Loxias-Colloques |  11. Corps, son et technologies entre théories et pratiques |  Première partie : Les scènes du corps sonore 

Erica Letailleur  : 

À la recherche d’un infinitésimal point de jonction entre audible et visible. La méthode chronophotographique dans la formation des artistes du spectacle vivant du centre franco-turc Ayn Seyir

Résumé

Entre 2006 et 2013, parallèlement à la mise en œuvre d’un programme de formation professionnelle continue de l’acteur, le metteur en scène Ali Ihsan Kaleci développe une recherche artistique sur la relation entre l’expressivité du corps et la musicalité, dans une perspective transculturelle entre France et Turquie. À travers cette démarche, il s’agit pour l’artiste de rendre visibles les détails de l’expression sonore liés notamment aux modes propres à la musique turque, sur le plan technique, comme sur le plan de la symbolique : à quel moment et comment le sens et l’état véhiculés par la musique rejoignent-ils l’expression vivante du corps ?

Abstract

Between 2006 and 2013, in parallel with the implementation of an ongoing professional training programme for actors, stage director Ali Ihsan Kaleci developed an artistic research based on the relationship between expressiveness of the body and musicality, in a transcultural perspective (France and Turkey). Through this approach, the artist makes the details of sound expression being visible. He focuses on the technical and symbolic levels of the specific modes of Turkish music: when and how do the meaning and the state conveyed by the music reach the living expression of the body?

Index

Mots-clés : acteur , corps, Kaleci (Ali Ihsan), musique, Turquie

Géographique : France , Turquie

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Cet article a pour but de présenter une réflexion sur l’un des aspects spécifiques d’un travail mené par le centre de recherche et de formation théâtrale franco-turc Ayn Seyir (conventionné par l’Assurance Formation des Activités du Spectacle – AFDAS)1. Cet organisme, situé dans le XXe arrondissement de Paris, a été fondé et est dirigé par le metteur en scène et auteur dramatique Ali Ihsan Kaleci2.

Nous tâcherons ici de voir, à travers un rapide examen de certains des ressorts pédagogiques et artistiques mis en œuvre par les membres de l’équipe dirigée par Kaleci, ce que l’on pourrait appeler dans leur travail la recherche d’un point de jonction entre l’audible et le visible / entre le corps et la musique dans le jeu de l’acteur (ou artiste du spectacle vivant, car pour faciliter le discours, le terme : « acteur » désignera ici l’artiste de théâtre – le comédien – ainsi que tout artiste faisant usage de son corps comme matériau signifiant, qu’il soit danseur, chanteur ou acrobate, par exemple).

En effet, l’un des aspects les plus primordiaux de la démarche mise en œuvre par cette équipe concerne le travail de l’acteur en jeu sur son propre corps, notamment la relation spécifique entre l’expressivité corporelle et la musicalité, dans une perspective transculturelle entre France et Turquie. C’est ainsi que Kaleci travaille lui-même et fait travailler les acteurs sur des problématiques touchant l’interrelation entre le corps vivant, l’écoute musicale et l’expression de l’état dramatique3.

À travers cette démarche artistique, il s’agit pour l’artiste d’essayer de rendre visibles par le moyen de son corps les détails infinitésimaux de l’expression sonore liés aux modes propres à une musique autre, étrangère : la musique turque4. Cette démarche se déploie principalement sur deux niveaux, ainsi que nous avons eu l’occasion de l’observer : sur le plan technique (rythmes aksak, détails enharmoniques, notamment) et sur le plan de la symbolique (relation entre ce qui est visible dans le corps et ce qui est invisible car lié aux états de l’être, au makam). Ce qui nous conduit à la question suivante : à quel moment et comment le sens et l’état véhiculés par la musique rejoignent-ils l’expression vivante du corps ?

Nous tâcherons d’aborder ces questions à travers deux axes principaux : tout d’abord, en questionnant la manière dont se déroule et se développe le travail pratique portant sur ces aspects de la corporéité et de l’écoute musicale, dans les travaux du centre Ayn Seyir. Nous décrirons le processus pratique mis en œuvre d’un point de vue général, puis nous reviendrons sur les difficultés majeures rencontrées par les acteurs au cours de celui-ci. Enfin, nous évoquerons de quelle manière les pédagogues ont cherché à dénouer les problèmes rencontrés par les participants, notamment à travers la mise en place d’une méthode d’analyse chronophotographique du mouvement.

