Loxias-Colloques |  11. Corps, son et technologies entre théories et pratiques |  Troisième partie : Nouvelles technologies en mouvement 

Vivian Fritz  : 

La danse au-delà du corps à travers les technologies. Expériences collaboratives dans les laboratoires Seuil-Lab et GeoDanse

Résumé

Le dialogue entre la danse et l’usage de nouvelles technologies explore la possibilité de nouvelles formes d’écritures chorégraphiques basées sur la redéfinition du corps et de l’espace scénique par le numérique. Une réflexion purement théorique sur ce sujet semble insuffisante pour ceux qui ont l’habitude d’utiliser le corps comme forme de langage. Aussi, nous établissons des passerelles entre les expériences pratiques et la théorie des laboratoires Seuil-Lab (2009-2015) et GeoDanse (2015-2017), créés dans le contexte des recherches doctorales et postdoctorales. Les réflexions sont axées principalement sur les formes de présence du corps et son interaction dans un espace-temps qui se crée avec les nouvelles technologies de la communication, en particulier l’Internet.

Abstract

A dialogue between dance and the new technologies allows to seek other ways of coping with choreographic scripts thus based on a new setting of the body and the perception of the stage-space, owing to the digital world. Those who have been used to utilize their body as a language to express themselves won’t limit to a mere theoretical consideration about this issue. Thence, we set up bridges between the practical and theoretical experiments from our Seuil-Lab and GeoDanse laboratories which were created as a background for both doctoral and post doctoral researches. Our consideration of the issue is mainly focused on the different ways the body stands and behaves in interrelationship with a new space-time provided by the new technologies of communication, by the internet most specifically.

Index

Mots-clés : corps , danse contemporaine, espace-temps, internet, présence

Géographique : Chili , Colombie, Espagne, France

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Introduction

Utiliser les technologies comme partenaires de la danse constitue un défi pour les chorégraphes et les danseurs lorsque le corps, le support de la danse, se redéfinit à travers l’utilisation de dispositifs techniques dans le spectacle vivant.

Dans ce contexte, ce qui nous intéresse est le travail de création possible avec les nouvelles technologies liées aux télécommunications, en particulier l’Internet, qui élargit et/ou réduit les espaces d’interaction scénique et de langage corporel. Nous partons du principe que ces nouveaux formats de création ouvrent de nouvelles formes de perception pour les professionnels de la danse, ainsi que pour le public, mettant en jeu de nouveaux paramètres pour un corps dansant qui redéfinit sa matérialité, sa présence et son espace d’interaction. Nous soutenons l’idée que nous sommes face à la naissance d’une danse qui ne peut exister qu’avec l’utilisation de l’Internet et des dispositifs impliqués (comme la caméra, la télétransmission, les projections, etc.).

En conséquence, une question se pose : quel corps, pour quelle danse, est-il possible de développer dans un contexte de création collaborative entre la danse et l’internet ? Pour explorer cette question, nous avons mis en place deux laboratoires, Seuil-Lab et GeoDanse, qui ont permis d’expérimenter nos idées dans la pratique d’une création avec des équipes constituées de chercheurs, d’artistes et de techniciens appartenant à divers pays et disciplines.

Notre formation ancrée dans les pratiques en danse nous a amenée à développer une méthodologie de recherche expérimentale sous forme de laboratoires. Cette approche articule la pensée reliée à l’action, ainsi que l’observation et l’analyse du mouvement corporel ; elle montre tout son potentiel lors de l’étude des processus et des achèvements créatifs dans le cas du spectacle vivant.

Nous traiterons du laboratoire Seuil-Lab mis en place pendant notre thèse doctorale Danse et nouvelles technologies : vers d’inédites écritures chorégraphiques (2009-2015)1 et, dans la même dynamique de travail, nous évoquerons le laboratoire expérimental GeoDanse, mis en place lors de la recherche postdoctorale « Scénarisation » dans l’usage des TIC, innovations chorégraphiques et pédagogiques2.

