Loxias-Colloques |  11. Corps, son et technologies entre théories et pratiques |  Deuxième partie : Le geste musical, contextes et analyses 

Ledice Fernandes de Oliveira Weiss  : 

Le geste en lien avec le son : lecture cinétographique du jeu du guitariste dans Percussion Study I d’Arthur Kampela

Résumé

Cet article se propose d’étudier la relation entre le son et les gestes instrumentaux au sein de Percussion Study I pour guitare solo, écrite en 1990 par le compositeur brésilien Arthur Kampela. Pour ce faire, nous développons une grille d'analyse de type « chorégraphique » sur la base des méthodes développées par le chorégraphe hongrois Rudolf Laban (1879-1958), et partons d’une hypothèse selon laquelle il existe un contenu chorégraphique intrinsèque aux gestes et mouvements requis par la partition. Cela nous conduit à interroger le rôle scénique de l'instrumentiste.

Abstract

This article studies the relationship between sound and instrumental gestures inside Percussion Study I (1990) for solo guitar by the Brazilian composer Arthur Kampela. With this purpose in mind, we develop a « choreographic » analysis based on the methods developed by the Hungarian choreographer Rudolf Laban (1879-1958), and assume that every gesture and movement required by the score has a choreographic content. This leads us to question the scenic role of the instrumentalist.

Index

Mots-clés : geste instrumental , guitare, Kampela (Arthur), notation chorégraphique

Géographique : Brésil , États-Unis

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

1L’objectif de cet exposé est d’étudier le rapport entre le geste instrumental et le son au sein de la première Percussion Study (1990)1 pour guitare solo du compositeur brésilien Arthur Kampela2 . Dans cette œuvre, il nous semble flagrant que les mouvements corporels réalisés par le guitariste – lui qui engage son corps avec énergie pour réaliser une musique au caractère « organique » – sont déclencheurs de son expressivité. Par-là, nous analyserons la palette impressionnante de gestes instrumentaux que Kampela a inventés, ceci sous le prisme du mouvement chorégraphique, même si le compositeur ne l’a pas nécessairement pensé sous ce même angle. Kampela est parmi les compositeurs et artistes actuels qui pensent le son en lien direct avec le corps en mouvement, et se plaisent à jouer avec le potentiel sonore du corps et avec le potentiel scénique déjà présents dans la situation de concert. Par conséquent, les œuvres de Kampela comportent un véritable potentiel scénique dû à l’exploration de l’instrument de musique selon ses qualités tactiles.

Les Percussion Studies

2Les Percussion Studies (PS) sont une série de cinq études pour guitare, dont la première date de 1990, et qui sont devenues les œuvres les plus connues d’Arthur Kampela, en particulier car elles remettent profondément en question les conventions techniques et idiomatiques de l'instrument. Citons par exemple l’emploi d’une cuillère et d’un crayon dans le jeu instrumental (Percussion Study II, 1993) ou l’utilisation d’un violon alto avec la posture et la technique de la guitare (Percussion Study IV et V, 2003 et 2007).

Kampela et la guitare

3Comment Kampela aborde la guitare dans PS I ? Pour répondre à cette question, nous allons identifier les gestes instrumentaux (y compris les effets instrumentaux plus ou moins courants) que le guitariste doit réaliser pour créer un univers musical en soi très gestuel, et aboutir au résultat sonore souhaité par le compositeur. D’un côté il y a l’aspect idiomatique de l’écriture pour guitare : Kampela étant lui-même guitariste, son intimité avec les possibilités instrumentales se confirme par le fait qu’il écrit ce qu’il est en mesure de jouer lui-même. On reconnaît dans PS I une pluralité de techniques guitaristiques répandues, qui se retrouvent chez des compositeurs antérieurs qui ont certainement influencé Kampela, tels que Leo Brouwer, Hans Werner Henze, Alberto Ginastera, Mauricio Kagel, Helmut Lachenmann, Luciano Berio et ses compatriotes Edino Krieger et Sérgio Assad, comme :

4- Des effets de timbre (les harmoniques et sons « métalliques », « doux », etc.) ;
- Les textures répétitives et ostinatos (arpèges, tremolos) ;
- Plusieurs variations d’articulation et de glissando ;
- Les contrastes entre les sons étouffés et les sons résonants ;
- Les bruits de percussion sur les cordes et sur le bois de la guitare ;
- Les effets tels que le pizzicato Bartók et le son de bourdonnement produit par le déplacement des cordes 1 et 6 en dehors du manche ;
- Les effets de résonance et les campanellas.