En second lieu, nous tâcherons d’évoquer ce que cette pratique aux caractéristiques transculturelles peut dire de la relation entre musique et corporéité à travers différents points de développement particulièrement caractéristiques à nos yeux : la relation de l’acteur aux rythmes aksak5, et l’appropriation des détails enharmoniques dans son propre corps. Enfin et surtout, la manière dont cet ensemble d’éléments pratiques et techniques se trouve synthétisé à travers la notion de makam6, qui conduit à une véritable poétique idéogrammique de la relation entre corps et son7.

Travail pratique et développements

Tout d’abord, afin de tâcher de voir de quelle manière il est possible de répondre à travers l’expérience pratique, nous proposons de décomposer les étapes du protocole mis en œuvre par l’équipe d’Ayn Seyir, à l’image d’autant de strates qui composent une forme particulière d’écoute musicale, dans son lien avec l’expressivité du corps et dont l’objectif serait, somme toute, de développer un comportement corporel de plus en plus raffiné, pour permettre l’expression la plus subtile des états de l’être, ainsi que le dit Kaleci8.

Celle démarche débute de manière relativement classique par un apprentissage mimétique du geste, accompagné d’une écoute musicale attentive et se ponctue, de manière de plus en plus prégnante à mesure que le processus montre ses effets au fil du temps, par un travail d’analyse chronophotographique du corps en mouvement. Dans cet exercice, le son accompagne l’action, qui est divisée en cellules de plus en plus parcellaires. Cela a pour but d’aider l’acteur à visualiser ce qu’il fait lorsqu’il entend, à capter l’instant infinitésimal où son corps devra trouver le point de jonction ultime, l’unité totale entre l’audible et le visible.

Nous abordons à présent rapidement ce procédé lui-même à travers trois axes : la description du déroulement des séances pratiques, les difficultés auxquelles ce travail confronte les artistes et enfin les points de tentative de résolution de ces nœuds rencontrés dans l’exécution du mouvement à travers, notamment, l’expérience de l’observation chronophotographique.

Le processus pratique

Ainsi que nous venons de l’évoquer rapidement, le travail corporel au sein du centre Ayn Seyir est principalement constitué d’un ensemble de séances consacrées à l’apprentissage et au développement de danses traditionnelles de Turquie et d’Azerbaïdjan. Divers zeybek, halay, horon, et autres reqs sont autant d’éléments qui constituent plus qu’un répertoire9 : nous pourrions parler d’un vivier où est mise en œuvre la recherche pratique d’une unité entre corps et son. La liste des supports vivants servant de base aux apprentissages serait longue et jamais exhaustive, car celle-ci dépend des adaptations de l’équipe pédagogique aux besoins des participants, ainsi qu’aux recherches mises en œuvre parallèlement par les membres de l’équipe sur cet ensemble de traditions10. Nous pouvons donc affirmer de prime abord, que c’est l’ensemble des traditions corporelles de l’aire culturelle turque et turcophone qui sert de terrain d’expérimentation pratique aux membres du centre.

Afin de ne pas céder à la confusion, nous soulignons que l’objectif n’est pas non plus celui d’exécuter parfaitement les danses qui caractérisent ces traditions vivantes. Il s’agit plutôt de plonger dans un niveau de détails « choréo-musicaux » qui soit de l’ordre d’un raffinement suffisant pour faire émerger en l’acteur la possibilité d’un support d’expression idéogrammique, ainsi que le souligne Kaleci, où la perception intime de l’être de l’acteur d’une part, et l’apparence externe de son corps porteur de sens d’autre part – c’est-à-dire respectivement la proprioception et l’extéroception – se rejoignent en une unité harmonique la plus totale possible11. La musique, le son, serait le principe fédérateur de cette alchimie, comme l’avait finalement rêvé Antonin Artaud, qui évoquait un théâtre « présidé par le corps hiéroglyphique », et qui affirmait : « il faut donner un autre son aux mots, à partir des lois des quarts de tons12 ». Pensée à laquelle Kaleci adhère et qu’il complète de la manière suivante : « il faut qu’il y ait une poésie du corps ayant un son vivant, dont la règle est basée sur les lois des quarts de tons13 ».

