Loxias-Colloques |  10. Figures du voyage 

Marc Bonhomme  : 

Ironie et humour dans le récit de voyage. L’exemple de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier

Résumé

Le point de vue du voyageur constitue un paradigme consubstantiel au récit de voyage, oscillant entre les polarités de l’empathie et de la distanciation. Nous analyserons cette seconde polarité, en montrant qu’elle s’appuie en grande partie sur les figures énonciatives de l’humour et de l’ironie. Celles-ci sont typiques dans L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, relation d’un itinéraire entre la Suisse et l’Afghanistan en 1953-1954. D’une part, nous examinerons comment, dans ce récit, l’humour et l’ironie sont des figures de distanciation récurrentes et complémentaires, le premier reposant sur le détachement ludique et la seconde sur la dissociation critique. En particulier, nous dégagerons les schèmes discursifs qui caractérisent ces deux figures complexes dans L’Usage du monde. Ces schèmes consistent notamment en des décalages lexicaux, des intensifications discordantes ou des accumulations dissonantes pour l’humour. Ils prennent entre autres la forme de structures antiphrastiques ou de clivages échoïques (au sens de Sperber et Wilson) pour l’ironie. D’autre part, nous nous intéresserons aux fonctions et aux effets narratifs de ces figures dans L’Usage du monde. Celles-ci marquent deux positionnements énonciatifs favorisés par le genre du récit de voyage : celui du voyageur indulgent, à la fois détaché et compréhensif envers certains contextes déroutants, avec l’humour ; celui du voyageur satirique vis-à-vis de situations perçues comme choquantes (corruption, censure) avec l’ironie. Plus largement, nous verrons comment ces deux figures participent à l’élaboration de l’éthos discursif de l’énonciateur-voyageur. Si toutes deux construisent une posture disjonctive par rapport à des expériences de voyage problématiques, la « sous-énonciation » (dans l’acception de Rabatel) de l’humour révèle l’image d’un voyageur simplement déconcerté, tandis que la « sur-énonciation » de l’ironie manifeste l’image d’un voyageur plus engagé dans le monde qu’il découvre.

Index

Mots-clés : Bouvier (Nicolas) , dissonance, humour, ironie, satire

Géographique : Suisse

Chronologique : XXe siècle

Plan

Texte intégral

Publié en 1963, L’Usage du monde de Nicolas Bouvier constitue sans doute le récit de voyage le plus connu de la littérature suisse romande1. Il relate le périple de son auteur et du peintre Thierry Vernet, effectué entre 1953 et 1954 en Fiat Topolino de Genève à l’Afghanistan, via la Yougoslavie, la Turquie et l’Iran. Il s’agit ainsi d’un récit de voyage rédigé après coup, à partir de notes prises sur le vif dans la progression des étapes.

La plupart des critiques2 ont souligné le positionnement très moderne du voyageur Bouvier : son refus de l’exotisme, sa sympathie et sa curiosité réelle pour les lieux et les peuples visités, son éloge de la lenteur et de la flânerie contribuant à la qualité des rencontres qui permettent « de laisser s’installer en soi la dimension de l’autre3 ». Mais en même temps, L’Usage du monde est empreint d’un regard décalé, fondé sur le recul de l’ironie et de l’humour. Qu’elle soit motivée par la psychologie de Bouvier ou qu’elle soit favorisée par les influences intellectuelles sur lui de Rabelais et de Töpffer4, cette sensibilité à l’ironie et à l’humour apparaît de façon formelle dans L’Usage du monde à travers plusieurs références à ces deux procédés. Entre autres, l’ironie singularise indifféremment des personnages, à l’instar des « mendiants […] ironiques » (p. 182) de Tabriz, leur comportement, comme le « regard ironique » (p. 147) du médecin Paulus, voire des productions artistiques, à l’image de la « musique […] ironique » (p. 348) du régiment baloutch à Quetta. Quant à l’humour, il est vu comme « un excellent antidote » (p. 108) contre la peur, tout en qualifiant diverses populations (« l’humour amer » des Iraniens, p. 258) et des individus tels que Terence ou le directeur de l’Institut franco-iranien de Téhéran.

Mais par-delà leur dénomination explicite, l’ironie et l’humour façonnent en profondeur la mise en texte de L’Usage du monde. Adoptant une approche stylistique, nous nous proposons d’en dégager les principales modalités, les fonctions et les effets narratifs, en relation avec le genre du récit de voyage qui sous-tend cette œuvre. Mais auparavant, en raison du flou conceptuel qui affecte les notions d’ironie et d’humour, une rapide mise au point s’impose à leur propos.

L’ironie et l’humour comme figures énonciatives complémentaires

L’ironie et l’humour peuvent être envisagés comme des figures du discours – même si ce dernier est peu intégré dans leur champ5, à savoir comme des schèmes discursifs récurrents et saillants qui filtrent et modèlent nos représentations du monde, ce qui s’avère fondamental pour le genre du récit de voyage. Plus précisément, l’ironie et l’humour constituent des figures à pivot énonciatif6, chacune d’entre elles manifestant une attitude langagière particulière de leur producteur, laquelle n’est interprétable qu’à travers leur réception. Ces deux figures entretiennent néanmoins des rapports ambigus qui ont nourri des débats animés dépassant le cadre de notre étude. Par exemple, pour les uns comme Patrick Charaudeau7 l’humour est une catégorie générique englobant l’ironie, tandis que la généricité est le fait de l’ironie pour d’autres, tel Oswald Ducrot8. Ou encore suivant la conception de Henri Morier9, l’humour se concrétise physiologiquement par le sourire et l’ironie par le rire, mais Pierre Schoentjes défend la position inverse10.

