Loxias-Colloques |  10. Figures du voyage 

Odile Gannier et Véronique Magri  : 

Éditorial

Figures et représentation du monde

Index

Mots-clés : littérature de voyage

Keywords : travel literature

Texte intégral

Du point de vue strictement littéraire, le récit de voyage peut s’identifier plus immédiatement par sa thématique ou les conditions de sa rédaction, que par un ensemble de caractéristiques d’écriture qui seraient définitoires du genre. Autrement dit, un voyage se reconnaîtrait d’abord à son objet : un pays, un itinéraire, des impressions – tandis que la forme serait secondaire et contingente. La relation de voyage peut aussi entrer dans des cadres génériques plus précis, comme un compte rendu éphéméride itinérant suivant une ligne narrative chronologiquement fluide. La caractéristique du voyage est de renvoyer à une réalité existante (ou prétendument existante), la relation se fixant pour tâche d’en rendre compte ou, au second degré, d’en évoquer l’expérience particulière.

Si ce genre a pu se maintenir au cours des siècles, c’est que son objet est stable, et que le lectorat curieux de nouveauté ou désirant voyager par procuration l’a plébiscité, depuis les Enquêtes d’Hérodote jusqu’aux rêveries de Bruce Chatwin, ou au vagabondage curieux de Nicolas Bouvier, en passant par les voyages de Stevenson, les aventures de Cendrars ou les reportages de Jean Rolin. Le récit de voyage connaît une faveur surprenante de longévité et de variété géographique ; mais à l’évidence c’est bien le contenu du récit qui attire et retient les lecteurs, plus que sa forme, réduite à des fonctions ancillaires. Comme le remarque Michaux dans Passages (1963) :

Les poètes voyagent, mais l’aventure du voyage ne les possède pas.
La passion du voyage n’aime pas les poèmes. Elle supporte, s’il le faut, d’être romancée. Elle supporte le style moyen et le mauvais, et même s’y exalte, mais elle n’aime guère le poème. Elle se trouve mal dans les rimes. […]
S’il lui arrive d’avoir grande allure dans Chateaubriand ou dans quelque autre seigneur de la littérature, elle trouve plus souvent sa note juste, et qui vous frappe, dans un marchand, un aventurier, un embrouilleur aux cent métiers, qui la transpire et révèle en quelque naïf propos qu’Elle le tient souverainement.
Sans doute n’est-elle pas séparable de la poésie, mais elle ne voit pas sa poésie dans les poésies. En somme, elle préfère la mauvaise compagnie1.

Si l’intérêt des relations de voyage ne semble pas résider dans les joliesses formelles, elles sécrètent malgré tout un style particulier, reconnaissable comme tel. Le récit de voyage et le roman partagent aussi bien des formes, et intéressent sans doute le même public ou peu s’en faut : Defoe peut ainsi, dans la préface de Robinson Crusoé, entretenir l’ambiguïté avec une remarquable – et malicieuse – mauvaise foi d’écrivain. Car en apparence, rien, ou presque, ne peut distinguer, dans la forme, un récit de voyage authentique et un récit de voyage fictif. Tous deux recèlent les mêmes formules et traitent des mêmes objets. Leur arsenal rhétorique est le même et les distingue d’autres genres littéraires. La frontière entre le récit de voyage authentique et le récit de voyage fictionnel est idéalement imperceptible, puisqu’il suffit à l’écrivain d’user des formes spécifiques que le lecteur associe intuitivement au genre viatique. Mieux, plus le récit est fictionnel, plus il use des stratagèmes stylistiques propres à donner le change et à brouiller la frontière entre réel et imaginaire.

En effet, un récit de voyage favorise des formes particulières qui sont susceptibles de le différencier, à la simple lecture, d’autres types d’écrits. Justement parce qu’il induit une configuration spécifique, il est porté à recourir à des figures récurrentes, ou à de grandes familles de figures, qui se retrouvent plus volontiers dans ce genre de récit qu’ailleurs, et qui sont parfois le signe de reconnaissance du genre. La découverte d’un endroit inconnu, dont l’originalité motive l’évocation, conduit le voyageur à user de toutes les formes possibles de la description : tableau présenté avec la force de l’hypotypose, portrait inséré dans une narration, description minutieuse de la toile de fond et des détails. Mais cette description, se confrontant à des paysages inconnus ou à des réalités nouvelles, doit aussi se décliner de façon particulière : l’analogie est ainsi le principal recours pour un voyageur en mal de référence. Le xénisme ou le pérégrinisme marquent également l’insertion de la nouveauté lexicale découverte au cours du voyage. L’altérité brusquement conçue comme telle suscite naturellement le néologisme. À moins que le voyageur désorienté ne répète, faute de mieux, ce qu’il a lu ailleurs, se livrant à toutes les formes de la répétition ou de la citation pour marquer sa relation du sceau de l’autorité. Le récit de voyage ne peut en effet être simplement « poétique » parce qu’il doit aussi prendre en compte un référent extérieur, qui lui préexiste et dont le lecteur attend une évocation fidèle. Seuls les « voyages sentimentaux » à la Sterne peuvent éviter de décrire en prétextant une autre finalité ; mais ils s’approchent ainsi des limites de leur domaine. Parce qu’il obéit à des impératifs génériques, le récit de voyage favorise donc certaines figures qui semblent particulièrement aptes à traduire l’expérience de la confrontation avec l’Autre ou l’Ailleurs, ou qui sont réputées telles par les modèles reconnus comme matriciels.