Ainsi, nous voudrions mettre en avant l’usage de l’Internet comme déclencheur d’une pensée chorégraphique qui permet d’ouvrir l’esprit du créateur à d’autres paramètres possibles du corps dansant. Un corps qui se réinvente lorsqu’il est confronté au changement de sa matière en image, qui se dédouble à travers la télédiffusion, et qui est capable de construire un nouveau langage dansé, lié à une gestualité d’interaction entre nous-mêmes, les autres, et l’espace qui se crée dans le cyberespace.

Penser la danse en dansant

Seuil-Lab

La mise en œuvre des laboratoires Seuil-Lab (2009-2015) et GeoDanse (2015-2017) nous permet de tester des hypothèses de travail lors de l’articulation entre les pratiques chorégraphiques et les technologies (internet, logiciels d’interaction en temps réel). Dans les deux cas, nous travaillons sur une méthodologie qui promeut des expériences de création chorégraphique sous forme de mini-résidences collaboratives, multidisciplinaires et internationales, aboutissant à une présentation publique. Chaque expérience est évaluée avant d’organiser la suivante, ainsi les résultats nourrissent à la fois la théorie et la pratique. Comme instruments d’évaluation, nous utilisons des questionnaires, des entretiens, des tables rondes, des observations directes et des documents audiovisuels proposés aux participants (artistes, techniciens, publics et autres), ainsi que l’animation des ateliers de discussions.

Seuil-Lab tire son nom de la contraction du mot « seuil » et de « laboratoire ». Le mot « seuil » trouve sa principale source d’inspiration dans le conte de l’écrivain uruguayen, Mario Benedetti, Su amor no era sencillo (Leur amour n’était pas simple), qui dit : « Ils ont été arrêtés pour attentat à la pudeur. Et personne ne les crut quand l’homme et la femme ont essayé de s’expliquer. En réalité, leur amour n’était pas simple. Il souffrait de claustrophobie, et elle, d’agoraphobie. C’était juste pour cela qu’ils forniquaient sur les seuils3 ».

Ce conte nous parle d’un endroit où deux mondes, dont la rencontre est a priori impossible, trouvent un point en commun, au-delà de leurs propres espaces et problématiques. De cette façon, le mot « seuil » en tant que tel devient notre axe de réflexion permanent en évoquant des points de rencontre possibles, mais aussi des limites et des frontières. Dans notre contexte expérimental, nous proposons une création collaborative entre artistes et techniciens, qui, placés dans deux espaces-temps différents (en France et au même moment au Chili), sont reliés à travers l’usage de la visioconférence. Ainsi, la chorégraphie se développe dans trois lieux en simultané : deux sont physiquement éloignés, par contre le troisième permet de se retrouver virtuellement dans un espace en commun créant un « seuil » dans le cyberespace. Ce troisième espace, immatériel, créé par les images télétransmises en temps réel, voyage dans l’espace-temps pour se retrouver à différents endroits en parallèle. En quelque sorte cette dynamique de création évoque notre coexistence hybride dans un monde contemporain piloté par la vitesse, l’instantanéité et l’éphémère.

Nous avons démarré notre travail à partir d’un dispositif de base avec deux équipes distinctes, l’une à l’université du Chili (Santiago) et l’autre en France à l’université de Strasbourg, chacune dans une salle de spectacle en présence d’un public (fig.1).

Cette configuration a été retravaillée entre 2009 et 2012 à travers trois expériences, toujours en présence d’un public :

Danse au seuil du monde (2009) correspond à la première expérience dont nous avons décrit le dispositif ; le sujet artistique s’inspire du conte de Benedetti mentionné plus haut, impliquant la participation de trois danseurs à l’université de Strasbourg et trois à l’université du Chili. Notre défi a été de danser ensemble à distance et en temps réel, avec un dispositif que nous avons considéré comme « simple ». Mais, nous n’avions pas imaginé l’univers de questions, de problématiques et de découvertes que cette expérience pouvait faire naître. Ainsi, nous avons décidé d’organiser une autre expérience.

