Loxias-Colloques |  9. Entre Haïti et ailleurs. Louis-Philippe Dalembert 

Victoria Famin  : 

Entre souvenir, construction et recréation : le vaudou comme repère pour le vagabondage de Louis-Philippe Dalembert

Résumé

Louis-Philippe Dalembert conçoit son œuvre comme l’expression écrite du vagabondage, c’est-à-dire de la volonté de sillonner le monde sans jamais s’attacher à une terre ni à une seule culture. Pourtant, son Haïti natal ne disparaît pas de son écriture, au contraire, il y fait surface à chaque fois que le narrateur décide d’entreprendre le voyage de retour au pays-temps de l’enfance. Dans ce périple marqué par la force des souvenirs, l’image du vaudou surgit comme un des piliers de son identité haïtienne et donc comme un phare qui lui permet de retrouver son chemin de retour.

Index

Mots-clés : Dalembert (Louis-Philippe) , enfance, mémoire, vagabondage, vaudou

Géographique : Haïti

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

La littérature haïtienne des XXe et XXIe siècles reflète souvent un phénomène social qui a marqué le vécu de la population. L’exil, entendu comme le fait d’être forcé de quitter son pays natal pour aller vivre ailleurs, est une expérience douloureuse très ancrée dans le quotidien des Haïtiens. Depuis son premier recueil de nouvelles, Songe d’une photo d’enfance (1993), Louis-Philippe Dalembert évoque cette expérience de l’ailleurs et du déracinement. Pourtant, sous la plume de cet auteur, quitter Haïti est le premier pas dans un périple de découverte du monde. Il ne s’agit pas d’exil mais d’une pratique du vagabondage, que l’auteur explique et revendique dans un entretien avec Paola Ghinelli, en affirmant qu’il faut :

différencier l’idée de vagabondage de concepts tels que l’errance – liée dans mon esprit à la malédiction divine qui s’est abattue sur le peuple juif […] – ou le nomadisme – associé à un héritage culturel donc subi, à mon sens, du moins dans la plupart des cas. Or le vagabondage, tel que je le conçois, est choix conscient, assumé, solaire1.

Proche de l’errance qu’Édouard Glissant conçoit dans ses écrits2, Louis-Philippe Dalembert sillonne le monde dans son œuvre, prônant ainsi une forme de déplacement jouissif et vital, particulièrement enrichissant pour sa parole poétique.

Le vagabondage de Dalembert n’est pas seulement celui de l’imaginaire, il est également physique et ses traces parcourent l’œuvre de cet auteur. La France, l’Italie, Israël, les États-Unis, Cuba sont des repères géographiques constants dans les textes de l’auteur haïtien. Dans un entretien accordé à Yves Chemla, Dalembert affirme : « Tous ces pays sont autant d’espaces qui irriguent mon propre travail, mon écriture3 ». Les lieux visités lors de son vagabondage deviennent ainsi des éléments vitaux pour cet auteur et enrichissent chacun de ses textes.

Dans ce vagabondage littéraire, les langues jouent aussi un rôle central. Dans Introduction à une poétique du Divers, Édouard Glissant proclame la nécessité de parler dans une langue en ayant conscience des langues du monde, ce qui n’exigerait pas pour autant de les maîtriser4. Louis-Philippe Dalembert va encore plus loin dans son rapport aux langues du monde. Dans ses textes, ces langues coexistent avec le français, mais l’auteur a une véritable connaissance de l’espagnol, de l’italien et de l’anglais. Ces compétences linguistiques lui permettent d’introduire dans ses textes des réflexions métalinguistiques qui renforcent la figure du vagabond dans son œuvre, qui se déplace parmi les espaces, les langues et les cultures. Par ailleurs, ce multilinguisme explicité dans ses textes, contourne la possible dichotomie français-créole qui concerne grand nombre d’écrivains caribéens5, pour aller vers les langues du monde.