D’une manière générale, les figures de discours se définissent par des traits stables et reconnaissables établis indépendamment du contenu informatif dans les répertoires ou nomenclatures qui les tiennent éloignées des réalisations textuelles. Néanmoins, au-delà des lieux communs de la rhétorique, elles se caractérisent naturellement par des variations qui dépendent du type de texte dans lequel elles sont utilisées. L’approche énonciative et pragmatique des figures postule en effet qu’un lien dynamique unit figures et contexte, autrement dit que les figures s’ajustent au texte où elles s’insèrent et subissent des variations formelles et qu’elles-mêmes informent le texte, à différentes paliers de sa réalisation. La liste des figures utilisées dans le récit de voyage n’est ni close ni impérative, mais elle constitue plutôt une nébuleuse dans laquelle le voyageur-écrivain choisit son expression de façon privilégiée.

Le travail d’écriture, immédiat ou différé, est un jeu de construction avec des matériaux inconnus, mais selon un mode d’emploi éprouvé. On peut considérer avec Marc Bonhomme que » la fonctionnalité des figures ne se construit véritablement que dans la dynamique de leur mise en texte2 » et que les figures correspondent à des structures récurrentes et dynamiques : elles sont à la fois assez figées pour être reconnaissables et assez souples pour se plier aux nécessités de leur actualisation. Ces figures affectent aussi bien le lexique que la syntaxe, ou dans le cas de structures plus larges, la construction même du texte ; elles peuvent relever de l’expression émotive de l’écrivain-voyageur ; ou encore être suscitées par une réflexion sur le genre lui-même. Si les figures observées dans ce recueil ne sont que des exemples des constructions discursives possibles mises à l’œuvre dans le récit de voyage et choisies parmi un éventail de structures formelles ou stylistiques existant ailleurs dans le texte littéraire, elles sont contextualisées dans des corpus dont la variété leur garantit un caractère pérenne et une valeur représentative. Les corpus de voyage analysés assurent aux analyses une valeur transhistorique, depuis le XVIIe siècle jusqu’à l’époque moderne, quand les articles eux-mêmes ne proposent pas une vision diachronique d’une figure comme la répétition (Odile Gannier) ou le motif de l’inversion qui fait basculer du dénigrement de l’Autre à son idéalisation (Pierre Rajotte). La figure de l’épanorthose est encore posée comme définitoire du récit de voyage en général, et historiquement bien représentée à l’époque romantique (Philippe Antoine), à un moment où le texte viatique s’émancipe du discours savant au profit de l’expression d’une subjectivité plus séductrice que didactique. C’est le moment où le récit de voyage entre plus nettement en littérature. À cette vision transhistorique d’un genre s’ajoute la variété géographique des territoires traversés ou la nationalité des voyageurs – les voyageurs sont français, suisses ou québecois (Pierre Rajotte), sans incidence aucune sur les constantes formelles génériques. Le statut des voyageurs est un autre motif de variété des corpus : les voyageurs sont écrivains ou poètes mais aussi missionnaires (Christine Kullberg) ou dessinateurs (Catherine Mao).

Si les figures du discours sont assurément les manifestations formelles de l’expression, elles ne peuvent être conçues comme purement ornementales, puisqu’elles renvoient à des systèmes de pensée plus larges.

Pour dire l’autre, le voyageur dispose aussi de la comparaison ; elle est, en effet, une manière de réunir monde que l’on raconte et monde où l’on raconte et de passer de l’un à l’autre. […] Ainsi la comparaison a place dans une rhétorique de l’altérité où elle intervient comme procédé de traduction.
Bien entendu, le récit de voyage n’a pas le monopole de cette figure et Hérodote n’est pas le premier auteur grec à l’utiliser […]. Dans le récit de voyage, fonctionnant comme traduction elle [la comparaison] établit des ressemblances et des différences entre « par-delà » et « par-deçà » et ébauche des classifications. […]
Mettre la chose devant les yeux, soit, mais plus précisément en en mettant une autre : telle est l’originalité du récit de voyage3.

La figure n’est pas dissociable du contexte qui lui donne sens. Elle prend donc une tournure et une signification particulières dans le cadre du récit de voyage.