Danse au seuil du monde : kaléidoscope (2010) : au dispositif précédent a été intégré une vidéo d’introduction préenregistrée montrant des images des deux villes participantes (Santiago et Strasbourg), suivie d’un enchaînement d’images en télétransmission directe. La réalisation de cet enchaînement ne permettait pas au public de distinguer le passage de la vidéo à la télétransmission directe. De cette façon, nous avons mis en avant la problématique du temps et de la présence dans différentes formes de représentation : comment créer des images préenregistrées à partir de l’idée « d’imaginer » l’interaction avec des autres lointains, et comment rendre visible l’interaction avec un autre à distance et en temps réel ? Nos réflexions sur la distance et la matérialité ne se développent pas seulement avec les dispositifs télévisuels (visioconférence et vidéo) et les danseurs présents, en chair et en os et en images télétransmises, mais aussi par exemple, avec les costumes. Créés au Chili pour les six danseurs, les costumes à destination des Français ont été envoyés par la poste. Quant à l’argument, nous nous sommes inspirés du poème et chanson « La Muraille » du Cubain Nicolas Guillén, qui parle d’une muraille qui s’ouvre ou se ferme selon ceux qui demandent à passer.

Seuil in progress4 (2011-2012) : ce travail en collaboration suivi d’improvisations de danse-musique pendant deux années, ainsi qu’un atelier avec les artistes spécialistes en télématique, Konic Thtr de Barcelone5, nous a permis d’élargir les expériences et questionnements à travers l’usage de la caméra en direct, et la présence du corps en espaces parallèles. Cette étape a trouvé son aboutissement dans une résidence d’une semaine qui a permis des tests et des réflexions en connexion continue. À la fin de la résidence, nous avons présenté au public un spectacle sur l’histoire de la rencontre entre un homme (au Chili), habitant dans un monde de créations imaginaires faites en papier journal, et une femme (à Strasbourg), habitant dans un monde de lumières. Un troisième espace, en Colombie, monde venu de la télévision, avait pour rôle de casser l’unidirectionnalité communicative entre les deux personnages. Des avions en papier ont été fabriqués et utilisés en France, au Chili et en Colombie, avec pour objectif de lier visuellement les espaces et faire participer le public de manière ludique (figures 2, 3 et 4). Enfin un quatrième espace s’est créé dans le web avec un streaming en direct, lequel a donné une vision de l’ensemble du point de vue de la salle de théâtre à Strasbourg.

Dans une deuxième étape de Seuil-Lab, nous avons proposé deux expériences de différents formats. Avec l’installation-performance Seuil : passeurs de rêves6 (2013), nous avons cherché à tester d’autres formats en investissant un bâtiment avec des musiciens, danseurs, artistes et plusieurs techniciens à Strasbourg. L’équipe de Strasbourg a travaillé sur différents dispositifs tels que les caméras en direct, les vidéos préenregistrées, la télétransmission, et le logiciel interactif. La télétransmission s’est réalisée en collaboration avec l’observatoire astronomique Cerro Tololo au Chili, lequel a autorisé la présence d’une danseuse dans leurs installations et la diffusion des images en temps réel à Strasbourg.

La performance, d’une durée de quinze minutes, et centrée sur le thème de la pollution lumineuse et de la disparition des étoiles, a été répétée trois fois pour que le public puisse changer de point de vue à l’intérieur et à l’extérieur du bâtiment strasbourgeois. Nous avons également mis en place l’option de suivre l’événement avec d’autres points de vue par streaming en direct sur le web.

Une dernière expérience, Kinder Seuil (2013) a eu comme objectif d’utiliser la télétransmission et l’expression corporelle comme moyens créatifs d’échange interculturel dans le contexte éducatif. Deux classes de maternelle (4 et 5 ans), au Chili et en France, se sont rencontrées virtuellement pour partager et jouer ensemble, sans public. Dans ce dernier cas, les enfants ont joué à distance avec les autres par le truchement de leurs corps, de chants et de dessins comme outils de communication, soutenus par les enseignants de chaque classe. Cette expérience nous a apporté un regard nouveau sur la visioconférence, plus naïf et spontané. Les enfants ont été capables d’effacer la sensation du « seuil » imposé par les technologies, passant plus naturellement à l’idée de présence, d’« être » avec l’autre.

