parodie dans Loxias-Colloques


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Loxias-Colloques | 10. Figures du voyage

Parti pour nulle part : Parodie du récit de voyage dans Je m’en vais (1999) de Jean Echenoz

Figure de rhétorique classique, la parodie est profondément à l’œuvre dans la thématique du voyage qu’annonce le titre du roman d’Echenoz : titre, voire déclaration, que reprend la première phrase du récit même. Cette thématique obsédante inaugure l’excès de voyages qui attendent le lecteur : voyages de recherche, voyages de fuite, errances identitaires, dérives et déchéances socioéconomiques (dont une pérégrination qui dépasse les confins mêmes de Je m’en vais, faite par un personnage qui « voyage » entre deux romans d’Echenoz). Pourtant, l’acte de voyager prend une dimension parodique, se voit ironiser par la vacuité foncière qui caractérise le protagoniste, quels que soient ses déplacements. Même une mission en Arctique ne peut réussir à secouer Ferrer, qui paraît traverser le récit tel un somnambule, alors que – miroir ironique – son associé, en fuite, erre à travers la France et l’Espagne. Car, même en dehors du voyage au grand Nord (où le rapport au réel paraît être garanti dans les minutieuses descriptions des paquebots, guides eskimos, traîneaux, équipes de chiens) Ferrer « voyage » d’appartement en appartement, comme de femme en femme, semblant incapable de progresser dans sa vie. Malgré tous ses déplacements physiques et sentimentaux, pourtant, Ferrer aboutit, dans les dernières lignes du roman, à son point de départ—la maison qu’il avait quittée au début –où il clôture le récit en prononçant encore une fois les mots « Je m’en vais. » Quel progrès aura-t-il fait, entre le début et la fin du roman ? Cette reprise du voyage à la Godot sert d’hommage, bien sûr, au grand prédécesseur de chez « Minuit », mais va plus loin ; tout comme la pièce de Beckett, elle interroge certaines notions fondamentales dans l’acte de voyager, à commencer par le déplacement spatial même. Car Ferrer, même s’il voyage physiquement – contrairement à Vladimir et Estragon – se fige dans l’immobilité d’un retour répété au même, à peu de chose près : immobilité qui voue à l’échec toute métamorphose, car quel que soit le voyage extérieur – spatial ou sentimental, déplacement physique ou affectif – il n’entraîne aucun voyage intérieur, aucune transformation. La très forte thématisation du voyage dans Je m’en vais ne sert donc qu’à parodier l’acte de voyager, en posant d’inquiétantes questions sur ses prémisses les plus fondamentales. Ironie qui hante – peut-être – la littérature de voyage en général, car, bien avant les déboires de Ferrer, un autre avait demandé, « À quoi sert de voyager si tu t’emmènes avec toi ? C’est d’âme qu’il faut changer, non de climat » (Sénèque). Interroger les procédés parodiques mis en œuvre par Echenoz dans Je m’en vais permet de mettre en lumière un certain nombre d’implications inquiétantes pour tout récit de voyage. Parody, a figure of classical rhetoric, is deeply at work in the travel thematic announced by Echenoz’s title, I’m Leaving: itself a declaration renewed in the novel’s first line. Such an obsessive thematic launches the range of voyages that await the reader : research trips, escapist trips, identitarian wanderings, drifts and socioeconomic descents (including one peregrination that exceeds the confines themselves of Je m’en vais, carried out by a character who « travels » between two Echenoz novels). However, as I hope to demonstrate, the act of traveling takes on a parodic dimension as it becomes ironized by the protagonist’s vacuity, whatever his displacements. Even a mission to the Arctic fails to succeed in shaking the soporific Ferrer, who appears to sleepwalk through the narrative while his treacherous associate purposefully hides out by wandering across France and Spain. For, even beyond the trip to the Far North (where the relation to the real seems guaranteed by the minute descriptions of freighters, eskimo guides, dogsleds and dog teams), Ferrer « travels » from apartment to apartment as he does from woman to woman, appearing unable to progress in any arena. Despite all his physical and sentimental displacements, however, Ferrer ends up, in the novel’s final lines, at his point of departure—the house he had left at the beginning—where he closes the narrative by pronouncing once again the words, « I’m leaving. » What progress will he have made, between the beginning and the end of the novel ? This reprise of traveling à la Godot serves as an hommage, of course, to Echenoz’s great predecessor with the Editions Minuit, but goes further ; like Beckett’s play itself, the repetition of « Je m’en vais » questions certain fundamental notions defining traveling, beginning with spatial displacement itself. For Ferrer, even though he travels physically—unlike Vladimir et Estragon—becomes fixed within the immobility of a repeated return to the same. Such immobility dooms to failure any metamorphosis, for whatever the ostensible voyage—spatial or sentimental, physical or affective displacement—it entails no inner voyage, no transformation. The heavy thematisation of traveling in Je m’en vais serves thus only to parody the act of traveling, in posing worrisome questions about its most fundamental assumptions. Such irony may well haunt travel literature in general—for, well before Ferrer’s aimless escapades, another had asked, « What purpose does traveling serve if you take yourself with you ? It’s the soul that must be changed, not the climate » (Seneca). Exploring the parodic strategies employed by Echenoz in Je m’en vais brings to light certain worrisome implications for any travel narrative.

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Loxias-Colloques | 12. Le Diversel
Universel ou « Diversel », Tout-Monde ou « Multivers » à l’œuvre dans la fiction caribéenne contemporaine
 | L'Universel en question(s): de l'Universel paradoxal aux prémices du Tout-Monde

Le cas Vincent Placoly : l’Universel paradoxal

Si les auteurs d’Éloge de la Créolité, Bernabé, Chamoiseau et Confiant ont su imposer dans leur texte une histoire dynamique de la création d’une littérature antillaise francophone, en articulant leur pensée à celle du roman glissantien, d’essence moderne, Vincent Placoly, leur aîné, a su, depuis les années 70 faire entendre une autre approche du roman antillais, en articulant, lui, l’écriture romanesque à l’absence de récit antérieur, conséquence terrifiante de l’esclavage et de la colonisation. C’est donc en utilisant les armes de la parodie, d’une part, et du pastiche, d’autre part, qu’il a su proposer une approche postmoderne du roman, comme une possibilité d’intégrer l’absence comme élément central du roman antillais et de la représentation de l’Histoire. Dès lors, au Diversel chamoisien répond un Universel paradoxal : il revendique une singularité qui, pourtant, doit se confondre dans une Histoire universelle qui n’est pas la sienne.

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