5De l’autre côté, comme nous le verrons plus loin, Kampela donne une attention particulière aux timbres, couleurs et textures que l’instrument peut fournir. Kampela avoue que c’est la fascination avec l’élément timbrique qui l’a mené à devenir compositeur, et que la guitare, avec son potentiel « coloristique », lui a apporté les bases de sa pensée structurale3.

6Dans ses autres Percusion Studies, Arthur Kampela intègrera encore d’autres effets, plus ou moins répandus, comme les micro-notes et distorsions de hauteurs de note, la préparation instrumentale (comme l’emploi d’un crayon ou une cuillère dans PS II) et l’imitation d’effets comme l’effet Wawa typique de la guitare électrique.

La déconstruction du geste, un point commun avec Helmut Lachenmann

7Dans sa façon de réinventer la technique de la guitare, Arthur Kampela nous propose de repenser l’instrument-guitare ainsi que l’instrumentiste-guitariste. Il s’agit, comme lui-même le déclare, de « déconstruire » l’instrument de musique, par un processus qui rappelle celui de son aîné, Helmut Lachenmann4. Les deux compositeurs partageraient ainsi un refus de la technique traditionnelle et une approche bruitiste de l’instrument de musique. Leur but serait, chacun à sa manière, de proposer une réflexion sur nos habitudes d’écoute :

Quand on fait quelque chose d’imprévu à l’instrument, cela paraît étrange, mais si on l’intègre dans le jeu instrumental, cela peut devenir une manière intéressante de réinvestir l’instrument, de façon à ce qu’on commence à comprendre les gestes des mains. J’aime bien déconstruire tous les instruments avec lesquels je travaille. L’idée de déconstruire l’instrument […] est de comprendre que l’instrument possède un propos historique, et que la morphologie de l’instrument, la manière dont il est construit, sert à combler une certaine manière de le jouer. Il y a néanmoins plusieurs autres manières de le jouer, contenues dans sa propre constitution, de façon à ce que tous les instruments deviennent des instruments de percussion5.

8Cette approche innovante de la technique guitaristique apporte à l’œuvre non seulement une gestuelle sonore remarquable, mais aussi une qualité visuelle, dont la plasticité provient du mouvement corporel engendré par les gestes instrumentaux. Cette qualité chorégraphique est encore potentialisée du fait que l’instrument et le geste instrumental sont déconstruits : c’est justement parce que le spectateur ne reconnaît pas les gestes et les sons auxquels il est habitué qu’ils deviennent scéniquement expressifs.

Extend, tap, modulate

9Dans sa démarche très personnelle, Kampela crée trois techniques instrumentales, dénommées extend, tap, et modulate, qui seront ses principaux outils de déconstruction de l’instrument et de dépassement de ses techniques innées. Les trois techniques apparaissent de façon encore embryonnaire dans PS I, et feront partie de l’ensemble des œuvres de Kampela : la « technique élargie », la « technique de taper » et la « modulation micro-métrique ». Les deux premières visent à travailler le paramètre du timbre, tandis que la dernière vise une construction rythmique basée sur des rythmes complexes. La « technique élargie » (extended technique) est celle qui cherche à aller au-delà des conventions de l’instrument, soit via la préparation instrumentale, soit par la recherche d’autres formes de jeu. Dans le parcours musical de Kampela spécifiquement, elle a été une conséquence de son contact avec la musique classique, où il découvrit pour la première fois la guitare dans un rôle qui dépasse celui d’un instrument d’accompagnement6, en l’envisageant comme objet sonore au potentiel polyphonique, que l’on explore dans tous les sens, en en extrayant toutes sortes de sons. Les effets guitaristiques les plus récurrents dans les œuvres pour guitare d’Arthur Kampela proviennent de la Tapping technique, tels les différents tapements sur la table d’harmonie de la guitare, les percussions des ongles sur l’éclisse, le frottement des ongles sur les cordes graves de l’instrument, l’étirement des cordes de la guitare au-delà de la largeur du manche.