Pendant le processus des expériences Seuil-Lab, notre défi majeur était de mettre en valeur le travail du danseur comme acteur principal face aux différents dispositifs, permettant d’interagir visuellement avec les autres danseurs à distance. La danse est intermédiée principalement par la caméra en direct, et non par d’autres intervenants (logiciel, caméraman, entre autres), ce qui a permis de tester un langage gestuel en dialogue direct, bien qu’à distance, entre les danseurs. Du point de vue de l’écriture chorégraphique, nous privilégions les tests qui nous amènent à développer une esthétique porteuse de contenu sensible. Ce mot de « sensible » nous l’utilisons en appelant à l’expérience des sens telle qu’elle est comprise par la phénoménologie de la perception, comme la vision proposée par l’anthropologue David Le Breton :

Entre la sensation et la perception, il y a la faculté de connaissance qui rappelle que l’homme n’est pas un organisme biologique mais une créature du sens. Voir, entendre, goûter, toucher ou sentir le monde, c’est en permanence le penser à travers le prisme d’un organe sensoriel et le rendre communicable7.

En effet, dans le contexte de nos recherches, le contenu sensible correspond au comment les mouvements devaient être liés aux objectifs de l’idée créatrice. Autrement dit, la nécessité de nous concentrer sur un dialogue sensoriel avec l’autre à distance pouvant éveiller des émotions chez le spectateur. Finalement, notre travail cherche à rendre visible l’hypothèse d’une danse qui se développe seulement avec l’usage de la visioconférence (Internet).

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Figure 1 : dispositifs de base utilisés pour Danse au Seuil du monde8 2009 et 2010.

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Seuil in Progress 2012. Figure 2 : des expériences de création en salle de vidéoconférence avec trois points en connexion (Chili, France et Colombie). Figure 3 : répétition en salle de spectacle en France et au Chili. Figure 4 : expérience finale avec public. Danseurs : Daniela Guzman et Victor Romero. Photographies : courtoisie de Seuil-Lab.

GeoDanse

Le deuxième laboratoire mentionné, GeoDanse9, cherche à développer le concept de « scénarisation10 » contextualisé dans la création d’un spectacle vivant sur le web. Il s’appuie sur les expériences Seuil-Lab avec de nouveaux défis qui impliquent l’exploration d’un langage corporel qui se construit avec d’autres danseurs à distance et en temps réel. Ici, nous nous intéressons particulièrement aux questions sur la présence et la matérialité du corps dansant. La méthodologie est travaillée avec les mêmes dynamiques de collaboration interdisciplinaire que Seuil-lab, dans l’optique d’aller vers des expériences de création qui nourrissent cette nouvelle étape.

Le nom du laboratoire, GeoDanse, comme nous l’expliquons sur le site du projet11, s’inspire de la géolocalisation, méthode qui permet de trouver sur une carte une personne, un lieu, un objet, etc., à l’aide de coordonnées géographiques (latitude et longitude). Ainsi, nous l’utilisons pour détecter les nouvelles formes que la danse contemporaine prend avec le support d’Internet.

Deux étapes se développent à ce propos. Un premier travail, face à FACE (2016) s’est construit en collaboration avec des étudiantes de l’option danse de l’université de Strasbourg et une petite équipe à l’université du Chili. Ils ont exploré la légende de Narcisse, que nous avons transposée aux réseaux sociaux. La figure 5 en illustre un exemple où deux danseuses explorent à distance leur image qui se démultiplie pendant la transmission, ainsi que leur image réfractée dans un miroir et diffusée elle aussi.

Trois espace-temps sont confrontés à des corps qui se multiplient et se déplacent dans des états de présence différents, organique (chair et os) ou en image (vidéo et télétransmission), selon l’endroit où ils se trouvent. Le temps qui passe a été représenté par une vidéo préenregistrée dans une gravière, où les étudiantes dansent à ciel ouvert. Le temps présent a été représenté par la caméra en direct qui capturait les danseuses/étudiantes se déplaçant sur un plateau. Ces images étaient diffusées en temps réel sur un écran. Finalement des espace-temps révélant des univers parallèles sont perçus à travers l’interaction directe entre les deux pays, la France et le Chili, connectés de façon technologique.