Le vagabondage dans l’œuvre de Louis-Philippe Dalembert apparaît comme le reflet de la volonté de se détacher du pays natal. Dans la voix de ses narrateurs-personnages, l’auteur ne renie pas son Haïti natal, mais l’attirance de l’ailleurs semble être la plus forte. Le lieu des origines reste latent dans l’écriture de l’auteur, mais il refait surface lorsqu’il s’agit d’évoquer le temps de l’enfance. Les récits d’enfance constituent une tradition très riche dans la Caraïbe francophone. L’odeur du café (1991) de Dany Laferrière, Chemin d’école (1994) de Patrick Chamoiseau, Tu c’est l’enfance (2004) de Daniel Maximin, Le cœur à rire et à pleurer (1999) de Maryse Condé sont quelques exemples de cette production caribéenne caractérisée par un retour souvent autobiographique aux années enfantines. Plusieurs ouvrages de Louis-Philippe Dalembert s’inscrivent dans cette tradition, mais avec une particularité : le retour au temps de l’enfance est marqué par la fascination des interdits. C’est dans ce contexte que le vaudou émerge dans l’écriture de cet auteur. Élevé dans une famille adventiste, Dalembert n’a pas de contact direct avec cette religion, même si les pratiques du vaudou rythment la vie des Haïtiens. Ce procédé est particulièrement fort dans Les dieux voyagent la nuit6, où le narrateur se voit presque obligé de retourner en enfance, et donc en Haïti, pour pouvoir reconstruire par le biais du souvenir, son rapport clandestin, et donc fascinant, avec le vaudou.

Le vaudou apparaît ainsi dans cet ouvrage comme un repère dans le vagabondage de Dalembert, car il correspond non seulement aux souvenirs de son enfance haïtienne, mais aussi à l’entrée dans l’adolescence, la découverte de la sexualité, le désir d’accéder à ce qui lui est interdit et la soif de connaître le vaste monde. L’évocation de cette étape fait émerger le vaudou, dans une dynamique de construction et de recréation des souvenirs liés à cette pratique religieuse qui attire son attention dès son plus jeune âge. En ce sens, quel rôle jouent les réminiscences des premiers contacts avec le vaudou dans la démarche du retour à l’enfance ? Quels rapports entretiennent ces souvenirs avec les mouvements de vagabondage et de rattachement au pays natal dans les textes de Dalembert ?

Le vagabondage comme détachement

Louis-Philippe Dalembert aime construire des personnages-narrateurs qui prennent la parole à la première personne et qui se confondent, inévitablement avec la figure de l’auteur. Ce dispositif énonciatif lui permet de jouer avec ce qu’on appelle l’autofiction et de construire ainsi, peu à peu son mythe personnel de l’écrivain vagabond. Ces personnages narrateurs ne cessent de proclamer le vagabondage comme une philosophie de vie qui rejette l’attachement à la terre natale, au profit de la découverte du monde et de la liberté personnelle. Dans les textes de Dalembert, Haïti est presque délaissée par les personnages narrateurs. Lorsque l’auteur accepte de faire un voyage de retour au pays natal, c’est seulement dans le but de revivre son enfance et donc se reconstruire personnellement. Dans un entretien concédé à Yves Chemla, l’auteur affirme que :

Finalement, ce qui m’importe, ce n’est pas tant de dire Haïti, mais de dire un temps qui est ce temps de l’enfance, de la préadolescence d’où tout est parti. J’écris toujours depuis ce temps qui a produit l’émerveillement et un certain nombre de manques, de frustrations, depuis la disparition de mon père. Il y a toujours cette tension entre l’ici et le là-bas, mais j’écris plus à partir d’un temps, que d’un lieu. […] Au fond, écrire Haïti c’est pour moi m’écrire moi-même en tant qu’individu7.

Dans son discours l’auteur semble se désintéresser complètement de la mémoire et de l’histoire de son pays natal. Il affirme vouloir simplement dire l’enfance et son vécu personnel. Il s’agit pour lui d’écrire un temps, qui est celui de ses expériences les plus intimes. Mais si nous relisons la dernière phrase de la citation, « écrire Haïti c’est pour moi m’écrire moi-même en tant qu’individu », nous pouvons reconstruire le parallélisme : Louis-Philippe Dalembert est Haïti.