La micro-modulation rythmique

10Nous pouvons retrouver une figure précurseuse de la modulation micro-métrique dans un passage de la Percussion Study I, qui a été identifié par Kampela dans son manuscrit comme « l’effet 1 »7.

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Figure 1 : Arthur Kampela, Percussion Study I, mesures 9-17 (« effet 1 »).

11Dans cette figure composée d’arpèges avec liaisons, il rajoute progressivement de nouvelles notes à un motif, éventuellement en l’altérant un peu, procédé qui rappelle aussi les techniques minimalistes. La micro-metric modulation, héritière de la metric modulation d’Elliott Carter, permet à Kampela de donner de l’unité à des rythmes très complexes, surtout dans les transitions de groupes altérés (triolets, quintolets, etc.) superposés. Ces rythmes complexes, à leur tour, sont à la base des actions indépendantes des deux mains du guitariste, caractéristiques d’une conception technique qui apporte au jeu instrumental une qualité de mouvement inouïe. En effet, chaque bras, chaque doigt et chaque petite partie du haut du corps du guitariste devient progressivement autonome dans l’œuvre, responsable pour l’exécution d’un geste et d’un son. Les articulations des segments du corps doivent « s’entrainer », de façon indépendante, à réaliser des mouvements souvent rotatoires, souvent vigoureux et précis, des effets et gestes physiques et sonores, qui s’enchainent et se chevauchent à grande vitesse, dans une véritable « chorégraphie », physique et gestuellement virtuose.

La notation créée par Rudolf Laban

12Pour mieux comprendre cette musique à la technique élargie, dont la conception est à un tel point ancrée dans le questionnement au sujet du geste, nous proposons une analyse chorégraphique des gestes, attitudes corporelles et mouvements physiques auxquels le guitariste est contraint de réaliser pour jouer PS I. Nous partons de la grammaire du mouvement développée dans les années 1930 et 1940 par le chorégraphe hongrois Rudolf Laban (1879-1958) qui, selon les mots de Dominique Dupuy, n’est pas seulement un système de notation capable de transcrire tous les mouvements du corps humain, mais aussi une méthode d’analyse du mouvement8. Nous ferons usage d’une petite partie des multiples signes qui intègrent la cinétographie Laban, notamment ceux qui s’appliquent aux gestes des bras et mains du guitariste dans PS I. La notation du mouvement se fait dans le cinétogramme, une sorte de portée constituée de trois lignes verticales, parallèles et équidistantes, auxquelles on peut rajouter des lignes supplémentaires, et qui divisent le corps humain en deux parties symétriques, les côtés gauche et droit. Dans un cinétogramme classique, les colonnes centrales formées par ces lignes concernent essentiellement les mouvements des jambes. Toutefois, notre travail ne s’occupera, en principe, que des mouvements des bras et mains, soit ceux qui sont normalement notés dans les colonnes situées à l’extérieur du cinétogramme.

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Figure 2 : le cinétogramme de Rudolf Laban9.

13En partant de là, nous reconstituerons un nouveau modèle de cinétogramme, où les colonnes de l’intérieur deviendront les colonnes des gestes de membres supérieurs (mouvements des bras, coudes et poignets) et celles de l’extérieur, les colonnes des mains et des doigts.

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Figure 3 : le cinétogramme de Percussion Study I.

14Voici un tableau qui explique les signes de direction selon la notation Laban :

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Figure 4 : les signes de direction10.

15Les signes de direction, placés dans les colonnes de la portée, représentent le mouvement dans ses trois éléments fondamentaux (la direction, la durée, la partie du corps). Un rectangle vertical est le signe de base dont dérivent tous les signes de direction, leur forme indique leur direction. La coloration du signe indique le niveau du mouvement (moyen, haut ou bas) :

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Figure 5 : les niveaux du mouvement11.