Pour notre examen de L’Usage du monde de Bouvier, nous retiendrons seulement les caractéristiques essentielles de l’ironie et de l’humour. D’une part, comme on le vérifiera, ceux-ci forment des figures énonciatives complexes, mobilisant chacun divers procédés qu’ils partagent à l’occasion. Ainsi, loin de se limiter à l’antiphrase11, l’ironie s’appuie sur des procédés aussi variés que la mention en écho théorisée par Dan Sperber et Deirdre Wilson12 et que l’incohérence syntagmatique analysée par Philippe Hamon13. D’autre part, l’ironie et l’humour reposent tous deux sur une distanciation énonciative malicieuse, instaurant un hiatus entre le point de vue de l’énonciateur et son énoncé, avec les effets de polyphonie, de sous-entendu et de double sens qui en découlent. Mais cette distanciation énonciative malicieuse se traduit par des scénarios pragmatiques complémentaires qui distinguent l’ironie de l’humour, même si leur différence est plus de degré que de nature. Dans le cas de l’ironie, la distanciation est celle de la réprobation, en vertu de jugements de valeur normatifs, avec l’attaque d’une cible définie (rire contre) qui prédomine sur la recherche de la complicité du public. Cela explique la dimension clivante et indirectement assumée qui correspond à la « sur-énonciation » d’Alain Rabatel14, à la fois orientée interprétativement et offensive, communément attribuée à l’ironie. Dans le cas de l’humour par contre, la distanciation est celle de la mise en doute, sans norme externe évidente et sans jugement tranché, avec une sollicitation de la connivence du public (rire avec) qui l’emporte sur le dénigrement d’une cible déterminée. D’où la dimension peu clivante et peu assumée qui rejoint la « sous-énonciation » d’Alain Rabatel15, en même temps ouverte interprétativement et plutôt défensive, habituellement reconnue à l’humour.

Une ironie limitée thématiquement

Dans L’Usage du monde, la figure de l’ironie est confinée aux quelques passages où le voyageur Bouvier affiche une position satirique à l’encontre de situations problématiques. Celles-ci sont le plus souvent politiques, avec au premier plan les régimes communistes rencontrés en chemin. Le début du récit consacré à la traversée de la Yougoslavie est symptomatique à cet égard. Issu de la bourgeoisie conservatrice genevoise et en pleine guerre froide, Bouvier y multiplie les critiques explicites, qu’il dénonce « la grosse imposture » (p. 33) ou « la dégringolade » (ibid.) du parti mis en place par le maréchal Tito.

Mais la figure indirecte de l’ironie y prend aussi le relais pour railler certaines dérives du régime titiste. En particulier, Bouvier recourt aux antiphrases valorisantes que le cotexte16 négatif invite à lire comme des dévalorisations, lorsqu’il aborde le problème du formatage artistique des Belgradois visitant l’exposition de Thierry Vernet : « Leur œil, formé par les clichés pâteux du Journal de Mostar ou de L’Écho de Cettigné, avait du mal à saisir d’emblée ce dessin linéaire. » (p. 24). Dans cet énoncé mettant en exergue les lacunes du public en matière d’éducation à l’image, « formé » est facilement réinterprétable en « déformé ». On retrouve une même configuration antiphrastique quand, toujours au sujet de cette exposition, Bouvier traite de la censure par les journalistes du régime :

La vérité, c’est que le sérieux est la denrée préférée des démocraties populaires. Les journalistes de la presse communiste qui venaient de bonne heure le matin faire leur papier en avaient à revendre. C’étaient de jeunes officiels aux chaussures craquantes, sortis pour la plupart des maquis titistes et qui tiraient de leur importance nouvelle une satisfaction bien légitime. […] Ils passaient, le front barré, d’un dessin à l’autre, censeurs sévères mais perplexes, car comment savoir si l’ironie est rétrograde ou progressiste ? (p. 22)

Dans ce passage, « une satisfaction bien légitime » fait l’objet d’un conflit de points de vue typiquement ironique. Bouvier paraît approuver cette légitimité et endosser le point de vue politique exprimé qui justifie que d’anciens combattants deviennent des experts en peinture. Mais simultanément plusieurs indices, dont la promotion récente et l’irrésolution de ces censeurs, infirment une telle légitimité, selon le point de vue esthétique latent qui est celui de Bouvier.