Malgré le lien qui subsiste entre son histoire personnelle et son pays natal, la tension entre l’ici et le là-bas demeure. Dalembert choisit d’écrire le temps plus que le lieu, et proclame le vagabondage comme seule échappatoire à la tension d’un entre-deux. Les personnages de ses romans, vagabonds à leur tour, professent ce mode de vie. Dans L’Île du bout des rêves, le personnage principal explique en quoi consiste son vagabondage :

Moi, je bourlingue la vie. Comme un vieux caret auquel seule la mort peut offrir une relâche. Surtout ne pas s’arrêter. En dépit des chausse-trappes du temps, toujours aux aguets. Et puis, où aurais-je jeté l’ancre ? L’amour est un port trop étriqué et les frontières d’un seul pays ressemblent aux étreintes de la même amante qui, à force, finissent par étouffer. Bref, la notion de demeure m’est étrangère. Je ne m’en vante pas. C’est un constat, qui a son lot de libertés certes, mais aussi de mélancolie, parfois ; de solitude, par moments8.

Le mouvement constant est la seule prémisse de ce personnage narrateur, qui refuse de s’installer dans un lieu durablement. Le détachement du pays natal est total et se renforce par le renoncement à l’amour comme attache pour la vie. Le parallélisme entre la femme et la terre des origines est présenté comme le reflet d’un piège qui peut réduire la liberté de l’individu. C’est pourquoi, malgré la solitude et la mélancolie, le personnage décide de « bourlinguer la vie », en mettant en avant l’idée de liberté que ce mode de vie suppose.

Dans le « Post-scriptum » du Crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, le narrateur est encore plus radical. Après un retour en Haïti, riche en émotions mais aussi marqué par la désillusion liée au constat du temps qui passe, le narrateur explicite son détachement total du pays natal :

Le pays réel, physique, cette terre qui t’a vu naître ne suscite plus d’attachement viscéral en toi. Les devoirs que tu ressens envers elle ne se différencient nullement de ceux que tu peux ressentir envers la détresse de n’importe quelle autre terre9.

Le narrateur n’éprouve aucun sentiment de lien avec la terre natale. Pourtant, il faut bien noter qu’il nomme Haïti avec l’expression « le pays réel », ce qui pourrait permettre d’établir une différence avec le pays rêvé, lequel a priori continue de susciter des sentiments chez lui. Ce pays rêvé serait ainsi celui qui passe par le filtre de l’enfance. Par ce processus, Haïti devient dans l’écriture de Dalembert, le pays d’avant, celui de l’enfance. Cela montre qu’il ne s’agit pas d’une simple indifférence passagère vis-à-vis d’Haïti mais d’une redéfinition du pays à la distance. C’est aussi un pas en avant dans le processus d’adoption du vagabondage comme mode de vie, car cette vision du pays natal libère l’auteur qui peut vivre pleinement son vagabondage, tel qu’il le conçoit.

Pourtant, l’errance n’est pas une simple question d’oubli ou de rature du passé. Bien au contraire, c’est dans la migration constante que l’auteur reconfigure le pays des origines. Le pays-temps de l’enfance devient presque une utopie qui guide inconsciemment l’auteur. Dans L’île du bout des rêves, cette réflexion est assez claire :

En fait, tu recherches un autre pays. Celui que dans tes pérégrinations en terre étrangère tu as nommé le pays-temps. Celui qu’on n’habite jamais qu’une seule fois. Comme le fleuve d’Héraclite. Cette terre au-delà des races et des nationalités10.

La formule pays-temps rappelle la notion de chronotope formulée par Bakhtine, qui le conçoit comme la « fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret11 ». En ce sens, le pays-temps haïtien de Dalembert serait une construction personnelle, avec des paramètres spatio-temporels bien précis et même intimes. La construction de ce chronotope du pays natal est une pratique que Dalembert cherche à reproduire ensuite avec d’autres lieux du monde, au gré de ses vagabondages et de ses expériences. Dans Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, il affirme : « De l’errance, je suis passé à cette phase de l’humanité où l’homme n’a de pays que le temps qu’il habite12 ». Lorsqu’il fait référence au temps qu’il habite, Dalembert désigne non seulement une époque, mais un moment ancré dans un lieu. La véritable originalité de son regard est d’une part le lien indissociable entre l’espace et le temps, mais surtout la prévalence du temps au détriment d’un lieu, et donc l’importance du vécu personnel avant toute autre considération spatiale. Selon Dalembert, « on n’habite pas un espace géographique, un pays, une ville, mais le Temps13 », ce qui ne nie pas l’importance du lieu, mais qui le laisse dans un arrière-plan par rapport à la force du vécu.