16La longueur du signe indique la durée du mouvement, sachant que la noire correspond à un signe cinétographique d’un centimètre.

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Figure 6 : la durée du mouvement12.

17Pour notre étude, on prendra en compte les signes de position, notamment pour pouvoir indiquer le degré de rotation que le bras du guitariste subit autour de son axe pour réaliser certains gestes. Le mouvement rotatoire est représenté par un signe de tour dans les colonnes de gestes ; ils peuvent être complétés par des épingles qui, selon leurs inclinaisons, précisent le degré de rotation de la partie du corps par rapport à sa position normale :

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Figure 7 : les épingles et la position13.

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Figure 8 :la rotation14.

18Les groupes de signes suivants indiquent respectivement l’amplitude du geste (notamment si le membre est tendu ou fléchi), la force du geste et les parties du corps :

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Figure 9 : l’amplitude15.

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Figure 10 : l’amplitude (II)16.

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Figure 11 : la force du geste17.

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Figure 12 : les parties du corps18.

19Nous avons de plus adopté l’idée de désigner chacun des doigts des deux mains selon le doigté classique en guitare (le rajout de ce détail dans le cinétogramme est fait par notre propre compte). Ainsi, pour la main gauche, nous parlerons de doigts 1, 2, 3 et 4, et pour la main droite, de p, i, m et a. Afin d’adapter ce système de notation à une réflexion sur la gestuelle du guitariste, nous envisageons l’espace physique comme étant la guitare et notamment sa table de résonance, où une grande partie des gestes percussifs ont lieu. Ainsi, nous adoptons les modèles suivants pour comprendre les positions où sont réalisés les gestes instrumentaux, dans un rapport spatial entre le guitariste et la guitare, le premier placé juste devant celle-ci.

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Figure 13 : doigtés de la guitare classique.

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Figure 14 : les directions à la main gauche.

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Figure 15 : les directions à la main droite.

20À titre d’exemple, en ce qui concerne le niveau (haut, moyen ou bas) du mouvement, le signe noir (niveau bas) représente pour nous les moments où le corps du guitariste touche l’instrument, comme si la surface de la guitare délimitait le sol, et l’espace devant, le ciel. Enfin, prenons en compte aussi le fait que Kampela exige une grande vitesse et un rebondissement immédiat après l’exécution de tous les gestes percussifs. À l’état actuel de notre recherche, nous ne savons pas encore comment concilier, dans la notation Laban, cette vitesse très grande et les complexes enchaînements de mouvements que ces gestes exigent.

Étude chorégraphique de cinq effets de percussion dans PS I

21Nous allons isoler certains passages de PS I, dont la qualité gestuelle a attiré notre intérêt ; ces passages seront codés selon notre relecture de la notation Laban. À partir de ces extraits de notation, et d’une analyse pratique (sur l’instrument) des gestes instrumentaux présents dans ces passages, nous essaierons d’affiner la compréhension de ces gestes, autant du point de vue physique qu’expressif. Il y a, tout au long du morceau, six cadences rythmiques qui ponctuent la fin des phrases. Ces cadences possèdent un grand impact visuel et sonore, et un fort pouvoir gestuel. Prenons les exemples de la mesure 5 et de la mesure 113, fins de phrases 1 et 7. Ces deux extraits explorent les effets suivants, décrits dans l’explication des symboles de la partition19 :

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Figure 16 : Arthur Kampela, Danças Percussivas [partition], explication des symboles 1, 3 et 4.

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Figure 17 : Arthur Kampela, Danças Percussivas [partition], Explication des symboles 7 et 9.

22Voici la mesure 5 suivie de son cinétogramme :

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Figure 18 : Arthur Kampela, Percussion Study 1, mesure 5.

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Figure 19 : Arthur Kampela, Percussion Study I, cinétogramme de la mesure 5.

23La lecture du cinétogramme de ce passage nous aide à voir, par exemple, qu’il y a une suite de gestes (notamment les liaisons sans notes précédentes à la main gauche et les différentes percussions et effets de Pizz Bartók avec le pouce droit) qui requièrent des mouvements de rotation des poignets. Dans le même sens, l’avant-dernier geste demande un mouvement de l’avant-bras gauche (le coude). Ces mouvements indirects, indispensables à la bonne exécution des effets, sont à la source de l’impact gestuel et sonore qu’ils apportent.