Dans d’autres occurrences, ce dernier emploie le procédé ironique de la mention en écho, lorsqu’il reprend des formulations du discours communiste pour les réprouver implicitement, comme dans cet exemple :

Kolo endimanchés sous les noisetiers, abondamment photographiés par la propagande titiste qui prend grand soin de cet art national et envoie au fond des campagnes des fonctionnaires « spécialistes » relever en mesures de 9/4 ou de 7/2 les astuces rythmiques de paysans rompus aux plus légères syncopes, aux plus ingénieuses dissonances. (p. 54)

Le statut de « spécialistes » en musique populaire que le régime titiste confère à certains fonctionnaires se voit contesté par une mise entre guillemets et ébranlé par leur approche exclusivement arithmétique des subtilités de cette musique. Soit encore le passage suivant :

Cette période ne manquait certes pas de martyrs ; il y en avait assez pour rebaptiser toutes les rues du pays, mais rien ne ressemble autant à un partisan qu’un autre partisan et ces références perpétuelles à la résistance finissaient par donner la nausée. (p. 34)

Le culte de ce que la phraséologie officielle appelle des « martyrs », excessif aux yeux de Bouvier, se trouve disqualifié par le retraitement banalisant (« assez pour rebaptiser toutes les rues du pays ») et dysphorique (« donner la nausée ») de ce terme.

Par-delà la Yougoslavie, Bouvier fait preuve d’une distanciation malicieuse tout aussi critique quand il dresse le portrait de Soviétiques croisés à Kaboul, usant cette fois de l’ironie syntagmatique :

Les plus jeunes venaient parfois boire un verre furtif à la « Maison des Français ». […] Ils parlaient un peu de français appris à l’École d’artillerie, à l’École d’aviation ou à celle de déminage, jamais à l’école tout court. […] Toujours est-il qu’ils étaient là, […] pas trop dépaysés, puisqu’ils pouvaient lire dans leurs manuels que Diderot était le père de la réforme agraire, Molière l’ennemi juré des bourgeois, et Thorez un styliste délicat. (p. 379-380)

En premier lieu, une série dénominative antithétique autour du vocable « école », sur l’axe sémantique militaire vs civil, laisse entendre la pseudo-éducation de ces Soviétiques, entièrement axée sur la force armée. En second lieu, un enchaînement discordant Effet (« pas trop dépaysés ») – Cause (« puisqu’ils pouvaient lire […] que Diderot était le père de la réforme agraire […] »), doublé d’anachronismes flagrants et d’assertions à l’emporte-pièce, suggère la nature réductionniste et idéologique de cette même éducation.

Si l’ironie de Bouvier s’en prend en priorité au communisme, elle n’épargne pas diverses tares observées dans les pays visités. Il peut s’agir de la corruption d’un policier en Turquie, dont Bouvier met en cause le statut par des guillemets, mais qu’il fait semblant de féliciter malgré son comportement blâmable, jouant sur les deux polarités opposées du registre épidictique :

Dans ces bourgades de la côte, il y avait trois choses dont les gens étaient fiers : leur force physique, leurs noisettes, et la pénétration de leur police. Le « policier » […] était à l’auberge, puis derrière notre porte dans le quart d’heure qui suivait notre installation. […] Excédés, nous allions finalement ouvrir à cet intrus qui […] nous proposait tout à trac d’aller changer nos dollars au marché noir. […] Au marché noir ? on se récriait, évidemment. Rassuré sur ce point capital, le flic nous disait alors sans malice « c’est moi la police secrète ». On le complimentait d’une affiliation si flatteuse en le reconduisant jusqu’à la porte. (p. 109)

Sur un autre plan, quand Bouvier relate les répressions policières contre les manifestations à Téhéran, il exprime une réprobation explicite (« triste manège »), aussitôt reformulée ironiquement (« admirable méthode ») :

La même police arrive au trot, s’empare des meneurs – des étudiants surtout – les tond, et les envoie refaire leur service militaire, ou casser des cailloux dans le sud qui n’en manque pas. Triste manège. Admirable méthode : cela fait toujours cinquante chômeurs de moins. (p. 251)

Bouvier ironise pareillement sur la conduite dévoyée des soldats iraniens déployés contre les Kurdes, dont il feint de reconnaître le bien-fondé en faisant appel à une règle de justice quelque peu élastique17 :

Pour décourager ces initiatives, le gouvernement maintient dans quelques bourgades limitrophes une soldatesque nombreuse et si rarement payée qu’elle en est bientôt réduite à piller les pillards. L’équilibre est ainsi rétabli et l’autorité affirmée. (p. 185)

Outre les dérives des forces au service du pouvoir, l’ironie de Bouvier affecte des cibles plus légères, mais qui ont une fonction symbolique non négligeable dans L’Usage du monde. C’est le cas lorsqu’il réprouve l’inadaptation et le caractère artificiel de certains manuels de conversation pour touristes utilisés en Serbie (« médire », « inutilisables »…), tout en concluant malicieusement à leur positivité :

Voilà une occasion de médire de ces petits précis à l’usage des touristes ; au cours de ce voyage j’en ai possédé plusieurs, également inutilisables, mais aucun n’approchait le Manuel de conversation franco-serbe du professeur Magnasco, Gênes, 1907. Tout en anachronismes à donner le vertige, en dialogues badins. […] La première fois que j’y recourus […], je tombai sur :
Imam, li vam navostiti brk ? – dois-je cirer vos moustaches ? – question à laquelle il convenait de répondre aussitôt :
Za volju Bozyu nemojte pustam tu modu kikosima – à Dieu ne plaise ! je laisse cette mode aux damoiseaux.
Ce n’était pas mal. (p. 34-35)