Une deuxième étape, encore en cours, nommée GeoDanse : Mes frontières, tes frontières (2016-2017), cherche à poursuivre les expériences d’improvisation de danse et de musique à distance. Les résultats sont présentés sous forme de conférences-performances12. Ce format nous permet de nous concentrer sur la présence du corps dans un contexte d’improvisations où les échanges théoriques sont également sollicités, en alimentant une réflexion collective de vive voix ainsi qu’en mouvement.

Nous pensons que le seul fait de réfléchir, et d’essayer de nommer ce qui se passe dans les actions grâce à cette dynamique, ouvre à un esprit curieux et participatif, et alimente une pensée collective qui se nourrit les uns des autres. Le corps dansant mis à l’épreuve d’un tel laboratoire se manifeste entre regards, actions et mots, en interaction directe dans un monde encore à découvrir sur l’Internet.

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Figure 5 : télétransmission entre le Chili et la France, improvisations avec le miroir avec la danseuse Laura Leyton. Extrait de la télétransmission via l’application Plaza, fournie par REUNA13, 2015.

Réunissant des points de vue disciplinaires, sensoriels et aussi conceptuels, le corps dansant mis en jeu dans cette expérience interpelle un univers d’imaginaires que nous découvrons au fur à mesure, à l’aide des actions explorées en connexion, au sens large du terme, avec les autres.

La redéfinition du corps dansant dans le monde de l’Internet

L’Internet comme extension du corps

Avant même l’existence d’Internet, le théoricien spécialiste en médias Marshall McLuhan avait pronostiqué comment les technologies arriveraient à représenter notre système nerveux dans le monde extérieur :

Pendant l’âge mécanique, nous avons prolongé nos corps dans l’espace. Aujourd’hui, après plus d’un siècle de technologie de l’électricité, c’est notre système nerveux central lui-même que nous avons jeté comme un filet sur l’ensemble du globe, abolissant ainsi l’espace et le temps, du moins en ce qui concerne notre planète. Nous approchons rapidement de la phase finale des prolongements de l’homme : la simulation technologique de la conscience. Dans cette phase, le processus créateur de la connaissance s’étendra collectivement à l’ensemble de la société humaine, tout comme nous avons déjà, par le truchement des divers médias, prolongé nos sens et notre système nerveux14.

En ce sens, si nous imaginons l’Internet comme la représentation de notre pensée dans le monde extérieur, avec McLuhan l’on pourrait dire que cette énorme machine d’informations à stocker et à partager devient une sorte de conscience commune dans un grand cerveau planétaire. Dans ce cerveau collectif existerait aussi la possibilité de trouver le réseau correspondant à l’imaginaire, lequel, au service de la création, déboucherait sur une source d’idées inattendues. Des idées qui peuvent se révéler fécondes et/ou sombres et infertiles si mises à l’épreuve.

Dans ce nouvel univers, la logique de notre monde en chair et en os semble dépassée face aux autres formes de représentation du corps qui cohabitent en images et qui, à la différence de notre corps organique, sont capables d’exister dans plusieurs univers parallèles. Il permet l’existence d’un nouveau corps qui ne serait plus prisonnier de son enveloppe de peau, détaché des contraintes de la fatigue et des limites imposées par la force de gravité.

D’autre part, en intégrant la visioconférence dans des appareils du quotidien comme les téléphones portables, les tablettes, etc, l’Internet développe des formes de communication qui mettent en question la présence spatiale et temporelle de l’autre. Le corps en chair et en os, restant dans l’endroit où il se connecte, se multiplie en plusieurs images qui voyagent sans limites dans le cyberespace. Ainsi, la présence du corps de l’autre semble être à nos côtés, engendrant une sorte de schizophrénie des présences multiples.