24Il est aussi remarquable, dans les nombreuses directions données par les épingles qui indiquent les positions des gestes percussifs, que Kampela calque en grande partie leur impact dans cette multiplicité de directions, et dans une sorte d’ « exploration spatiale » de l’instrument.

25C’est enfin grâce à la lecture du cinétogramme que certaines contraintes physiques sont mieux comprises. Ainsi devient évidente la position étirée, voire très étirée, avec laquelle le pouce droit réalise deux mouvements (les percussions « Right Hand Thumb », symbole 1, et « Right Hand Thumb/metallic », symbole 4).

26La phrase 6 est un autre exemple qui mérite notre attention, car elle demande au bras droit de s’étirer verticalement pour atteindre l’éclisse au point le plus bas de la caisse de résonance (observons le signe d’amplitude ≥). Ainsi, Kampela introduit entre les mesures 48 et 49 un geste en ostinato qui crée un effet caractéristique, celui du son de claquettes. Il est obtenu par la percussion rapide et en forme d’arpège des ongles des doigts index, majeur et annulaire sur l’éclisse de la guitare, et du pouce sur le bas de la table d’harmonie :

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Figure 20 : Arthur Kampela, Danças Percussivas [partition], explication du symbole 8 : son de « claquettes ».

27En même temps, la main gauche seule réalise un geste mélodique également répété en ostinato, en produisant à la fois des sons liés sans note précédente, et en pinçant une corde à vide :

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Figure 21 : Arthur Kampela, Danças Percussivas [partition], explication du symbole 10 : pizzicato de main gauche.

28Le fait que la main gauche soit amenée à pincer les cordes est en soi novateur, et révèle une technique où les mains deviennent indépendantes :

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Figure 22 : Arthur Kampela, Percussion Study I, mesures 48-49.

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Figure 23 : Arthur Kampela, Percussion Study I : cinétogramme des mesures 48-50.

29À la fin de cette phrase (mesure 51), le pouce de la main droite exécute un passage percussif virtuose :

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Figure 24 : Arthur Kampela, Percussion Study I, mesure 51.

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Figure 25 : Arthur Kampela, Percussion Study I, cinétogramme de la mesure 51.

30Passons à un autre exemple. Kampela a isolé certains passages de l’œuvre dans son manuscrit original. Parmi eux figure celui qu’il a désigné comme étant « l’effet 7 » (mesures 76 à 81), qui se caractérise pour des percussions en ostinato, faisant partie d’un motif varié à plusieurs reprises, composé d’un ré# grave (percuté par le doigt de la main gauche dans une liaison sans note précédente), un mi à vide (1e corde) et des percussions sèches :

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Figure 26 : Arthur Kampela, Percussion Study I, extrait des mesures 76-81 (« effet 7 »).

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Figure 27 : Arthur Kampela, Percussion Study I, cinétogramme des mesures 77, 79 et 81.

31Une improvisation guidée apparaît entre les mesures 82 et 94 (« effet 8 » dans le manuscrit). Pour « improviser », l’interprète possède des phrases variées sur un geste sonore (un pattern), qu’il doit jouer dans l’ordre qu’il veut. Ces variations du pattern sont caractéristiques des techniques précurseuses de la modulation micro-métrique.

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Figure 28 : Arthur Kampela, Percussion Study I, mesure 82.

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Figure 29 : Arthur Kampela, Percussion Study I, cinétogramme de la mesure 82.

32L’effet combine des sons produits de façon traditionnelle, des percussions et des liaisons, et produit une sonorité générale qui rappelle celle d’un pandeiro (instrument de percussion brésilien, semblable à un tambourin).