Une telle ironie s’exerce à partir de l’idéal d’authenticité du voyageur Bouvier dans les rapports humains, lequel se montre défiant à l’encontre des périples touristiques formatés d’avance et désireux de vrais échanges avec les autochtones18. Un même souci d’authenticité culturelle le conduit du reste à ironiser (« c’était parfait ») sur une adaptation persane factice (« jeu forcé », « turbans anachroniques ») de L’Étourdi de Molière à Téhéran :

Puis un théâtre qui annonce l’adaptation persane de L’Étourdi de Molière. […] Nous y sommes allés : jeu forcé, fausses barbes rouges, turbans anachroniques, gifles, culbutes, châtiment des coupables. C’était parfait19. (p. 237)

Un humour prédominant et diversifié

Conjointement à l’ironie, on observe dans L’Usage du monde un autre type de distanciation malicieuse beaucoup plus développée : celle de l’humour. Ce dernier exprime alors non plus une déconnexion critique comme l’ironie, mais une mise en doute et un détachement amusé vis-à-vis de situations conflictuelles ou déroutantes vécues en route, de façon à les désamorcer et à les communiquer au lecteur dans une complicité partagée. Si, comme on l’a vu, l’ironie obéit à quelques procédés, l’humour met en jeu de nombreuses dissonances que l’on peut regrouper en trois catégories dans L’Usage du monde.

Humour et dissonances tonales

L’humour de Bouvier se traduit d’abord par des dissonances tonales à travers lesquelles il adopte une attitude énonciative déplacée par rapport à la situation relatée. Ainsi, il recourt à une tonalité par-delà ou excessive pour dépeindre des réalités certes gênantes, mais finalement peu sérieuses. L’exemple le plus représentatif en est fourni par l’hyperbolisation de l’agressivité des mouches d’Asie lors de la halte de Bouvier à Kandahar en Afghanistan :

Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. […] Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi ? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée. […]. Rien ne l’arrête, et je suis persuadé qu’en passant l’Éther au tamis on y trouverait encore quelques mouches.
Partout où la vie cède, reflue, la voilà qui s’affaire en orbes mesquines […].
L’homme est trop exigeant : il rêve d’une mort élue, achevée, personnelle […]. La mouche d’Asie n’entre pas dans ces distinctions-là. Pour cette salope, mort ou vivant c’est bien pareil et il suffit de voir le sommeil des enfants du bazar […] pour comprendre qu’elle confond tout à plaisir, en parfaite servante de l’informe.
Les anciens, qui y voyaient clair, l’ont toujours considérée comme engendrée par le Malin. Elle en a tous les attributs : la trompeuse insignifiance, l’ubiquité, la prolifération foudroyante […].
Les mouches avaient leurs dieux : Baal-Zeboud (Belzébuth) en Syrie, Melkart en Phénicie, Zeus Apomyios d’Élide, auxquels on sacrifiait, en les priant bien fort d’aller faire paître plus loin leurs infects troupeaux. Le Moyen Âge les croyait nées de la crotte, ressuscitées de la cendre […]. Aux grandes époques de l’Empire chinois, on a légiféré contre les mouches, et je suis bien certain que tous les États vigoureux se sont d’une manière et de l’autre, occupés de cet ennemi. (p. 360-362)

Dans ce long passage, sorte d’éloge paradoxal à l’envers20, la mouche asiatique est décrite comme le mal absolu, avec plusieurs références historiques (au Moyen Âge ou à l’Empire chinois) et religieuses, qu’elles soient chrétiennes ou mythologiques. Une telle description se déploie par ailleurs selon les procédés de l’amplification rhétorique que sont les appositions (« la trompeuse insignifiance, l’ubiquité, la prolifération foudroyante »…), les parallélismes contrastifs (« gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit » …), les intensifications (« impudence sinistre »…) ou les interrogations hypothétiques (« Vous trouve-t-elle endormi ? elle s’aventure »…). Cependant, divers indices donnent à entendre que ce passage, teinté d’absurdité, n’est pas à prendre à la lettre, mais qu’il constitue un morceau de bravoure ou une feintise jubilatoire de nature à séduire le lecteur. Parmi eux, on relève des accumulations exagérées de traits outranciers (« la haine des mouches », « cet ennemi »…) ou des ruptures de style, entremêlant les registres soutenu (« matines », « orbes ») et familier (« crevé », « salope », « crotte »). Au bout du compte, ce qui pourrait apparaître comme une charge sérieuse contre les mouches se dilue dans une parodie de satire.