Alors se pose la question : que faire d’un corps bipolaire pour une danse encore étrange, parfois froide, incomprise, trop conceptuelle ? Une danse avec un corps qui se déplace dans un monde vaste et sauvage comme si l’on découvrait une autre planète. Et si notre corps dansant se prolonge à travers les images dans un univers encore mystérieux, quel type de danse est-il possible de développer ? Ces questions nous hantent depuis le début de nos expériences. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous essayons encore aujourd’hui de placer le corps dansant au centre des réflexions sur les nouvelles technologies en utilisant un dispositif qui permet une intermédialité d’interaction visuelle directe avec l’autre. Cette proposition apparemment simple au niveau des dispositifs, déclenche d’incalculables possibilités d’écritures chorégraphiques. Nous illustrons, à travers le schéma de la figure 6, un dispositif de base où le « moment 1 » montre une télétransmission simple avec deux lieux en connexion, chacun avec un seul danseur. Les danseurs dansent avec l’image de l’autre, venue d’ailleurs en temps réel. Par la suite, dans le « moment 2 », l’image du danseur en chair et en os reçoit à la fois l’image de l’autre et sa propre image. En conséquence, le concept de présence, ainsi que les diverses représentations des corps en interaction (taille, couleur, détails du corps) ouvrent une large palette de possibilités chorégraphiques.

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Figure 6 : schémas15 représentant deux possibilités de présences du corps sur le plateau de danse.

En conséquence, les expérimentations en laboratoire dévoilent le corps dansant de nos hypothèses. Il évoque la redéfinition du corps qui ouvrirait le « seuil » d’un monde qui nous interpelle en tant que créateur. À ce propos, Johannes Birringer pense que :

La téléprésence permet la synthèse en temps réel des multiples médias qui agissent les uns sur les autres dans une réalité virtuelle partagée (l’internet) qui doit être spatialisée par projection. Dans les différents studios interconnectés, l’accent est mis sur les actions de la danseuse, dans la manière dont elle incorpore la lumière projetée provenant des images transmises en continu dans sa perception étendue du monde, dans son corps prolongé16.

Ce corps dansant mis à l’épreuve de la visioconférence devient notre espace d’exploration concret, dans un espace hybride entre matérialité et virtualité. Un corps qui est capable de se télétransporter à travers l’espace-temps pour montrer sa danse grâce à ses multiples corps voyageurs porteurs d’espoirs et de dangers dans un monde à explorer.

Le corps dansant au seuil des mondes parallèles

Pour McLuhan « les technologies sont des moyens de traduire ou de transposer une sorte de connaissance sur un autre mode17 » ; dans ce sens, le fait d’être confrontés à une danse susceptible de dévoiler une dimension invisible, au moment de se confronter à des dispositifs techniques, peut nous ouvrir un chemin encore inconnu pour la danse. Mais quelles pistes pouvons-nous suivre ?

Par exemple, nous pouvons nous centrer sur la perception du temps et de l’espace par rapport à cette danse. Geisha Fontaine, chercheuse et chorégraphe, s’intéresse à la question du temps dans la danse et à la relation danseur/public. Elle explique, suivant les paroles de Levinas, qu’« il se peut que la situation de face-à-face corporel soit l’accomplissement même du temps18 » ; ainsi le temps de l’autre « est en même temps de me changer, et donc de me temporaliser19 ». La confrontation en face d’un autre, qu’il soit le public ou les autres danseurs, permettrait donc de prendre conscience d’un état de temps qui se construit sur une dynamique proposée par l’artiste. Mais, si, dans cette forme d’échange, le face-à-face est intermédié par les technologies, comment se construirait à distance ce rapport sensible avec l’autre ?

Le simple fait de prendre conscience de l’espace physique qui nous éloigne de l’autre nous amène à envisager ce face-à-face différemment. La théoricienne de la danse Laurence Louppe dit que « dans la théorie de la danse en effet, le rapport à l’espace n’existe pas en soi : c’est nous qui l’instaurons20 ». Ainsi l’espace construit entre les danseurs sur place et les danseurs ailleurs rend visible l’interaction simultanée d’espaces parallèles. Les danseurs ouvrent donc une porte audiovisuelle et de mouvement corporel, amenant le public à l’expérience d’une danse venue d’un univers qu’il n’est possible de créer qu’avec la télétransmission.

Et si la danse que nous essayons d’observer avec la téléprésence n’était pas vraiment « constructrice » d’espaces, mais plutôt celle qui « dévoile » des espaces déjà existants ? Et si le corps qui se déplace était aussi une visualisation d’une autre conscience de soi ? Les questions sont nombreuses, et nous ne pouvons pas encore trouver de réponses précises.