Un retour imposé vers le vaudou

Les narrateurs des textes de Louis-Philippe Dalembert semblent très à l’aise avec ce positionnement de détachement du lieu natal et avec le vagabondage. Pourtant, le narrateur-personnage de Les Dieux voyagent la nuit, lors d’un séjour aux États-Unis, plus précisément à New York, rencontre Caroline, une femme haïtienne qui le pousse à l’accompagner à un service vaudou. N’ayant pas été initié au vaudou, le narrateur se sent embarrassé, ce qui provoque l’agacement de sa compagne. Cette situation entraîne une remise en question des rapports avec le vaudou et, plus largement, avec Haïti. Les certitudes liées aux principes du vagabondage sont questionnées, suite au constat de la déconnexion du personnage avec le monde haïtien. La réflexion sur l’identité s’installe ainsi dans le texte, car comme l’affirme René Depestre, « Le vaudou est l’un des éléments constitutifs de l’imaginaire des Haïtiens. Il aura été leur première réponse, de nature mystique, à la traite atlantique et aux autres malheurs de l’esclavage et du fait colonial14 ». Si le vaudou apparaît comme une donnée intrinsèque à l’identité haïtienne, il est légitime de voir dans cette déconnexion du personnage avec cet univers un élément qui vient remettre en cause son identité :

Où tu as grandi alors ? Sous quel fromager perdu a-t-on enterré ton cordon ombilical ? Sur quelle planète oubliée des saints et des anges ? Tu entends déjà tes compatriotes hurler au Pharisien. Certains parlent de nègre masqué. D’autres de peau noire masque blanc. D’autres encore d’After Eight. La vérité – Grannie t’a appris qu’il fallait toujours dire la vérité, même dérangeante, même à tes risques et périls – est que tu ne sais fichtrement rien de ce culte. Tu ignores jusqu’à l’orthographe véritable du mot15.

Les reproches de Caroline mènent le narrateur à se remémorer l’enfance et donc à voyager mentalement en Haïti. Le vaudou fonctionne ainsi comme un élément déclencheur du retour au pays-temps de l’enfance. Ainsi entre dans le roman le personnage de Grannie, grand-mère et principale famille du narrateur. Grannie représente les femmes fortes de la Caraïbe. Elle élève son petit-fils, l’éduque et lui montre le droit chemin. Cette formation inclut l’interdiction du vaudou, de sa pratique et de tout contact avec le monde lié à cette religion. C’est peut-être grâce au souvenir de cette interdiction et à la fascination que suscitent les interdits, que le narrateur entreprend le récit de la découverte clandestine du vaudou, au temps de l’enfance. Cette démarche reste étroitement liée au questionnement identitaire, puisqu’il s’agit du « rapport d’un enfant au vaudou – raconté sous l’angle de l’interdit, de la fascination générée par cet interdit et du besoin d’appartenance à la collectivité16 ». Ce désir d’intégrer la vie spirituelle haïtienne par le biais de la pratique religieuse établit un pont entre les désirs du jeune garçon à qui le vaudou est interdit et les tentatives de retour au pays natal de l’adulte qui a choisi le vagabondage.

Le narrateur introduit son récit, en essayant de mettre en avant son authenticité, dans un souci d’établir un pacte de lecture : « Ceci n’est pas un conte à dormir debout. Même si tu le racontes la nuit. C’est une histoire vécue. Au pays temps de l’enfance17 ». Ce récit qui apparaît comme un exercice de retour au pays natal, se construit depuis l’ailleurs, par le biais des souvenirs et avec un renvoi régulier au présent de l’énonciation, comme pour rappeler la raison de ce retour. Si l’objectif est de comprendre pourquoi ses connaissances du vaudou sont si limitées, la réflexion sur cette religion lui permet de reconstruire, sous un angle particulier, les premières années de son existence.

Le précepte de Grannie de se tenir éloigné du vaudou, fonctionne comme un aimant qui l’attire vers un monde qu’il côtoie sans vraiment le connaître et encore moins le comprendre. C’est ainsi que l’enfant va construire sa propre image du vaudou, culturellement très riche. Lorsqu’il présente la cour Blain, il explique son intérêt pour tout ce qui touche la pratique du vaudou :

La cour Blain. Toute ta vie, elle t’a intrigué, réfugiée, majestueuse, dans ses mystères. Ceux inventés par ton imagination d’enfant. Ceux glanés ici et là, au fil des conversations des adultes. Ceux rapportés par Fanfan sous la foi du serment, que le tonnerre l’écrase ou que la Vierge lui pète les yeux18.