Inversement, on décèle dans L’Usage du monde de fréquents passages comportant une tonalité en-deçà ou euphémisante pour rapporter des faits problématiques. En résulte un effet de dédramatisation forcée ou inappropriée, source de doute au regard de nos représentations habituelles. Ainsi, feignant de trouver normal l’anormal, Bouvier conclut un assassinat familial au Kurdistan par un jugement anodin : « C’était un jeune arbab de la région de Rézaïé. À l’âge de seize ans, au cours d’une querelle, il avait poignardé un oncle qui le menaçait. Ces choses arrivent. » (p. 199). Ou encore, il effectue une évaluation des plus neutres (« équitablement décimées ») à propos d’une vendetta sanglante dans la même région :

On avait alors […] vidé la querelle au poignard. Six survivants sur trente-cinq convives. Les deux familles, équitablement décimées, s’étaient bientôt fait voler des troupeaux qu’elles ne pouvaient plus surveiller. (p. 201)

Il emploie par la suite un ton badin pour raconter une tentative de vol dont lui et Thierry Vernet furent victimes sur la route de Chiraz :

On engagea la troisième en poussant vers la descente qui commençait fort à propos au bout du village. Les Quasqai avaient mis la main à la pâte et il nous fallut un instant pour nous apercevoir que leurs yeux commençaient à briller et que s’ils poussaient un peu, ils retenaient plus encore. Certes, ils nous trouvaient sympathiques, mais notre bagage leur plaisait bien aussi, et les grosses pattes qui plongeaient maintenant vers nos affaires, nous avions du mal à les décrocher. (p. 266)

Une désinvolture énonciative similaire se retrouve chez les populations mises en scène, entre autres quand le douanier de Mirjawé, à la frontière du Pakistan, réagit très placidement aux conditions exécrables de circulation pour aller à Quetta : « Nous bûmes les thés que le vieux nous offrait avec grâce. Lorsque je m’enquis de la piste, il répondit sereinement qu’elle était effacée sur six kilomètres et qu’il doutait qu’on pût passer. » (p. 305).

Dans ces occurrences dissonantes qui nous présentent un monde faussement naturel suivant la catégorisation de Dominique Noguez21, les points de vue positifs exprimés ne sont pas à réinterpréter négativement en vertu d’une norme ou d’une doxa, comme dans l’ironie. Ils doivent en effet être lus comme tels, l’humour consistant ici à relativiser les difficultés de la vie et à jouer tant cognitivement que discursivement avec elles, sans proposer de solutions, mais en paraissant les accepter, tout en n’étant pas dupe. Au demeurant, cette attitude d’« insensibilité volontaire22 » spécifique à l’humour laisse transparaître chez Bouvier une philosophie toute orientale devant les infortunes de l’existence, en osmose avec la mentalité des pays traversés.

Humour et dissonances narratives disjonctives

En plus de leur action sur la tonalité du discours, les dissonances révélatrices d’une énonciation humoristique imprègnent le développement narratif de L’Usage du monde. On découvre alors au sein de celui-ci des contrastes disjonctifs à effet ludique qui provoquent différentes ruptures, sources de comique, dans la continuité attendue de la diégèse.

Ces ruptures affectent le déploiement syntagmatique de la trame narrative à travers des configurations saillantes, parmi lesquelles prennent place des zeugmes agencés sur la coordination malicieuse de termes disparates. Ainsi en est-il au sujet de la République démocratique de l’Azerbaïdjan « dont le gouvernement, débordé, sombra promptement dans l’anarchie et la vodka » (p. 134). On constate également un certain nombre de collocations discursives antithétiques, que Bouvier observe à Botchka en Serbie « face à un crucifix, un ancien portrait de Lénine » (p. 42), ou qu’il entrevoie dans la prison de Mahabad un « flic de service qui entrait […] en dissimulant dans sa main gauche le tricot auquel il consacrait ses heures de garde » (p. 196). L’Usage du monde renferme en outre divers paradoxismes piquants23, Bouvier signalant à la même étape « l’hospitalité à la prison » (p. 195) offerte par un capitaine ou apercevant à la sortie de Prilep en Macédoine une « quantité d’inconnus qui nous connaissaient » (p. 70). De tels paradoxismes peuvent se situer à l’intersection du discours rapporté et de son cotexte narratif ultérieur, lorsque Bouvier évoque son déplacement dans le Turkménistan afghan : « En ajoutant que je n’étais pas pressé, j’ai obtenu mon permis tout de suite. » (p. 383). Plus largement, L’Usage du monde est parsemé d’énumérations hétéroclites qui en déstabilisent la cohérence isotopique, tout en engendrant un univers burlesque. Celles-ci dépeignent par exemple le cadre de vie des Turcs minoritaires en Macédoine :

Entre leur minaret et leurs jardins salvateurs, ils formaient un îlot agreste bien défendu contre le cauchemar ; une civilisation du melon, du turban, de la fleur en papier d’argent, de la barbe, du gourdin, du respect filial, de l’aubépine, de l’échalote et du pet. (p. 74)

Elles caractérisent de même les produits vendus par les marchands ambulants de Téhéran : « Puis des marchands à la sauvette : peignes, espadrilles, images saintes, sifflets, préservatifs, savons “Alaviolette”. » (p. 236). Ces énumérations malicieuses se terminent à l’occasion par des chutes inopinées, comme dans cette présentation de Tabriz, la capitale de l’Azerbaïdjan iranien : « Tabriz nourrissait – plutôt aurait dû nourrir – environ deux cent soixante mille âmes, parmi lesquelles : les Arméniens, une trentaine d’étrangers, et deux lazaristes français. » (p. 135-136).