Théâtralité

33Notre travail nous a permis d’identifier les mouvements et manipulations instrumentales qui obligent le guitariste de PS I à leur attribuer une qualité scénique : notamment créer des gestes instrumentaux nouveaux, dissocier les actions des deux mains, réaliser des gestes asymétriques, et même parfois se tordre ou se mettre dans des situations physiquement contraignantes. La création des cinétogrammes de cinq passages de PS I nous a permis de constater que les techniques mises en place par Kampela, qui demandent des gestes rapides et enchaînés du pouce droit, exigent une grande mobilité de la main et du poignet droit. C’est pour cette raison que la posture classiquement requise pour jouer de la guitare ne convient peut être pas pour cette œuvre. La kinésithérapeute spécialiste dans la posture et les gestes du musicien Marie-Christine Mathieu observe que l’appui traditionnel du coude droit sur la guitare entraîne une fixation du coude et de l’épaule, ce qui diminue la dextérité même des doigts20. La très grande mobilité que PS I requiert du poignet droit, notamment dans les percussions et rebondissements du pouce, peut aussi être retrouvée dans le poignet gauche, notamment pour la réalisation des liaisons sans note précédente. Au final, la partition de PS I apparaît bien comme un trésor d’inventions qui permet au guitariste de mener un impressionnant discours rythmique en crescendo, capable d’éblouir le spectateur au moyen de gestes à la fois sonores et visuels très virtuoses, comme la répétition en ostinato varié et la sonorité « primitive » des sons percutés combinés aux sons mélodiques de la guitare. Cet éblouissement, qui caractérise une musique dont l’expressivité est intrinsèquement « dionysiaque », nous fait penser à un effet de catharsis. Le langage musical, profondément lié aux gestes physiques de l’instrumentiste, frôle le phénomène théâtral, avec sa grande quantité de formes de notation non conventionnelles voulant symboliser des gestes pour la plupart percussifs.

34Souhaitant faire un parallèle entre les gestes instrumental et théâtral, nous partons de l’hypothèse selon laquelle il existe un contenu chorégraphique intrinsèque aux gestes et mouvements requis par la partition, et interrogeons le rôle scénique du geste de l’interprète ; hypothèse qui révélerait des situations théâtrales entre l’interprète et son instrument, entraînant des jeux instrumentaux inédits. Autrement dit, la gestualité des sons, rythmes, textures sonores et timbres de PS I est-elle liée à l’expressivité des formes visuelles créées par le mouvement du guitariste ? Y a-t-il un jeu qui s’établit matériellement parlant entre son corps et son instrument ?

35Rappelons-nous enfin que Kampela affirme se mettre à la place de l’interprète au moment de composer. Il considère l’interprète en tant qu’être théâtral, (« theatrical self »), lui donnant de l’espace à sa propre inventivité21. Par ce biais, Kampela parvient au développement d’un processus compositionnel de nature théâtrale où l’instrumentiste plus que l’instrument devient l’objet de la composition.

36Kampela avance que le geste, sans le résultat sonore, peut en soi constituer une catégorie compositionnelle de signifiants, ce qui constitue un élargissement de l’idée de musique. Kampela cite Jerzy Grotowski et Samuel Beckett pour leur recherche du geste et de sa pureté, et affirme que le timbre est une extension de notre perception. Ce serait lui, selon le compositeur, qui serait à l’origine d’un basculement d’une perception « purement audible » vers une perception « gestuelle »22.

Notes de bas de page numériques

1 Cf. Arthur Kampela, Arthur Kampela - Percussion study #2 - Best final EVER!, 2011. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=NjmP1kpwgTw (cons. le 23 mai 2017).

2 Ce compositeur et guitariste est né en 1960 à Rio de Janeiro au Brésil. Il réside aux Etats-Unis depuis les années 1990, lorsqu’il débuta ses études supérieures.

3 Fernando Cury, Arthur Kampela, Violao Entre Vistas, 10 décembre 2014. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=zNttEFBFkFY (cons. le 23 mai 2017).

4 Helmut Lachenmann est né à Stuttgart en 1935. Influencé par les idées de Luigi Nono, il remet en question notre perception du son dans ses compositions et dans ses œuvres théoriques. Il introduit par conséquent l’idée de « démusicalisation » du langage sonore et de démontage de l’instrument de musique.