Chez le psychologue et anthropologue Patrick Schmoll, nous avons trouvé une piste intéressante : il affirme que « les humains se sont approprié les technologies de réseau pour se porter à la rencontre les uns des autres et faire lien au sein de communautés en ligne21 » ; il remarque que « le social, c’est bien le partage des imaginaires22 ». Ces paroles transposées à notre dynamique de travail des échanges en temps réel au sein d’une équipe, le fait de réfléchir à travers l’art, nous « éveille » à d’autres possibilités d’être ensemble et de communiquer.

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Figure 7 : improvisations entre le Chili et la France. Avec la participation du professeur et compositeur Rolando Cori et les danseuses : Daniela Guzman, Laura Leyton et Sofia Bryant. Extrait de la télétransmission via l’application Plaza, fournie par REUNA, novembre 2016.

Conclusion

Avec l’intermédialité de la visioconférence impliquant l’image et le son par l’Internet, la danse crée et dévoile des espaces avec un corps qui se prolonge au-delà de sa matérialité organique. Le fait de pouvoir tester dans la réalité des expérimentations, dans un aller-retour entre la virtualité de la pensée et l’action physique, établit des dialogues exploitables pour la création chorégraphique.

Dans ce contexte, la possibilité d’un travail en laboratoire pratique-théorique permet de rechercher de nouvelles formes de « traduction » d’un corps qui s’étale, un univers à découvrir et/ou à réinventer. Ce corps participe à un aller-retour de collaborations interdisciplinaires et d’outils qui favorisent de nouvelles visions en se plaçant dans une étape actuelle de nouvelles technologies pour l’humanité. Sans vouloir donner un jugement à ce propos, la danse peut nous apporter une nouvelle vision de ce nouveau monde depuis sa discipline, laquelle se centre dans un corps qui sort des actions quotidiennes.

Le corps dansant téléprésent multiplie ses présences, amenant notre pensée vers une danse encore floue, où seules nos expériences sensorielles et imaginatives peuvent, peut-être, trouver de nouvelles réponses. Produire des actions en collaboration multidisciplinaire, comme cela est possible dans un travail de laboratoire, transforme le voyage en solitaire face aux technologies de la communication, en un voyage collectif, aventurier et créatif.

Notes de bas de page numériques

1 Vivian Fritz, Danse et nouvelles technologies vers d’inédites écritures chorégraphiques, Thèse de doctorat dirigée par Geneviève Jolly et Gonzalo Leiva, soutenue le 5 juin 2015 à Strasbourg.

2 Recherche en cours au sein du laboratoire ACCRA 3402, Université de Strasbourg (2015-2017). Pour plus d’informations, cf. https://sites.google.com/site/geodanselab/ (cons. le 20 novembre 2017).

3 Mario Benedetti, Despistes y franquezas, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1988, p. 30. La traduction est aux soins de l’auteure.

4 Vidéo de Seuil in Progress disponible sur : https://vimeo.com/241426049 (cons. le 20 novembre 2017).

5 Le site officiel des artistes Konic Thtr est disponible sur : http://koniclab.info/ (cons. le 20 novembre 2017).

6 Vidéo de Seuil, Passeurs de rêves disponible sur : https://vimeo.com/241422573 (cons. le 20 novembre 2017).

7 David Le Breton, La saveur du monde, une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006, p. 26.

8 Schéma réalisé par Vivian Fritz, Danse et nouvelles technologies, op. cit., p. 188.

9 Pour plus d’informations, cf. https://sites.google.com/site/geodanselab/ (cons. le 20 novembre 2017).

10 Dans le contexte de la recherche post doctorale menée au sein du laboratoire ACCRA 3402, Université de Strasbourg, nous cherchons à redéfinir le concept de « scénarisation ». Ce dernier est souvent utilisé dans les cours à distance, mais nous l’appliquons au spectacle vivant avec l’utilisation des TIC (Technologies de l’Information et la Communication). Pour plus d’informations, nous proposons le texte suivant : Roxana Ologeanu, « Usages de la visioconférence dans l’enseignement supérieur, expériences et usages », Les Enjeux de l’information et de la communication, 2001, vol. 1, pp. 70-82. Disponible sur : https://www.cairn.info/revue-les-enjeux-de-l-information-et-de-la-communication-2001-1-page-70.htm (cons. le 20 novembre 2017).