À côté de ces disjonctions syntagmatiques dans la progression du récit, on note des disjonctions narratives cocasses, à portée plus directement référentielle, qui tranchent avec les représentations communes des lecteurs. Ainsi, alors que les garagistes de Quetta se montrent indifférents aux parties endommagées des véhicules, ils sont très impressionnés par leurs parties en état de marche :

Ce sont des artisans, pas des vendeurs. Une culasse éclatée, un arbre à cames en miettes, un carter rempli d’une sorte de farine d’acier ; il en faudrait plus pour les troubler. Les parties saines : phares, portes qui ferment, châssis solide, les impressionnent davantage. (p. 315)

D’une façon similaire, contre toute attente, les paysans d’Ordu en Turquie sont seulement motivés par le fait de pousser des véhicules en panne, et non par l’argent que leur aide pourrait leur procurer : « Lorsqu’ils comprenaient qu’il s’agissait de pousser, ils s’illuminaient tout de suite. […] Ils n’acceptaient pas d’argent ; c’est pousser qui les intéressait. » (p. 106). Ces comportements surprenants à nos yeux virent au grotesque quand Thierry Vernet et le peintre Bagramian à Tabriz évaluent la cote des grands peintres par des gestes caricaturaux :

Il criait le nom d’un peintre en étendant la main à une certaine hauteur pour montrer le cas qu’il en faisait. Thierry répliquait. Ils étaient rarement d’accord : quand Thierry ramenait Millet au niveau du plancher, l’autre, qui l’avait placé à hauteur d’épaule et le copiait depuis trente ans, se renversait dans sa chaise en se cachant la figure. Ils s’entendaient sur les Primitifs italiens, aux environs d’un mètre. […] Quand Thierry, le bras levé, avait mis son favori hors de portée du petit homme, Bagramian grimpait sur son escabeau et finissait par emporter l’affaire, sans trop d’élégance, avec un peintre russe totalement inconnu. (p. 178-179)

Tous ces contrastes disjonctifs ne manquent pas de susciter un effet d’humour qui fonctionne en fait aux deux niveaux dégagés par Franck Evrard pour celui-ci24. À un niveau explicite, ils introduisent un point de vue énigmatique au cœur du genre de la relation de voyage, brouillant la logique du récit et distillant le doute dans notre savoir encyclopédique. Ils créent de la sorte ce que Denise Jardon appelle « une suspension d’évidence25 », rendant la communication narrative d’autant plus ambiguë qu’ils sont étrangement énoncés comme allant de soi. Ce faisant, à un second niveau, ces contrastes disjonctifs nous invitent à nous distancier de la surface du texte et à opérer une interprétation implicite du récit de Bouvier. À un degré faible, il est possible de voir dans les occurrences concernées une simple volonté du narrateur-voyageur de nous déconcerter et de nous faire sourire avec lui en présence d’un univers incongru, ce qui correspond au comique d’inclusion de l’humour26. Mais plus fondamentalement, ces contrastes disjonctifs jouent sur deux visions du monde impliquées dans la pratique du voyage : la vision orientale, exposée dans le texte et apparemment ratifiée par Bouvier, laquelle s’avère déroutante confrontée à notre vision occidentale, mais après tout aussi normale qu’elle. Cette confrontation peut certes nous amuser, mais elle sème le doute sur nos certitudes les plus établies.

Humour et dissonances narratives conjonctives

Les deux plans de lecture précédents sont corroborés par un procédé humoristique complémentaire, basé sur des contrastes ludiques conjonctifs dans lesquels les dissonances sont produites en liaison avec des analogies qui les mettent d’autant plus en relief à l’intérieur du récit27.

Ces analogies se fixent sur le signifiant quand un même terme répété prend deux sens distincts, d’après la figure de l’antanaclase illustrée par cet énoncé à propos de Roberts, le Texan philanthrope à Tabriz : « Il croyait aux écoles, ne devait pas croire au Diable. » (p. 144). La répétition du verbe croire donne lieu à une bifurcation sémantique discordante entre ses acceptions /adhérer intellectuellement/ et /(ne pas) adhérer métaphysiquement/ activées par le cotexte. Exploitant un procédé voisin, Bouvier rapproche de surcroît deux paronymes pour faire ressortir leur différence de sens, suivant la figure du calembour. C’est le cas dans cet énoncé qui brosse le portrait d’un mendiant à Tabriz en recourant aux termes quasi homophones tapi et taper : « J’aperçus le vieux tapi dans l’encoignure ; il nous avait suivis et devancés dans l’espoir de nous taper encore. » (p. 154). Mais le plus souvent ces dissonances conjonctives opèrent au niveau du signifié, donnant naissance à des comparaisons et à des métaphores insolites qui connectent des termes très éloignés sémantiquement et à travers lesquelles « la description glisse vers la fiction28 » et vers l’imaginaire. Bouvier construit ainsi une analogie improbable de forme entre un dessert et un bâtiment : « Biscornu comme un gâteau de mariée, […] le petit hôtel Station View faisait tout à fait notre affaire. » (p. 308). De même, il imagine des analogies chromatiques saugrenues entre les isotopies automobile et alimentaire : « On voyait […] des camions aux couleurs de sorbet parqués dans des cours obscures. » (p. 135) – « Le camion […] tient de la bonbonnière “Vieux Berlin”. » (p. 384). Jouant tantôt sur les équivoques de la langue, tantôt sur la disparité des univers de discours, ces occurrences s’inscrivent clairement dans une énonciation malicieuse jonglant avec la surprise du lecteur.