Dans cette perspective, les séances de travail corporel se déroulent globalement selon le principe suivant : les participants imitent le formateur dans ses gestes, au rythme d’une musique se répétant en boucle, pendant une durée tout à fait variable (pouvant aller d’une à huit heures même, ainsi que nous avons pu le noter dans des cas exceptionnels). Généralement, au début d’une séance, il s’agit pour les participants de se saisir de la musique qu’ils entendent (enregistrée, soulignons-le) en en marquant le tempo avec les genoux. Dans un second temps, il s’agit généralement soit de sauter en rythme, soit de commencer à marcher. L’action se complexifie au fil du temps, alors que l’écoute se fait observation en mouvement et que l’action devient un prolongement du son14.

Au cours de chaque séance, le formateur développe une série de jeux destinés à faire travailler les acteurs sur certains éléments, par exemple :

- Des séries de mouvements que les participants, positionnés en cercle, tâchent d’exécuter en même temps que lui ;
- Des circulations en diagonale ou en longueur permettant de travailler sur la marche ;
- Des exercices avec un objet (bâton, haltères, contre un mur), destinés à faire prendre conscience aux participants de certains détails de l’action physique, comme par exemple, les rotations à l’œuvre entre le haut et le bas du corps ou les différences dans la manière de porter et faire glisser le poids du corps d’un point à un autre.

Cette recherche d’une unité totale entre l’écoute musicale et l’action du corps dans un mouvement codifié, qui est celui de la représentation dansée et/ou « dramatique » et dansée, est toujours régie par l’écoute musicale15.

Difficultés rencontrées

Pour les acteurs participants issus d’une culture musicale et corporelle occidentale, cette recherche de l’unité entre son et mouvement à travers une démarche liée au détail infinitésimal propre aux musiques de Turquie est extrêmement délicate16. En effet, leur oreille n’est pas habituée à entendre certains rythmes ou certaines notes présentes dans ces musiques. De la même manière, leur corps ne connaît pas certaines subtilités que réclament ces formes dansées. Au démarrage des sessions de formation, nous pourrions presque affirmer que les acteurs n’entendent pas et qu’ils ne voient pas. Sourds et aveugles à la multiplicité presque exponentielle des détails qu’il faudrait qu’ils puissent gérer et combiner entre eux, ils se trouvent souvent « rejetés par la danse », ainsi que certains l’affirment. À force de persévérance, tout l’enjeu est donc pour eux de se faire accepter par elle, d’entrer dans le moule de la tradition : dans sa corporéité, dans son écoute.

C’est ainsi que selon Ori Wollman-Gershon, l’une des formatrices du centre, les éléments sur lesquels s’appuie l’ensemble du processus pédagogique lié à l’apprentissage des traditions vivantes de Turquie au centre Ayn Seyir peuvent être divisés en trois axes majeurs17 :

a) Le travail d’équilibre (ou « musculaire » ainsi qu’elle le dit), portant sur les appuis, la symétrie des membres (sur les axes haut/bas, droite/gauche, avant/arrière) et la verticalité (l’axialité particulière portée par la colonne vertébrale).

b) Le travail de direction lié à la fluidité, lui-même subdivisé entre « les lois générales sur l’harmonie des directions », les rotations (internes et externes – c’est-à-dire liées à l’utilisation plus ou moins visible des articulations du corps), et les changements de direction dans l’espace.

c) Le travail de rythme, lié à la tonicité et à l’endurance, pour lequel elle distingue : le corps dans la marche (notamment dans sa claudication due au rythme aksak18), le corps dans les « temps forts » de la danse (l’action de frapper un genou au sol, les sauts et autres figures spécifiques) et enfin, la répercussion de ces actions dans l’ensemble du corps.

Évidemment, les choses ne sont ni aussi claires ni aussi mentales et conceptuelles pour l’acteur tâchant simplement d’imiter l’autre dans une série de mouvements dont il ne capte pas toujours toutes les subtilités, et au rythme d’une musique qui lui est parfois totalement étrangère. Ce qui donne lieu, bien souvent, à des situations dans lesquelles les acteurs disent « avoir l’impression » de faire exactement comme l’autre, alors que ce n’est pas réellement le cas19. Parfois, l’acteur peut même aller jusqu’à avoir l’impression de dépasser son maître dans les éléments de technicité (il saute, par exemple, plus habilement ou plus haut que lui) mais en réalité, il ne maîtrise pas toujours les difficultés liées à cette union si difficile, complexe et subtile entre ce qu’exécute son corps, ce que dicte la musique dans ses détails les plus infinitésimaux et l’élan général ou « dramaturgie » de l’action.