L’image de la cour Blain, et par extension du vaudou, se fait de fragments collectés ici et là, nourris par l’imagination des enfants et enrichis par le voile de mystère que l’interdiction de Grannie lui confère. La mention du temple familial lui permet également de reconstruire l’histoire de sa famille et le point de rupture avec le vaudou, lorsque Grannie décide de tourner le dos aux lwas, refusant de les servir.

Le retour au pays-temps de l’enfance est consacré à la présentation des pratiques vaudous, vues par un enfant haïtien. Bien qu’il soit protestant, il reste très sensible aux particularités des cérémonies, qu’il tente de découvrir et décrypter. C’est ainsi qu’il explique les principes de Tante Lamercie et ses critères pour officier un service :

Tante Lamercie y a son péristyle. Elle ne l’ouvre, paraît-il, que lorsque le jeu en vaut vraiment la chandelle. Pas pour officier des petits services de rien du tout, genre balayer-arroser. Mais pour un bon desounen ou un boule-zen19.

Il est intéressant de noter que le fait d’expliquer les différents rituels prévus par le vaudou et les critères d’ouverture d’un péristyle, deviennent l’occasion d’employer des mots en créole. « [D]esounen » et « boule-zen » sont des cérémonies funéraires, mais dans le texte de Dalembert, leur mention fait exister le créole dans la langue française de l’auteur. En ce sens, le procédé constitue une nouvelle forme de retour au pays natal, cette fois-ci linguistique. Le geste est très discret, car il est clairement justifié par les propos, mais dans une écriture qui accorde une grande importance au plurilinguisme, le créole apparaît pour compléter la diversité linguistique de l’écriture de Dalembert.

Le retour au vaudou de l’enfance se fait également par les sens et la nourriture y trouve une place importante. Certaines cérémonies de partage des mets avec les anges attirent l’attention de l’enfant gourmand, qui est souvent obligé de se contenter des repas frugaux que Grannie peut lui proposer. Pourtant, les banquets organisés en l’honneur des esprits lui sont strictement interdits par sa grand-mère et se transforment en une obsession pour l’enfant :

Des nuits durant, le gâteau hantera ton enfance. Avec ses petites boules roses et bleues. Son sucre blanc comme neige. Au point de te faire regretter que Grannie ne soit pas adepte de cette religion où l’on partage des banquets aussi princiers avec les anges. Des nuits durant, donc, tu en rêveras. Fruit défendu comme l’est pour toi ce soir le corps de Caroline qui continue de dormir à tes côtés, d’un sommeil un peu agité depuis quelques instants. Ce corps que tu aurais voulu éteindre pourtant. Cette nuit plus que jamais. Sans doute y retrouverais-tu un peu de ce pays qui s’est refusé à toi pendant l’enfance. Qui persiste, aujourd’hui encore, à décliner tes avances20.

Dans ce passage, malgré la force du souvenir sensoriel du banquet, le narrateur opère un retour au présent de l’énonciation pour établir un parallèle entre le gâteau auquel il ne peut pas goûter et le corps de Caroline, qui décide de l’ignorer, encore agacée par l’expérience du service vaudou à New York. Ce double refus fonctionne comme une excuse pour ce narrateur vagabond qui s’est trop détaché de son pays natal. Son éloignement serait la conséquence d’un refus et il deviendrait ainsi une victime rejetée par sa terre d’origine. La femme et la terre apparaissent alors comme les objets de désir et même les repères nécessaires pour un homme perdu dans le monde.

Le souvenir du vaudou, qui représentait dans le texte une occasion pour retourner au pays-temps de l’enfance, devient le moteur d’une réflexion sur le vagabondage, sur la place du personnage dans le monde et sur ses rapports au pays natal. Même si l’introspection ne dure que l’espace d’une nuit blanche, passée à côté d’une femme qui dort, il y a dans le récit une véritable évolution nourrie par les allers retours entre passé et présent, entre Haïti et New York, et le constat de plus en plus évident d’une frustration :

Les jambes allongées et le buste adossé à la tête de lit, tu te laisses posséder par ces souvenirs lointains. Comme s’il était possible de les réhabiter. Pour réparer une injustice. Prendre sa petite revanche sur la vie. Comme si le vagabondage insatiable autour du monde ne les éloignait chaque jour davantage. Ne les reléguait dans un revoulu du temps et des choses. Tes yeux voyagent des lumières de la ville en contrebas à la pénombre de la chambre. Au corps de Caroline où tu es, cette nuit, interdit de séjour. Comme les tambours du vodou te furent, autrefois, prohibés. Ce corps que tu tentes de dire hors de lui et malgré lui. Ce corps pareil au pays lointain21.

