences : Pont. IV. 9. 73-74 ; Pont. IV. 12. 42.

34 On peut en trouver un indice supplémentaire dans le fait que la clémence du prince est plusieurs fois associée, dans ces métaphores, à l’adjectif mollis, qui caractérise l’amour élégiaque en général, en particulier quand il est réciproque (voir Tr. IV. 5. 20, mollior aura ; Pont. I. 2. 60, mollia litora). Pour l’usage du terme durus, associé souvent dans l’élégie érotique à la puella infidèle ou en colère, voir Pont. II. 7. 53, où une situation mauvaise, représentée pour Ovide par une tempête, est désignée par l’expression duris rebus, alors que les amis offrent à l’exilé une tellus non dura grâce à leur fidélité quand la colère du prince a brisé sa barque (Pont. I. 10. 39).

35 Sur l’insistance du poète sur la colère du prince, qui lui permet de le montrer sur le jour défavorable d’un gouvernant qui ne serait pas maître de ses passions, voir Ronald Syme, History in Ovid, Oxford, Clarendon Pr., 1979, p. 223-224 ; sur l’ira principis comme thème unificateur et dynamique d’inspiration homérique des poèmes d’exil, voir M. Mcgowan, Ovid in exile: power and poetic redress in the « Tristia » and « Epistulae ex Ponto », Leiden ; Boston (Mass.), Brill, 2009, vol. 309, p. 191-197.

36 P. Murgatroyd, « The wrath of Poseidon », Classical Quarterly, N. S., 65 (2)65 2, 2015, p. 444-448.

37 Voir encore Ovide, Héroïdes, 6. 143-144.

38 Voir aussi Tristes II. 469-470, où le poète signale qu’il a été le seul à subir un naufrage en écrivant sur des thèmes érotiques : son malheur a été imprévu et injustifié dans la mesure où aucun autre poète n’a reçu de punition pour cela. La métaphore, celle d’un vaisseau qui seul fait naufrage sur une mer très fréquentée donne une impression d’arbitraire.

39 Pour des occurrences indiquant les liens entre voyage et poésie, voir M. Helzle, Publii Ovidii Nasonis Epistularum ex Ponto liber IV : a commentary on poems 1 to 7 and 16, op. cit., p. 89, note 31 pour les poètes grecs, note 32 pour les poètes latins ; voir aussi pour cette valeur dans la poésie grecque et particulièrement Pindare, J. Péron, Les images maritimes de Pindare, op. cit., p. 19-66 ; pour une première métaphore de la navigation associée à la poésie, voir R. M. Rosen, « Poetry and sailing in Hesiod’s Works and Days », Classical Antiquity, IX, 1990, p. 99-113

40 Sur le nauigium amoris et ses connotations, voir G. Laguna Mariscal, « El texto de Ovidio, Amores ii, 10, 9 y el topico del nauigium amoris », op. cit. ; A. Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine : une poétique de la rupture, op. cit.

41 Sur les liens entre amour et écriture chez Properce et leurs conséquences sur le motif de la renuntiatio, voir Eric Coutelle, « Poétique et Métapoésie chez Properce », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2005, p. 145-161, p. 151.

42 Pour une autre occurrence de la métaphore de la navigation littéraire, voir Tr. V. 7. 35-36, où le poète représente le paradoxe qu’il y a pour lui à continuer à naviguer dans la mer de la poésie alors qu’il y a fait naufrage.

43 Pour l’idée que non seulement Ovide a subi une tempête métaphorique dans son existence, mais encore sa poésie, voir M. Helzle, Publii Ovidii Nasonis Epistularum ex Ponto liber IV : a commentary on poems 1 to 7 and 16, op. cit., p. 89.

44 Voir Pythiques, II. 62 ; Néméennes, III. 20 ; XI. 43-47, pour l’étude de l’image de l’embarquement, voir J. Péron, Les images maritimes de Pindare, op. cit., p. 39-43 ; pour l’idée du vent de l’inspiration, voir Pythiques, IV. 11-12 ; XI. 39-40 ; Néméennes, V. 28-29, pour l’étude de cette image, voir , p. 178-185.

45 Tr. V. 1. 1-10 ; Pont. III. 7. 1-6 ; 9. 1-21.

46 Pour d’autres métaphores sur ce motif, voir Tr. III. 4. 15-16 ; Tr. III. 5. 4 ; Tr. V. 12. 40-41 ; Pont. II. 3. 25-28 ; Pont. II. 6. 9-10. On trouve même une occurrence en Tr. V. 5. 59-60, sur la navigation heureuse qu’aurait pu avoir Ovide s’il avait eu les bons vents (uenti sui).