En vérité, dans de telles situations, il est frappant de constater que dans le processus de l’apprentissage par imitation, les acteurs finissent très souvent par s’égarer dans les détails de l’action, comme s’ils étaient perdus dans le corps de l’autre. Kaleci fait d’ailleurs une remarque à ce sujet à l’issue d’une séance du 11 février 2010 :

Tu as deux possibilités d’être : soit avec toi-même, soit avec l’autre. Mais tu ne peux pas être l’autre. C’est impossible. Tu ne peux pas devenir l’autre. Pour être avec l’autre, tu dois avant tout être avec toi-même. Tu ne peux pas te contenter de suivre l’autre en l’imitant20.

Tentatives de résolution des problèmes

Vient alors pour le formateur le moment de se saisir de ces difficultés multiples se présentant simultanément chez les acteurs, pour tâcher de les aider à les dépasser. Pour résoudre cette problématique, Kaleci a fini par mettre au point un système dans lequel l’acteur est conduit à voir son propre corps en mouvement, pour se rendre compte de ce qu’il est, de l’extérieur de lui-même21.

Ce travail a commencé, ainsi qu’il l’a confié, lorsqu’il s’est rendu compte qu’il ne parvenait pas à faire saisir aux acteurs qu’il devait former, les différences parfois profondes entre ce qu’il mettait lui-même en œuvre et ce qu’il constatait qu’eux-mêmes saisissaient et restituaient dans leur imitation. Après avoir essayé de les singer pour leur faire voir, après être même allé jusqu’à porter certains acteurs sur son dos alors qu’il était en mouvement pour leur faire sentir les élans et les déséquilibres que ces derniers ne parvenaient pas à restituer par exemple, le pédagogue s’est finalement résolu à employer des outils technologiques. Il a tout d’abord filmé les participants dans des séances collectives, puis leur a proposé de visionner les films avec eux, afin de pouvoir les commenter – comme le font certains sportifs, par exemple. Mais ces séances de débriefing ne lui paraissaient pas satisfaisantes, car l’image en mouvement ne permettait pas toujours, disait-il, de saisir les subtilités de l’action22.

C’est alors qu’il a commencé à exploiter les films numérisés des séances de travail corporel, en les transformant en séquences chronophotographiques au format Jpg, par le moyen d’une division du film en photographies séquencées en vingt-cinquièmes de seconde au moyen du logiciel Adobe Premiere Pro®. Ces volumineux dossiers d’images étaient ensuite montrés aux acteurs lors de débriefings grâce au logiciel ACDSee Pro®. Ainsi, le formateur avait la possibilité de faire dérouler à l’écran les photographies de manière successive, à une vitesse contrôlée, et d’arrêter sur les points précis qu’il souhaitait commenter avec les acteurs23. Il explique ainsi lors de l’une de ces séances :

L’image arrêtée est toujours plus juste que l’image accélérée. Dans l’image accélérée, c’est-à-dire, dans la projection filmique, nous tombons dans l’illusion du mouvement et ce qui cause la difficulté nous échappe. Quand nous regardons détail par détail, la manière dont la circulation du mouvement se déclenche dans le corps, cela devient vraiment intéressant24.

En effet, cela permet alors au formateur et aux participants de chercher à s’approcher le plus précisément possible du point de jonction infinitésimal entre le moment où le corps se meut avec la musique et celui où il décroche, où il perd cette unité presque de l’ordre du courant électrique ou de la force kinétique, entre le son et l’action. L’une des actrices ayant participé à l’expérience constate ainsi :

C’est un travail très précis, une dentelle. Image par image, action par action, nous détaillons tout ce qui se passe dans le processus de la marche, dans mon corps. […] Très vite, je me suis rendue à l’évidence que ce que je pensais avoir capté en visionnant les vidéos n’était pas grand-chose vis-à-vis de mes difficultés réelles. J’étais très loin de me douter des carences qui existaient dans mon corps au niveau de la logique du mouvement et de l’écoute25.