Dans ce texte la femme désirée, Haïti et le vaudou ont en commun d’être convoités par le narrateur, de se refuser à lui et de provoquer une frustration profonde. Ces trois éléments concentrent ce que l’auteur appelle la « magie de l’interdit22 », et la réflexion sur cette triple interdiction remet en cause, le temps d’une nuit, la pratique du vagabondage, qui pourrait être vue comme un choix délibéré ou comme la conséquence d’un rejet douloureux.

Les traces du vaudou

Les dieux voyagent la nuit, publié en 2006, est un roman qui fait écho à Vodou ! Un tambour pour les anges, publié en 2003. On pourrait penser qu’il s’agit de deux ouvrages à part dans l’ensemble de l’œuvre de Dalembert, car le vaudou y trouve une place centrale. Mais ces références à la spiritualité du peuple haïtien parcourent d’autres textes de l’auteur. Dalembert le présente comme un élément inévitable dans la culture haïtienne :

Haïti est une terre où la spiritualité se glisse partout. On te l’impose malgré toi, cette présence des Invisibles. Il y a même une telle promiscuité, de fait sur cette terre, que toujours la présence du sacré te traverse, de façon duelle : l’église, le service23.

La spiritualité apparaît ainsi comme un élément fondamental dans la culture haïtienne. Cela est mis en évidence dans les textes de l’auteur, où l’on voit que la foi chrétienne de Grannie est aussi forte que la fascination du garçon pour le vaudou.

Le culte vaudou joue pourtant un autre rôle dans l’écriture de Louis-Philippe Dalembert : celui de repère pour son vagabondage. Les références à cette religion fonctionnent comme des traces de la culture haïtienne que l’auteur parsème au gré de ses déplacements. Un des mécanismes les plus efficaces pour ce faire est le travail sur le nom des personnages. Ainsi, dans L’île du bout des rêves, le lecteur découvre une femme prénommée Erzulie, qui apparaît comme le double de la lwa du panthéon vaudou : « C’était compter sans la vigilance d’Erzulie, une vieille maquerelle à la retraite qui reprenait du service lorsque l’occasion se présentait, histoire de ne pas voir les filles galvauder leur talent et leur unique bien24 ». Erzulie est une vieille prostituée de la Tortue, qui n’hésite pas à conseiller les jeunes prostituées de l’île, afin de les aider. Elle est protectrice, presque comme une mère : « Seule Erzulie la vieille proxénète pouvait l’approcher dans ces moments-là et lui offrir sa lourde poitrine pour enfouir son angoisse d’homme. Comme une mère à son enfant25 ». Cette nouvelle Erzulie, mélange de prostituée et de mère, constitue une recréation de la lwa vaudou Ezili Freda, qui comme l’explique Laënnec Hurbon, est une

Mulâtresse aux longs cheveux, toujours parée de bijoux, Ezili Freda est une femme connue pour sa vie scandaleuse : maîtresse d’Agwé, lwa de la mer, elle est la concubine de Dambala, a des liaisons avec Ogou et se laisse courtiser par le lwa Gédé Nibo. Tantôt jalouse, tantôt mélancolique, elle peut être prise de très violentes colères26.

La nouvelle Erzulie de Dalembert admire Pauline Bonaparte, pour sa liberté de mœurs et reçoit des grâces de son esprit. Elle est aussi capable d’une grande générosité et d’une totale dévotion pour les causes nobles.

Si trouver une Erzulie dalembertienne dans l’île de la Tortue ne semble pas étonnant, voir apparaître une Maman Brigitte à Paris, comme le double de Grande Brigitte27, la femme de Baron Samedi, peut surprendre le lecteur averti. Il s’agit de la mère du protagoniste de Faubourg Saint-Denis, qui officie des cérémonies vaudou dans l’appartement précaire de Paris :

Maman continue la veillée seule. Y a des choses qu’un gamin a pas besoin de savoir, qu’elle me fait à chaque fois. Au matin, les bougies du chandelier seront entièrement consumées, et le studio aura une drôle d’odeur d’encens et de rhum28.