47 Pour des occurrences de combinaison de la métaphore de l’accident de char et de la navigation difficile ou du naufrage, voir Tr. V. 2. 40-42 ; Pont. IV. 9. 10.

48 Noter par exemple Tr. V. 6. 7-8, où Ovide supplie un de ces amis de ne pas être un Palinure infidèle pour lui. L’image du poète pilote maîtrisant sa création n’est plus de mise en exil et il ne faut rien moins que la fidélité légendaire d’un pilote héroïque pour le sauver dans son affreux malheur.

49 Sur la course de char comme image poétique chez Pindare, voir J. Péron, Les images maritimes de Pindare, op. cit., p. 24-27 ; pour des exemples d’occurrences chez ce poète : Pyth. X. 65 ; Isthm. VIII. 62 ; Ol. IX. 46.

50 Voir pour la poésie augustéenne les occurrences suivantes de tabula en contexte de naufrage : Hor. Odes, I. 5. 13-14 En. I. 118-119 ; Prop. II. 26. 34-35 ; Mét. XI. 427-428 ; Tr. I. 2. 47 ; Ov. Ibis, 17-18, Cumque ego quassa meae complectar membra carinae,/Naufragii tabulas pugnat habere mei. (Et alors que j’embrasse les morceaux secoués de ma carène, il se bat pour avoir les épaves de mon naufrage). Il faut noter que ce passage est très proche de Tr. I. 6. 7-8, quoique plus violent (pugnat) : le réseau des images maritimes est donc cohérent dans l’ensemble des œuvres d’exil.

51 On trouve une utilisation fréquente du terme tabula en ce sens chez Properce, par exemple en I. 2. 22, où la couleur de tableaux est une image de séduction. Voir aussi Ov. Fastes, III. 830 et Mét. X. 516.

52 Sur les liens intertextuels qui existent entre la représentation de la tempête dans le mythe de Céyx et Alcyoné dans les Métamorphoses, XI et les lettres d’exil, voir E. Tola, La métamorphose poétique chez Ovide : « Tristes » et « Pontiques », op. cit., p. 235-240, « Le naufrage autotextuel de Nason : les fluctuations du vécu et du fictif. »

53 L’idée de l’œuvre naufragée peut aussi se trouver au livre I de l’Enéide, où le mot tabulae apparaît dans la représentation du naufrage d’un vaisseau troyen : Adparent rari nantes in gurgite vasto, / arma virum tabulaeque et Troia gaza per undas (Sur le vaste gouffre apparaissent de rares nageurs, les armes des troupes et des planches, et les trésors de Troie parmi les ondes). Nous devons cette idée à Mme Séverine Clément-Tarantino. Au sujet de la reprise par ces vers du premier de l’épopée, et l’opposition entre l’idée d’une presque annihilation des Troyens au lieu de l’annonce de leurs hauts faits et de leur triomphe final, voir Aeneid : books 1-6, Newburyport (Mass.), Focus Publ., 2012, p. 179-180.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Oriane Demerliac, « De la mer érotique à la mer de l’exil : étude des variations sur la métaphore nautique dans les Tristes et les Pontiques », paru dans Loxias-Colloques, 13. Lettres d'exil. Autour des Tristes et des Pontiques d’Ovide, Enjeux poétiques et politiques des Tristes et des Pontiques, De la mer érotique à la mer de l’exil : étude des variations sur la métaphore nautique dans les Tristes et les Pontiques, mis en ligne le 17 août 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1240.

Auteurs

Oriane Demerliac

Doctorante à l’ENS de Lyon (laboratoire HiSoMa, ED 3LA) sous la direction de Bénédicte Delignon et de Pascal Arnaud sur le sujet « La mer dans la poésie augustéenne : étude socio-historique, philosophique et poétique » ; ATER de latin à l’Université Côte d’Azur (CTEL). Auteur de deux communications publiées, « Relire la mort de Palinure : personnages, effets de structure et intertextes au service du sens », revue LALIES, juillet 2018 ; « Propemptikon et voix féminine, de la poésie hellénistique à la poésie augustéenne" à paraître dans les actes du colloque La féminité dans les arts hellénistiques (7-9 sept. 2017, ENS de Lyon).