Ces observations sont ensuite, bien entendu, complétées par un nouveau passage à la pratique, jusqu’à ce qu’une nouvelle étape soit filmée, puis passée « à la moulinette » de l’image, pour permettre à l’acteur de faire sienne cette méthode, jusqu’à ce que ce dernier parvienne à observer son corps avec la même froideur que lorsqu’il regarde l’image de celui de l’autre.

Strate de mémoire après strate, se construit alors un dialogue entre son corps en écoute active et l’image photographiée de son corps : c’est une mémoire chronophotographique, un corps qui dialogue entre la perception intime qu’il a de lui-même, de l’autre et, pour paraphraser Paul Ricœur26, de lui-même comme un autre.

Relation entre corps et musique

Avec le temps, les formateurs ont constaté que l’emploi de cette méthode pouvait provoquer l’apparition de nouvelles difficultés – si celle-ci n’était pas complétée par un travail d’approfondissement de l’écoute poétique de la musique – car elle acculait les praticiens à se penser, finalement, comme un corps décomposé dans ses plus infinis détails27. Cette manière permet, en effet, de dilater de plus en plus l’action de l’acteur – notamment dans sa proprioception de la temporalité du mouvement – afin de laisser la place à la conscientisation du détail. Il s’agit alors par la suite de lui permettre de faire renouer la perception du corps imageant avec l’écoute profonde de la musique. Pour cela, l’analyse chronophotographique doit être, semble-t-il, complétée par la prise de conscience de trois points fondamentaux caractéristiques des musiques de Turquie en général : les rythmes aksak, les détails enharmoniques et les lois des modes musicaux (makam).

Rythmes aksak

Nous savons, grâce aux travaux de Jérôme Cler28 et de Simha Arom29, notamment, que les théories de l’aksak sont extrêmement complexes. Dans son article « Pour une théorie de l’aksak », Jérôme Cler souligne ainsi : « ‘Aksak’ s’applique pour nous à des rythmes qui ne reposent pas sur des multiples entiers de la valeur fondamentale30 ».

Il rappelle également dans cet article de référence que ce rythme s’applique, ainsi que l’avaient déjà constaté Béla Bartók et Constantin Braïloïu, à des musiques caractérisées par « des mesures asymétriques […] imposant une toute autre conception de la durée musicale31 ».

Dans le même article, Jérôme Cler rappelle, d’autre part, une considération de Constantin Braïloïu tout à fait intéressante dans le cas qui concerne la présente analyse : « l’aksak appartient au domaine chorégraphique32 ». Cette dernière affirmation nous paraît d’une importance caractéristique concernant la problématique qui nous occupe.

En effet, il s’agit ici, pour les acteurs, de saisir en leur corps une claudication33 induite par la musique. À moins qu’il ne s’agisse de l’inverse, car, ainsi que Jérôme Cler le souligne et comme nous avons pu l’observer à de multiples reprises, le geste du corps vient ici se porter en composante du son, de telle sorte que l’un ne peut exister sans l’autre et que c’est de l’union des deux que naît la danse qui est aussi musique, la musique qui est aussi danse, les deux étant également chant, geste musical, etc. :

Il est certain que [les systèmes aksak] s’appuient sur la gestuelle et sont toujours intégrés par le corps (danse ou geste de l’instrumentiste), et qu’ils ne sont jamais comptés…34

Nous avons donc ici une référence à un comportement du corps, pour désigner un rythme musical caractérisé par son irrégularité, sa claudication. Ainsi, lors des séances pratiques au centre Ayn Seyir, il arrive au formateur d’insister plus spécifiquement sur cette particularité de la musique, en proposant, notamment, des jeux de marche boiteuse aux débutants, puis des séances spécifiques portant, par exemple, sur les appuis et leurs répercussions dans le corps, sur les moments où le corps répond à l’élan de la musique et la musique à l’élan du corps, dans les diverses circulations mises en œuvre au fil des séances. Également, lors des ateliers d’analyse chronophotographique, il s’agit pour les participants de tâcher de repérer le point où se déclenche et où s’achève l’action dans l’image de leur corps projeté sur l’écran ou bien, lorsque la claudication n’est pas encore intégrée au comportement de l’acteur, ce que pourrai(ent) être la(les) raison(s) qui l’empêche(nt) de se manifester.