5 “When you do something in the instrument, which it is not programmed to do, it is strange; but if you incorporate this in the way of playing, it might become an interesting way to re-approach the instrument, so you start to understand the gestures of the hands. For all the instruments that I deal with, I like to deconstruct them. The idea of deconstructing the instrument [...] is to understand that the instrument has a historical purpose, and the morphology of the instrument, the way it is built, is to fulfill a certain way of playing [...]. There are many others way of playing it inbuilt in the instrument, so every instrument becomes a percussion instrument”. Arthur Kampela, Arthur Kampela on Contact!, 2005. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=R0XshLJbtZ0 (cons. le 23 mai 2017).

6 F. Cury, A. Kampela, Violao Entre Vistas, op. cit.

7 À propos du manuscrit de la partition et des « effets » désignés par le compositeur, cf. F. Cury, Percussion Study I, de Arthur Kampela, Mémoire, Rio de Janeiro, Universidade Federal do Rio de Janeiro, 2006, p. 34 et 54.

8 Dominique Dupuy, « La danse qui fait parler la danse » (Préambule), in Jacqueline Challet-Haas, Grammaire de la notation Laban : Cinétographie Laban, vol. 1, Pantin, Centre national de la Danse, 1999, p. 5.

9 J. Challet-Haas, op. cit., p. 14.

10 J. Challet-Haas, op. cit., p. 15.

11 J. Challet-Haas, op. cit., p. 15.

12 J. Challet-Haas, op. cit., p. 16

13 J. Challet-Haas, op. cit., p. 31.

14 J. Challet-Haas, op. cit., p. 35.

15 J. Challet-Haas, op. cit., p. 41.

16 J. Challet-Haas, op. cit., p. 53.

17 J. Challet-Haas, op. cit., p. 71.

18 J. Challet-Haas, op. cit., p. 75.

19 Arthur Kampela, Danças Percussivas (Percussion Studies 1 and 2) [partition].

20 Marie-Christine Mathieu, Gestes et postures du musicien : réconcilier le corps et l'instrument, Saint-Ismier, Éditions Format, 2013, pp. 158-160.

21 F. Cury, A. Kampela, Violao Entre Vistas, op. cit.

22 F. Cury, A. Kampela, Violao Entre Vistas, op. cit.

Bibliographie

BROOK Peter, L’espace vide, Paris, Le Seuil, 1977

CHALET-HAAS Jacqueline, Grammaire de la notation Laban : cinétographie Laban, vol. 1, Pantin, Centre national de la Danse, 1999

CURY Fernando Sávio da Conceição, Percussion Study I, de Arthur Kampela : um guia para intérpretes, Mémoire, Rio de Janeiro, Universidade Federal do Rio de Janeiro, 2006

CURY Fernando, KAMPELA Arthur, Violao Entre Vistas. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=zNttEFBFkFY (cons. Le 24 mai 2017)

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Pour citer cet article

Ledice Fernandes de Oliveira Weiss, « Le geste en lien avec le son : lecture cinétographique du jeu du guitariste dans Percussion Study I d’Arthur Kampela », paru dans Loxias-Colloques, 11. Corps, son et technologies entre théories et pratiques, Deuxième partie : Le geste musical, contextes et analyses, Le geste en lien avec le son : lecture cinétographique du jeu du guitariste dans Percussion Study I d’Arthur Kampela, mis en ligne le 23 juillet 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1125.


Auteurs

Ledice Fernandes de Oliveira Weiss

Ledice Fernandes est musicienne et chercheuse ; elle réalise un post-doctorat à l’Université de São Paulo grâce au soutien de la FAPESP. Ses recherches ainsi que ses travaux pratiques portent sur le geste et le théâtre musical contemporain. Elle a obtenu une licence en études théâtrales à l’Université de São Paulo, un Master de musique à l’Université de Rio de Janeiro, un Master II à l’Université de Lyon puis un doctorat en musicologie à l’Université de Bourgogne en 2013. Elle a étudié la guitare avec Paul Galbraith, Franz Halasz et Pablo Marquez. Elle a créé des spectacles scéniques et musicaux, tels qu’El Cimarron de Hans Werner Henze, et La tragique histoire du nécromancien Hiéronimo et de son miroir de Georges Aperghis.