Ce personnage fonctionne comme une trace discrète du vaudou dans la littérature du vagabondage. Seuls les sens permettent au garçon d’établir un lien entre les activités nocturnes de Maman Brigitte et les cérémonies vaudous. Ce personnage de Rue du Faubourg Saint Denis constitue une recréation de la lwa de la mort, l’épouse de Baron Samedi et sa présence dans cette histoire parisienne rappelle l’identité haïtienne de l’auteur.

Louis-Philippe Dalembert pratique la poésie du vagabondage et dans ce type de texte, les traces du vaudou sont parfois saisissantes. Dans « Pages de cendre et palmes d’aube », l’auteur propose une personnification d’Haïti, qui apparaît alors comme une femme vagabonde.

je m’appelle haïti oh
je suis une femme-lézard
je grimpe aux arbres couverts d’épines de la distance
je grimpe aux arbres-tour-eiffel de paris
          aux arbres-statue-de-la-liberté-et-de-sable
          des rades de new york
     aux arbres-sainte-catherine de montréal
je grimpe aux baobabs scabreux de dakar de kinshasa
          de brazzaville

mes fils et moi nous dansons le vodou en plein cœur
de manhattan damballa-wèdo gobe son œuf
de farine blanche à queens village29

Haïti en tant que femme lézard, sillonne le monde et pratique le vagabondage préconisé par l’auteur. Après avoir parcouru Paris, New York, Kinshasa, Montréal, Brazzaville, elle proclame son identité, haïtienne et vaudou. L’évocation de la danse comme une étape des cérémonies vaudous, ainsi que la référence à Damballa-Wèdo, lwa de la famille Ghede, permet à Dalembert de signifier l’identité haïtienne présente dans le monde.

Conclusion

Le vagabondage de Louis-Philippe Dalembert, comme mode de vie et comme pratique littéraire suppose un rapport particulier à la terre d’origine. Si, comme l’explique l’auteur dans un entretien avec Kathleen Gyssels, la particularité de son vagabondage est d’être un choix plein et conscient de sa part30, à la différence de l’exil, qui est subi et souvent lié à un contexte politique tendu, ce rapport au monde a des conséquences sur le lien qu’il peut entretenir en tant qu’individu avec le pays natal. L’exercice du souvenir et du retour à ce que l’auteur appelle le pays-temps de l’enfance se présente comme une véritable nécessité, pour maintenir un certain équilibre entre l’ici et l’ailleurs, entre Haïti et le monde.

Dans ce contexte, le vaudou apparaît comme un des éléments qui lui permettent de signifier la culture et l’identité haïtienne au gré de ses déplacements. L’évocation de la spiritualité vaudou, explicite ou implicite, fonctionne comme un repère dans le vagabondage de l’écrivain. C’est ainsi que chaque élément vaudou a le rôle d’un phare qui désigne, avec une lumière plus ou moins ténue, la terre natale, où que l’auteur se trouve. Cette présence discrète lui permet d’arpenter librement le monde, sachant qu’il pourra retrouver facilement le chemin de retour à Haïti, son pays-temps d’enfance.

Notes de bas de page numériques

1 Paola Ghinelli, Archipels littéraires, Montréal, Mémoire d’encrier, 2005, p. 129.

2 Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009, p. 61-63.

3 Yves Chemla, « Quelques pistes pour arpenter le monde », in Nadève Ménard, Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006), Paris, Karthala, 2011, p. 388.

4 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 39.

5 Patrick Chamoiseau aborde cette question d’une façon très lucide dans Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.

6 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, Monaco, Éditions du Rocher, 2006.

7 Yves Chemla, « Quelques pistes pour arpenter le monde », p. 386.

8 Louis-Philippe Dalembert, L’Île du bout des rêves, [2003] Monaco/Paris, coll. « Motifs », 2007, p. 42.

9 Louis-Philippe Dalembert, Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, [1996], Paris, Le Serpent à Plumes, coll. « Motifs », 2004, p. 264.

10 Louis-Philippe Dalembert, Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, p. 265-266.

11 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 237.