Enharmoniques

Pour Kaleci, les enharmoniques (ou quarts de tons) se traduisent dans les détails de la pensée et de l’action du corps35. Dans cette démarche, le but, pour l’acteur, est ainsi de se fondre dans le « moule idéogrammique36 » d’un corps signifiant, dans lequel le détail du son ne fait plus qu’un avec le détail de l’action. Ce ne sont donc pas des figures chorégraphiques binaires qui sont données à exécuter, mais des formes signifiantes. Ainsi que le rappelle François Picard :

Le système d’accordage est déterminé par les relations entre les notes en tant que hauteur, relation entre la grandeur des intervalles. Lui sont liées la notion de justesse et toutes les formes de tempérament37.

Il s’agit ainsi, pour l’acteur en jeu dans cette pratique, d’accorder son corps, comme il le ferait avec un instrument ou avec sa voix.

Ainsi, après avoir pu considérer ce dernier de l’extérieur grâce à l’expérience de l’analyse chronophotographique, l’acteur reviendra donc à la pratique avec cette conscience de la nécessité d’un réglage de la tension du muscle dans tel ou tel mouvement, de sa manière de poser le pied au sol avec telle ou telle intensité, en fonction, toujours, de la musique qui se joue à l’extérieur de lui (que celle-ci soit enregistrée ou non), ou, à un stade plus avancé, de la musique qui s’est imprimée en sa mémoire, jusqu’à apposer sa marque en sa corporéité38.

Makam

La dernière étape du processus et certainement la plus subtile reste liée à ce que l’on nomme dans les musiques de Turquie le makam (ou, d’un point de vue très général : le mode, la « gamme »). Pour rappel, en musique, le makam est défini par le spécialiste turc Bülent Aksoy de la manière suivante :

C’est un phénomène extrêmement complexe […] Cette complexité provient de la variété et de l'instabilité des éléments constituant la structure du makam […] En termes théoriques, le makam se définit d'abord par une gamme, c’est-à-dire par les notes qui constituent le makam en question. Pourtant dans la pratique on va souvent hors des limites de cette même gamme formée par ces notes données39.

Plus loin, dans la même communication, il affirmera :

La connaissance théorique du makam est seulement un cadre préliminaire qui présente une notion générale sur celui-ci. […] Mais la musique basée sur le concept de makam montre son identité véritable dans l’exécution40.

C’est ainsi que dans le makam, l’état de l’être, l’état de l’âme et l’état du corps se rejoignent à travers l’écoute de la musique : une écoute attentive, profonde. Une écoute qui permet au corps d’entrer dans la forme voulue par la tradition et suggérée par la musique. La pensée d’un corps régi par les lois du makam répond presque à un processus initiatique qui trouve ses racines directes et évidentes dans des traditions sacrées comme celles du Sema des derviches Mevlevi ou du Semah des Alevi41 – les deux termes étant dérivés de la racine hébraïque qui signifie « entendre, écouter ».

Cela rappelle que le makam est un concept qui n’a pas que valeur musicologique : c’est aussi et avant tout une valeur initiatique, désignant « la halte, la station, le niveau » de l’initié sur la voie de l’initiation et dont les résonnances à travers la pensée ésotérique islamique (soufisme), sont aussi d’ordre physiologique et ont été étudiées avec un soin extrêmement minutieux au cours des siècles. Il suffit de penser, par exemple, à l’ouvrage initiatique Marifetname d’Erzurumlu Ibrahim Hakki pour se rendre à l’évidence42.

C’est ainsi qu’à travers cette démarche contemporaine initiée par le groupe dirigé par Kaleci, les acteurs recherchent une unité entre son et corps, entre écoute intime et expression visible, à un point tel que Kaleci demandera finalement aux acteurs de chanter la danse et de danser le chant.