En revanche, lorsque Bouvier établit des correspondances inopinées et a priori peu fondées entre le monde oriental et le monde occidental, les dissonances conjonctives s’enrichissent d’une signification humoristique plus substantielle. Soit ce passage narrant le suicide de deux amants, chrétien et musulman, à Tabriz :

Vers la mi-décembre, la fille d’un des voisins s’empoisonna par amour. Elle aimait un musulman et tout était vraiment trop compliqué. Elle avait avalé du shiré et le garçon s’était pendu de son côté. Capulets et Montaigus. (p. 165)

Ou cet autre extrait relatant la culture poétique des paysans iraniens :

Jusqu’au fond des campagnes, on sait par cœur quantité de “ghazal” (17 à 40 vers) d’Omar Khayam, Saadi ou Hâfiz. Comme si, chez nous, les manœuvres ou les tueurs de la Villette se nourrissaient de Maurice Scève ou de Nerval. (p. 252)

Ces passages sont sans doute l’occasion pour le voyageur Bouvier de dévoiler, en un clin d’œil, ses connaissances historiques et littéraires au fin fond de l’Iran. Mais ces rapprochements inattendus suggèrent également au lecteur des réflexions profondes, qu’elles portent sur l’universalité des passions humaines ou sur la valorisation culturelle de l’Orient au regard de notre société, même si Bouvier ne prend pas nettement position à ce sujet.

 

Au terme de cette étude, on voit l’importance des figures complémentaires de l’ironie et de l’humour dans L’Usage du monde de Bouvier. Rapportées au genre du récit de voyage dans lequel cette œuvre s’intègre, elles permettent la mise en texte du point de vue du voyageur qui oscille entre les polarités de l’empathie et de la distanciation. Or ces deux figures instaurent une vision essentiellement distanciée sur les réalités orientales découvertes. Par ailleurs, autant l’ironie, figure offensive, nous est apparue limitée, dans ses mécanismes et ses thématiques principalement sociopolitiques, autant l’humour imprègne l’ensemble du récit, à travers des procédés très variés, mais qui ont pour point commun de laisser la place au doute et à une certaine indétermination interprétative. Visiblement, si on situe Bouvier dans la longue tradition des récits de voyage, il appartient davantage à la catégorie des voyageurs humoristes qu’à celle des voyageurs ironistes29. De plus, l’ironie et l’humour sont intéressants en ce qu’ils participent à l’élaboration de l’éthos discursif de l’énonciateur Bouvier. Si ces deux figures contribuent à produire une posture de voyageur capable de prendre du recul par rapport à la pratique du voyage, surtout avec sa relation différée, elles ne le font pas de la même façon. D’un côté, la dimension clivante de l’ironie construit l’image d’un voyageur parfois impliqué idéologiquement et satirique vis-à-vis de situations perçues comme choquantes (dictatures, corruption…). D’un autre côté, la dimension peu clivante et plus conciliante de l’humour fait amplement ressortir l’image d’un voyageur adepte du « gai écrire », à la fois lucide et amusé dans sa représentation de l’Orient. Bref, l’image d’un voyageur « sensible à l’inadéquation cocasse des choses30 » et finalement indulgent en face des inévitables expériences déstabilisantes que procure toute immersion dans l’inconnu.

Notes de bas de page numériques

1 Dans cette étude, nous utiliserons l’édition suivante : Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2001.

2 Comme Marilia Marchetti, « Voyage, mémoire et représentation dans l’œuvre de Nicolas Bouvier », Cahiers francophones d’Europe Centre-Orientale, « La Suisse ouverte : Nicolas Bouvier », n° 4, 1994, p. 47-64. Voir aussi Anne-Marie Jaton, Nicolas Bouvier. Paroles du monde, du secret et de l’ombre, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2004.

3 Gérard Cogez, Partir pour écrire. Figures du voyage, Paris, Honoré Champion, 2014, p. 143.

4 Voir respectivement François Laut, Nicolas Bouvier. L’œil qui écrit, Paris, Payot, 2010, p. 354 ; et Adrien Pasquali, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torrent du monde, Genève, Éditions Zoé, 1996, p. 78-79.

5 L’humour est absent de la plupart des ouvrages consacrés aux procédés rhétoriques. Il est toutefois classé dans le domaine des figures par Denise Jardon, Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 1988, p. 140 ; ou par Alain Rabatel, « Humour et sous-énonciation (vs ironie et sur-énonciation) », L’Information grammaticale, « Les figures de style vues par la linguistique contemporaine », n° 137, 2013, p. 36-42.

6 Pour ce type de figures, voir Marc Bonhomme, Pragmatique des figures du discours, Paris, Honoré Champion, 2014 (2005), p. 52-53.

7 Patrick Charaudeau, « De l’ironie à l’absurde et des catégories aux effets », dans Frontières de l’humour, María Dolores Vivero Garcia (dir.), Paris, L’Harmattan, 2013, p. 13-26.