12 Louis-Philippe Dalembert, Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, p. 268.

13 Paola Ghinelli, Archipels littéraires, p. 125.

14 Bernard Magnier et Priska Degras, « Les mots-jardins de René Depestre », Notre Librairie : Revue du Livre : Afrique, Caraïbes, Océan Indien 104, Jan.-Mar. 1991, p. 37.

15 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, p. 16.

16 Paola Ghinelli, Archipels littéraires, p. 135.

17 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, p. 29.

18 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, p. 50.

19 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, p. 51.

20 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, p. 90.

21 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, p. 149.

22 Louis-Philippe Dalembert, Les dieux voyagent la nuit, p. 211.

23 Yves Chemla, « Quelques pistes pour arpenter le monde », p. 392.

24 Louis-Philippe Dalembert, L’île du bout des rêves, p. 150.

25 Louis-Philippe Dalembert, L’île du bout des rêves, p. 155-156.

26 Laënnec Hurbon, Les mystères du Vaudou, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1993, p. 79.

27 À ce sujet, Alfred Métraux explique que « L’épouse de Baron, Grande-Brigitte, Maman ou Mlle Brigitte, a elle aussi l’autorité sur les cimetières, en particulier sur ceux où une femme a été enterrée la première », Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 1958, p. 101.

28 Louis-Philippe Dalembert, Rue du Faubourg Saint-Denis, Monaco, Éditions du Rocher, 2005, p. 120.

29 Louis-Philippe Dalembert, « Pages cendres et palmes d’aube », Et le soleil se souvient…, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 77.

30 Kathleen Gyssels et Gaëlle Cooreman, « Autour de Faubourg Saint-Denis : une causerie avec Louis-Philippe Dalembert », disponible sur le site http://www.potomitan.info/ayiti/dalembert.php (cons. le 15 décembre 2016).

Bibliographie

Œuvres de Louis-Philippe Dalembert

Dalembert Louis-Philippe, Et le soleil se souvient…, Paris, L’Harmattan, 1989.

Dalembert Louis-Philippe, Le crayon du bon Dieu n’a pas de gomme, [1996], Paris, Le Serpent à Plumes, coll. « Motifs », 2004.

Dalembert Louis-Philippe et Damoison David, Vodou ! Un tambour pour les anges, Paris, Éditions Autrement, 2003.

Dalembert Louis-Philippe, Rue du Faubourg Saint-Denis, Monaco, Éditions du Rocher, 2005.

Dalembert Louis-Philippe, L’île du bout des rêves, [2003] Monaco/Paris, coll. « Motifs », 2007.

Dalembert Louis-Philippe, Les dieux voyagent la nuit, Monaco, Éditions du Rocher, 2006.

Études

Bakhtine Mikhaïl, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.

Chamoiseau Patrick, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.

Chemla, Yves, « Quelques pistes pour arpenter le monde », in Ménard Nadève, Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaines (1986-2006), Paris, Karthala, 2011.

Ghinelli Paola, Archipels littéraires, Montréal, Mémoire d’encrier, 2005.

Glissant Édouard, Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009.

Glissant Édouard, Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996.

Gyssels Kathleen et Cooreman Gaëlle, « Autour de Faubourg Saint-Denis : une causerie avec Louis-Philippe Dalembert », disponible sur le site http://www.potomitan.info/ayiti/dalembert.php (cons. le 15 décembre 2016).

Hurbon Laënnec, Les mystères du Vaudou, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 1993.

Magnier Bernard et Degras Priska, « Les mots-jardins de René Depestre », Notre Librairie : Revue du Livre : Afrique, Caraïbes, Océan Indien 104, janv.-mars 1991.

Métraux Alfred, Le vaudou haïtien, Paris, Gallimard, 1958.

Pour citer cet article

Victoria Famin, « Entre souvenir, construction et recréation : le vaudou comme repère pour le vagabondage de Louis-Philippe Dalembert », paru dans Loxias-Colloques, 9. Entre Haïti et ailleurs. Louis-Philippe Dalembert, Entre souvenir, construction et recréation : le vaudou comme repère pour le vagabondage de Louis-Philippe Dalembert, mis en ligne le 20 janvier 2018, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1024.

Auteurs

Victoria Famin

Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2 et membre du Laboratoire Langues et Cultures Européennes (LCE 1853), Victoria Famin est spécialiste des littératures hispanophones et francophones de la Caraïbe. Ses travaux de recherche portent sur les littératures cubaine, haïtienne et antillaise ainsi que sur la théorie du littéraire.