Notes de bas de page numériques

1 Organisme de formation professionnelle continue dédié aux artistes du spectacle vivant, fondé en 2006 – reprenant le travail mené auparavant par la Compagnie Ayna, dont elle s’est distinguée pour des raisons administratives. La structure dispense, notamment, un programme de formation professionnelle continue de longue durée, accessible dans le cadre de financements par le Congé Individuel de Formation : « Autonomie de l’Acteur ». Le programme a évolué depuis la création du module, en 2006. Voir les programmes pédagogiques, tous conservés dans les archives du Centre Ideogram Arts : Ali Ihsan Kaleci, Pour une autonomie de l’acteur, Paris, Ayna, 2006 ; Ali Ihsan Kaleci, Autonomie de l’acteur, Paris, Ayna, 2007 ; Ali Ihsan Kaleci, Autonomie de l’acteur, sous la direction d’Ali Ihsan Kaleci, Paris, Ayn Seyir, 2008 ; Ali Ihsan Kaleci, Autonomie de l’acteur, stage de formation professionnelle sous la direction d’Ali Ihsan Kaleci, Paris, Ayn Seyir, 2009 ; Ali Ihsan Kaleci, Autonomie de l’acteur, stage de formation professionnelle sous la direction d’Ali Ihsan Kaleci, Paris, Ayn Seyir, 2010 ; Ali Ihsan Kaleci, Autonomie de l’acteur, formation de théâtre à destination des artistes du spectacle vivant, sous la direction d’Ali Ihsan Kaleci, Paris, Ayn Seyir, 2010 ; Ali Ihsan Kaleci, Autonomie de l’acteur, Paris, Ayn Seyir, 2011 ; Ali Ihsan Kaleci, IDEOGRAM – Autonomie de l’acteur, sous la direction d’Ali Ihsan Kaleci, Paris, Ayn Seyir, 2012 ; Ali Ihsan Kaleci, Yeye Li, Autonomie de l’Acteur. De la formation à la création, pour les artistes du spectacle vivant, Paris, Ayn Seyir, 2013.

2 Pour plus de précisions, cf. Erica Letailleur, La Voie poétique de l’acteur et les mirages du théâtre professionnel. Etude de la formation des artistes du spectacle vivant du centre franco-turc Ayn Seyir (2006-2013), Thèse de doctorat dirigée par Jean-Pierre Triffaux, soutenue le 20 juin 2016 à Nice.

3 Cf. le communiqué distribué aux participants lors des journées de portes-ouvertes du centre : Ali Ihsan Kaleci, Autonomie de l’acteur, Paris, Ayn Seyir, 2013.

4 Nous évoquons ici la musique turque en général, car selon les périodes et les besoins des participants comme de l’équipe pédagogique, des traditions de régions diverses sont abordées, allant de la musique d’art d’Istanbul aux rythmes de la région de la Mer Noire, en passant par l’Anatolie centrale ou encore les frontières les plus orientales du pays. Cf. Jérôme Cler, Musique de Turquie, Arles/Paris, Actes Sud/Cité de la Musique, 2000.

5 Cf. Jérôme Cler, « Pour une théorie de l’aksak », Revue de Musicologie, n°80-2, 1994.

6 Cf. Pelin Yıldız, Klasik Türk Musikisi Kitap ve Tez Bibliografyası (1929-2007), Mémoire de Master 1, Afyonkarahisar, Afyon Kocatepe Üniversitesi, 2007.

7 Ali Ihsan Kaleci, Tiyatro işte bu ağaç, Ankara, Ideogram Theatre, 2014.

8 A. I. Kaleci, Tiyatro işte bu ağaç, op. cit.

9 Cf. Metin And, Turkish Dancing. From Folk Dancing to Whriling Dervishes, from Belly Dancing to Ballet, Ankara, Dost Yayınları, 1976.

10 Cf. E. Letailleur, La Voie poétique de l’acteur et les mirages du théâtre professionnel. Etude de la formation des artistes du spectacle vivant du centre franco-turc Ayn Seyir (2006-2013), op. cit.

11 A. I. Kaleci, Tiyatro işte bu ağaç, op. cit.

12 Antonin Artaud, « La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent par Roger Gilbert-Lecomte », in Evelyne Grossman (dir.), Œuvres, Paris, Gallimard, 2004, p. 484.

13 A. I. Kaleci, Tiyatro işte bu ağaç, op. cit., p. 27.

14 Notes de terrain 2006-2013.

15 Notes de terrain 2006-2013.

16 Notes de terrain 2006-2013.

17 Ori Wollman-Gershon, Le Zeybek, une éducation du corps et de la morale, Mémoire de Master 1 dirigé par Isabelle Launay, Paris, Université Paris 8, 2011.