11 Pour plus de détails, cf. https://sites.google.com/site/geodanselab/description (cons. le 20 novembre 2017).

12 La conférence-performance est un format qui permet de guider le spectateur vers des réflexions mélangeant contenus théoriques et actions artistiques, qui se complémentent de façon ludique, poétique et novatrice. Un exemple de conférence-performance réalisée par GeoDanse au Musée d’Art contemporaine au Chili est consultable sur http://vcenter.reuna.cl/videos/video/2368/ (cons. le 20 novembre 2017). Notons qu’il est possible de modifier la distribution des images en appuyant sur le bouton de la barre à droite en bas.

13 REUNA, Réseau Universitaire National, Chili. Disponible sur : http://www.reuna.cl/ (cons. le 20 novembre 2017).

14 Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1968, p. 22.

15 V. Fritz, Danse et nouvelles technologies, op. cit., p. 174.

16 Johannes Birringer, « La danse et la perception interactives », Interagir avec les technologies, Nouvelles de danse, 2004, p. 107.

17 Marshall McLuhan, La Galaxie Gutenberg I : la genèse de l’homme typographique, Saint-Amand Montrond, Gallimard, 1977, p. 79.

18 Emmanuel Levinas cité dans Geisha Fontaine, Les Danses du temps, Pantin, Centre national de la danse, 2004, p. 44.

19 G. Fontaine, Les Danses du temps, op. cit., p. 45.

20 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Contredanse, 2004, p. 180.

21 Patrick Schmoll, La société terminal 1 : Communautés Virtuelles, Strasbourg, Néothèque, 2011, p. 29.

22 P. Schmoll, La société terminal 1 : Communautés Virtuelles, op. cit., p. 29.

Bibliographie

Écrits

BENEDETTI Mario, Despistes y franquezas, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1988

BIRRINGER Johannes, « La danse et la perception interactives », Interagir avec les technologies, Nouvelles de danse, 2004

FONTAINE Geisha, Les Danses du temps, Pantin, Centre national de la danse, 2004

FRITZ Vivian, Danse et nouvelles technologies vers d’inédites écritures chorégraphiques, Thèse de doctorat dirigée par Geneviève Jolly et Gonzalo Leiva, soutenue le 5 juin 2015 à Strasbourg

LE BRETON David, La saveur du monde, une anthropologie des sens, Paris, Métailié, 2006

LOUPPE Laurence, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles, Contredanse, 2004

McLUHAN Marshall, La Galaxie Gutenberg I : la genèse de l’homme typographique, Saint-Amand Montrond, Gallimard, 1977

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Notes de la rédaction

Les photos sont reproduites avec l’aimable autorisation des personnes concernées.

Pour citer cet article

Vivian Fritz, « La danse au-delà du corps à travers les technologies. Expériences collaboratives dans les laboratoires Seuil-Lab et GeoDanse », paru dans Loxias-Colloques, 11. Corps, son et technologies entre théories et pratiques, Troisième partie : Nouvelles technologies en mouvement, La danse au-delà du corps à travers les technologies. Expériences collaboratives dans les laboratoires Seuil-Lab et GeoDanse, mis en ligne le 24 juillet 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1154.

Auteurs

Vivian Fritz

Docteure en Arts du spectacle, spécialisée en danse, elle a été en post-doctorat à l’unité de recherche ACCRA 3402, Faculté des Arts, Université de Strasbourg (2016-2017). De nationalité chilienne, danseuse et chorégraphe formée à l’Université du Chili, elle est professeure d’arts plastiques et diplômée en photographie numérique à l’Université Catholique du Chili (PUC). Ses recherches, ses créations et son enseignement se focalisent sur la danse contemporaine et les écritures chorégraphiques au travers de l’usage du numérique (Internet, dispositifs audiovisuels). Elle promeut une méthodologie de travail de recherche-création à travers des laboratoires expérimentaux comme Seuil-Lab et GeoDanse.