8 Dans Le Dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 213.

9 Dans Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France, 1981, p. 604.

10 Dans Poétique de l’ironie, Paris, Le Seuil, 2001, p. 222.

11 Celle-ci fonde l’approche traditionnelle de l’ironie, telle qu’on la relève chez Jean-Baptiste Crevier : « L’ironie est un trope, par lequel on exprime tout le contraire de ce que l’on pense, et de ce que l’on veut faire entendre » (Rhétorique françoise, Paris, Saillant et Desaint, 1767, p. 113).

12 Dans « Les ironies comme mentions », Poétique, n° 36, 1978, p. 399-412. La mention en écho consiste à citer une voix ou un texte antérieur dans sa propre énonciation, en feignant de les prendre en compte, tout en s’en démarquant et en les critiquant implicitement.

13 Dans L’Ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996, p. 19 et suiv. La variante syntagmatique de l’ironie disloque la logique d’un énoncé afin de mettre en relief ses incompatibilités ou ses contradictions. Pour plus de précisions, se reporter à Marc Bonhomme, Les Figures clés du discours, Paris, Le Seuil, « Mémo », 1998, p. 84.

14 Alain Rabatel, « Humour et sous-énonciation (vs ironie et sur-énonciation) », L’Information grammaticale, « Les figures de style vues par la linguistique contemporaine », n° 137, 2013, p. 36-42, ici p. 37.

15 Alain Rabatel, « Humour et sous-énonciation (vs ironie et sur-énonciation) », L’Information grammaticale, « Les figures de style vues par la linguistique contemporaine », n° 137, 2013, p. 36-42, ici p. 39.

16 Le cotexte définit « l’environnement textuel immédiat d’une unité discursive » (Dominique Maingueneau, Les Termes clés de l’analyse du discours, Paris, Le Seuil, « Points », 2009, p. 41).

17 Selon Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, « la règle de justice exige l’application d’un traitement identique à des êtres ou à des situations que l’on intègre à une même catégorie » (Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1988, p. 294).

18 Pour l’ouverture empathique de Bouvier aux populations rencontrées, voir notamment Anne Bridel, « Expériences de voyage », Cahiers francophones d’Europe Centre-Orientale, « La Suisse ouverte : Nicolas Bouvier », n° 4, 1994, p. 23-45.

19 Dans ces deux derniers exemples, on remarque une mise en texte similaire qu’on retrouvera avec plusieurs énoncés humoristiques et qui constitue un stylème récurrent chez Bouvier : l’exposition d’une situation problématique sérieuse s’achève par une pointe ou une brusque bifurcation malicieuse.

20 L’éloge paradoxal consiste à célébrer une notion banale, peu remarquable ou perçue négativement. Pensons à l’Éloge du lin de Pline l’Ancien ou à l’Éloge de la folie d’Érasme. Par contre, dans le passage en question, Bouvier effectue un blâme emphatique, à caractère épidictique, d’un animal à la fois insignifiant et désagréable.

21 Dans « Structure du langage humoristique », Revue d’esthétique, t. 22, fasc. 1, 1969, p. 35-51.

22 Aline Geyssant, Nicole Guteville et Asifa Razack, Le Comique, Paris, Ellipses, 2000, p. 92.

23 D’après Pierre Fontanier, « le paradoxisme […] est un artifice de langage par lequel des idées et des mots, ordinairement opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s’exclure réciproquement, […] ils produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique » (Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1968 [1821 et 1827], p. 137).

24 Dans L’Humour, Paris, Hachette, 1996, p. 24 et suiv.

25 Denise Jardon, Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 1988, p. 135.

26 Le comique d’inclusion instaure une solidarité enjouée entre le locuteur et l’allocutaire en face des bizarreries de l’existence. En cela, il est proche du « rire d’accueil » théorisé par Eugène Dupréel, « Le problème sociologique du rire », dans Essais pluralistes, Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 26-69.

27 Pour le rôle capital de l’analogie dans le récit de voyage, voir aussi Odile Gannier, La Littérature de voyage, Paris, Ellipses, 2001, p. 72 et suiv.

28 Véronique Magri-Mourgues, Le Voyage à pas comptés, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 159. Un tel procédé qui « fait se rencontrer deux univers différents, mais qui ne sont pas complètement étrangers l’un à l’autre » est classé dans la catégorie humoristique du « trans-sens » par Patrick Charaudeau, « De l’ironie à l’absurde et des catégories aux effets », dans Frontières de l’humour, María Dolores Vivero Garcia (dir.), Paris, L’Harmattan, 2013, p. 13-26, ici p. 16.

29 À ce propos, une analyse plus systématique mériterait d’être entreprise sur les dosages entre ironie et humour dans le genre du récit de voyage. Alors que l’ironie l’emporte dans le Voyage au Congo (1927) d’André Gide, en particulier contre le système colonial, l’humour semble prépondérant dans le récent Immortelle Randonnée (2013) de Jean-Christophe Rufin.

30 Nadine Laporte, « Préface », dans Autour de Nicolas Bouvier, Genève, Éditions Zoé, 2002, p. 11.

Pour citer cet article

Marc Bonhomme, « Ironie et humour dans le récit de voyage. L’exemple de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier », paru dans Loxias-Colloques, 10. Figures du voyage, Ironie et humour dans le récit de voyage. L’exemple de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier, mis en ligne le 19 mars 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1036.

Auteurs

Marc Bonhomme

Professeur de linguistique française.

Université de Berne (Suisse)