18 Ce terme signifie « boiteux » en turc. Il s’agit d’un rythme particulier aux musiques de Turquie. Cf. J. Cler, « Pour une théorie de l’aksak », op. cit.

19 Notes de terrain 2006-2013.

20 Ali Ihsan Kaleci, Notes de terrain, séance du 11 février 2010, Paris, Ayn Seyir.

21 Notes de terrain 2006-2013.

22 Notes de terrain 2006-2013.

23 Notes de terrain 2006-2013.

24 Ali Ihsan Kaleci, Notes de terrain, séance du 4 février 2010, Paris, Ayn Seyir.

25 Témoignage d’une actrice, Notes de terrain, entretien du 3 février 2010, Paris, Ayn Seyir.

26 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, le Seuil, 1990.

27 Notes de terrain 2006-2013.

28 J. Cler, « Pour une théorie de l’aksak », op. cit.

29 Simha Arom, « L’Aksak, principes et typologie », Cahiers des Musiques Traditionnelles, n°17, 2004.

30 J. Cler, « Pour une théorie de l’aksak », op. cit., p. 182.

31 J. Cler, « Pour une théorie de l’aksak », op. cit., p. 182.

32 Constantin Braïloïu, cité dans J. Cler, « Pour une théorie de l’aksak », op. cit., p. 184.

33 Nous rappelons que le terme aksak signifie « boiteux », en turc.

34 J. Cler, « Pour une théorie de l’aksak », op. cit., p. 184.

35 Notes de terrain 2010.

36 Notes de terrain 2010.

37 François Picard, « Echelles et modes, pour une musicologie généralisée », cours de licence d’ethnomusicologie, Paris, Centre Universitaire Clignancourt, 2000. Disponible sur : https://halshs.archives-ouvertes.fr/cel-01150222/document (cons. le 24 octobre 2017).

38 O. Wollman-Gershon, Le Zeybek, une éducation du corps et de la morale, op. cit.

39 Bülent Aksoy, « Towards the Definition of the Makam », in Jürgen Elsner, Risto Pekka Pennanen (dir.), The Structure and Idea of Maqam, Proceedings of the Third Conference of the ICTM Maqam Study Group, Virrat (Finlande), 2-5 octobre 1995, Tampere, Publications of Department of Folk Tradition at the University of Tampere, 1997, p 12.

40 B. Aksoy, « Towards the Definition of the Makam », op. cit., p. 14.

41 Cf. Jean During, Musique et extase. L’Audition mystique dans la tradition soufie, Paris, Albin Michel, 1988.

42 Erzurumlu Ibrahim Hakkı, Marifetname (3 vol.), Istanbul, Ataç Yayınları, 2016.

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Pour citer cet article

Erica Letailleur, « À la recherche d’un infinitésimal point de jonction entre audible et visible. La méthode chronophotographique dans la formation des artistes du spectacle vivant du centre franco-turc Ayn Seyir », paru dans Loxias-Colloques, 11. Corps, son et technologies entre théories et pratiques, Première partie : Les scènes du corps sonore, À la recherche d’un infinitésimal point de jonction entre audible et visible. La méthode chronophotographique dans la formation des artistes du spectacle vivant du centre franco-turc Ayn Seyir, mis en ligne le 23 juillet 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1118.

Auteurs

Erica Letailleur

Docteure en arts vivants, Erica Letailleur a soutenu sa thèse intitulée "La Voie poétique de l’acteur et les mirages du théâtre professionnel. Étude de la formation des artistes du spectacle vivant du centre franco-turc Ayn Seyir (2006-2013)" à l’Université de Nice Sophia Antipolis sous la direction de Jean-Pierre Triffaux (CTEL). Elle est également diplômée de l’EHESS (ethnologie) et d’un master de musicologie à l’Université Paris IV, grâce à des travaux portant sur la mise en scène des rituels alevis dans la Turquie contemporaine. D’autre part, elle est chargée de production pour la compagnie Ideogram Arts (coordinatrice des projets internationaux / France, Turquie, Grèce, Azerbaïdjan, dir. Ali Ihsan Kaleci) et membre du CIRRAS (dir. Françoise Quillet).