L’objet de cette réflexion collective est l’étude de l’adaptation spécifique que subit une figure lorsqu’elle accompagne le voyage. C’est ainsi par exemple que l’humour et l’ironie pimentent le récit de N. Bouvier qu’étudie Marc Bonhomme. La reprise de trajets déjà bien balisés incite également à recourir à la parodie, pour égayer la lecture qui risquerait de paraître simple redite. Cette figure est employée dans le roman pour simuler un récit de voyage – comme la pratique Jean Echenoz, étudié par Margaret Gray – ; aussi bien que dans le voyage où elle prétend lui donner une tournure littéraire ou permet au voyageur de montrer qu’il est conscient du contexte littéraire dans lequel il écrit, ce que fait Regnard, comme le montre Mathilde Morinet.

Les figures analysées participent de la fabrique du texte. C’est leur fonction narrative, quand elles assurent un rôle au niveau macrostructural, qui est mise en avant par Marc Bonhomme qui démontre qu’ironie et humour affectent la progression du récit chez Bouvier. Philippe Antoine attribue aux figures de l’auto-correction une valeur mimétique d’un parcours : aux hésitations du dire, correspond l’itinéraire « en zigzag » du voyageur qui le préfère à la ligne droite. Les figures de l’auto-correction miment les étapes progressives de la découverte et contribuent à la narrativisation du regard. La dynamique établie par Catherine Mao entre le croquis et le dessin, entre l’image et le texte, permet de suivre la genèse du récit de voyage et du « voyage dessiné ». Les citations de la voix de l’autre permettent de construire le discours émotif du voyageur plus que l’image de l’autre (Christina Kullberg), les répétitions enfin jouent un rôle structurant à différents paliers du texte (Odile Gannier). Le journal par exemple ne peut que procéder par répétition-variation d’un jour à l’autre, tandis que le « déjà-vu » impose de varier la formulation et le point de vue sous peine de ressassement ennuyeux pour le lecteur : la répétition peut aussi s’exhiber pour tenter de se faire pardonner.

Les figures jouent un rôle structurel, prennent une dimension subjective en assurant un dialogue ou un compagnonnage avec le lecteur et permettent finalement une lecture du monde. Les figures activent en effet une représentation du réel – qui est seule donnée à lire. L’ironie, également analysée par Marc Bonhomme et Mathilde Morinet, s’affirme comme un mode de distanciation énonciative assurant une « déconnexion critique » et assoit la posture du voyageur comme critique averti. Les cibles de Regnard peuvent aussi bien être l’autochtone lapon que le concitoyen français. C’est l’appréhension de l’altérité qui est donnée à lire au travers du dessin analysé par Catherine Mao comme medium entre le réel et l’œil qui voit ; c’est toute une éthique du récit de voyage qui s’esquisse par le biais de l’analyse de la figure de l’inversion (Pierre Rajotte) comme du regard inverse dont F. Hartog dans Le Miroir d’Hérodote a souligné l’importance. L’autre est dévalorisé quand il est comparé au même auquel on voudrait le réduire : la vision est alors ethnocentrée et affirmée comme supérieure. Il est au contraire idéalisé et réduit à son altérité, dans une nouvelle forme d’inversion. Ces formes d’inversion qui oscillent entre des pôles opposés reposent toutes deux sur la figure de l’analogie, de la confrontation plus que du dialogue qui devrait être restauré entre le même et l’autre. Les figures sont peut-être tout simplement le signe des maladresses du voyageur face au « Mystère » de l’autre (Pierre Rajotte), le symptôme des difficultés à « s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même4 ».

La présente livraison ne prétend pas avoir épuisé la recension de toutes les figures possibles du récit de voyage, mais se propose d’en dévoiler quelques-unes. Le but de ces études est de souligner cet usage spécifique de la stylistique appliquée à des textes qui, paradoxalement, commencent très souvent par des protestations d’amateurisme et l’affirmation parfois véhémente qu’ils sont rédigés par des voyageurs ordinaires peu experts en enjolivures littéraires : l’absence de fleurs de rhétorique serait, à les en croire, le gage absolu de leur sincérité. Mais souvent, la prétérition ne se fait pas attendre.

Notes de bas de page numériques

1 Henri Michaux, « Les poètes voyagent » (1946), dans Passages, [1963], Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1998, p. 43.

2 Marc Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005, p. 153.

3 François Hartog, Le Miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard [1980], coll. Folio, 2001, p. 348-352.

4 Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 23. Cité par P. Rajotte.

Pour citer cet article

Odile Gannier et Véronique Magri , « Figures et représentation du monde », paru dans Loxias-Colloques, 10. Figures du voyage, Figures et représentation du monde, mis en ligne le 19 mars 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1042.

Auteurs

Odile Gannier

Université Côte d’Azur, CTEL

Véronique Magri

Université Côte d’Azur, CNRS, BCL